130 | La Lettre de l'Hépato-gastroentérologue • Vol. XIX - n° 3 - mai-juin 2016
ÉDITORIAL
“
La chirurgie de demain :
le point de vue de l’économiste
Claude Le Pen
Professeur d’économie de la santé,
université Paris-Dauphine, Paris.
En parcourant le beau dossier réuni par la Lettre de l’Hépato-gastroentérologue
sur la “chirurgie de demain”, l’économiste est, comme tout un chacun,
émerveillé par les progrès des techniques et des technologies qui, déjà,
commencent à bouleverser cette discipline, à améliorer la sécurité, à réduire
lapénibilité pour le patient et à ouvrir de nouvelles perspectives. Quels que soient
les progrès très réels des thérapeutiques médicales, la chirurgie a de l’avenir…
Maisle naturel revenant au galop, l’économiste sort vite sa calculette : combien
celava-t-il nous coûter ? Surprise : rien ! Et peut-être même l’inverse : ça peut rapporter !
Du moins c’est ce qu’il entend dans les discours officiels. Parce que la chirurgie
mini-invasive réduit la durée d’hospitalisation et diminue les risques péri-opératoires.
Parce que la chirurgie ambulatoire, comme son nom l’indique, est appelée
àtransformer l’hôpital en super plateau technique dépourvu de capacités hôtelières.
Parce que le robot est censé abaisser l’aléa opératoire en améliorant la précision
dugeste.
Mais, incorrigible, l’économiste se rappelle la devise de sa profession :
“ereain’t no such thing as a free lunch.” “Il n’y a pas de repas gratuit” etpour
obtenir quelquechose de désirable, il faut généralement sacrifier une autre chose,
également désirable… Quelles seraient les contreparties économiques au progrès
destechnologies chirurgicales ? J’en vois trois.
D’abord, bien entendu, leurs coûts intrinsèques. Aucune des avancées techniques
mentionnées dans le dossier n’est gratuite, loin de là. Au coût évident des matériels,
il faut ajouter celui plus indirect de la formation des personnels. C’est l’une des
spécificités du progrès technologique en médecine comparativement aux autres
secteurs économiques : iln’est pas économe de ressources humaines. Il n’est pas
(oupeu) labor saving comme disent nos collègues anglophones. La technique change
la pratique du chirurgien plus qu’elle ne le remplace. Même dans le cas des robots.
Car elle exige souvent que lui et son équipe élèvent leur niveau de qualification.
Acquièrent des compétences nouvelles. Et si la technique aboutit dans certains cas
à des transferts de tâches, elle recentre le médecin sur sa mission clinique davantage
qu’elle ne “l’économise”. GuyVallancien a récemment récusé l’idée que la médecine
future serait une médecine sans médecins et je n’y reviens pas1.
Autre facteur, celui que j’appelle l’ “effet horizon”. Le progrès technique crée
desbesoins nouveaux qui en généralisent la pratique. Il repousse les limites plus qu’il
n’en facilite l’atteinte. En permettant de faire plus rapidement, plus sûrement, plus
économiquement ce qu’on faisait déjà, il encourage à faire davantage. Onprofite
duprogrès des techniques anesthésiques et chirurgicales pour élargir les indications
de la chirurgie. On opère des patients plus âgés, des patients à des stades
plusavancés de la maladie, des patients auparavant jugés inopérables. Et, au bout
ducompte, il n’est pas exclu qu’une technique qui économise des ressources
danslecas d’un patient n’ augmente finalement le coût collectif.
Par ailleurs, le progrès médical réside parfois davantage dans l’organisation
dessoins que dans la technique proprement dite. C’est, en particulier, le cas
delachirurgie ambulatoire. Accueillir le patient le matin, l’opérer dans la journée
etle renvoyer chez lui en fin d’après-midi nécessitent de repenser l’organisation
1 La médecine sans médecin,
le numérique au service du malade.
Gallimard, Paris, 2015.
0130_LGA 130 08/06/2016 10:04:51