Dubois (Michel). – La nouvelle sociologie des sciences

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Les livres
Dubois (Michel). – La nouvelle
sociologie des sciences.
Paris, Presses Universitaires de France
(Sociologies), 2001, VIII-256 p., 30 €.
L’expression « nouvelle sociologie
des sciences » désigne les travaux sociologiques focalisés sur les processus de
recherche scientifique se distinguant par
là radicalement d’une sociologie plus
classique où l’analyse des dimensions
sociales des sciences apparaît compatible
avec les traditions philosophiques ou
historiographiques étudiant les déterminants rationnels des activités scientifiques. Suite à l’affaire Sokal où les représentants de cette nouvelle orthodoxie
furent ouvertement critiqués par une
partie de la communauté scientifique,
Michel Dubois délimite les contours de
ses deux principaux courants de
recherche : le programme « fort » décrivant le processus de recherche comme
fondamentalement relatif et le
programme « constructiviste » comme
fondamentalement contingent. Il propose
une analyse critique de cette nouvelle
sociologie reposant sur l’étude de ses
paradigmes, les emprunts aux autres
disciplines, les représentations qui s’y
attachent, l’originalité des thèses défendues, les valeurs qui s’y rapportent, leurs
modalités de diffusion et enfin les limitations qui en découlent.
Le premier chapitre de l’ouvrage rend
compte de la dynamique d’institutionnalisation qui s’instaure dans le champ des
« études sociales de la science ». Tout
d’abord, Merton propose dans les années
cinquante une analyse fonctionnaliste des
activités scientifiques. Puis, émergent
dans la seconde moitié des années
soixante des problématiques multidisciplinaires analysant les rapports entre
science, technologie et société. Ce
« carrefour disciplinaire » se développera
en Europe comme aux États-Unis selon
deux axes : d’une part l’analyse des politiques publiques de la science et d’autre
part l’étude des conséquences sociopolitiques déterminées par l’impact des acti-
vités scientifiques et techniques.
L’auteur retient quatre tendances : la
première se consacre à l’analyse des
pratiques scientifiques empiriquement
observables, la seconde relativise l’activité scientifique en l’analysant dans sa
dimension contextuelle, la troisième
étudie l’interdépendance des facteurs
concourant à la mise en œuvre de l’activité scientifique tandis que la quatrième
centre son intérêt sur les conséquences
sociales de la science. Ces orientations
permettent de distinguer trois groupes
distincts d’auteurs. Le réseau multidisciplinaire PAREX analyse les conditions
d’émergence des spécialités scientifiques.
Le groupe du « programme fort » tente de
mettre en relation les choix paradigmatiques et les intérêts sociaux des scientifiques. Enfin, le groupe « socioconstructiviste » est orienté vers l’analyse de la
diversité des pratiques scientifiques
observées in situ.
Le renouvellement introduit par ces
trois groupes s’appuie sur un double héritage : théorique avec l’approche
kuhnienne des sciences et militant avec le
projet idéologique de la gauche radicale
des années soixante. Au plan idéologique, les critiques radicales de la science
dénoncent non seulement les mésusages
mais également critiquent l’institution
scientifique pour son élitisme et son
usage social de l’expertise.
Le second chapitre analyse les principes mis en avant par Bloor et Barnes
pour fonder le programme fort en sociologie des sciences : le principe de causalité et celui de symétrie. Le principe de
causalité s’applique à la recherche des
déterminismes sociaux des activités
scientifiques exigeant que l’analyse
sociologique des sciences se conçoive
comme une production de relations entre
des faits scientifiques avérés et des
causes sociales antérieures dont ils ne
seraient que des conséquences plus ou
moins directes. Le principe de symétrie
s’applique au domaine des causes
sociales exigeant du sociologue qu’il ne
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Revue française de sociologie
change pas de registre explicatif ou de
catégorie causale en fonction du phénomène étudié. L’auteur propose alors une
typologie « élémentaire » des explications sociologiques des sciences fournissant une classification en douze types,
par croisement de trois modalités
d’approches conceptuelles (causaliste,
fonctionnelle, significative) des relations
entre variables avec deux types d’explication sociologique, subdivisés en deux
variantes selon que l’on considère le
processus de validation scientifique
comme une boîte noire ou non.
L’ouvrage caractérise le programme fort
dans les termes de cette typologie soulignant que l’originalité du causalisme
symétrique réside dans l’hypothèse
suivante : à un phénomène unique ne
peuvent correspondre simultanément une
justification rationnelle et un enracinement social. Les critiques adressées aux
tenants du programme fort sont de deux
ordres. Le premier porte sur la valeur
démonstrative d’études empiriques limitées au regard d’énoncés programmatiques ambitieux. Le second s’adresse à la
valeur intrinsèque d’énoncés programmatiques centrés sur la recherche des
« causes sociales » excluant les facteurs
instrumentaux ou naturels pour rendre
compte de la diffusion des phénomènes
scientifiques.
Le troisième chapitre s’attaque au
programme constructiviste se donnant
pour ambition d’éprouver le caractère
heuristique d’une remarque de Boudon
sur le retour périodique des idéologies, à
savoir qu’« une idée ancienne et discréditée doit, pour s’imposer à nouveau,
subir d’abord une métamorphose ».
L’idée ancienne est le conventionnalisme
représenté par deux auteurs de la fin du
XIXe siècle, Duhem et Le Roy. La thèse
de Duhem-Quine consiste à accorder une
dimension systémique à toute épreuve
empirique de validation. Pour Le Roy,
l’indétermination intrinsèque du matériel
étudié est consubstantielle au caractère
construit des productions cognitives qui
le concernent. L’interdépendance des
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systèmes théoriques et des procédures
expérimentales est reprise par de
nombreux constructivistes contemporains. Ainsi, en affirmant que le règlement des controverses est exclusivement
un processus « social » de recrutement
d’alliés et de contrôle de ces alliances,
Latour impose selon l’auteur un caractère
circulaire à toute tentative de départager
des théories concurrentes sur une base
logico-expérimentale. Le conventionnalisme radical, caractérisé par la circularité
de la relation entre définition et expérience, s’avère semblable par bien des
aspects à celui d’autres constructivistes
contemporains comme Lynch ou KnorrCetina.
Le quatrième chapitre instruit le
procès d’une sociologie des sciences
contemporaine régulièrement soupçonnée
de relativisme par ses détracteurs. Le
relativisme en sociologie des sciences se
présente sous différentes formes : dans
une acception étroite comme théorie de la
connaissance ou bien comme programme
de recherche visant à la compréhension
des rapports interculturels, voire comme
une éthique, celle d’un refus a priori
d’une conception universaliste de la
rationalité. Ainsi doit-on distinguer le
relativisme cognitif, apparenté à la philosophie spontanée des scientifiques, de
l’instrumentalisme selon lequel une
théorie scientifique n’aurait pas pour
objet de restituer la réalité des faits mais
servirait plutôt à guider les transitions
logiques d’un ensemble de données expérimentales à un autre. La spécificité du
relativisme cognitif en sociologie des
sciences provient de l’utilisation du
concept de « cadre » comme espace
sémantique. L’usage du cadre sociocognitif substitue à l’image architecturale
des « énoncés protocolaires » du néopositivisme, la métaphore topologique de
régions conceptuelles et normatives
aboutissant au concept de « réseau ».
Toute observation scientifique prend
place dans un schéma global d’imputation causale. Faut-il pour autant assimiler
cette imprégnation théorique de l’obser-
Les livres
vation à une conversion globale de notre
« vision du monde » comme le fait la
théorie kuhnienne ? La conception
« unifiée » du cadre, selon laquelle la
théorie, que l’expérience est censée
valider, serait intégrée dans le dispositif
expérimental, ne laisse aucune place à
une autonomie de la pensée méthodologique vis-à-vis des programmes de
recherche. Mais alors, comment prendre
en compte les métamorphoses apparues
indépendamment au sein de théories
concurrentes ou antinomiques ? En fait,
souligne l’auteur, la théorie sociologique
du cadre impose une conception « circulariste » du contrôle expérimental ; il
propose donc non pas d’abandonner
l’usage du cadre en sociologie des
sciences mais son caractère nécessairement unifié.
Le cinquième chapitre revient sur le
sens de la démarche anthropologique
chez de nombreux sociologues des
sciences contemporains. La démarche
anthropologique en sociologie des
sciences consiste à transposer le principe
de « décentration » de l’étude des
« cultures primitives » à celle des
« cultures scientifiques ». Cependant, si
Lévy-Bruhl comme Evans-Pritchard
admettent implicitement la supériorité de
la démarche scientifique sur les pratiques
magiques, leurs disciples reconvertis
dans l’étude des sociétés scientifiques se
refusent à en hiérarchiser les différents
cadres culturels. Selon l’auteur, remettre
en cause toute démarcation entre la
science et le mythe, comme le fait
Feyerabend, revient à supposer qu’il
n’existe pas de réalité objective indépendante des cadres cognitifs et donc à
admettre l’impossibilité de dissocier
« connaissance ordinaire » et « connaissance scientifique ». Cette tentative de
réappropriation de la démarche anthropologique se heurte à deux difficultés
majeures : d’abord, la prétention à une
neutralité de l’observateur vis-à-vis du
milieu observé ; en second lieu, une
application dissymétrique du principe de
décentration ne recherchant que les varia-
tions entre cultures et ignorant les invariants. Selon la relecture sociologique des
travaux d’Evans-Pritchard proposée par
Bloor puis Latour, tous les cadres cognitifs disposeraient d’un même degré de
logique, mais chaque cadre cognitif
représente une conception particulière de
la rationalité. Michel Dubois montre que
si la multiplication des cadres cognitifs
évite les contradictions, elle n’explique
pas pourquoi chaque membre d’un
groupe dispose d’une conception singulière de la « raison ».
Le sixième chapitre reprend un article
paru dans la Revue française de sociologie sur l’affaire Sokal, canular ayant
pour objectif d’apporter une vérification
« expérimentale » à la réalité des dérives
du relativisme cognitif. Cette affaire met
en évidence l’affinité élective entre
l’idéologie différentialiste des représentants des cultural studies, caractéristique
du multiculturalisme en vogue outreAtlantique, et « l’égalitarisme épistémologique » de la nouvelle sociologie des
sciences. Le niveau d’engagement dans
ces débats que ce soit du côté des détracteurs ou de celui des partisans proviendrait de l’exclusivisme explicatif des
protagonistes qui n’acceptent pas que des
phénomènes complexes puissent nourrir
une pluralité non contradictoire d’explications.
Le dernier chapitre se propose
d’éclairer la relation entre le projet constructiviste et le relativisme cognitif. En
examinant les travaux du courant constructiviste, l’auteur constate que sa représentation des sciences est fondée sur trois
prédicats : la pratique scientifique
s’appuie sur une dynamique opportuniste
de « bricolage » ; la constitution des faits
scientifiques repose sur les détails contingents de l’activité scientifique ; cette activité scientifique est « située » localement
et essentiellement singulière. Face à
l’offensive de Sokal et Bricmont définissant le constructivisme comme une
dimension du relativisme, la contreoffensive constructiviste s’organise selon
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Revue française de sociologie
deux registres : celui de la dénégation
réfutant l’accusation de développer une
conception relativiste des sciences et
revendiquant une épistémologie
« réaliste » de la science ; celui d’une
revendication pour un constructivisme
réaliste à propos de la science réalisée
mais relativiste à propos de la science en
réalisation. Cette défense du socioconstructivisme s’accompagne d’une prise de
distance par rapport au relativisme
radical de Feyerabend et de Bloor.
Cependant, Michel Dubois constate que
des références appuyées aux thèses
centrales de ces deux auteurs sont
présentes et persistent dans les productions de Latour.
Et reprenant Boudon, il montre que les
constructions de Latour et Woolgar ignorent les objectifs à long terme qui structurent le travail des chercheurs car elles se
fondent sur des observations limitées
dans le temps. Tentant de déchiffrer la
science telle qu’elle se fait à partir
« d’instantanés de laboratoire », les
sociologues constructivistes s’exposent
aux paradoxes de composition qui
conduisent à des conclusions inverses
selon que l’on raisonne sur le court, le
moyen ou le long terme. Par ailleurs, si le
parti pris culturaliste peut avoir une
valeur heuristique dans l’analyse des
différentes « rationalités scientifiques »,
cette pluralité n’a de sens que rapportée à
une attitude qui distingue l’activité scientifique des autres occupations humaines.
Sinon comment pourrait-on expliquer les
découvertes simultanées et indépendantes
qui jalonnent l’histoire des sciences ?
Par son érudition et la richesse de ses
analyses, Michel Dubois pose, avec cet
ouvrage, un jalon important qui devrait
marquer le signal d’un renouveau de la
réflexion en sociologie des sciences.
Dominique Desbois
INRA – Économie
et Sociologie Rurales
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Cuin (Charles-Henry). – Ce que
(ne) font (pas) les sociologues.
Petit essai d’épistémologie
critique.
Paris, Librairie Droz (Travaux de sciences
sociales, 187), 2000, 214 p., 34,30 €.
Il existe deux façons trop courantes
pour tout sociologue de douter de la
valeur et de la portée de sa discipline. La
première consiste à oublier que si la
sociologie remplit de multiples fonctions
– performative, philosophique, littéraire,
journalistique, etc. – ces dernières
demeurent secondaires au regard de sa
fonction proprement cognitive. La légitimité scientifique de la sociologie n’est
pas à chercher ailleurs que dans sa capacité, sous certaines conditions, à produire
une connaissance sur la réalité sociale. La
seconde consiste à juger de la validité de
ses résultats à l’aune de critères non pas
insuffisants, mais exorbitants. Adoptant
une vision trop absolue de la « Science »,
le sociologue condamne indirectement sa
discipline au statut de « proto-science »
au nom d’un idéal qu’ignorent pourtant
non seulement les autres sciences
humaines et sociales mais également les
diverses sciences de la matière de la vie.
Établi sur ce double constat du primat de
la fonction cognitive de la sociologie et
de la nécessaire reformulation d’une
vision « tempérée » de la scientificité,
l’ouvrage de C.-H. Cuin se présente
comme une invitation à la démarche
réflexive et critique. Le sociologue est-il
un scientifique comme un autre ? La
sociologie peut-elle prétendre au statut de
« science naturelle », et si oui selon
quelles modalités ? En s’appropriant ces
interrogations, l’auteur inscrit son « petit
essai » (mais dense par le contenu) dans
une tradition non pas simplement d’épistémologie des sciences sociales, mais
d’épistémologie au sens large. Et son but,
disons-le dès à présent, n’est pas
d’ajouter une voix à la sinistrose
ambiante – quoique partiellement
circonscrite – mais de donner des raisons
d’espérer. « Il n’est pas déraisonnable
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