À l`origine des rites juifs

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Sommaire
Présentation
À l’origine des signes identitaires du judaïsme
par Christophe Lemardelé
• Calendrier lunaire et fêtes
• Rites de masculinité
• Les tabous alimentaires
• Le sang attire les démons
Entre héritage culturel et quête identitaire par Philippe Abadie
• Le sabbat, une double interprétation
• Une éthique sociale
• La circoncision : du rite initiatique au signe dans la chair
La cuisine de Moïse entretien avec Philippe Mercier,
propos recueillis par Estelle Villeneuve
L’élaboration de l’identité juive par les Sages du Talmud
par Dan Jaffé
• Les règles du sabbat
• La circoncision
• Les injonctions alimentaires
• Après la chute du Temple, de nouvelles liturgies
Les débats entre pagano et judéo-chrétiens sur les prescriptions
de la Loi par Folker Siegert
• Chrétiens d’observance mosaïque : ébionites, nazoréens,
elkasaïtes
• Épilogue concernant le pagano-christianisme
Grecs et Romains par Nicole Belayche
• Les pratiques alimentaires
• Les pratiques cultuelles
• Des excentricités coupables ?
Présentation
À l’origine des rites juifs
Les questions d’identité ne cessent de travailler nos sociétés et les débats autour
des signes religieux de se radicaliser. Au nom de sa vocation à éclairer les racines
bibliques de notre culture à la lumière des études récentes, Le Monde de la Bible
ne pouvait rester à l’écart de ces débats. Nous nous sommes donc interrogés sur
l’origine des « marqueurs » de l’identité juive, nous limitant aux emblématiques : la
circoncision, le sabbat et les interdits alimentaires.
Nous commencerons par un tour d’horizon de ces pratiques chez les voisins
d’Israël (Christophe Lemardelé). Il permettra de saisir la singularité de la relecture
théologique du sabbat et de la circoncision par les rédacteurs de la Torah au moment
de la reconstruction nationale après la crise de l’exil (Philippe Abadie) et la théologie
« nourrissante » de la vie qui se profile derrière les interdits alimentaires (Philippe
Mercier).
Nous mesurerons aussi le rôle de la tradition rabbinique dans la survie d’une
identité juive condamnée à disparaître après la fin du Temple en 70 ap. J.-C. (Dan
Jaffé).
Puis nous examinerons l’attitude des premières communautés chrétiennes
concernant les observances mosaïques (Folker Siegert).
Enfin, nous verrons comment l’Antiquité gréco-romaine a perçu les signes
extérieurs du judaïsme (Nicole Belayche) jusqu’à fantasmer l’image du juif.
•
Estelle Villeneuve
À l’origine des signes
identitaires du judaïsme
Christophe Lemardelé
Chercheur associé de l’UMR 8167 - Orient et Méditerranée - Mondes sémitiques
Scène de circoncision. Le Caire, Papyrus Institute. Relevé sur papyrus d’un
bas-relief provenant de la tombe d’Ankhmahor Sesi, 2345 av. J.-C., Saqqarah
(Égypte). Le prêtre incise le prépuce à l’aide d’un couteau de silex ovale. En
Égypte, la circoncision ne semblait pas systématique, les prêtres exceptés.
© Wikimedia Commons
,
La question de l’origine des signes identitaires israélites et juifs est
complexe car il est bien souvent difficile de savoir si une pratique est
le résultat d’une culture ou celui d’une influence extérieure. Le sabbat
est-il le résultat d’une acculturation ? Les interdits alimentaires sont-ils
propres à la culture israélito-judéenne ? La comparaison avec les voisins
immédiats garde donc toute sa pertinence quand on pose ce type de
questions.
Comme le montrent les textes les plus anciens de la Bible, le sabbat n’était pas
hebdomadaire à l’origine mais mensuel. Il s’agissait vraisemblablement d’une fête
liée à la pleine lune, le 15 du mois. Les parallèles les plus évidents viennent de
Mésopotamie et d’Ougarit en Syrie du nord.
Calendrier lunaire et fêtes
Dans le Poème d’Atrahasîs, daté de l’époque paléo-babylonienne (XVIIe siècle
av. J.-C.), le dieu Enki s’exprime ainsi : « Le premier du mois, le sept, ou le quinze,
je décréterai une lustration avec bain. Lors, on immolera un dieu, avant que les
dieux se purifient par l’immersion. » Le texte continue en disant qu’en mélangeant
de l’argile à la chair et au sang du dieu sacrifié, l’homme sera créé, partageant avec
les dieux l’esprit qui le gardera vivant après sa mort. On rapproche ce passage du
šabbât israélite parce que le quinze du mois est désigné par le terme šapattu. Même
si les deux termes semblent bien apparentés, on ne peut guère retirer d’informations
de ce passage anthropogonique, sinon souligner l’importance du calendrier lunaire,
comme, quelques siècles plus tard, dans un mythe cosmogonique (L’Enûma eliš) à
la gloire du dieu Marduk. De manière générale, on peut dire qu’en Mésopotamie,
šapattu/šabattu est un terme neutre désignant un jour dans un calendrier cultuel
épousant plus ou moins trois moments cruciaux : la nouvelle lune – propice aux
oracles –, le premier quartier et la pleine lune.
Deux de ces moments se retrouvent dans les tablettes cultuelles d’Ougarit
(XIIIe siècle av. J.-C.) : la nouvelle lune et la pleine lune. Il semble que la seconde
était plus importante que la première puisqu’on y offrait des sacrifices en nombre,
après la purification du roi qui avait lieu la veille (RS 24.253). Ces données rejoignent
les informations bibliques les plus anciennes (VIIIe siècle av. J.-C.) pour lesquelles il
est fait mention des néoménies et des sabbats, donc des nouvelles lunes et des pleines
lunes, temps de fête et donc d’ajournement des activités (Amos 8,5) et d’offrandes
sacrificielles (Isaïe 1,13). Pour resserrer les données autour de la Bible, on peut encore
évoquer l’un des plus vieux documents hébraïques trouvés in situ : le calendrier de
Gezer (Xe siècle av. J.-C.). Or on lit que le terme signifiant « mois » est yâréah, la
« lune » dans les textes bibliques, alors que dans ces mêmes textes, c’est la nouvelle
lune (hodèš) qui en vint à désigner le mois.
Même si l’on trouve en Mésopotamie des considérations religieuses se rapprochant
des conceptions romaines au sujet de jours fastes et néfastes, pour permettre ou non
les fêtes oraculaires, il n’y a rien de comparable avec la sacralité menant presque au
tabou du sabbat judaïque. Rites de masculinité
Le sabbat nous orientait vers la Mésopotamie, la circoncision nous amène en
Égypte. En effet, le rite n’était pas pratiqué à Babylone et s’il le fut en Syrie-Palestine,
on considéra pendant longtemps que l’origine était égyptienne, cela en s’appuyant
sur les dires d’Hérodote : « les Colchidiens, les Égyptiens et les Éthiopiens ont dès
l’origine été circoncis. Les Phéniciens et les Syriens de la Palestine eux-mêmes
avouent que les Égyptiens leur ont appris cette pratique » (Enquête II, 104). Mais
désormais, on n’accorde plus guère de crédit à cette thèse diffusionniste car la
circoncision égyptienne ne semblait pas systématique, les prêtres exceptés, pratique
qu’Hérodote met en relation avec le rasage des cheveux et des poils (Enquête II, 37).
D’ailleurs, le mode opératoire n’était pas le même car la pratique proche-orientale
consistait à retrancher le prépuce en son entier tandis qu’en Égypte, on se contentait
de l’entailler suffisamment pour libérer le gland. Il apparaît donc comme probable que
le rite avait en Égypte une origine autochtone – rite négligé ou investi de nouvelles
significations (pureté des prêtres) au fil du temps –, se rapprochant peut-être des
rites généraux d’excision dans certaines ères culturelles africaines afin de retirer tout
caractère androgyne au corps.
Ainsi, on peut supposer que la circoncision proche-orientale était un rite
« cananéen » ancien. Les archéologues ont retrouvé dans les fouilles de Gezer un
phallus circoncis en terre cuite datant du XIIe siècle. Il est difficile de dire à quel âge
le garçon pouvait être circoncis et quelle signification cet acte recouvrait avant que
la circoncision ne devînt un rite d’alliance divine le huitième jour après la naissance
dans le judaïsme. Si la circoncision égyptienne peut se comprendre comme un rite
de passage faisant entrer le garçon dans l’âge d’homme, d’après de célèbres basreliefs des IIIe et IIe millénaires (tombeau d’Ankhmahor et temple de Ramsès II),
il est probable que le rite accentuait aussi la masculinité en Orient, mais sans pour
autant relever de l’initiation masculine proprement dite. Peut-être était-il simplement
effectué par tradition, entre la naissance et la puberté, comme c’est le cas encore pour
les populations musulmanes.
Les tabous alimentaires
Le judaïsme a comme point commun avec l’islam d’interdire tout contact avec le
porc. Cet interdit relève-t-il d’un fait culturel structurel ou bien est-ce le résultat d’un
processus historique ?
L’animal était bien présent au Proche-Orient, même si son élevage était relativement
résiduel – il ne semble pas, par exemple, qu’il y ait eu de porcs à Ougarit. Il apparaît
que cet élevage s’est raréfié au cours du IIe millénaire av. J.-C. sur la côte levantine,
pour n’être plus présent au Ier millénaire av. J.-C. qu’en Philistie. L’archéologue
Israel Finkelstein a tiré argument du fait de l’absence d’os de porcs dans la région
des collines, au nord de Jérusalem, pour mieux attester le lieu d’installation des
premiers Israélites. Il est vrai que le porc était un animal ambivalent de l’Égypte à la
Mésopotamie, sans être pour autant tabou.
Associé au chien en tant qu’animal s’accommodant des restes et des déchets, le
porc est aussi lié aux démons et aux rituels d’exorcisme, c’est pourquoi on le trouve
représenté sur des plaques en bronze néo-assyriennes, tétant le sein de la démone
Lamaštu. Hérodote nous indique qu’il était considéré comme impur par les Égyptiens,
mais cela n’empêchait ni l’élevage ni les sacrifices de porcs (Enquête II,47). Or
ces sacrifices comportaient bien souvent des aspects apotropaïques – sacrifices
exceptionnels, nocturnes, avec des rites spécifiques –, du fait de l’ambivalence de
l’animal dans les cultures concernées. Cette ambivalence et cette fonction cultuelle ne
sont pas sans faire penser à la conception du bouc dans la culture judéenne, sacrifié à
Yhwh lors des rites de purification au temple et envoyé dans le désert pour être jeté
au démon Azazel (Lévitique 16 et Mishna Yoma VI). Quoi qu’il en soit, la conception
de l’impureté du suidé était bien plus accentuée chez les Israélites et les Judéens
qu’ailleurs puisqu’il était véritablement tabou. On peut donc considérer qu’il s’agit
d’un fait culturel structurel.
Le sang attire les démons
Il n’est pas interdit de penser que la raréfaction de l’élevage du porc dès le
IIe millénaire ait quelque chose à voir avec le phénomène du nomadisme (Amorites
puis Araméens). En effet, l’élevage du porc semble être le fait de sédentaires tant
l’animal est peu adapté aux déplacements des nomades et tant sa viande se conserve
mal – ce serait son caractère étranger qui ferait son étrangeté et le déclasserait. En
outre, il est possible que la taxinomie complexe des animaux contenue dans deux
textes bibliques (Lévitique 11 et Deutéronome 4) ait son origine dans une véritable
« pensée sauvage », au sens où l’entendait Lévi-Strauss, s’appuyant sur un concept
structurant de séparation tel qu’exprimé par Mary Douglas. On pourrait invoquer
dans ce sens la conception du sang de l’animal lors de sa mise à mort, que celle-ci
soit sacrificielle ou non, conception qui se retrouve dans la culture arabe : le sang
étant le principe vital qui s’échappe de l’animal sur lequel se précipitent les démons,
il importe de vider le corps de son sang pour que celui-ci s’écoule à terre avant de
manger la viande.
Ainsi, il apparaît que pour le sabbat, sans être exogène, le rite trouve des
correspondances culturelles et religieuses tangibles ailleurs. En revanche, pour ce
qui est de la circoncision, et plus encore de l’interdit du porc et du tabou sur le sang,
vraisemblablement endogènes, il est plus difficile de se prononcer tant ils semblent
provenir de cultures pérennes mais ayant laissé relativement peu de documentation
avant leurs interprétations théologiques contenues dans la Bible.
•
Archéologie et pratiques alimentaires
Depuis les années 1970, l’histoire des pratiques alimentaires bénéficie de
l’essor de disciplines nouvelles, telles l’archéozoologie et l’anthropologie.
La première étudie les restes de faune trouvés par les archéologues.
Elle est capable d’identifier les espèces animales, d’évaluer leur taux
de consommation, de repérer les traces d’abattage, de transformations
culinaires… Qu’en déduit-on sur la consommation du porc au Proche-Orient,
et Israël en particulier ? « D’après les éléments dont nous disposons pour
le Levant, nous observons une grande fluctuation dans l’élevage porcin au
cours des trois derniers millénaires avant J.-C., résume l’archéozoologue
Emmanuelle Vila (CNRS-Lyon). Au départ, il était assez répandu, au nord
(Syrie-Liban) comme au sud (Israël-Palestine), tandis qu’il a régressé au nord
dans la première moitié du IIe millénaire (Bronze moyen), il a continué à se
développer au Sud. Ce n’est que dans la deuxième moitié du IIe millénaire
(Bronze récent) qu’il a disparu de façon significative au Sud, à l’exception de
quelques sites philistins du début du Ier millénaire. Finalement, la disparition
du porc à l’âge du Fer (1200-600) n’est pas spécifique aux territoires
israélites, pas plus que sa persistance ne coïncide avec l’occupation
philistine. Cela relativise beaucoup les restes porcins comme marqueur
identitaire. »
Quant à l’anthropologie, elle peut révéler certains comportements alimentaires
par la présence de parasites intestinaux. Ainsi le ténia solium trahira
l’ingestion de cochon par le défunt, le ténia saginata, celle de bœuf. En 2005,
des archéologues italiens ont mis en évidence une parasitose due au cochon
dans la momie d’un prêtre égyptien du IIe siècle av. J.-C. Et elle a conclu
à une transgression de l’interdit alimentaire qui frappait sa caste. Dans les
latrines de Qumrân, un site des bords de la mer Morte occupé par des juifs
observants, des anthropologues israéliens ont également détecté la présence
de ténia. Mais ils n’ont pas précisé si leur microscope avait vu du solium ou
du saginata. Estelle Villeneuve
•
Sabbat et circoncision
Entre héritage culturel
et quête identitaire
Philippe Abadie
Professeur d’Ancien Testament à la faculté de Théologie, université catholique de Lyon
Circoncision, Maître de Francfort, triptyque de l’Épiphanie, début XVIe siècle.
Anvers, Musée royal des Beaux-Arts.
© Wikimedia Commons
L’identité d’un peuple se définit toujours à travers des rites. Cela
vaut particulièrement pour Israël. Pour autant, ces rites ont aussi
une histoire et un enracinement plus large ; ce n’est que peu à peu
qu’ils deviennent un bien propre à Israël. C’est ce que nous montrons
à travers deux rites essentiels : le sabbat, qui rythme le temps, et la
circoncision, qui marque le corps.
L’étymologie du terme šabbât reste fort disputée. Comme il s’agit du repos de
septième jour, certains auteurs le font dériver du chiffre sept (šeba‘), sans expliquer
la disparition du ‘ayin final. D’autres préfèrent le rapprocher de l’akkadien šappatu
qui, dans l’univers babylonien, désigne le quinzième jour du mois et correspond à
la pleine lune. Une troisième possibilité rapproche le sabbat de la racine šbb attestée
en arabe et qui signifie « croître, grandir ». Ceci conviendrait fort bien à une fête qui,
primitivement, célébrait la pleine lune. Plus simplement, la Bible établit, dès le récit
de Création, un lien étymologique avec le verbe šâbat « arrêter, cesser » (Genèse 2,
2-3), ce qui ne peut être que secondaire au vu de l’histoire complexe de ce rite.
Les savants se partagent aussi sur l’origine du repos sabbatique. Pour les uns, elle
est relativement ancienne, pour les autres, elle ne serait pas antérieure au début de
l’époque perse (539-333 av. J.-C.). Une synthèse équilibrée, proposée par Jacques
Briend, y voit la fusion de deux pratiques : à l’époque des rois d’Israël (Xe-VIe siècle
av. J.-C.), le sabbat était une fête mensuelle, d’abord célébrée dans les différents
sanctuaires israélites (Béthel, Guilgal), puis au Temple de Jérusalem. Cette fête se
déroulait sans doute à la pleine lune, parallèlement à celles de la lune nouvelle qui
marquaient le début du mois. Durant ces deux jours, l’oracle divin était consulté. En
témoignent divers textes prophétiques ou cette histoire de la Sunamite qui se précipite
chez le prophète Élisée au grand étonnement de son mari : « Pourquoi veux-tu aller
chez lui aujourd’hui ? Ce n’est ni une nouvelle lune ni un sabbat » (2 Rois 4,23).
Outre ces fêtes lunaires et oraculaires, bien connues par ailleurs dans tout le ProcheOrient ancien, certains textes législatifs anciens semblent attester en Israël l’existence
d’un jour chômé tous les sept jours : « Tu travailleras six jours, mais le septième
jour, tu cesseras [tišbôt] » (Exode 34,21). On notera toutefois que ce repos n’est pas
encore lié au sabbat, malgré l’usage du verbe šâbat et du rythme de sept, relativement
courant dans la Bible comme dans l’Orient ancien. Il faut en conclure qu’au temps
de la monarchie, la célébration mensuelle du sabbat et le repos hebdomadaire étaient
deux pratiques juxtaposées.
Ce n’est que durant l’exil, au VIe siècle av. J.-C., qu’un lien est établi entre ces
deux pratiques, donnant au sabbat sa structure fondamentale : « Dis aux fils d’Israël :
vous observerez mes sabbats, car c’est un signe entre vous et moi d’âge en âge, pour
qu’on reconnaisse que c’est moi, le Seigneur, qui vous sanctifie. […] Pendant six
jours, on fera son ouvrage, mais le septième jour, c’est le sabbat [šabbat], le jour de
repos [šabbatôn] consacré au Seigneur […] » (Exode 31,13-17). Signe d’alliance
perpétuelle, le sabbat opère dorénavant une double rupture : dans le rythme de la
semaine il sépare le profane du sacré, mais plus encore il distingue les Judéens qui
adoptent ce rite des autres peuples qui l’ignorent. En l’absence de temple et de toute
autre pratique cultuelle, le sabbat devient alors un lieu identitaire non lié à un espace
sacral.
Le sabbat, une double interprétation
Durant l’époque perse, le sabbat s’enrichit encore d’une double interprétation
qu’on peut lier sans doute à deux milieux différents. En Exode 20,8-11, le sabbat
est référé à l’acte créateur : « Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier. Six
jours tu serviras et tu feras tout ton ouvrage, mais le septième jour est le sabbat du
Seigneur ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton
serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’immigré résident qui est dans tes portes,
car en six jours le Seigneur a fait les cieux, la terre, la mer et tout ce qui est en eux,
et le septième jour il a cessé. C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a
sanctifié. » Une telle formulation du commandement renvoie à Genèse 2,2-3, qui est
d’écriture sacerdotale. Dans cette réinterprétation par des milieux proches du Temple,
le sabbat cesse d’être une fête lunaire, il rappelle à Israël que Dieu s’est arrêté d’agir
le septième jour, invitant chacun à faire de même. Il est d’autant plus intéressant
de noter sa première mise en œuvre dans la suite du récit exodique, en Exode 16 :
Dieu donne tout à la fois à son peuple la nourriture (v. 8.15 et 29b la manne) et la
marque du temps (v. 29a six jours/le septième jour), deux signes qui relient l’humain
à son Créateur. Dépassant ainsi le caractère identitaire acquis durant l’exil, le sabbat
enseigne alors que le don reçu (la vie et la nourriture) dépasse le simple fruit du
travail de l’homme. En chômant ce jour-là, Israël manifeste dans le rite la primauté
du don sur toutes réalisations humaines.
Une éthique sociale
Le texte de Deutéronome 5,12-15, issue des milieux deutéronomistes, offre une
seconde interprétation. Il s’agit moins alors de faire mémoire de l’acte créateur que
d’établir en Israël une certaine éthique sociale : « Garde [šâmâr] le jour du sabbat
pour le sanctifier comme le Seigneur ton Dieu te l’a ordonné. Six jours tu serviras
et tu feras tout ton ouvrage, mais le septième jour est le sabbat du Seigneur ton
Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta
servante, ni ton bœuf, ni ton âne, ni tout ton bétail, ni l’immigré résident [gèr] qui
est dans tes villes, afin que ton serviteur et ta servante se reposent comme toi. Tu te
souviendras que tu as été serf en terre d’Égypte, et que le Seigneur ton Dieu t’a fait
sortir de là avec une main forte et un bras étendu. C’est pourquoi le Seigneur ton
Dieu t’a ordonné de faire le jour du sabbat. » Selon cette optique, le sabbat établit une
étroite liaison entre la libération opérée par Dieu en Égypte et l’agir confié à Israël
de n’opprimer personne, pas même l’animal. Le souci de l’autre résulte du souci de
Dieu pour son peuple, et il n’est d’autre liberté que de vivre libre en rendant libre
son prochain. De l’expérience vécue par les générations passées découle donc pour
Israël un agir libérateur de génération en génération, un renouvellement de vie qui,
du temps des pères, passe au temps des fils « afin que se prolongent tes jours et qu’il
y ait du bien pour toi sur le sol que le Seigneur ton Dieu te donne » (v. 16).
La circoncision : du rite initiatique au signe dans la chair
Tout autant que le sabbat, le rite de la circoncision a connu une évolution historique
assez complexe. Selon une conceptualisation biblique tardive (Genèse 17,10-14),
le sabbat est un signe d’alliance dans la chair qui distingue le juif du non juif ;
mais ce texte d’origine sacerdotal n’est pas antérieur aux débuts de l’époque perse.
Or l’utilisation pour un tel rite d’un couteau de silex laisse entendre une origine
beaucoup plus lointaine. N’est-il pas déjà attesté en Égypte de l’Ancien (vers 26862181) au Nouvel Empire (vers 1567-1085), comme il découle de certains textes et
représentations peintes ? Il s’agit moins alors de nourrissons, que de garçonnets de 7
à 10 ans, voire de jeunes adolescents. Reste à savoir si ce rite était réservé au clergé
ou s’étendait à une population plus large ; cela a pu d’ailleurs varier selon les époques.
Aussi convient-il de prendre avec distance l’insistance biblique selon laquelle
aucun peuple parmi les voisins d’Israël ne pratiquait la circoncision, à commencer
par les Philistins (voir Juges 14,3 ; 15,8 ; 1 Samuel 14,6 ; 17,26.36 ; 18,25.27 ; 31,4 ;
2 Samuel 1,20…). Une telle insistance traduit davantage le désir identitaire de se
distinguer d’autres peuples que la réalité de l’histoire. Que, dans les textes cités,
la circoncision soit souvent associée à la possession du pays montre que cette
thématique vient de l’exil : privés de Temple et de culte, les Judéens sont en quête de
leur propre identité. Or la lecture attentive d’autres récits bibliques révèle une réalité
plus complexe, y compris en Israël. Si la règle imposée par les milieux sacerdotaux
durant l’époque perse est la circoncision de tout mâle âgé de huit jours (Genèse
17,10-14 ; Lévitique 12,3), on y trouve l’écho d’une réalité tout autre : selon l’étrange
histoire d’Exode 4,24-26, Moïse semble y échapper ; et Josué 5,2-9 atteste que la
génération du désert ne fut circoncise qu’à l’âge adulte ! Si de telles données ne sont
pas purement légendaires mais relèvent en partie de traditions anciennes, on peut y
voir alors la trace d’un rite moins lié à la naissance qu’au statut nuptial. Genèse 34,9
irait dans ce sens, même si le contexte – le viol de Dina par Sichem – reste assez
singulier.
Pour autant, l’affirmation identitaire d’Israël toujours plus forte durant les périodes
perse, puis grecque, occulte cet enracinement lointain et ne retient que le signe de
l’alliance dans la chair. Si le sabbat sépare Israël des autres peuples en ouvrant pour
lui seul un temps différent, la circoncision opère de même par une marque visible dans
le corps et ce, d’autant plus, que grecs et romains assimilent volontiers circoncision et
castration. Par la circoncision le juif se distingue bien du grec, au point que les juifs
renégats « se refirent le prépuce, firent défection à l’alliance sainte pour s’associer
aux païens, et se vendirent pour faire le mal » (1 Maccabées 1,15). Il faut entendre
dans le même sens les mesures extrêmes prises par le pouvoir séleucide contre les
autres juifs : « Les femmes qui avaient circoncis leur enfant, étaient – conformément
au décret – mises à mort, leurs nourrissons pendus au cou, ainsi que leurs proches et
ceux qui avaient opéré la circoncision. Toutefois, plusieurs en Israël restèrent fermes
et eurent la force de ne pas manger de choses impures. Ils acceptèrent de mourir,
plutôt que de consommer des mets impurs et de profaner l’alliance sainte, et ils
moururent » (1 Maccabées 1,60-63 ; voir aussi 2 Maccabées 6,10). Que l’interdiction
de la circoncision soit liée ici à la consommation de mets impurs indique l’enjeu
religieux autant qu’identitaire de telles pratiques.
•
La cuisine de Moïse
Philippe Mercier
Diocèse de Montpellier,
ancien professeur d’exégèse à l’Institut catholique de Lyon
Couple pendant le sabbat avec le vin et les deux bougies. The Rothschild Miscellany,
manuscrit hébraïque exécuté au XVe siècle. fol. 156 r. Jérusalem, The Israel Museum.
© Wikimedia Commons
Si une liste des espèces animales, autorisées et interdites à la
consommation, est détaillée dans la Bible (Lévitique et Deutéronome),
comment ses prescriptions alimentaires traduisent-elles la réflexion
biblique sur les limites entre le pur et l’impur, et par-delà une véritable
théologie de vie ?
Le Monde de la Bible : Quels sont les aliments interdits par la Bible ?
Philippe Mercier : La liste des espèces animales dont la consommation est licite ou
au contraire à proscrire est détaillée dans les codes législatifs du livre du Lévitique
(11,1-47) et reprise dans celui du Deutéronome (14,3-21). Cette liste repose sur
un double critère : l’environnement des espèces (terre, eau, ciel) et la présence de
certaines caractéristiques anatomiques. Ainsi, les animaux terrestres doivent être
ruminants et avoir le sabot fourchu et fendu ; le chameau est donc exclu, de même
que le porc ou le lièvre. Dans les espèces aquatiques, ne sont acceptées que celles qui
portent nageoires et écailles. Pour les oiseaux, aucun critère anatomique n’est précisé,
mais les espèces « à tenir pour immondes » sont citées nommément : vautour, corbeau,
autruche, chauve-souris… Sont également proscrits les insectes et les bestioles ailées
à quatre pattes, à l’exception de toute une variété de sauterelles !
MdB : Comment la Bible motive-t-elle ces choix ?
Philippe Mercier : Elle ne les motive pas et nous en sommes réduits à spéculer. En
tout cas, toute explication de type « scientifique » serait anachronique : les rédacteurs
de la Bible ne raisonnaient pas à la façon des naturalistes modernes. Il ne peut s’agir
non plus, comme on le dit souvent, de recommandations sanitaires. Pourquoi, sinon,
ne pas interdire les végétaux toxiques, pourtant bien connus dans l’Antiquité ? Cela
ne tient pas non plus à des us et coutumes gastronomiques : les sauterelles ne sont
pas réputées pour leur saveur et la consommation de chauve-souris n’a jamais été
très répandue… ! Dans ces distinctions, ce n’est pas la notion de mangeable ou de
pas mangeable qui est pertinente, mais celle du pur et de l’impur.
MdB : À quoi correspond cette notion de pur et d’impur ?
Philippe Mercier : Les prescriptions relatives au pur et à l’impur régissent les
conditions à remplir pour que le peuple d’Israël soit en état de participer au culte.
L’opposition entre ces deux catégories renvoie aux domaines du profane et du sacré.
Il vaudrait d’ailleurs mieux dire du profane et du saint, qadosh en hébreu. Ce terme
signifie en effet « séparé ». Or, paradoxalement, c’est la juste séparation d’avec le
divin qui maintient l’état de pureté tandis que s’en approcher rend impur. C’est le
cas, par exemple, si l’on touche le rouleau de la Torah ou du sang que les Anciens
identifiaient à la vie reçue de Dieu. L’impureté, ce n’est pas de profaner le sacré,
mais plutôt de « sanctifier » le profane. Quand la distinction essentielle entre les
deux sphères est rompue, il faut la restaurer pour pouvoir reprendre le cours de la
vie profane. Et ce retour à la séparation, disons à la sainteté, se fait par des ablutions
rituelles. Vous comprenez que l’état de pureté n’a rien à voir avec la morale ou
l’hygiène corporelle.
MdB : Dans ce cas, comment la consommation de certaines viandes, tel le porc,
peut-elle rendre impur ?
Philippe Mercier : Là encore, nous sommes embarrassés pour répondre. Ces listes
d’animaux purs et impurs reflètent des pratiques liturgiques du Temple de Jérusalem
dont l’origine nous échappe. Les prêtres qui ont codifié les règles du Lévitique
en connaissaient-ils eux-mêmes les raisons ? Pour prendre l’exemple du porc, les
archéologues ont observé que les populations pré-israélites, installées dans les collines
de Judée et de Samarie depuis le XIIIe-XIIe siècle av. J.-C., n’en consommaient pas.
Était-ce déjà une observance religieuse ou simplement un tabou alimentaire que les
prêtres ont légitimé théologiquement a posteriori ? Nous l’ignorons. En revanche,
nous pouvons discerner certaines réflexions théologiques qui ont pu donner sens à de
telles pratiques, à travers la façon dont les prêtres du Temple (qui connaissaient bien
les prescriptions du Lévitique) ont raconté les origines de l’alimentation humaine
dans le livre de la Genèse.
MdB : Que dit le livre de la Genèse sur ces origines ?
Philippe Mercier : Au départ, au sixième jour de la Création, Dieu avait assigné le
règne végétal comme alimentation de tous les êtres animés, qu’ils soient hommes
ou bêtes (Gn 1,29-30). Cette vision d’un âge d’or où les lions mangeaient de la
salade n’est pas sans rappeler la vision du Royaume de Dieu d’Isaïe où les loups
cohabiteront avec les agneaux et les enfants avec les vipères (Is 11). Ce n’est qu’après
l’échec de la première humanité, gangrenée par la violence, et sa « recréation » dans la
lignée de Noé, que Dieu introduit la viande dans l’alimentation humaine, à condition
qu’elle soit préalablement saignée (Gn 9,3-4). La question de l’alimentation s’inscrit
donc dans le cadre répété de la mise en ordre du monde par le Créateur. Or, pour
créer, Dieu a procédé par distinction entre les éléments (eau, air, terre), les végétaux
(verdure, arbres), les espèces vivantes (poissons, oiseaux et bêtes terrestres)… Et
dès qu’il reçoit le jardin planté par Dieu, dans le second récit de la Création (Gn 2,425), l’homme est déjà amené à opérer une distinction dans son alimentation, encore
végétarienne, entre ce qui nourrit son corps et son esprit : « tu pourras manger de tous
les arbres du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien
et du mal […] » (Gn 2,16-17). Ainsi, en perpétuant l’acte de distinction, jusque dans
sa cuisine et son assiette, conformément à la Loi, l’homme signifie qu’il participe à
l’acte créateur et en même temps qu’il se nourrit aussi de la Parole de Dieu.
MdB : Et que signifie l’introduction de la viande, saignée qui plus est ?
Philippe Mercier : L’alimentation carnée est instituée après un cycle de violence
et le retour à l’ordre ; mais cet ordre est blessé, puisque cette alimentation nécessite
désormais un acte de violence envers le règne animal, alors que le régime végétarien
du sixième jour ne réclamait pas d’abattage. En encadrant l’alimentation carnée de
règles précises, la Loi associe l’ordonnance du monde à la maîtrise rigoureuse de la
violence. Notez qu’entre toutes les espèces terrestres comme lui, l’être humain ne
peut consommer que les herbivores, espèce dont le sabot ne peut déchirer pour tuer.
Cette restriction alimentaire apparaît alors comme une concession divine à l’interdit
de tuer. Pour autant, l’homme ne peut s’approprier le sang qu’il fait couler, car il
est signe de la vie donnée par le Créateur. Mettre le sang à part est une façon de
reconnaître sa dette en ce qui regarde la vie.
propos recueillis par Estelle Villeneuve
•
L’élaboration
de l’identité juive
par les Sages du Talmud
Dan Jaffé
Maître de conférences en histoire des religions à l’université Bar-Ilan de Tel Aviv.
Rattaché au centre Paul-Albert Février « Textes et documents de la Méditerranée antique et
médiévale » (CNRS, Université de Provence, UMR 6125).
Le cortège triomphal de l’arche d’Alliance. Détail de l’arc de Triomphe de Titus. 81-97 ap.
J.-C. Rome, forum. Cette scène, commémorant la victoire du général à Jérusalem en 70,
représente un cortège triomphal de l’arche d’Alliance avec la menorah du Temple.
© Hélène Roquejoffre pour MdB
En 70 ap. J.-C., l’incendie du Temple de Jérusalem par les Romains
sonne le glas du culte juif et de ses sacrifices. Avec ce seul sanctuaire
dédié au Dieu unique d’Israël, c’est tout l’édifice social et religieux du
judaïsme traditionnel qui s’effondre. Grâce à la sagacité de quelques
maîtres théologiens, les juifs puisent dans l’étude de la Torah, le
Talmud, les fondements de leur identité.
La destruction du Temple de Jérusalem par les Romains en 70 ap. J.-C. engendra
d’importantes mutations au sein de la société juive. Avec cet événement disparaissait
une réalité aux multiples implications dans la vie des juifs, tant du point de vue
social que religieux. Face à la perte de son unique lieu de culte, le judaïsme fut alors
obligé, pour survivre, de mettre en place des réformes religieuses, dont il puisa le sens
dans une interprétation renouvelée du texte biblique. Ce grand chantier fut l’œuvre
des Sages du Talmud. Ceux-ci, établis dans la ville de Yabneh près de Jaffa, prirent
graduellement le relais des autorités sacerdotales dont le pouvoir sur la société juive
était étroitement lié à l’institution du Temple. Experts dans l’interprétation des textes
et des lois bibliques, ces Sages exhortèrent à l’étude de la Torah et édictèrent des
règles, qui furent vécues comme moyens de substitution au Temple et à son culte
sacrificiel. Les règles qu’ils promulguèrent furent codifiées entre le IIe et le Ve siècle
ap. J.-C. dans la Loi orale ou Loi talmudique, que les juifs appellent communément
la halakha.
Parmi les principales mesures qui contribuèrent à façonner l’identité juive, qu’en
est-il des trois « marqueurs » – sabbat, circoncision, règles alimentaires – étudiés dans
le cadre de ce dossier ?
Les règles du sabbat
La Torah donnait très peu de renseignements sur les travaux interdits le jour du
sabbat. Elle se cantonnait de proscrire la pratique d’un travail. Ainsi peut-on lire en
Exode 20,10 : « Le septième jour est le sabbat pour l’Éternel ton Dieu ; tu ne feras
aucune besogne. » Sans pour autant que celle-ci ne soit définie plus amplement, en
dehors de l’interdiction d’allumer le feu (Ex 35,2-3), ainsi que celle de labourer et de
moissonner (Ex 34,21). Aux IIe-IIIe siècles, la Mishna énonça des règles plus précises :
ne pas déplacer un objet à l’extérieur de sa maison au-delà d’une certaine distance ; ne
pas écrire ; ne pas couper ; ne pas construire ou détruire, ne pas teindre, ne pas filer…
Au total, ce sont trente-neuf travaux qu’il est interdit à tout juif d’entreprendre le jour
du sabbat. Pour établir le caractère licite ou illicite de ces actions, les Sages du Talmud
se sont fondés sur les travaux censés avoir contribué à l’édification du Tabernacle.
Ainsi, par déduction, les pratiques impliquées furent-elles proscrites le jour du sabbat.
Durant les premiers siècles de l’ère chrétienne, les Sages du Talmud décrètent une
réglementation supplémentaire afin d’éviter une transgression potentielle des règles
du sabbat. Ils élargirent alors les interdits aux travaux dérivés des trente-neuf déjà
cités dans la Mishna : par exemple le fait de cueillir une fleur ou de couper une
branche, qui furent assimilés à la moisson. Il est très intéressant de constater que la
Bible n’évoquait absolument pas toute cette série d’actes interdits.
La circoncision
Les racines bibliques de la circoncision se trouvent en Genèse 17. Il y est évoqué
l’alliance de la chair qui devient alliance perpétuelle. Dans le célèbre passage de
Genèse 34,14, les frères de Dinah s’opposent à une union entre elle et Sichem le
Hévéen, car ce dernier est incirconcis. En Exode 4,24-25, c’est Tsipporah, épouse
de Moïse, qui tranche le prépuce de son fils afin d’accomplir l’acte de circoncision.
Bien que la Bible présente la circoncision comme une alliance entre Dieu et le
peuple juif, certaines théories ont vu le jour afin d’en suggérer d’autres éclairages.
Philon d’Alexandrie (Ier siècle av.-Ier ap. J.-C.) voit par exemple dans l’ablation du
prépuce une règle hygiénique et morale. Il s’agissait d’accomplir un acte de propreté
corporelle et de maîtriser le contrôle symbolique des pulsions sexuelles.
Quelles qu’en soient les raisons, la circoncision joua pleinement son rôle de
marqueur identitaire et devint parfois, à ce titre, un objet de controverse. Au IIe siècle
av. J.-C., certains juifs, honteux de ce qui représentait pour eux une mutilation du
corps, cherchaient à dissimuler la marque de leur circoncision. Après l’interdiction
de cette observance promulguée en 167 av. J.-C. par le roi séleucide Antiochus IV
Épiphane, les Maccabées se révoltèrent et allèrent jusqu’à circoncire de force d’autres
juifs. En outre, une des causes de l’insurrection de Bar-Kokhba fut l’interdiction de
la circoncision édictée par l’empereur romain Hadrien dans les années 132 ap. J.-C.
Il est difficile de mettre en évidence des facteurs de mutation entre la Torah et le
Talmud à propos de ce précepte. En effet, la littérature talmudique ne témoigne pas
de modifications interprétatives notables ou de nouvelles ordonnances qui auraient
modifié le cours de l’histoire.
Les injonctions alimentaires
Les règles alimentaires constituent un important dossier pour qui s’intéresse au
judaïsme. En plus des règles relatives à la consommation du sang ou d’un membre
d’un animal vivant, la Bible fournit des critères sur la consommation de quadrupèdes
ou d’autres animaux autorisés. En revanche, elle ne donne pas de critères précis sur
les oiseaux, mais se borne à énumérer certains interdits à la consommation (Lévitique
11,13-19 ; Deutéronome 14,12-18). À partir de ces deux listes, les Sages du Talmud
ont énoncé une liste de vingt-quatre oiseaux considérés comme interdits (Talmud de
Babylone Hulin 63b). Le Talmud développe considérablement les lois sur les règles
alimentaires au point d’expliquer précisément comment l’animal doit être abattu,
son état de santé avant l’abattage rituel, ainsi que les modalités entrant en vigueur
avant de le consommer. Ainsi, par exemple, d’après la Bible (Lv 7,26-27 ; 17,10-14)
un animal mort doit être expurgé de son sang. En conséquence, les lois talmudiques
précisent comment extraire la plus grande quantité possible de sang : il faudra tremper
la partie de l’animal que l’on désire consommer et le saler avant de le rendre propre
à la consommation. Dans ce cas de figure comme dans tous les autres, le Talmud
développe, classifie et organise les injonctions bibliques. L’exemple le plus probant
de cette approche est certainement celui de la séparation entre le lait et la viande.
Le Pentateuque dit à trois reprises (Ex 23,19 ; 34,26 ; Dt 14,21) : « Tu ne feras pas
cuire le chevreau dans le lait de sa mère. » De ce verset, le Talmud déduit nombre
d’injonctions qui, jusqu’à aujourd’hui, réglementent l’art culinaire juif. En premier
lieu, il a considéré que l’interdiction portait sur la cuisson d’un animal domestique
dans le lait d’un autre animal domestique (Talmud de Babylone Hulin 113b). Ensuite,
les volailles furent ajoutées à cette interdiction. De la répétition de cette ordonnance
dans trois versets bibliques, les interprètes talmudistes ont déduit qu’il était interdit
non seulement de consommer ensemble des produits carnés et lactés mais également
de les cuire et même de les vendre. Cet élargissement des règles bibliques était
justifié dans la pensée talmudique par le fait de vouloir « ériger une haie autour de la
Torah ». Autrement dit, le Talmud a développé les préceptes bibliques et en a rajouté
afin d’éviter toute possibilité d’enfreindre l’interdiction.
Il est intéressant de noter que ni la Bible ni le Talmud ne proposent d’explication
du pourquoi de telles interdictions. Les seules tentatives de rationalisation que
l’on peut prudemment déceler dans la littérature talmudique sont de deux ordres :
l’autodiscipline de l’homme face à la nourriture et l’épuration de la nature humaine.
Il va sans dire que ces notions ne peuvent en rien expliquer la véritable nature de ces
prescriptions alimentaires.
Après la chute du Temple, de nouvelles liturgies
D’autres mesures contribuèrent à la survie du judaïsme après la perte du Temple
et façonnèrent son identité jusqu’à maintenant. Citons, à titre d’exemple, la prière
qui fut progressivement instituée et acquit l’aspect d’une récitation quotidienne, alors
qu’avant 70, la liturgie était, semble-t-il, organisée les jours de sabbat et des fêtes.
Après la perte du Temple, les Sages élaborèrent de nouvelles liturgies, accordant une
importance particulière à Pessah (Pâque). Tandis qu’auparavant, cette fête était vécue
principalement avec le sacrifice de l’agneau auquel chaque famille participait dans
le Temple, les Sages mirent en place la cérémonie du seder de Pessah, qui se déroula
depuis dans les foyers.
Les Sages du Talmud ont voulu assurer la pérennité du peuple juif après la
destruction du Temple de Jérusalem, vécu comme une véritable catastrophe. Avec la
chute du Temple, c’était toute la réalité cultuelle et sacerdotale de la religion juive qui
disparaissait. C’était aussi la fin d’une conscience collective qui permettait à chaque
juif d’être rattaché à une même entité, au-delà des complexités géographiques. Après
la chute du Temple, l’esprit fut de redynamiser la vie juive en créant un judaïsme sans
Temple. Un judaïsme dont l’interprétation de la Bible et l’observance des préceptes
devinrent le point d’orgue fondamental. Ce défi que les Sages ont relevé perdure
jusqu’à nos jours. Il s’agit du judaïsme que nous connaissons.
•
Qui sont les Sages du judaïsme ?
Les Sages étaient les chefs du courant pharisien, né au IIe siècle av. J.-C.
dans l’opposition religieuse aux rois asmonéens. La tradition fait remonter
leur autorité, spirituelle et juridique, à l’instauration de la grande Assemblée
(Knesset hagadola), fondée par le scribe Esdras au retour de l’exil à Babylone
(459 av. J.-C.). Afin d’appliquer la Torah (loi écrite) en toutes circonstances,
même non prévues par elle, ces maîtres avaient développé une méthode
d’interprétation, la drasha, qui se présentait comme une discussion
argumentée autour d’un livre ou d’un passage biblique, sous l’angle légal
(halakha) ou homilétique (haggadah). Après la chute du Temple en 70, les
Sages entreprirent de mettre par écrit leurs traditions exégétiques (loi orale).
Ce chantier s’accomplit en trois temps. Les Tannaïm élaborèrent d’abord
la Mishna, compilation de chaînes de discussions législatives transmises
depuis au moins cinq générations. Inaugurée par Rabbi Yohanan ben Zakkaï
(mort vers 73 ou 80 ap. J.-C.) – le chef du Sanhédrin, dont il aurait obtenu de
l’empereur Vespasien le transfert à Yabneh –, la Mishna s’achève au IIe siècle
ap. J.-C. avec Rabbi Yehuda haNassi. S’ouvre alors le temps des Amoraïm,
qui assurèrent la diffusion de la Mishna au sein des communautés juives
de Palestine et de Babylonie, en fondant des académies (yeshivot). Leurs
enseignements ont été rassemblés dans le Talmud de Jérusalem (IVe siècle)
et celui de Babylone (Ve siècle). Ce dernier reçut sa forme finale des grands
rabbins babyloniens, nommés Savoraïm.
Aujourd’hui encore, les juifs évoquent leurs Sages avec le mot « Hazal »,
acronyme de la formule Hakhemenou, zikhronam liverakhah, « Nos sages,
bénie soit leur mémoire ! ». Estelle Villeneuve
•
Les débats entre pagano
et judéo-chrétiens sur
les prescriptions de la Loi
Folker Siegert
Institutum Judaicum Delitzschianum,
université de Münster (Allemagne)
Issue du judaïsme, la première génération chrétienne fut d’emblée
confrontée à une question existentielle : l’annonce du Salut offert
à tous par la foi en Jésus dispensait-elle ou non d’observer les
commandements rituels de la Loi ? En d’autres termes, comment le
peuple d’Israël pouvait-il s’ouvrir aux païens sans perdre son identité ?
Au-delà de l’apparent consensus dont témoigne le Nouveau Testament
en faveur du primat de la grâce, l’examen des sources montre que la
question resta longtemps d’actualité.
Jésus de Nazareth est né juif et mort en juif. Cependant, le message annonçant
aux peuples du monde le salut « en son nom » a déclenché un débat identitaire. Tel
est surtout le cas pour les communautés en dedans du peuple juif, donc celles dites
judéo-chrétiennes (terme moderne pour des chrétiens nés juifs). Pour mesurer les
enjeux d’une telle innovation, il faut savoir que le judaïsme antique – valable encore
aujourd’hui – n’est pas tellement une « religion » au sens d’une doctrine et d’une foi ;
c’est plutôt une observance.
Pourquoi les rites mosaïques sont-ils tellement différents des rites des autres peuples,
et ce, tant au Temple (unique) que dans les maisons ? Voici comment le disait alors,
en grec, l’Épître d’Aristée :
« Le législateur [Moïse], doué par Dieu d’une science universelle, nous a entourés
d’une clôture sans brèche et de murailles de fer, pour éviter la moindre promiscuité
avec les autres peuples, nous qui, purs de corps et d’âme, libres de vaines croyances,
adorons le Dieu unique et puissant. »
La mission « aux païens » a porté hors Israël les avantages d’un monothéisme vécu
et pratiqué (et non seulement pensé, comme chez les philosophes). Faisant abstraction
de tout débat autour de la question de savoir qui sera alors le « vrai Israël », on se
concentrera, dans ce qui suit, sur les privilèges traditionnels et bibliques du peuple
élu : celui-ci avait-il le droit de laisser ses privilèges et sa vocation à des non-juifs, et
de se retrouver avec ceux-ci dans des cultes et dans une vie privés communs ?
En lisant l’évangile selon Matthieu, peu de gens se rendent compte que la
communauté à laquelle cet auteur (ou ce collectif d’auteurs) écrit n’est pas sortie des
obligations de la Loi de Moïse (voir Mt 5,19 et s., propos non répété par les autres
évangélistes). Bien que la consigne de mission (Mt 28,18-20) ne mentionne pas la
circoncision en vue des païens à gagner pour l’évangile, le judéo-christianisme, lui,
l’a toujours pratiquée, tout comme le sabbat.
Posons donc la question des pratiques proprement judéo-chrétiennes, en définissant
le terme « rite » comme « geste ayant une portée symbolique et identitaire ».
Chrétiens d’observance mosaïque :
ébionites, nazoréens, elkasaïtes
Rares sont les sources, et plus rares encore les études modernes, qui précisent
les problèmes rituels. La documentation, hélas lacunaire, favorise indûment les
ébionites, minorité radicale parmi les judéo-chrétiens des IIe et IIIe siècles. Les
« hérésiologues » (auteurs sur les hérésies) de la grande Église les comptent parmi
les nombreuses sectes qui diversifiaient et divisaient l’Église pré-constantinienne.
Étaient plus nombreux les nazoréens, reconnus par l’Église. Eux ne s’opposaient pas
aux doctrines théologiques en cours d’élaboration, notamment celle sur la divinité
et les « natures » du Christ, et ils ne considéraient pas l’apôtre Paul comme apostate
de la Loi, comme le faisaient des ébionites. Néanmoins ils ont disparu de l’Église
post-constantinienne. Tel est le cas, au IIIe siècle déjà, des elkasaïtes, secte fondée,
au début du IIe siècle, par un certain Elkasaï (« force cachée ») qui penchait vers
l’obscurantisme et l’astrologie. Elle se fusionna bientôt dans la gnose, notamment
dans le manichéisme.
Relevons les pratiques qui servaient de « marqueurs sociaux ». En plus de la
circoncision, déjà mentionnée, on constate :
Les ablutions : des toutes premières années du judéo-christianisme – probablement
de Rome – nous trouvons dans Hébreux 6,2 la mention de « baptêmes » au pluriel,
c’est-à-dire d’ablutions (cf. Lévitique 15). Jacques « le Juste » et, après lui, les
ébionites en auraient fait grand cas. Jean 13,10 semble déjà s’y opposer.
Le sabbat : Eusèbe, Histoire ecclésiastique 3,27,5, parlant des ébionites, affirme
qu’ils observaient le sabbat (l’interdiction de tout travail du vendredi soir au samedi
soir), « tout comme le reste de l’observance juive ». Le dimanche, pour eux, ne servait
que « pour commémorer la résurrection salvifique ». Fêter le sabbat n’est pas le
seul fait des ébionites, comme en témoigne une longue lutte de l’Église majoritaire
contre des tendances, resurgissant à courts intervalles, d’observer le sabbat en plus
du dimanche. On ne profitait pas encore du week-end moderne…
La qibla, la coutume de se tourner, en priant, vers la ville sainte (donc Jérusalem)
est attestée pour les ébionites et les elkasaïtes. C’est dire qu’à l’Orient on se tournait
vers l’ouest alors que la chrétienté majoritaire s’« orientait » toujours vers l’est, côté
du soleil levant, symbole du Paradis (Genèse 2,8) comme du Christ attendu en retour.
Les ébionites, en plus, s’adonnaient au végétarisme et à une pauvreté volontaire,
cette dernière relevant de la piété de certains Psaumes (Ps 9 ; 10 ; 35 ; 37…) et du
communisme primitif d’Actes des apôtres 2,47 ; 4,33.
Épilogue concernant le pagano-christianisme
Hans-Joachim Schoeps, célèbre porte-parole de l’ancien judaïsme libéral allemand,
a donné une image savante du judéo-christianisme pour provoquer le christianisme
avec la thèse que c’était là le « vrai » christianisme des origines. Sur ce point, il
y a même accord avec le cardinal Jean Daniélou. De nos jours, des groupements
s’appelant « juifs messianiques » sont connus pour de telles prétentions. La majorité
chrétienne, qui n’est pas de leur nombre, se prévaut quand même de certaines
particularités du comportement de Jésus. Il a donné des occasions pour repenser la
Torah.
Pour une chose, on peut s’étonner du non-usage des services du Temple. Lors de sa
toute première visite du Temple, pendant son ministère (sa carrière publique), Jésus
se distancie avec un geste violent (Marc 11,15-17 par.). Peu après, on interprétera
sa mort volontaire, survenue le jour où l’on abattait les agneaux pascals, comme un
« sacrifice » dans un sens non-mosaïque.
Dans ses paroles, Jésus ose quelque chose d’inouï : il dit la raison des
commandements qui, par là, se trouvent réduits à un seul (Romains 13,8 ; Jean 13,34).
Pour ce qui est de la Torah dite rituelle, Jésus prétend donner sens au sabbat en
rétablissant des malades (Marc 2,23-28 ; 3,1-5 par.), signe messianique (et non pas,
comme chez les rabbins, exception pardonnable). Jésus place la Torah éthique en
dessus de la Torah rituelle (Marc 7,9-15 par.) alors que, pour les rabbins, toutes les
torot se valent. En plus, il refuse d’accepter les « traditions des anciens » concernant
le précis de la pureté (Marc 7,1-8).
Concernant la Torah éthique, Jésus pose des principes dont l’évidence dépasse
tout commandement particulier : voir Luc (Q) 16,41 et s. ; Marc 4,24 et s. et surtout
la règle d’or, connue à son époque, mais formulée pour la première fois de façon
positive : Luc (Q) 6,31.
La Torah dite juridique semble être négligée là où Jésus refuse d’agir en juge ou
en arbitre pour renvoyer les litiges au dernier jugement : Luc (Q) 12,13 et s. et 5153 ; Marc 10,28-31. En revanche, il oblige tout accusateur de commencer avec un
examen de sa propre intégrité : Luc (Q) 11,33-36 ; Jean 8,2-11.
L’Église majoritaire, pour conclure sur elle, n’a retenu les propos rigoristes de
Matthieu que sous réserve d’une interprétation métaphorique, donc libre. Dans un
traité appelé Didachè (doctrine) des douze apôtres, une sorte de deuxième tome de
Matthieu s’est conservé, contenant des liturgies et des règles de comportement plus ou
moins judéo-chrétiennes. Tel est aussi le cas de certaines ordonnances « apostoliques »
de divers siècles, alors que les écrits, plus amples, de pseudo-Clément (de Rome),
à savoir les Homélies et les Recognitions (un roman fortement anti-paulinien)
s’opposent à la grande Église. D’autres écrits comme le Protévangile de Jacques
sur l’enfance de Jésus… ont été reçus comme légendes « édifiantes » mais n’ont joui
d’aucune autorité en dehors des cercles pour lesquels ils avaient été composés.
Nombre d’écrits judéo-chrétiens ont pénétré, en guise d’écrits juifs, dans les
collections de la grande Église. Ce sont des compositions qui ne nomment ni Jésus
ni des données proprement chrétiennes, ce qui leur a permis de faire surface même
dans la Bible appelée la Septante. Le livre de Baruch est de ce nombre où, sous
prétexte d’une réflexion sur la destruction du premier Temple, on fait déjà le deuil
du second. Ainsi Baruch 3,38-4,35, pour le moins, y sont une incise clairement
(judéo-)chrétienne. Il faudra refaire l’examen d’écrits tel 2 Maccabées (notamment
2 Ma 6-7) et, en dehors de la Septante, de 2 Baruch (Baruch « syriaque »), de Joseph
et Aséneth… et surtout de 1 Hénoch 37-71 dont aucune bribe n’a été trouvée à
Qumrân, alors que tout le reste y est attesté. Ce seraient là les documents d’une
piété « biblique » chrétienne, méconnue du fait que son groupe porteur a longtemps
disparu.
•
Le concile de Jérusalem
L’Assemblée de Jérusalem, souvent qualifiée de premier « concile » de l’histoire
de l’Église, a été réunie sous la présidence de l’apôtre Jacques pour résoudre
des divergences de vues et de pratiques au sujet de la circoncision. Alors
que Paul et Barnabé convertissaient à Antioche, sans exiger des païens qu’ils
se fassent circoncire, des juifs venus de Judée affirmaient que nul ne pouvait
être sauvé s’il ne se soumettait à la circoncision « selon la règle de Moïse ». Le
conflit s’envenimant, Paul et Barnabé demandèrent l’arbitrage des apôtres et
des anciens de Jérusalem. L’Assemblée, rapportée dans les Actes des apôtres
(5,1-35), débuta par les protestations des fidèles issus du courant pharisien, en
faveur du respect des prescriptions mosaïques. Pierre intervint alors. S’appuyant
sur son expérience du don de l’Esprit saint, il plaida que si Dieu, en la matière,
n’avait fait aucune différence entre circoncis et incirconcis, ils seraient euxmêmes malvenus d’infliger aux païens le joug de la Loi ! Le rapport de Paul
et Barnabé sur la conversion des païens acheva, semble-t-il, de convaincre
l’Assemblée. Jacques se rangea à l’avis de Pierre, la jugeant conforme aux
Écritures. Cependant, les directives envoyées par les apôtres et les anciens
de Jérusalem à la communauté d’Antioche maintenaient quelques « exigences
inévitables » : s’abstenir des viandes de sacrifices païens, du sang, des animaux
étouffés et de l’immoralité (15,28-29). Sans doute ménageaient-ils la possibilité
pour les chrétiens d’origine juive et païenne de prendre des repas en commun,
sans que les uns ne menacent la pureté des autres. Estelle Villeneuve
•
Grecs et Romains
face aux pratiques juives
Nicole Belayche
Directeur d’études à la Section des Sciences religieuses de l’École pratique des hautes études
à Paris (chaire « Religions de Rome et du monde romain »)
Les sociétés grecque et romaine étaient multiculturelles
et les populations aux coutumes diverses vivaient en bonne entente.
Pourtant le regard porté sur les Judéens était ambivalent envers
leurs signes religieux, leurs règles alimentaires, leur monothéisme…
Comment les Grecs et les Romains ont-ils perçu les signes extérieurs
du judaïsme… jusqu’à fantasmer l’image du juif ?
Les auteurs grecs et romains sont assez prolixes sur les signes d’identité des
Judéens (Ioudaioi) – les membres du peuple/ethnos juif –, qu’ils reconnaissaient à
des pratiques et règles de vie, mais pas à des traits physiques. Toutefois, la lecture de
leurs témoignages demande un regard contextualisé et critique. En effet, les sociétés
grecque, et surtout romaine, étaient multiculturelles, une fois la « globalisation »
opérée à partir d’Auguste (27 av.-14 ap. J.-C.). Dans l’ensemble, les populations
d’origines variées et aux coutumes diverses vivaient en bonne entente dans les
mégalopoles comme Rome. Or, curieusement, le regard porté sur les Judéens à
partir de l’époque hellénistique fut très ambivalent. Pour les uns, ils étaient des
dépositaires de la sagesse la plus parfaite et originelle (« un peuple de philosophes »
pour le philosophe grec du IVe siècle av. J.-C., Théophraste), et d’autres (parfois les
mêmes) les décrivaient comme des superstitieux misérables voire dangereux. Leurs
coutumes et mode de vie furent souvent raillés, donc déformés, et ils ont nourri une
exégèse judéophobe qui se développe, à partir du IIIe siècle av. J.-C., en réaction face
à l’intégration socioculturelle et politique des juifs alexandrins.
La liste des « signes extérieurs » de judéité n’a guère changé depuis l’époque
romaine, étant donné qu’ils sont la traduction mondaine d’une définition identitaire
ethnico-religieuse inscrite dans la Torah. Les traditions et règles de vie fondées sur le
respect de la révélation du Pentateuque étaient donc décalées par rapport aux pratiques
sociales des sociétés méditerranéennes dans lesquelles ils s’étaient dispersés. Des
dispositions de César, confirmées par Auguste, dessinent le large périmètre d’une
différence bien intégrée. Les deux premiers empereurs autorisèrent les Judéens à
vivre « selon leurs coutumes », mais leurs communautés étaient organisées comme
des associations romaines. Dans le détail, le décret envoyé à la cité d’Éphèse, par
exemple, stipule qu’« ils ne peuvent porter les armes, ni faire de marches les jours
de sabbat, ni s’approvisionner des aliments que commandent leurs lois et leurs
coutumes » ; ils peuvent aussi « se réunir pour célébrer leur culte et leurs cérémonies
comme leur loi le leur prescrit, et pour recueillir les contributions destinées aux
sacrifices » (Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV,9,12). Ces dispositions concernent
donc tous les domaines de la vie. Les signes de cette identité construite sont à double
ressort, à la fois religieux et social, puisque le religieux tramait la vie sociale chez
tous les peuples de l’Antiquité ; d’où les accusations d’asociabilité que leur mode de
vie a générées.
Les pratiques alimentaires
Les règles alimentaires de la cacherout, qui interdisaient aux juifs, entre autres, de
manger la viande non abattue et cuisinée rituellement et de consommer de la viande
de porc, pourtant à peu près universelle dans le bassin méditerranéen, tenaient les juifs
à l’écart des repas collectifs. Or, les pratiques commensales cimentaient les sociétés
grecque et romaine car elles étaient une occasion de partage entre la population et
les dieux qui protégeaient les collectivités publiques. Chez des auteurs hostiles, le
tabou du porc déclenchait les sarcasmes et des étiologies malveillantes : on prétendit
par exemple que les juifs avaient été chassés d’Égypte parce qu’ils étaient atteints
de la lèpre, et qu’ils refusaient donc de manger l’animal vecteur de cette maladie !
Mais chez les « intellectuels », le même interdit nourrissait la réflexion. Dans un
de ses Propos de table (4,4 [669F-671B]), Plutarque (46-125) s’intéresse à cette
singularité, due à une raison positive (les juifs honoreraient l’animal) ou négative
(ils l’auraient en dégoût). Les deux hypothèses renvoient à une image respectable du
judaïsme, parce qu’elles font intervenir des arguments universels (éthiques, rituels,
théologiques), qui fondent les identités chez tous les peuples.
Les pratiques cultuelles
Au plan des pratiques cultuelles, la singularité juive était d’autant plus manifeste
que les Juifs n’étaient pas ghettoïsés dans les villes. Certes, ils avaient tendance à se
concentrer dans certains quartiers, comme toutes les populations expatriées, mais ils
n’affichaient pas de mode vestimentaire particulier, bien que le vêtement constituât
alors un marqueur identitaire et juridique fort. Les pratiques sacrificielles, réservées
pour les holocaustes au Temple de Jérusalem, connu pour être le centre cérémoniel des
Judéens, ne différaient guère, au plan formel, des pratiques sacrificielles universelles
dans le monde classique. Au IVe siècle, l’empereur Julien insista sur la similarité
rituelle avec les pratiques romaines, quitte à tenir pour négligeable la spécificité
théologique du monothéisme (C. Galil. [306b]). Jusqu’à sa destruction par Titus, en
70, lors de la première guerre juive, les juifs de la diaspora envoyaient au Temple
annuellement une contribution (un didrachme) destinée aux sacrifices. Les édits de
César, puis d’Auguste, avaient autorisé ces mouvements de fonds assurés par des
agents venus de Jérusalem. Mais chez des auteurs hostiles comme les poètes satiristes
Martial ou Juvénal, leurs tournées étaient raillées comme une pratique identitaire
de mendicité. De la sorte, les juifs se retrouvaient relégués au rang d’« Orientaux »
charlatans et ambulants, et leur religion à celui de « superstition barbare » (Cicéron
[106-43 av. J.-C.]).
Après 70 et dans la diaspora, le culte était synagogal et domestique. Ce qu’en
connaissent d’abord les observateurs non juifs, c’est la pratique du shabbat, souvent
(et bizarrement) confondu avec les jeûnes, d’où une pâleur proverbiale (« pâle
encore du shabbat cher aux circoncis »). À Rome, où la communauté juive était
nombreuse, on pouvait voir le samedi soir par les fenêtres « les lampes bien rangées,
enguirlandées de violettes » (Perse, Satires V,180-182). Ces rituels d’allumage des
lumières évoquaient aussi la menorah (le chandelier à sept branches), symbole à la
fois religieux et national qui était représenté sur tant de monuments funéraires juifs.
Menorah. Mosaïque de pavement de la synagogue de Maon, VIe siècle. Jérusalem,
The Israel Museum. © Wikimedia Commons
Celle, monumentale, enlevée au Temple défila dans la pompe du triomphe sur la
Judée avec le tribut humain. L’offrande de lampes votives dans les sanctuaires grecs
et romains était courante, mais la régularité hebdomadaire de ces allumages surprenait.
Auprès des mieux disposés, ce calendrier propre signait leur identité d’étrangers et
les édits impériaux avaient autorisé les citoyens romains juifs à recevoir leurs
distributions un autre jour. Du même coup, les Judéens ne participaient pas aux fêtes
du calendrier de l’État en hommage aux dieux, puis aux empereurs également, qui
étaient les puissances supérieures garantes de la prospérité et de la permanence du
groupe. Aussi, auprès des plus critiques, le respect du sabbat devenait-il une marque
de paresse, voire une « honteuse oisiveté, à l’imitation de son dieu fatigué ! » (Rutilius
Namatianus, début du Ve siècle), à plus forte raison lorsque le repos s’étendait à
l’année entière tous les sept ans (l’année sabbatique).
Des excentricités coupables ?
D’autres pratiques religieuses et communautaires étaient présentées comme des
excentricités possiblement coupables, comme les jeûnes répétés ou la consommation
de pain non levé pendant la Pâque. Aucune n’était plus suspecte et décriée que la
circoncision, le sceau de l’Alliance, mais qui était pratiquée aussi chez d’autres peuples,
au Proche-Orient et en Égypte. Trois raisons poussaient à sa réprobation par les
Romains. Au plan du droit, le circoncis, qui fut assimilé au castré à partir du IIe siècle,
ne relève plus de l’une ou de l’autre des catégories normales du genre, masculin ou
féminin. L’opération engendrait des incapacités juridiques et était créditée de déviance
par rapport à la norme corporelle. La circoncision fut plusieurs fois interdite, mais
souvent aussi, les juifs furent exemptés de la mesure en raison de sa nature religieuse.
En termes de hiérarchie sociale, la confusion avec la castration mettait le circoncis au
même niveau que l’eunuque, qui portait la marque de l’injure servile dans son corps,
et rangeait les juifs au nombre des « peuples nés pour l’esclavage » selon Cicéron
(Sur les provinces consulaires V,10). Enfin, dans les représentations fantasmatiques,
les eunuques, et à leur suite les circoncis, étaient crédités d’une mollesse passive,
ou à l’inverse de comportements lascifs et de performances sexuelles débridées.
Dans les deux cas, on était à l’opposé des mœurs et de la dignité romaines. Les juifs
devenaient une nation libertine, « portée à la débauche [ad libidinem] ». De façon plus
générale, aux yeux de Cicéron, « les cérémonies de leurs sacrifices [étaient] trop peu
dignes de la majesté de notre Empire, de la splendeur de notre nom, des institutions
de nos ancêtres » (Pour Flaccus 69). Du coup, l’historien romain Tacite (55-120),
qui consacre aux juifs une longue présentation « ethnographique » dans ses Histoires
(V,1-5), identifiait dans ces singularités la cause des soulèvements des juifs contre
Rome : « les fondateurs [du Temple] avaient prévu que l’étrangeté des mœurs juives
serait une cause de guerres fréquentes » (V,12).
Les coutumes juives n’étaient réputées « bizarres et viles » (Tacite) que parce
qu’elles rompaient avec les normes sociales et anthropologiques dominantes, et avec
le partage de bases communes qui, au plan religieux, étaient celles du polythéisme.
Leur monothéisme sans images du Dieu pouvait séduire des esprits romains, même
critiques sur leur mode de vie comme Tacite, car il offrait l’image d’une religion
épurée. Mais pour la majorité, il ne se distinguait pas de l’athéisme. Les juifs étaient
vus comme une « nation célèbre pour son mépris des divinités » (Pline l’Ancien [2379], Histoire naturelle XIII,4,46), une « nation adonnée aux croyances superstitieuses
mais ennemie des pratiques cultuelles (Tacite, V,13,2), ce que manifestait leur
soumission totale à un « livre secret » (arcanum volumen, Juvénal, Satires 14,102).
Dans ces discours identitaires, ils faisaient figure d’Autre absolu, misanthrope et
misoxène, aux catégories en tous points contraires à celles de l’identité religieuse et
sociale des autres mortels. Tacite le résume laconiquement : « là est profane tout ce qui
chez nous est sacré, et, par contre, permis tout ce que nous tenons pour abominable »
(V,4,1). Le jugement n’était pas nouveau. Dès le IIIe siècle av. J.-C., le philosophe et
historien grec Hécatée d’Abdère par exemple, tout en sculptant un Moïse oikistès,
nomothète et civilisateur, source de toute sagesse, écrivait aussi qu’il « institua [pour
son peuple] un genre de vie contraire à l’humanité et à l’hospitalité » (cité par Diodore
de Sicile, LX,3).
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