18 PEOPLESPHERE N0161. MARS 2012
par exemple, de ne pas avoir la main sur tout,
votre capacité managériale s’effondre. »
Manager, ce n’est donc vraiment pas à la por-
tée de tout le monde…
Marion Sciarli: « Clairement, tout le monde
n’est pas capable de bien se positionner sur
ces deux indices, et tous les conseils et toutes
les formations du monde suivies à l’infini
pour être un manager modèle n’empêcheront
pas qu’en situation stressante, la personne
se réfugiera dans son modèle habituel. Pire,
il abusera probablement des principes de
management pour abuser de sa position.
Car les grands principes d’un management
efficient ne s’appliquent que dans un
contexte rationnel et maîtrisé. Il est grand
temps d’accepter que certaines personnes ne
sont pas faites pour manager. Le management
est un long apprentissage de la modestie. Il
doit mûrir et se nourrir du développement
des trois paramètres de l’équation:
l’expertise, l’assertivité et la tolérance aux
3 I. Promouvoir quelqu’un manager sur la
seule base de l’ancienneté, de sa place dans
l’organigramme ou de sa maîtrise du métier
est une erreur, si on ne teste pas positivement
sa capacité psychologique à diriger les
autres. Il y a là un champ d’action ouvert pour
les DRH, et insuffisamment investi: on essaie
beaucoup de former au management, mais on
évalue trop peu au préalable les personnes
promues managers. »
On sent le trash management proche de la
notion de harcèlement, tout en recouvrant
d’autres réalités. Comment le détecter?
Marion Sciarli: « Il s’agit en fait d’une
variation du harcèlement, de la manipulation,
de la violence psychique, de la terreur et du
détournement des outils managériaux pour
servir un objectif obscur et inavouable autant
qu’illusoire: le contrôle mesurable du cerveau
humain. Il ne sert pas l’organisation, mais sert
seulement les intérêts de celui qui le pratique.
Le trashy manager casse la motivation, fait
perdre le sens des missions, brouille les
repères pour mieux utiliser les membres de son
équipe. Dans l’ouvrage, j’identifie trois types
d’indices: les Six Dés du trasheur – à savoir
la dévalorisation, le dénigrement, le déni, la
dépossession, la division, la désinformation
–, les Six Dés du trashé – la déstabilisation,
la démotivation, la démobilisation, le
désengagement, la démission et la dépression
– et le turn over – beaucoup de départs et
de recrutements: le trashy manager tend à
entretenir un turn over soutenu. »
Quelle démarche entamer pour s’attaquer au
trash management?
Marion Sciarli: « La démarche doit clairement
partir du dirigeant de l’entreprise. Un
patron d’entreprise a toujours la capacité de
changer le rapport au travail dans sa propre
organisation et de participer à la construction
d’une société humainement plus pérenne et,
donc, porteuse de développement. Pour cela,
il doit connaître le sens de son activité. Il doit
pouvoir répondre à ces questions: ‘Quel sens
souhaitez-vous donner à votre entreprise?’ et
‘Est-il conforme à ce qui se passe aujourd’hui
au sein de vos équipes?’ Aujourd’hui, il ne faut
pas avoir peur de sortir du cadre et d’imaginer
d’autres règles pour travailler ensemble. Ce
n’est pas une utopie, c’est un besoin. Cela
n’ira pas dans l’intérêt de certains et tout
changement génère des résistances, mais
ce n’est pas le comportement des personnes
malveillantes qui est une menace, c’est le
silence des personnes bienveillantes. »
Le DRH a-t-il, lui aussi, un rôle à jouer dans
cette sortie du trash management?
Marion Sciarli: « Bien sûr! Le DRH devrait être
celui qui réécrit les règles de management
au sein de l’entreprise, qui apprend le Code
du Management et fait passer le Permis de
Manager. Mais on ne lui donne jamais cette
place-là! Il est plutôt utilisé pour licencier,
pour faire baisser les charges, pour trouver des
stratagèmes pour éviter de distribuer les primes,
etc. Or, il est tout à fait possible d’insuffler le
changement au plan managérial car, au fond,
l’individu ne fait que ce qu’il croit qu’on attend
de lui. Par souci pédagogique, j’ai fait porter les
diverses facettes du trash management et ses
applications dans le quotidien professionnel
par trois frères: Albert, Gilbert et Norbert
Trash. Mais leurs comportements ne sont pas
génétiques: on peut leur faire faire autrement,
les faire agir à l’opposé. »
Comment procéder, très concrètement?
Marion Sciarli: « Le DRH conscientisé au
problème du trash management doit tout
d’abord veiller à gagner l’écoute du dirigeant
et le sensibiliser à l’importance de réfléchir à
son avenir et à la qualité de management qu’il
veut avoir. C’est un chantier à mener au sein du
comité de direction. Il faut repenser les bases,
le génogramme de l’entreprise: pourquoi est-
on là? Est-ce que la réponse que donne la
direction à cette question est partagée dans
l’organisation? Est-ce qu’un réel espace existe
pour permettre à chacun d’écrire sa propre
histoire au sein de celle-ci? L’entreprise
doit devenir un espace de loyauté sociale et
stimuler les liens créateurs de valeur. Sur la
base d’une telle réflexion, elle pourra alors
réécrire une cartographie des compétences
où chacun pourra trouver sa place dans une
dynamique de création de valeur différente.
En ce sens, le DRH est un artisan. »
L’essentiel
1. Le trashy manager est un manager qui pratique le trash
management – un management « ordurier » –, un ensemble de
techniques d’organisation et de gestion parfaitement ineptes,
mais pourtant largement répandues dans les organisations.
2. Le trashy manager n’est pas forcément quelqu’un qui ignore
les méthodes managériales de base et les bonnes pratiques
de GRH. C’est leur détournement et leur mauvaise utilisation
qui entraînent des dysfonctionnements et des effets pervers
dévastateurs.
3. Pourtant, les solutions pour sortir du trash management
sont simples, non coûteuses et à la portée de tous, mais elles
exigent un certain courage.
!
La Grande Interview / Marion Sciarli 19
PEOPLESPHERE N0161. MARS 2012
Pareille approche de la part du DRH implique
qu’il intervienne déjà à un niveau qui soit
stratégique. Or, tous les DRH n’y sont pas
forcément! Peuvent-ils néanmoins agir pour
contrer le trash management à un plan plus
opérationnel?
Marion Sciarli: « Absolument, et agir à un
niveau stratégique n’enlève bien entendu
rien à la nécessité d’agir également au plan
opérationnel. Le défi consiste ici à redonner
aux outils RH leur véritable fonction
ainsi que leur pleine mesure afin que les
managers mettent en place les conditions
spécifiques de réussite dans le poste et
de développement humain. Un exemple?
L’entretien d’évaluation. En pratique, il finit
souvent pas obliger à trouver des axes de
progrès qui deviennent des reproches, par
toujours justifiés, quand il ne ressemble pas
simplement à la convocation par le censeur
du collège sur plainte du professeur qui
vous trouve dissipé. Pour sortir du trash
management, il convient de redonner à
cet échange annuel sa vraie place. C’est
un outil managérial qui s’inscrit dans le
co-développement. Les difficultés doivent
y trouver des solutions. En dehors de cet
objectif, ce temps passé à institutionnaliser
la dévalorisation est inutile et coûteux.
Autre exemple? Le contrat de travail. Cet
outil demeure aujourd’hui un document
administratif, alors qu’il pourrait devenir
un support de choix dans la lutte contre
le trash management, en incluant une
annexe qui formaliserait les engagements
éthiques du manager envers l’entreprise
et réciproquement. Autre exemple encore:
l’organigramme qui, reconnaissons-le,
présente les personnes et leur niveau
d’importance visible, en laissant supposer
qu’en haut, on est mieux payé qu’en bas,
par exemple. Pourquoi ne pas concevoir une
cartographie des compétences en raisonnant
à partir de l’architecture que forment les
différents groupes de personnes autour d’un
projet ou d’une mission. C’est l’architecture
du groupe et sa bonne conception qui crée de
la valeur ajoutée. Pour cela, il faut renoncer
au lien hiérarchique statique et formaliser la
relation fonctionnelle dynamique. »
Vous évoquez aussi dans le livre la nécessité
de ne pas recourir à des outils d’analyse qui ne
soient pas ceux des autres…
Marion Sciarli: « C’est très parlant dans
le cas des seniors. Laissons les pyramides
des âges aux démographes, les analyses
sociologiques aux sociologues, les
statistiques aux statisticiens et acceptons
de piloter les entreprises avec des méthodes
adaptées à la nature des entreprises. Une
entreprise se doit de travailler à partir des
compétences, et non des âges. On devrait
ainsi y parler de seniors et de juniors en
fonction de la durée d’ancienneté dans
un poste, mais pas en fonction de l’âge.
Une personne qui a 56 ans et qui vient de
changer de poste est un junior: elle n’a pas
la totale maîtrise des compétences dans
l’exercice de sa nouvelle fonction. Une
personne qui, à 35 ans, occupe la même
fonction depuis 12 ans, est un senior. Elle
a fait le tour de tous les besoins inhérents
à sa fonction et a franchi le cap de l’expert.
De cette façon, vous pouvez avoir, dans vos
équipes, un senior de 35 ans qui se trouve
en management, avec un junior de 56 ans
et se doit de lui transférer les compétences
indispensables à son efficacité. Or,
aujourd’hui, que constate-t-on? Lorsqu’on
évolue en entreprise, il n’est pas évident
d’accepter qu’une personne plus jeune,
ayant moins d’ancienneté, ayant peut-
être moins d’expertise, soit meilleure pour
gérer l’équipe, piloter le projet, voire soit
le maître du temps. Une des missions du
DRH consiste à faire passer le message qu’il
faut casser le cadre hiérarchique et miser
sur la qualité du lien qui crée de la valeur.
Or, dans bien des entreprises, la tendance
est à l’inverse, comme si les ressources
étaient là pour être exploitées. Pour ma
part, j’ai la conviction que ce n’est pas
tant aux RH de se rapprocher du business
et de la finance dans un rôle de Business
Partner, mais bien au reste de l’entreprise
de se rapprocher de l’humain. Tout
simplement parce que le cerveau humain
ne crée rien quand il ne va pas bien. Le DRH
doit se positionner comme directeur de
l’investissement sociétal, fonction dont la
mission consiste à faire fructifier le capital
humain de l’entreprise. »
CHRISTOPHE LO GIUDICE
B.CUSTODIO-POSE T
« Un patron a
toujours la capacité
de changer le
rapport au travail
dans sa propre
organisation. »
Marion Sciarli / La Grande Interview
Marion Sciarli, Trash Management
– Les managers de la peur, Editions
Kawa, Bluffy, 2011, ISBN 978-2-
918866-14-5, 29 euros.
Marion Sciarli:
« Entrer en zone trash, c’est se déresponsabiliser
et s’abriter derrière la crise pour reléguer les êtres
humains dans les tableaux de charges de structures
à supprimer… tout en espérant ne pas être obligé de
leur annoncer leur départ en face-à-face. »