Hélène Charron Autour l’événement Dirigée par Michel De Waele et Martin Pâquet Histoire 1896-1914 Genre et évolution sociale dans L’Année sociologique Collection ISBN 978-2-7637-9131-9 Titulaire d’un doctorat en sociologie de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris et de l’Université de Montréal, HELENE CHARRON est actuellement chercheure postdoctorale au Centre interuniversitaire d’études québécoises à l’Université Laval. Ses travaux portent particulièrement sur la sociologie du genre et des sciences sociales. La sociologie entre nature et culture Autour de l’événement À travers la première série de L’Année sociologique, périodique publié de 1898 à 1914, l’auteure réinsère les réflexions durkheimiennes dans les débats et les enjeux disciplinaires de l’époque. Après avoir présenté L’Année sociologique et montré sa position particulière dans le champ des sciences sociales françaises tel qu’il se structure progressivement entre 1890 et 1914, elle montre comment s’organisent les représentations des rapports sociaux de sexe selon le schéma d’évolution sociale dominant cette publication. Plus précisément, nous verrons comment les nouvelles connaissances concernant les sociétés matrilinéaires, les sociétés patrilinéaires et patriarcales anciennes ou non occidentales et les sociétés occidentales industrialisées proposent des représentations qui naturalisent de manière originale les rapports sociaux de sexe et participent à la reproduction d’une vision hiérarchique des relations entre les hommes et les femmes. de Autour de Collection Genre et évolution sociale dans L’Année sociologique l’ é v é n e m e n t Genre et évolution sociale dans L’Année sociologique Hélène Charron 1896-1914 Genre et évolution sociale dans L’Année sociologique 1896-1914 1896-1914 La sociologie entre nature et culture La sociologie entre nature et culture d e La sociologie entre nature et culture Collection Hélène Charron A u t o u r l’événement Dirigée par Michel De Waele et Martin Pâquet L’événement s’inscrit tant dans le quotidien que dans l’extraordinaire. Impossible à dissocier de la vie de tous les jours qu’il rythme ou bouleverse, l’événement permet de réfléchir sur le monde dans lequel il prend place et sur les traces qu’il y laisse. Faisant une large place à la jeune recherche et aux approches novatrices, la collection «Autour de l’événement» regroupe des études en histoire, en histoire de l’art, en ethnologie, en archéologie, en archivistique et en muséologie qui explorent les multiples arcanes de ce moment quotidien et extraordinaire. La sociologie entre nature et culture 1898-1913 Genre et évolution sociale dans L’Année sociologique Hélène Charron La sociologie entre nature et culture 1898-1913 Genre et évolution sociale dans L’Année sociologique Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la ­Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : llustrations de la couverture : Couple Algonquin, Archives de la Ville de Montréal (BM7,S2SS1) Lucien Herr dans sa bibliothèque, Fonds Lucien Herr, Archives d’histoire contemporaine, Centre histoire de Sciences Po. ISBN 978-2-7637-9131-9 PDF 9782763791326 © Les Presses de l’Université Laval 2011 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 2e trimestre 2011 www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Chapitre 1 L’Année sociologique (1898-1913) : la fondation d’une revue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Le projet d’Émile Durkheim . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 La formation et le travail de l’équipe de L’Année sociologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 Chapitre 2 La naissance des sciences sociales françaises : les ruptures et les continuités (1890-1913) . . . . . . . . . 19 L’héritage leplaysien et l’économie sociale . . . . . . . . . 21 Les initiatives privées : la réforme et l’éclectisme . . . . 23 Le Musée social . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Le Collège libre de science sociale et l’École des hautes études sociales : l’œuvre de Dick May . . . . 26 René Worms et l’organisation de la sociologie . . . . 28 Les sciences sociales à l’université . . . . . . . . . . . . . . . . 31 Une sociologie évolutionniste et naturaliste ? . . . . . . . 37 L’ordre du monde et l’ordre du vivant . . . . . . . . . . 38 L’évolutionnisme social de Durkheim . . . . . . . . . . . 43 Entre le matriarcat et le patriarcat : l’évolutionnisme social de L’Année sociologique . . . . . 46 VII La sociologie entre nature et culture 1898-1913 Chapitre 3 Le genre : un révélateur du naturalisme et de l’évolutionnisme social de L’Année sociologique . . . . . . . 51 Les sociétés « primitives » : de la matrilinéarité et du matriarcat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 Les enjeux de la primauté de la filiation utérine . . . Le matriarcat primitif : une discussion autour de Bachofen et de Morgan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La famille matrilinéaire et le « pouvoir » des femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La séparation primitive des sexes, la religion et la division sexuelle du travail . . . . . . . . . . . . . . . 54 57 61 69 Les sociétés patrilinéaires et patriarcales non occidentales ou anciennes : le progrès social sans les femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80 Du passage de la filiation matrilinéaire à la filiation patrilinéaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82 La famille patrilinéaire et patriarcale : l’égalité en question . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88 Les acteurs et les actrices de la religion . . . . . . . . . 101 Les sociétés occidentales « modernes » : des inquiétudes face à l’égalité des sexes . . . . . . . . . . 107 Les statistiques et la démographie . . . . . . . . . . . . . 108 Les femmes ouvrières et les femmes sociologues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 Les conceptions de l’égalité et du féminisme . . . . . 132 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 VIII Introduction En 1888, à l’Université de Bordeaux, un jeune professeur de pédagogie profite de sa leçon inaugurale pour annoncer la naissance d’une science originale : la sociologie. Émile Durkheim n’en est encore qu’à ses premières formulations qu’il présente déjà à ses étudiants la nouvelle discipline comme l’étude des faits sociaux considérés comme des choses, de manière méthodique et positive. Se positionnant dans la continuité d’Auguste Comte et d’Herbert Spencer, il annonce un programme de recherche plutôt qu’une série de conclusions qui restent à découvrir. Déjà, il pressent les dissensions suscitées par sa thèse de doctorat sur la division du travail social en 1893 par ceux qui s’opposent à l’idée de considérer la morale et la vie en société comme des objets de science plutôt que des chasses gardées des autorités religieuses et morales traditionnelles. La naissance de la sociologie universitaire, dont Durkheim se fait l’annonciateur, et, plus largement, des sciences humaines n’est qu’un des résultats des transformations sociales et cognitives majeures qui ont ponctué le XIXe siècle. L’appellation de cette catégorie inédite de nouvelles sciences indique clairement que l’originalité réside, pour une bonne part, dans l’apparition d’un nouvel objet d’investigation qui n’est nul autre que l’humain lui-même ; nouvel objet qui modifie profondément et durablement l’épistémè occidentale. Michel Foucault parle de ce changement des paradigmes fondateurs de l’épistémè classique vers l’épistémè moderne comme d’un événement : 1 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 Et cet événement s’est lui-même produit dans une redistribution générale de l’épistémè : lorsque, quittant l’espace de la représentation, les êtres vivants se sont logés dans la profondeur spécifique de la vie, les richesses dans la poussée progressive des formes de la production, les mots dans le devenir des langages. Il était bien nécessaire dans ces conditions que la connaissance de l’homme apparaisse, en sa visée scientifique, comme contemporaine et de même grain que la biologie, l’économie et la philologie si bien qu’on a vu en elle, tout naturellement, un des progrès les plus décisifs faits, dans l’histoire de la culture européenne, par la rationalité empirique1. Ce qu’on enregistre comme des progrès de la culture humaine est d’abord inscrit dans le projet naturaliste de la biologie triomphante et de l’anthropologie physique avec Pierre Paul Broca, en France, dont l’objectif est de cerner la nature humaine à partir des mesures du crâne ou, encore, à partir des théories de l’évolution appliquées aux sociétés humaines. Si l’apparition des sciences sociales à la fin du XIXe siècle est interprétée par certains auteurs2 comme le triomphe de la perspective culturaliste sur les écoles naturalistes, d’autres rejettent cette thèse vigoureusement. Pour Bernard Andrieu, la pensée naturaliste imprègne profondément le tissu même des sciences humaines ou sociales et elle ne l’a jamais quitté depuis le XIXe siècle3. Dans le cas plus précis de la sociologie, l’historiogra4 phie reconnaît généralement en Émile Durkheim le fondateur d’une perspective sociologique en rupture presque totale avec le naturalisme ambiant. Celui-ci et ses 1. Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966, p. 356. 2. François Dosse, L’Empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris, La Découverte, 1995. 3. Bernard Andrieu, L’Homme naturel. La fin promise des sciences humaines, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1999, p. 201. « Nous avons montré plutôt la résurgence du paradigme naturaliste au sein même du développement des sciences humaines engagé depuis la naissance de la biologie au début du XIXe siècle. [...] Plutôt que de trouver une dénaturalisation de la culture dans le passage du XIXe au XXe siècle, nous croyons en la poursuite de la naturalisation de l’Homme depuis Linné. » 4. Notamment Laurent Mucchielli, La découverte du social. Naissance de la sociologie en France, Paris, La Découverte, 1998. 2 Introduction c­ ollaborateurs projettent, en effet, de faire sortir les analyses sociales des métaphores zoologiques et organicistes, des interprétations sociales fondées sur des mesures ­anatomiques ou des a priori biologiques. Il est incontestable qu’ils ont donné à la sociologie un fondement analytique ancré dans le social plutôt que dans le biologique, qu’ils ont institué des règles méthodologiques renforçant le caractère scientifique de l’entreprise et limitant les « excès » de subjectivité, qu’ils ont activement contribué à l’émergence d’une vision laïque des institutions sociales (comme la famille) et du devenir social qui a favorisé par la suite les réformes concernant les droits des femmes5. Néanmoins, Émile Durkheim et ses collaborateurs, à divers degrés, n’ont pas réussi à procéder à une rupture complète avec le paradigme naturaliste dominant, particulièrement à propos de la hiérarchie la moins remise en question à cette époque, celle entre les sexes. En général, cette « contradiction dans les principes fondamentaux de Durkheim (expliquer le social par le social) » est considérée comme « anecdotique » lorsqu’elle « se limite à un préjugé sur les femmes6 ». À l’inverse, nous avançons que le naturalisme de Durkheim sur les rapports sociaux de sexe, lesquels sont transversaux à l’ensemble des espaces sociaux, ne se réduit pas à un « préjugé sur les femmes » et qu’il influence toute la configuration du savoir sociologique. Cette négation de l’importance des rapports sociaux de sexes contribue à reproduire la croyance qu’à partir de Durkheim, tous les phénomènes sociaux sont étudiés dans leur variabilité temporelle et sociale, alors qu’en réalité est institué un modèle de rapports entre les sexes unique et naturalisé. Quelques auteurs7, principalement féministes, ont entrepris depuis les années 1980 la critique des théories 5. Voir Steven Lukes, Emile Durkheim. His Life and Work : A Historical and Critical Study, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 1985. 6. Mucchielli, La découverte, p. 199. 7. Voir notamment Joseph Hadjan, « Émile Durkheim et la taille des crânes. Au nom de la science... », DEES, no 115, mars 1999 ; Mike Gane, « Durkheim : 3 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 sociologiques classiques, dont celles de Durkheim, pour faire ressortir leur caractère androcentrique et même misogyne. Leurs analyses portent surtout sur les œuvres fondatrices et isolent souvent la pensée de chaque père fondateur comme un ensemble autonome et indépendant des contextes d’incarnation spécifiques : on fait se succéder tour à tour Comte, Marx, Durkheim, Weber et les autres. La critique est généralement radicale et sans appel. L’essentiel de leurs oppositions nous paraît fondé et pertinent pour démystifier les prétentions d’objectivité, de neutralité et d’universalité de ces incontournables de la pensée sociologique. Toutefois, ces critiques manquent parfois de nuances et de perspective historique. Jennifer Lehmann, par exemple, va un peu loin lorsqu’elle dépeint Durkheim comme un antiféministe misogyne qui avait un projet bien précis d’exclusion des femmes de l’humanité, sans percevoir que malgré son conservatisme évident en cette matière et certaines positions antiféministes, il a, par ailleurs, œuvré à défaire quelques idées reçues sur l’infériorité biologique des femmes qui circulaient dans le milieu scientifique et même au-delà, à travers des critiques plus générales du biologisme et de la théologie. Nous croyons qu’il serait erroné de réduire la pensée de Durkheim sur les rapports sociaux de sexe à un antiféminisme primaire et vociférant et que cette posture nous empêche de comprendre finement les mécanismes d’exclusion des femmes à la reproduction desquels il contribue. D’un autre côté, Jean Elisabeth Pederson propose un Woman as Outsider », dans Mike Gane (dir.), The Radical Sociology of Durkheim and Mauss, Londres et New York, Routledge, 1992 ; Jennifer M. Lehmann, Durkheim and Women, Lincoln, University of Nebraska Press, 1994 ; Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté-femmes, 1991 ; Jean Elisabeth Pederson, « Sexual Politics in Comte and Durkheim : Feminism, History, and the French Sociological Tradition », Signs, vol. 27, no 1, 2001 et Rosalind Ann Sydie, Natural Women, Cultured Men. Feminist Perspective on Sociological Theory, Scarborough (Ont.), Nelson Canada, 1988 ; Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux et Eleni Varikas (dir.), Sous les sciences sociales, le genre. Relectures critiques de Max Weber à Bruno Latour, Paris, La Découverte, 2010. 4 Introduction portrait plus nuancé des limites de Durkheim8. Elle offre toutefois comme base comparative, ou comme contexte d’appréciation, le féminisme des saint-simoniennes des années 1830. Or, l’effervescence révolutionnaire entourant les années 1830 et 1848, période d’expression des saint-simoniennes, ne peut servir de comparaison avec les discours sociopolitiques qui se développent à partir de 1870. La majorité des féministes françaises de cette époque, principalement bourgeoises, ne professent pas un discours révolutionnaire qui cherche à renverser l’ordre sexuel9. Il s’agit plutôt d’un féminisme différentialiste, libéral, prônant les réformes plus que les soulèvements, surtout d’un point de vue moral. Il convient néanmoins de maintenir l’hypothèse, défendue par Lehmann et surtout par Pederson, qu’en se présentant en rupture avec tout naturalisme, Durkheim et ses principaux commentateurs ont contribué à masquer le fait que la sociologie de l’époque demeurait largement naturaliste dans ses représentations des rapports sociaux de sexe. Le naturalisme professé par Durkheim n’est toutefois pas d’abord biologique, mais il renvoie les rapports sociaux de sexe à un ordre naturel qu’on pourrait qualifier d’ontologique et qui s’appuie largement sur sa conception de l’évolution humaine et du caractère nécessaire de la différenciation sexuelle progressive. Plutôt que de reprendre une nouvelle fois l’étude des principaux ouvrages publiés par Durkheim, il convient d’analyser le mouvement même de construction de la nouvelle discipline, selon les critères établis par les durkheimiens, à travers le principal organe d’échanges et de réflexions collectives de ce groupe : la première série 8. Pederson, « Sexual politics ». 9. Voir notamment Patrick Kay Bidelman, Pariahs Stand Up ! The Founding of the Liberal Feminist Movement in France, 1858-1889, Wesport (Conn.), Greenwood Press, 1982 et Laurence Klejman et Florence Rochefort, L’égalité en marche : le féminisme sous la Troisième République, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1989 ; Juliette Rennes, Le mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige, 1880-1940, Paris, Fayard, 2007. 5 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 de L’Année sociologique, publiée de 1898 à 1913. Cette approche nous permettra de réinsérer les réflexions durkheimiennes dans les débats et les enjeux disciplinaires de leur époque et de sortir des anathèmes ou des apologies qui caractérisent encore trop souvent les appréciations du travail de ces pionniers. L’objet spécifique de ce livre est donc de prendre un périodique, L’Année sociologique, comme observatoire du processus de constitution d’un nouveau savoir collectif qui dépasse largement le cercle des durkheimiens lui-même. Il ne s’agit pas d’évaluer les idées de chaque durkheimien séparément, mais plutôt de faire ressurgir les catégorisations analytiques qui émergent de l’analyse collective de la production intellectuelle de l’époque, surtout à travers les comptes rendus bibliographiques, et qui structurent les schèmes d’intelligibilité de la sociologie française de cette époque10. Après avoir présenté L’Année sociologique et montré sa position particulière dans le champ plus vaste des sciences sociales françaises tel qu’il se structure progressivement entre 1890 et 1914, nous verrons comment s’organisent les représentations des rapports sociaux de 10. À cet égard, il faut faire quelques précisions méthodologiques et épistémologiques. L’analyse de la catégorisation sociologique d’une époque à partir d’un seul périodique, et particulièrement de ses comptes rendus critiques, repose sur le postulat que ce type de production critique est révélateur des oppositions, des tensions, des désaccords qui structurent le champ de la sociologie. La position centrale de L’Année sociologique dans le champ sociologique, surtout quant aux enjeux théoriques, méthodologiques et épistémologiques de la discipline, et des durkheimiens dans le champ de l’enseignement supérieur dans la période subséquente, nous autorise à considérer le périodique comme un des espaces majeurs de la définition des cadres cognitifs dominant la discipline en France. L’attribution de certaines idées à des auteurs à partir des seuls comptes rendus critiques de leurs travaux par les durkheimiens repose sur l’hypothèse de la transparence et de l’honnêteté intellectuelle des durkheimiens qui, au-delà des stratégies de positionnement, cherchent véritablement à discuter des fondements disciplinaires. Retourner vérifier la validité de la lecture des durkheimiens représentait une somme de travail démesurée, et peut-être insuffisamment pertinente, pour poursuivre une réflexion générale sur les cadres disciplinaires émergeant entre 1896 et 1914. Il demeure important toutefois, pour ne pas fausser la pensée des auteurs discutés dans L’Année sociologique, de se rappeler qu’il s’agit d’abord et avant tout de la lecture et de la compréhension que les durkheimiens ont de ces travaux. 6 Introduction sexe dans L’Année sociologique selon le schéma d’évolution sociale dominant ce périodique. Plus précisément, nous verrons comment les nouvelles connaissances concernant les sociétés matrilinéaires, les sociétés patrilinéaires et patriarcales anciennes ou non occidentales et les sociétés occidentales industrialisées proposent des représentations naturalisant de manière originale les rapports sociaux de sexe et participant à la reproduction d’une vision hiérarchique des relations entre les hommes et les femmes. 7 Chapitre 1 L’Année sociologique (1898-1913) : la fondation d’une revue Le projet d’Émile Durkheim Au tournant du XXe siècle, la sociologie française se construit et s’institutionnalise progressivement dans la structure universitaire. Même si Durkheim n’est pas le seul à prôner le développement d’une perspective sociologique en France – il rivalise avec Gabriel Tarde ou René Worms, par exemple, comme nous le verrons dans la prochaine section –, il prend rapidement une place prépondérante dans l’espace sociologique français1. En effet, Durkheim et ses collaborateurs parviennent, à travers leurs travaux et leurs organisations, dont L’Année sociologique est un maillon déterminant, à diffuser leurs théories et leurs méthodes de travail comme les plus légitimes dans cette espace aux frontières encore imprécises. Ils veulent tous fonder la nouvelle science des faits sociaux sur des bases s’éloignant radicalement des conceptions biologisantes de leurs prédécesseurs et de leurs opposants pour instituer l’idée qu’aucun comportement humain complexe n’est « naturel » ou inscrit biologiquement dans les corps, mais que tout est socialement construit. Leur projet est à la fois théorique, méthodologique et professionnel. 1. Mucchielli donne quatre raisons qui ont assuré la prépondérance de Durkheim par rapport aux autres écoles, sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ; deux facteurs sont d’ordre intellectuel (la systématisation d’un « rationalisme expérimental » et la nature « scientifique » du programme de recherche) et deux sont liés aux pratiques propres à l’école de Durkheim, soit le travail de l’équipe de L’Année sociologique et l’ancrage dans le milieu universitaire. Mucchielli, La découverte, p. 208. 9 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 Les durkheimiens cherchent à se distinguer de leurs prédécesseurs et de leurs concurrents en définissant des règles de travail et de réflexion permettant une meilleure homogénéisation de la pratique sociologique scientifique, condition essentielle à sa reconnaissance parmi les disciplines légitimes dans le champ scientifique et dans le champ universitaire. Trois principes épistémologiques, revendiqués de manière collective par les durkheimiens, avec des particularités propres à chaque membre de « l’École », ont particulièrement caractérisés leur travail. D’abord, ils ont défendu la nécessité de procéder à une rupture avec le sens commun, reflet des « préjugés », des « prénotions », pour construire une science du social. Ils ont ensuite affirmé la réalité sui generi de l’objet d’étude de la sociologie, la société. Les expressions bien connues de Durkheim, « les faits sociaux sont des choses » qui se « manifestent par la contrainte qu’ils exercent sur l’individu » signifient que l’objet d’étude de la sociologie est irréductible aux phénomènes strictement individuels des psychologues et aux problèmes de métaphysique et d’idéal envisagés par les philosophes. Quand, donc, le sociologue, entreprend d’explorer un ordre quelconque de faits sociaux, il doit s’efforcer de les considérer par un côté où ils se présentent isolés de leurs manifestations individuelles. [...] Il faut aborder le règne social par les endroits où il offre le plus prise à l’investigation scientifique2. Les actions individuelles s’inscrivent, pour Durkheim, dans une totalité fonctionnelle beaucoup plus vaste et n’ont de sens que par rapport à l’ensemble ; elles existent sous une certaine forme parce qu’elles ont un rôle précis dans le fonctionnement de la société3. Il privilégie les approches historiques et comparatives, les analyses statistiques et la théorisation se fondant sur des données empiriques, no­tamment ethnologiques, dont il fera toutefois un autre usage que les anthropologues 2. Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988, p. 139. 3. Ce rejet des opinions individuelles se comprend également dans la lutte que Durkheim mène contre la psychologie individuelle naissante. 10 Chapitre 1 • L’Année sociologique (1898-1913) évolutionnistes. Les conséquences méthodologiques de ces deux exigences épistémologiques invalident donc les opinions individuelles, utilisées par les journalistes et certains sociologues amateurs dans leurs enquêtes, comme matériau d’intérêt pour le sociologue et engage celui-ci dans l’observation empirique des faits sociaux4. Enfin, le dernier principe épistémologique s’adresse encore plus directement aux autres disciplines et aux discours naturalistes. Il stipule, en effet, que la sociologie doit expliquer le social à partir du social et non à partir des schèmes développés par les sciences biologiques ou psychologiques, par la philosophie ou la religion. Bien que ces éléments fondamentaux de la perspective sociologique aient été présents dans les travaux individuels publiés par Émile Durkheim, Marcel Mauss, Célestin Bouglé ou François Simiand, les historiens et les sociologues des sciences sociales affirment que les initiatives collectives sont centrales dans la réussite intellectuelle des durkheimiens ; et cela, qu’on s’inscrive ou non dans le débat concernant le caractère stratégique des choix intellectuels des durkheimiens5. Dans cette hégémonie progressive de l’école de Durkheim, L’Année sociologique joue un rôle de catalyseur fondamental. « We have pointed out that L’Année, which was the official organ of Durkheim’s school, was also the principal repository of its member’s works. The school flourished in its matrix6. » Ainsi, L’Année sociologique constitue un observatoire de choix pour étudier cette forme émergeante du savoir social « scientifique » qu’est la sociologie en France. L’étude de ce périodique permet notamment de prendre la mesure du fait que l’école durkheimienne, souvent présentée, dans les grandes synthèses, comme une école homogène soumise à l’autorité exclusive du maître, 4. Dominique Merllié, « L’enquête autour de 1900. La non-participation des sociologues durkheimiens à une mode intellectuelle », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, vol. 22, 2004, p. 133-154. 5. Voir Victor Karady, « Durkheim, les sciences sociales et l’université : bilan d’un semi-échec », Revue française de sociologie, vol. 27, no 2, 1976, p. 267-311 et « Stratégies de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez les durkheimiens », Revue française de sociologie, vol. 20, no 1, 1979, p. 49-82. 6. Yash Nandan (dir.), Emile Durkheim : Contributions to L’Année sociologique, New York, The Free Press, 1980, p. 23. 11 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 était traversée de débats théoriques et méthodologiques fondamentaux et que l’entente sur les principes principaux n’empêchait aucunement les désaccords théoriques et méthodologiques7. Même pour l’étude plus particulière de la pensée de Durkheim, l’analyse de L’Année sociologique permet d’en saisir le mouvement, année après année, contrairement à la manière habituelle d’aborder la pensée de ce fondateur par les œuvres principales. La formation et le travail de l’équipe de L’Année sociologique La première série de L’Année sociologique est fondée en 1898 et elle est dirigée par Durkheim jusqu’en 1913. Le périodique naît donc dans le contexte de la structuration de la sociologie universitaire en France, à une époque où plusieurs disciplines rivalisent pour imposer leur perspective sur l’étude des phénomènes sociaux dans le monde universitaire. L’Année sociologique est d’ailleurs explicitement créée en opposition à la Revue philosophique de Ribot et à la Critique philosophique de Renouvier et Pilon, publications considérées comme trop éclectiques et insuffisamment neutres et objectives8. Durkheim veut fonder un périodique qui recueillerait la matière nécessaire à l’élaboration d’une véritable sociologie positive. Les travaux y sont acceptés dans la mesure où ils admettent « le postulat qui est la condition de toute sociologie, à savoir l’existence de lois que la réflexion, méthodiquement employée, permet de découvrir9 ». Après la guerre, la direction est prise par Marcel Mauss, neveu et fidèle disciple de Durkheim, qui inaugure une nouvelle, et 7. Il s’agit d’ailleurs du principal angle d’approche des chercheurs qui ont étudié le périodique. Plus précisément, ils s’intéressent à son rôle dans la structuration de la sociologie française, à la dynamique intellectuelle qui le caractérise et aux rapports entre les collaborateurs. Les trois principaux auteurs qui ont analysé L’Année sociologique sont Mucchielli, à travers un examen plus vaste de la sociologie française, Philippe Besnard et Yash Nandan. 8. Philippe Besnard (dir.), The Sociologial Domain. The Durkheimians and the Founding of French Sociology, Cambridge et Paris, Cambridge University Press et Maison des sciences de l’homme, 1983, p. 12-13. 9. Émile Durkheim, « Préface », AS, vol. 1, 1898, p. V. Dans les notes, AS désigne désormais L’Année sociologique. 12 Chapitre 1 • L’Année sociologique (1898-1913) brève, deuxième série. La fréquence de L’Année sociologique est annuelle de 1898 à 1906. Par la suite, un volume paraît tous les trois ans jusqu’en 1913. Au total, la première série est donc constituée de douze volumes. Le périodique se divise en deux parties, nettement distinctes l’une de l’autre. D’une part, on trouve des « mémoires originaux », c’est-à-dire des textes inédits sur divers sujets, comptant une trentaine à une centaine de pages, écrits généralement par les principaux durkheimiens, comme Émile Durkheim, Marcel Mauss, Henri Hubert, Gaston Richard, François Simiand, Célestin Bouglé, Hubert Bourgin et Antoine Meillet10, et, exceptionnellement, par de prestigieux collaborateurs extérieurs, comme Georg Simmel11. D’autre part, on trouve des analyses critiques d’ouvrages français et étrangers, de brèves notices et des repères bibliographiques12. Les analyses sont présentées selon des thèmes généraux regroupés en sections : « sociologie générale », « sociologie religieuse », « sociologie juridique et morale », « sociologie criminelle », « sociologie économique », « morphologie sociale » et « divers ». 10. Durkheim (« La prohibition de l’inceste et ses origines » [vol. 1], « De la définition des phénomènes religieux » [vol. 2], « Sur le totémisme » [vol. 5], « Deux lois de l’évolution pénale » [vol. 4], « Sur l’organisation matrimoniale des sociétés australiennes » [vol. 8]) ; Durkheim et Mauss (« De quelques formes primitives de classification » [vol. 6]) ; Mauss (« Essai sur les variations saisonnières des sociétés eskimos. Étude de morphologie sociale » [vol. 9]) ; Mauss et Hubert (« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice [vol. 2], « Esquisse d’une théorie générale de la magie » [vol. 7]) ; Richard (« Les crises sociales et les conditions de la criminalité » [vol. 3]) ; Bouglé (« Remarques sur le régime des castes » [vol. 4], « Revue générale des théories récentes sur la division du travail » [vol. 6], « Notes sur le droit et la caste en Inde » [vol. 10]) ; Simiand (« Essai sur le prix du charbon en France au XIXe siècle » [vol. 5]) ; Bourgin (« Essai sur une forme d’industrie. L’industrie de la boucherie à Paris au XIXe siècle » [vol. 8]) ; Meillet (« Comment les mots changent de sens » [vol. 9]) ; Huvelin (« Magie et droit individuel » [vol. 10]) ; Hertz (« Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort » [vol. 10]). 11. Simmel (« Comment les formes sociales se maintiennent » [vol. 1]) ; Ratzel (« Le sol, la société et l’État [vol. 3]) ; Steinmetz (« Classification des types sociaux et catalogues des peuples » [vol. 3]) ; Charmont (« Note sur les causes d’extinction de la propriété corporative » [vol. 4]). 12. Philippe Besnard recense pour l’ensemble des douze volumes de la première série 1 767 analyses longues (plus d’une page du périodique original), 1 162 analyses courtes (de 6 lignes à une page) et 1 553 notices (moins de 6 lignes). 13 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 Page couverture de L’Année sociologique. 14 Chapitre 1 • L’Année sociologique (1898-1913) Les analystes œuvrant au sein de l’équipe de L’Année sociologique sont tous des hommes, souvent issus des milieux philosophiques, notamment de l’École normale supérieure, du moins pour ce qui est des membres de l’équipe fondatrice. Malgré l’existence d’une certaine diversité d’opinions, Durkheim demeure le directeur de la revue et désigne luimême les collaborateurs. Parmi ceux-ci, des sous-groupes se constituent en fonction de leurs intérêts et positions respectives ; les plus importants sont ceux autour de Marcel Mauss et Henri Hubert, de François Simiand, Maurice Halbwachs et Hubert Bourgin ainsi que de Paul Lapie, Célestin Bouglé et Dominique Parodi. Philippe Besnard a répertorié quarante-sept collaborateurs dont trois n’ont participé qu’une seule fois au périodique entre 1898 et 1913 ; la plupart, au contraire, ont travaillé à la réalisation de plusieurs volumes et certains, une dizaine, ont été présents du début à la fin13. Il existe une autre catégorie d’auteurs : ceux dont les travaux sont analysés. Ce sont parfois des durkheimiens, mais le plus souvent, ce sont des auteurs qui viennent de partout en Occident, comprenant occasionnellement des femmes14. Les ouvrages analysés dans L’Année sociologique sont choisis par l’équipe, généralement par Durkheim lui-même, lequel distribue par la suite ceux à recenser. La sélection des livres est faite avec l’aide de l’éditeur Félix Alcan, fidèle collaborateur de Durkheim et de ses collègues, ainsi qu’avec le soutien du bibliothécaire de l’École normale supérieure, Lucien Herr15. L’Année sociologique est un périodique dynamique qui se transforme au cours des quinze années d’existence de la première série. D’abord, la sociologie de la famille et des 13. Besnard (dir.), The Sociological Domain, p. 25-35. 14. Des 38 analyses longues ou courtes portant sur des ouvrages réalisés par des femmes, 19 concernaient les rapports sociaux de sexe. On note une nette prédominance d’auteures dans les sections sociologie religieuse et sociologie économique ayant écrit sur le travail des femmes. Les sections consacrées à la sociologie morale et juridique et à la sociologie criminelle comptent respectivement cinq et quatre mentions de travaux réalisés par des femmes. Toutefois, ceux-ci ont presque tous été rapportés en notices, sans analyse. 15. Nandan (dir.), Emile Durkheim, p. XV-XVI. 15 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 systèmes d’organisation matrimoniale y occupe une place dominante. Le premier mémoire sur la prohibition de l’inceste, de Durkheim, donne le ton aux orientations initiales. Progressivement, la sociologie de la famille voit son importance diminuer au profit de la sociologie religieuse, section tenue sans interruption par Mauss et Hubert. Durkheim lui-même croit qu’un grand nombre de phénomènes sociaux trouvent leur origine dans les représentations religieuses. L’Année sociologique est, aux yeux de Durkheim, irréalisable sans le concours de son neveu Marcel Mauss, en raison de la place prééminente qu’il entend accorder à la religion, dont, depuis le printemps 1897, il proclame qu’il est le plus primitif des faits sociaux, celui dont les autres sont dérivés. La religion, écrit-il à son neveu en juin 1897, est « la matrice des faits sociaux »16. La sociologie économique aussi prend beaucoup d’ampleur avec les années. Néanmoins, cette section, fief de Simiand et de ses collaborateurs au sein desquels on compte Halbwachs, connaît une destinée plus autonome que toutes les autres sections. La sociologie économique, comme la sociologie générale, fait peu de place aux rapports entre les sexes. La prétention à l’universalité des phénomènes discutés favorise l’invisibilité des antagonismes de classe, de race et de sexe et la confusion entre l’universel et le référent/dominant incarné dans l’homme bourgeois occidental producteur de la connaissance sociologique. Dans les dernières années du périodique, néanmoins, de nouvelles catégories font une plus grande place aux interrogations sur les activités économiques des femmes. Souvent réalisés par des femmes sociologues anglo-saxonnes et allemandes, quelques travaux sur les femmes ouvrières sont analysés vers la fin de la période étudiée ; dans le dernier volume, une sous-section est consacrée à cette thématique. Parallèlement à cette incursion des femmes ouvrières dans les pages de L’Année sociologique, une attention plus soutenue est accordée au divorce 16. Philippe Besnard, « Le centenaire d’une entreprise fondatrice », AS, vol. 48, no 1, 1998, p. 13. 16 Chapitre 1 • L’Année sociologique (1898-1913) et aux droits des femmes. Enfin, la sociologie criminelle est très présente au départ. C’est un des lieux forts de la lutte au biologisme caractéristique de l’école italienne de Cesare Lombroso ainsi qu’une spécialité utilisant abondamment les données statistiques, lesquelles distinguent fréquemment les hommes et les femmes. Gaston Richard, chef d’orchestre de cette section, quitte le périodique en 1907 et son territoire demeure en friche jusqu’en 1913. Malgré l’émergence de nouvelles questions sociologiques portant spécifiquement sur les femmes, la place de ces dernières, en tant qu’objet d’étude, est progressivement réduite dans le discours de L’Année sociologique. Dès le début, une section, « la condition de la femme », pose la question de la place des femmes dans la famille et la société en général, mais les réorganisations annuelles de la classification diminuent peu à peu la visibilité de cette section et le nombre d’ouvrages analysés sur ce sujet se rétrécit jusqu’à la fin de la période17. Si dans les premières années elles apparaissent ici et là dans les analyses critiques, les femmes sont confinées de manière toujours plus grande dans des sections particulières qui évacuent la question de leur rapport à l’autre sexe. L’Année sociologique et la production sociologique durkheimienne s’inscrivent dans un mouvement plus vaste d’investigation du social auquel participent, en France, divers intellectuels issus des milieux universitaire, réformiste et politique. L’ensemble de ces individus contribuent, souvent par opposition, à préciser les cadres de la pensée des durkheimiens. Il importe donc de présenter brièvement l’articulation des divers espaces de production du savoir sociologique en France avant la Première Guerre mondiale pour bien saisir le caractère situé des enjeux disciplinaires 17. Nous avons prélevé de l’information sur les rapports sociaux de sexe dans 470 analyses critiques qui se répartissent comme suit à travers les douze volumes : vol. 1 : 38 ; 2 : 58 ; 3 : 49 ; 4 : 48 ; 5 : 36 ; 6 : 37 ; 7 : 37 ; 8 : 28 ; 9 : 26 ; 10 : 26 ; 11 (qui comprend trois années) : 47 et 12 (trois années aussi) : 46. Les articles répertoriés se distribuent dans les sections comme suit : sociologie générale : 23 ; sociologie religieuse : 105 ; sociologie morale et juridique : 216 ; sociologie criminelle et statistique morale : 70 ; sociologie économique : 37 ; morphologie sociale et divers : 19. 17 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 et les représentations des rapports sociaux de sexe analysés plus loin, notamment parce que des secteurs entiers du champ des sciences sociales françaises, comme les productions des groupes leplaysiens ou des théoriciennes féministes de l’époque, sont tout simplement ignorés par les durkheimiens dans L’Année sociologique. 18 Chapitre 2 La naissance des sciences sociales françaises : les ruptures et les continuités (1890-1913) Lorsque Durkheim s’impose comme le principal représentant de la sociologie française, autour de la Première Guerre mondiale, le champ des « sciences sociales » est déjà occupé depuis plusieurs décennies par un ensemble d’acteurs et d’institutions provenant de différents milieux et disciplines qui revendiquent la légitimité de leur approche d’étude du social dans une concurrence assez vive pour leur implantation dans l’université, les institutions privées et même au sein de l’État. L’histoire de la sociologie française de cette période a souvent été proposée comme une suite d’essais plus ou moins heureux qui culminent avec Durkheim. Sans remettre en cause ses contributions majeures, il faut reconnaître que, dans ce portrait, les apports de ses collaborateurs, mais encore davantage celles de ses concurrents, sont négligées et minimisées1. Ces approches, que les historiens des sciences sociales ont critiquées, entretiennent une vision apologétique ou « intellectualiste2 » du développement des sciences sociales dans laquelle les « pères fondateurs » apparaissent parfois comme désincarnés, en rupture complète 1. Même les textes portant spécifiquement sur les concurrents des durkheimiens servent souvent à montrer, sous un autre angle, la réussite des durkheimiens, et ce, par les facteurs ou l’illustration de l’échec des autres, sans s’attarder réellement sur les processus sociaux beaucoup plus complexes, il me semble, qui ont donné naissance aux sciences sociales. 2. Karady, « Durkheim » et « Stratégies ». 19 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 avec leur époque. Or, Durkheim, Mauss et Halbwachs sont les produits de leurs époques, bien qu’ils ne s’y réduisent pas en raison de la portée théorique et historique de leurs œuvres. Il est important, avant d’évaluer leurs représentations des rapports sociaux de sexe, de comprendre la position qu’ils occupent dans le champ naissant des sciences sociales en France. Le contexte social des années 1880 est favorable à l’émergence de nouvelles initiatives institutionnelles faisant la promotion des sciences sociales et la maturation des méthodes et des idées sociologiques qui sont dans l’air depuis quelques décennies. Les élites de la Troisième République poursuivent leur travail de consolidation du régime, notamment en promulguant les lois rendant obligatoire l’instruction primaire et élargissant l’enseignement secondaire, dont celui des filles. Les libéraux au pouvoir rétablissent la liberté de presse et le droit au divorce tout en procédant graduellement à la laïcisation de l’État et de la vie sociale. Par ailleurs, le mouvement ouvrier français et le socialisme se développent rapidement à la suite de la loi de 1884 autorisant les associations ouvrières. La pauvreté persistante rend évidente l’inefficacité de la philanthropie et donne une nouvelle crédibilité aux économistes sociaux qui posent un regard critique sur l’industrialisation et prônent des mesures réformistes visant la stabilité et la paix sociale, voire la « coopération des classes ». Ils se voient peu à peu légitimés dans le champ universitaire qui subit des modifications importantes sous les actions de Victor Duruy, Jules Ferry et Louis Liard. Même au sein de l’État, la question sociale est étudiée de plus en plus systématiquement. C’est dans ce contexte, où la sociologie devient une « mode », que les nouvelles sciences sociales amorcent leur institutionnalisation dans le cadre universitaire et la poursuivent dans le cadre extrauniversitaire des écoles libres, des institutions privées et de l’État. Ces différents espaces de recherche n’accueillent pas les mêmes tendances, ne privilégient pas les mêmes approches d’étude du social et n’ont pas les mêmes visées. Ils occupent des positions concurrentes, 20 Chapitre 2 • La naissance des sciences sociales françaises parfois complémentaires, dans le champ naissant des sciences sociales qui est dominé, à la veille de la Première Guerre mondiale, par les représentants universitaires. Bien que les enquêtes publiques se multiplient et se raffinent durant cette période, notamment grâce au travail de l’Office du travail3 et à l’organisation des services de statistiques sociales, nous présenterons uniquement les initiatives intellectuelles qui visent d’abord une certaine forme d’indépendance vis-à-vis de l’État, que ce soit dans le cadre des institutions privées ou de la structure universitaire. L’héritage leplaysien et l’économie sociale Dans plusieurs institutions privées d’étude du social qui se mettent en place dans les années 1890, l’héritage leplaysien, représentatif de la période précédente, est significatif. Frédéric Le Play (1806-1882), ingénieur de formation et homme politique, est autant préoccupé par la réforme que par la recherche de connaissances fondamentales. Malgré ses liens avec les milieux catholiques conservateurs, qui ont, jusqu’à un certain point, nuit à la postérité de ses travaux4, il bénéficie, depuis une vingtaine d’années, d’une meilleure presse qui met en évidence le fait qu’il est le premier à tenter de fonder un modèle laïque d’action sociale appuyé sur une méthode inductive d’analyse du social. Son hypothèse centrale est que l’on peut comprendre la société en l’étudiant systématiquement à l’échelle microsociale, par la famille ouvrière (au sens large), en adoptant une méthode d’observation directe et d’analyse comparative (monographies de familles) et en utilisant des techniques combinant le qualitatif et le quantitatif (budgets de famille)5. 3. Isabelle Lespinet-Moret, L’Office du travail, 1891-1914. La République et la réforme sociale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007. 4. Dont les plus importants sont Les Ouvriers européens (1855) et La Réforme sociale (1864). 5. Bernard Kalaora et Antoine Savoye, Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Seyssel, Champ Vallon, 1989 et Janet Horne, Le Musée social. Aux origines de l’État providence, Paris, Belin, 2004. 21 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 Encourageant les initiatives privées, Le Play ne cherche pas à se faire reconnaître par les institutions officielles de recherche et d’enseignement. Il fonde plutôt la Société internationale des études pratiques d’économie sociale (appelée plus couramment la Société d’économie sociale) en 1856. Cette institution doit « former des observateurs [et introduire] dans ce genre de recherches une méthode commune qui les rende comparables, et une exactitude qui en recommande les résultats à l’attention publique6 ». Il existe toutefois des divergences entre les continuateurs – sur l’importance relative à donner à la recherche sociologique et à l’action et sur la possibilité ou non de réviser la méthode de Le Play – qui conduisent à une scission en 1885. Les principaux théoriciens et critiques de Le Play – qui s’en revendiquent néanmoins –, l’abbé Henri de Tourville (18421903) et Edmond Demolins (1852-1907), sont écartés et fondent une nouvelle institution, la Société internationale de science sociale, et un nouveau périodique, La Science sociale. En se déchirant, les leplaysiens s’affaiblissent, mais les travaux portant sur les époques subséquentes montrent qu’ils ont profondément marqué l’enseignement de la science sociale des dernières années du XIXe siècle à l’extérieur de l’université et que tout en poursuivant encore longtemps leur œuvre au sein des organisations leplaysiennes, ils ont pris une place importante dans les nouvelles organisations privées qui ont émergé avec les années 1890 et dans les institutions plus particulièrement vouées à la réforme et au service social. D’ailleurs, l’approche monographique et la double dimension réformiste et scientifique du projet ­leplaysien attirent de nombreuses femmes qui produisent 6. L’enseignement, qui ne commence formellement qu’en 1873 à la Société de géographie, consiste en séances mensuelles où sont discutés les travaux monographiques et en de fréquentes rencontres informelles chez Le Play, qui meurt en 1882. À ces enseignements plutôt théoriques s’ajoute en 1883 un enseignement pratique, l’École des voyages, qui envoie en mission des étudiants pour réaliser des monographies dont les meilleures sont publiées dans Les Ouvriers des deux mondes. Parallèlement, un périodique rendant compte des activités et des travaux de la Société d’économie sociale est fondé en 1881 : La Réforme sociale. Antoine Savoye, Les débuts de la sociologie empirique. Analyse institutionnelle, Paris, Méridiens Klincksieck, 1994, p. 194. 22 Chapitre 2 • La naissance des sciences sociales françaises jusqu’en 1914 au moins, des enquêtes et des analyses qu’elles viennent présenter dans les congrès et les périodiques de ces groupes pourtant peu favorables au féminisme laïque et républicain7. Les initiatives privées : la réforme et l’éclectisme À partir de 1890, les deux principales organisations leplaysiennes poursuivent leurs travaux propres, mais certaines personnalités importantes qui les animent étendent considérablement leurs activités vers de nouveaux groupes privés dédiés à l’enseignement et à la recherche en sciences sociales. Nous retiendrons particulièrement trois initiatives majeures pour la période qui sont marquées par des préoccupations réformistes et de l’éclectisme. D’abord, le Musée social, qui a des visées pratiques. Ensuite, les institutions fondées d’un côté par Dick May et de l’autre par René Worms, qui veulent regrouper les tendances de la science sociale existantes pour en faire émerger une synthèse. Le Musée social L’exposition universelle de 1889, avec son exposition d’économie sociale, donne l’occasion à certains réformateurs, notamment Émile Cheysson et Jules Siegfried, de lancer l’idée d’un musée social permanent qui saurait s’élever audessus des controverses politiques pour produire et diffuser le savoir nécessaire à la consolidation du leadership de l’élite industrielle et de la Troisième République. L’objectif réformiste se double d’une ambition scientifique de collecte et de classement des faits sociaux relatifs à la vie industrielle ainsi que d’une mission pédagogique. Après avoir tenté durant quelques années d’obtenir le soutien de l’État, les promo 7. Antoine Savoye, « Les enquêtrices sociales, pionnières de la sociologie empirique (France, 1900-1914) », dans Jacqueline Carroy, Nicole Edelman, Annick Ohayon et Nathalie Richard (dir.), Les femmes dans les sciences de l’homme (XIXe-XXe siècles). Inspiratrices, collaboratrices ou créatrices ?, Paris, Seli Arslan, 2005, p. 91-106. 23 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 teurs du projet se tournent finalement vers une source privée de financement, le comte Aldebert de Chambrun qui se consacre, après avoir financé une chaire d’économie sociale à la Sorbonne au profit d’Alfred Espinas8, à la mise en place du Musée social dont la pérennité lui est largement attribuable. Inaugurée en 1895, la nouvelle institution est aussitôt reconnue d’utilité publique. Sept sections de recherche sont formées en 1896 9. Chacune fonctionne de manière semi-autonome : l’aval du comité exécutif est nécessaire seulement pour le financement de missions à l’étranger et la publication des résultats. Le Musée social se distingue des autres groupes de sciences sociales de l’époque par les missions scientifiques qu’il confie à différentes élites sociales. Bien que les femmes ne soient pas admises comme Membre du Musée avant 1916, et encore, dans une section spécifiquement féminine, elles réalisent de nombreuses missions pour le compte du Musée social entre 1894 et 1914, particulièrement sur le travail salarié féminin et l’enseignement ménager. « À l’époque, de tels projets de recherche étaient exceptionnels, exceptionnelle aussi la conviction selon laquelle les données statistiques que l’on pouvait habituellement se procurer auprès des organes gouvernementaux ne suffisaient pas10. » Le Musée a également des collaborateurs salariés dans environ vingtcinq pays qui tiennent ses membres informés de la situation économique et sociale locale. 8. George Weisz, « L’idéologie républicaine et les sciences sociales. Les durkheimiens et la chaire d’histoire d’économie sociale à la Sorbonne », Revue française de sociologie, vol. 20, no 1, 1979, p. 83-112. 9. Celles-ci sont : agriculture, associations ouvrières et coopératives, assurances sociales, institutions patronales (elle sera abolie au tournant du XXe siècle dans un contexte de perte de crédibilité de ce type d’action sociale), missions, études et enquêtes, affaires juridiques et relations avec des groupes et associations extérieurs au Musée. En 1916, après plusieurs années de pression, une section d’études féminines est créée, à laquelle les principales figures du féminisme républicain bourgeois collaborent. Leurs activités sont toutefois beaucoup plus étroitement contrôlées que celles des autres sections de recherche. Voir Hélène Charron, Les formes de l’illégitimité intellectuelle : genre et sciences sociales françaises entre 1890 et 1940, Thèse de doctorat en sociologie, Université de Montréal et École des hautes études en sciences sociales, 2009. 10. Horne, Le Musée social, p. 177. 24 Chapitre 2 • La naissance des sciences sociales françaises Les individus qui se trouvent au Musée social appartiennent à des milieux et à des professions assez diversifiés, beaucoup plus que le portrait des directeurs, qui appartiennent à l’élite républicaine conservatrice et au patronage industriel, ne le laisse entrevoir. En plus des disciples de Le Play, qui sont assez nombreux et qu’il importe de distinguer partiellement des catholiques sociaux11 qui sont aussi représentés au Musée social par Georges Blondel et Raoul Jay, de nombreux membres appartiennent plutôt au protestantisme social, comme Jules Siegfried. D’anciens monarchistes, d’origine aristocrate ou bourgeoise, côtoient des républicains conservateurs modérés et des républicains radicaux. Les principaux exclus sont les représentants ouvriers et les socialistes, dont seul un petit nombre appartenant aux factions réformistes réussit à se faire une place. Malgré la neutralité politique affichée avec conviction et la rhétorique de l’objectivité scientifique, l’orientation idéologique générale des travaux du Musée social est limpide. Pour les libéraux conservateurs du Musée, le socialisme est d’abord un outil rhétorique servant à discréditer l’attitude trop interventionniste de l’État, qualifié de « socialisme d’État ». La doctrine du solidarisme, développée par Léon Bourgeois dans Essai d’une philosophie de la solidarité (1902), est largement répandue dans les milieux réformateurs laïques qui prônent la collaboration des classes12. L’idéal réformateur inhérent à la mission du Musée social transparaît dans les thèmes de recherche concrets et dans les approches plutôt factuelles. Si ses productions sont riches 11. Certains leplaysiens œuvrent dans les associations catholiques, mais d’autres s’orientent davantage vers les regroupements républicains laïques. 12. D’ailleurs, cette vision du monde est aussi celle des milieux et des professions héritières de la philanthropie et de la bienfaisance, c’est-à-dire les professions liées au travail social qui se développent progressivement dans la première moitié du XXe siècle, dont les principaux initiateurs n’étaient pas étrangers au Musée social. Plusieurs organismes sociaux nouvellement fondés (L’Union familiale, premier settlement français de Marie Gahéry, et les groupes d’éducation populaire, notamment) constituent des observatoires sociaux pour les membres du Musée social, comme Cheysson et Siegfried, qui partagent avec eux la même foi dans la réforme sociale, dans l’éducation des classes populaires et dans la nécessaire collaboration des classes. Charron, Les formes de l’illégitimité. 25 La sociologie entre nature et culture 1898-1913 d’informations documentaires, utiles aux législateurs et aux militants, aucune ne tente de théoriser les phénomènes sociaux. Les préoccupations des membres pour les conditions du travail industriel, pour les questions sanitaires et pour les initiatives réformistes (sociétés de secours mutuel, coopératives, etc.) en font des alliés plutôt que des adversaires de l’État, et de son nouvel Office du travail, et ce, malgré les réticences de certains réformateurs à voir l’État prendre trop de place dans la gestion des affaires sociales et la proximité de leurs thèmes de recherche qui ne se transforme pas en concurrence. Le Collège libre de science sociale et l’École des hautes études sociales : l’œuvre de Dick May Malgré les réalisations importantes du Musée social, la principale organisatrice du Collège libre de science sociale, Jeanne Weill, mieux connue sous le pseudonyme de Dick May, est rapidement déçue de ce qu’il devient : trop d’érudition et d’enseignement social peu efficaces à son goût13. Dans des visées à la fois pratiques et théoriques, le Collège libre des sciences sociales ouvre ses portes en 1895 et accueille dès les premières années des étudiants venant assister aux cours de nombreux universitaires, mais aussi de Pierre de Marroussem (leplaysien spécialiste de la méthode monographique), d’Arthur Fontaine (statistiques) et de Jacques Bertillon (démographie) comme complément à leur formation à l’Université de Paris, à l’École normale, aux Chartes, à l’Institut catholique, à l’École coloniale, à l’École libre des sciences politiques ou à l’Institut Thiers. Il faut noter la diversité socioprofessionnelle des professeurs qui ne sont pas tous des universitaires. Quelques femmes comme Marguerite Souley-Darqué et Jeanne de Maguerie, connues dans les milieux réformistes et féministes, se joignent aussi à l’équipe de professeurs du Collège dès sa fondation. 13. Secrétaire personnelle du Comte de Chambrun, elle l’avait pourtant conseillé dans le projet du Musée, mais elle s’en détourne rapidement, n’y voyant pas la « faculté de sociologie » qu’elle souhaitait. 26 Chapitre 2 • La naissance des sciences sociales françaises Organisatrice de grande envergure, Dick May est de nouveau insatisfaite de l’orientation que prend le Collège libre des sciences sociales : « trop théoriciste à son goût et trop imprégné de philosophie comtienne, souffrant d’une organisation défectueuse, marqué en outre par l’affaire Dreyfus qui avait souligné l’existence d’une crise morale minant la société française depuis plusieurs années14 ». En 1899, elle se lance donc dans un nouveau projet qui intégrerait mieux ses idéaux politiques dreyfusards et qui se tournerait vers des objectifs plus pratiques, sans se fermer complètement aux études théoriques. Elle fusionne alors l’École indépendante de morale, l’École de journalisme et l’École sociale qui deviennent des sections de l’École des hautes études sociales, laquelle ouvre ses portes en 1900. L’institution est reconnue presque immédiatement par l’État, qui lui accorde des subsides pour fonctionner15, et elle attire des chercheurs sérieux qui contribuent à sa réputation et à sa popularité16. Moins dogmatique que le Collège, malgré des orientations politiques beaucoup plus marquées, son approche pédagogique emprunte de manière significative à l’École pratique des hautes études avec la formule des séminaires et de la recherche coopérative. Bien que l’on n’y répertorie aucune femme, la composition de l’École, à ses débuts, est particulièrement intéressante d’un point de vue des relations entre les intellectuels « sociologues » français à cette époque, car elle montre bien la fluidité de leurs engagements à travers les diverses initiatives entreprises où ils se rencontrent17. Durkheim et certains 14. Christophe Prochasson, « Dick May et le social », dans Colette Chambelland et Pierre Rosanvallon (dir.), Le Musée social en son temps, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1998, p. 52. 15. Elle vivait aussi grâce à la Société des amis de l’École des hautes études sociales et aux droits d’inscription aux cours. 16. Alors que le Collège libre des sciences sociales plafonne avec 90 inscrits, l’École des hautes études sociales compte, dès l’année 1904-1905, 551 étudiants inscrits. Voir Christophe Prochasson, « Sur l’environnement intellectuel de Georges Sorel : l’École des hautes études sociales (1899-1911) », Cahiers Georges Sorel, no 3, 1985, p. 16-38. 17. Le philosophe Émile Boutroux assure la fonction de président, Émile Duclaux (directeur de l’Institut Pasteur) celle de directeur, l’éditeur Félix Alcan, 27