DE L’INAUTHENTICITÉ DU LIVRE E DE LA MÉTAPHYSIQUE D’ARISTOTE. L vicissitudes des textes n’ont pas fini de nous surprendre. Déjà, à en croire Pétrarque, un témoin majeur des retrouvailles avec l’Antiquité à la pré-Renaissance, Aristote avait à souffrir de l’ignorance ou de l’envie de ses « traducteurs » : Interpretum ruditate vel invidia ad nos durus scaberque pervenit. Le témoignage a d’autant plus de valeur qu’il provient d’un homme qui goûte peu Aristote, et moins encore cet Aristote défiguré. Sans doute le régal de pensée qu’offre l’auteur de la Métaphysique reste-t-il toujours un peu rêche ; encore faut-il ne pas se tromper d’aliment. Avec l’étude qui suit, il ne s’agit de rien de moins que de la disqualification d’un livre entier de la Métaphysique, pourtant incontesté depuis deux mille ans. Découverte exceptionnelle, pour ne pas dire unique, en histoire de la philosophie : le livre F de la Métaphysique, auquel des siècles d’interprétation ont attribué une fonction architectonique, fondée sur l’identité de la philosophie première et de la théologie, est inauthentique. Authentiques en revanche sont L 7 et 8, magnifique premier et unique programme ontologique d’Aristote, dont la réhabilitation philologique attend désormais sa réhabilitation philosophique. Qui est le faussaire ? Andronicos de Rhodes, au 1er siècle avant J.-C. Quel est son but ? Souder les ensembles A-E et G-M pour faire un livre artificiellement unifié, « la » Métaphysique, et occulter ce qu’il ne parvenait pas à comprendre, la doctrine de l’être-vrai du livre J. ES 444 CONFÉRENCE Avec l’éviction du faux livre F et, par conséquent, avec le congé signifié aux questions incertaines qu’il a suscitées, doivent s’imposer désormais les conditions d’un renouveau des études sur Aristote. Emmanuel Martineau les inaugure en établissant la chronologie — enfin rendue possible — des sept « cours et conférences » qui composent la Métaphysique dans l’ordre de sa conception. L’enjeu indiqué est trop considérable pour que la démonstration qu’il requiert puisse être abrégée ; il fallait établir de façon philologiquement et philosophiquement certaine ce qui d’abord fut vu. D’où la dimension de l’étude que nous publions ; elle est celle de l’attention. Conférence. DE L’INAUTHENTICITÉ DU LIVRE E DE LA MÉTAPHYSIQUE D’ARISTOTE. EMMANUEL MARTINEAU. Ce qui est difficile, c’est de n’être jamais dupe, et cependant de tout croire de l’homme. Alain, Stendhal. W.W. Jaeger, in memoriam. Plan de l’étude. A. Authenticité de K 7-8, inauthenticité d’E. I. K 7, 1063b36-1064a10 (cf. E 1, 1025b3-18). II. K 7, 1064a10-b14 (cf. E 1, 1025b18 - 1026a32). 1. Le jargon d’E 1. 2. Les erreurs d’E 1. 3. L’émergence de l’Ωμ † ºμ en K 7. III. K 8 (cf. E 2-4). B. La véritable chronologie de la Métaphysique. Les chapitres 7 et 8 du livre K de la Métaphysique d’Aristote forment un « parallèle » au livre le plus court (exception faite pour l’apocryphe `) de la même collection, à savoir E. Or, tandis que l’authenticité d’E n’a, à notre connaissance, jamais été révoquée en doute, on sait que la plupart des spécialistes ont contesté celle 446 CONFÉRENCE de K1. Sans prendre dès l’abord de position ferme sur l’ensemble de ce dernier livre, nous nous proposons de démontrer au contraire que ses chapitres 7 et 8, tout au moins, sont bien de la main d’Aristote, et qu’il convient donc d’interpréter E comme un « arrangement » postérieur de ces textes, dû à l’intervention aussi intempestive que zélée d’un compilateur ancien. Nous procèderons comme suit : nous relirons K 7-8 et nous l’accompagnerons de diverses remarques destinées à établir l’infériorité littéraire et doctrinale de la plupart des énoncés « correspondants » d’E (A) ; puis nous montrerons qu’il résulte de l’élimination d’E des conséquences décisives pour une future édition qui serait enfin sérieuse, c’est-àdire chronologique, de la Métaphysique (B). Avant que d’écouter le Philosophe, un bref rappel s’impose au sujet de l’histoire mouvementée de l’interprétation de K. Dans ses célèbres Études de 1912, Werner Jaeger, le principal avocat de ce livre, écrivait : « De notre analyse, il ressort que les pensées exposées en K portent une empreinte rigoureusement aristotélicienne (durchaus streng aristotelisches Gepräge tragen) »2. Même si nous n’avons pas besoin de l’étendre à K 1-63, nous voudrions souOn se rafraîchira la mémoire dans B. Dumoulin, Analyse génétique de la Mét. d’Ar., thèse soutenue en 1979, publiée en 1986, p. 147s. Sur K 7-8, v. aussitôt les p. 158-161. On remarquera que le chapitre 8 n’inspire à l’auteur que trois lignes de commentaire — et cinq lignes à V. Decarie dans son article complètement arbitraire, « L’authenticité du livre K de la Mét. », dans le coll. Zweifelhaftes im Corpus aristotelicum, Berlin-New York, 1983, p. 314. Heureusement, la dernière de ces cinq lignes avoue que « l’ordre des matières semble moins confus dans K 8 que dans E 2-4 ». C’est le moins que l’on puisse dire. 2 W. Jaeger, Studien zur Entstehungsgeschichte der Met. des Ar., Berlin, 1912, p. 86. 3 L’authenticité de 7 et 8 nous important seule ici, rappelons simplement que l’une des principales objections opposées à celle de K envisagé (abusivement) comme « totalité » est la présence de la double particule z| ¥çμ, sinon absente du corpus, en 1060a5, 17 et 20,b3 et 1 EMMANUEL MARTINEAU 447 ligner que c’est ce jugement qui nous a mis sur la voie de la découverte. Aussi cette étude se conçoit-elle naturellement comme un modeste hommage à la mémoire de l’helléniste allemand : Jaeger, comme tous ses devanciers et successeurs — Martin Heidegger y compris —, s’est laissé tromper par l’auteur d’E, mais comme il avait pressenti quelque chose de l’énigme de K, il n’est que de prolonger son intuition pour résoudre le faux mystère d’E. A. AUTHENTICITÉ DE K 7-8, INAUTHENTICITÉ D’E I. K 7, 1063b36-1064a10 (cf. E 1, 1025b3-18)4. Toute science recherche certains principes et certaines causes pour chacun des objets qu’elle connaît, ainsi par exemple, la médecine, la gymnastique et chacune des autres sciences poiétiques et mathématiques. Chacune d’elles, en effet, circonscrivant pour elle-même (`Ã…°) un certain genre, s’occupe de celui-ci comme d’un subsistant (Ã√cƒ¤∑μ) et d’un étant, pris non pas en tant qu’étant cependant, car de celui-ci s’occupe une science autre que les sciences citées. De ces sciences, chacune prend en quelque sorte le « ce que c’est » dans chaque genre pour sujet, et s’efforce de démontrer le reste avec plus 12,1061b8 et 1062b33 (L. Spengel, P. Natorp ; cf. Jaeger, p. 87). Or, comme on voit, aucune de ces sept occurrences n’appartient à 7 et 8 ! Il est donc au moins imprudent de parler sans plus de précisions de « l’usage fréquent et insolite de la particule z| ¥çμ » en K (P. Aubenque, « Sur l’inauthenticité du livre K de la Mét. », dans Zweifelhaftes…, op. cit., p. 320, article qui, lui non plus, ne souffle mot de K 8). — Sur la position de Natorp, v. encore W. Jaeger, op. cit., p. 84. 4 Nous retouchons librement la traduction de J. Tricot, 1964. 448 CONFÉRENCE ou moins de rigueur. Mais les unes appréhendent le « ce que c’est » au moyen de la sensation, tandis que les autres l’assument par hypothèse. Aussi résulte-t-il clairement d’une induction (}√`z›zï ») de cette sorte que, de l’essence (∑À«ß`»), c’està-dire du « ce que c’est », il n’y a pas démonstration. Pourquoi interrompre si vite notre lecture ? Tout simplement parce qu’il serait à peine nécessaire de la poursuivre pour prouver notre thèse : ce n’est pas E 1 qui est « la source de K 7 »5, mais bien l’inverse. En vérité, la comparaison de ces onze lignes avec leur prétendu modèle d’E y suffirait amplement ! Mettons-nous en effet à la place du lecteur ordinaire, c’est-àdire de celui qui est persuadé que le passage cité, qu’il soit ou non authentique, dérive d’E, texte authentique. À ses yeux, le début d’E 1, plus long que le début de K 7 (16 lignes contre 11), doit ipso facto être plus riche, Aristote ne parlant pas volontiers pour ne rien dire. Et le fait est que nous avons la surprise d’y trouver un nombre important d’éléments qui, soi-disant, manquent (manqueront) en K 7. Seulement, si nous considérons la liste de ces éléments : — « sciences dianoétiques, ou participant en quelque chose de la dianoia » (b6) ; — « l’être b√≥Ë»» (b9) ; — « rendre compte du “ ce que c’est ” »6 (b10) ; — « les propriétés essentielles du genre » (b12) ; 5 B. Dumoulin, l.c., p. 159 et 174 ; cf. I. Düring, Aristoteles, Heidelberg, 1996, p. 278 : « K 7 : mit Sicherheit ein Referat von E 1, mit Verwechslung des zwei Begriffe Ωμ † ºμ und Ωμ ¤›ƒ§« …∫μ. K 8 : ein stark gekürztes Referat von E 2-4 » ; etc. 6 Cf. Platon, Rép., VI, notamment 510c : « Après avoir fait ces hypothèses, comme s’ils en avaient la connaissance, ils n’estiment plus nécessaire d’en rendre aucunement compte ni à eux-mêmes, ni à d’autres, considérant qu’elles sont évidentes pour chacun », etc. EMMANUEL MARTINEAU 449 — « un autre mode de monstration ({ä≥‡«|›») » (b15-16) ; — « ce que c’est [“ essence ”] / si c’est [“ existence ”] (…ß }«…§ / |• Ç«…§μ) » (b16), prétendrons-nous qu’ils apportent un plus, qu’ils font d’E 1 un meilleur texte que K 7 ? Tout au contraire. D’une part, ces six expressions sont toutes d’un évident pédantisme : elles sentent à dix lieues l’aristotélisme « classique », donc la glose ; d’autre part, l’auteur qui, croyons-nous, les a glissées dans E 1 en délayant K 7 obéissait moins à une inspiration philosophique propre qu’à 1/ une influence « classique », elle aussi, et surtout à 2/ une contrainte parfaitement étrangère aux requêtes de la pensée aristotélicienne : 1/ À l’influence de la République, d’abord, un texte que l’auteur de K 7 avait certes déjà présent à l’esprit, non pas cependant au point d’en faire un usage aussi lourdement technique. À tout le moins ne prononçait-il pas encore le mot fatal dianoia (on ne le lira qu’en 8, 1065a22) qui, nous le verrons, gouvernera la doctrine la plus « personnelle » et la plus « inauthentique » du rédacteur d’E 4 — et surtout pas l’adjectif « dianoétique ». Faut-il rappeler en effet qu’Aristote, s’il connaît cet adjectif en philosophie « théorique » et pas seulement en éthique, ne l’accole jamais aux « sciences », mais seulement, en un passage unique et stratégique de l’Organon, à un certain type d’enseignement (didaskalia) ou d’apprentissage (mathèsis), c’est-à-dire à la formation « logique »7 ? 7 An. post., I, 1, début. Sur ce texte, dont l’auteur se sera également souvenu (rien de plus naturel pour un glossateur que de démarquer les débuts des traités), mais sans le comprendre, nous n’avons réussi à trouver aucun commentaire. Il faut même croire que l’adjectif « dianoétique » indispose les interprètes, ainsi I. Düring, op. cit., p. 601, qui l’escamote : « Jedes Lehren und Lernen geht von einem bereits vorhandenen Vorwissen aus », ou Kl. Oehler, pourtant auteur d’une étude spécialisée sur Die Lehre vom noetischen und dianoetischen Denken bei Platon und Ar., 2e éd., Hambourg, 1985, p. 185, n. 1, qui l’enregistre sans en dire un mot. 450 CONFÉRENCE D’où la première des bonnes nouvelles que nous nous apprêtons à publier : nous voilà débarrassés d’un hapax encombrant, et même, dans la foulée, d’un second intrus, qui n’est autre que le mot dianoia lui-même. Qui ne percevrait, en effet, dans l’ajout « ou participant en quelque chose de la dianoia » un remords suscité par l’usage impropre de l’adjectif « dianoétique »8 ? Et qui croira que dianoia, dans le grec d’Aristote, ait jamais possédé la valeur active dont le charge son second emploi, en 1025b17-189 ? Bref, l’auteur d’E 1 semble bel et bien fâché, comme on dit, avec les termes fondamentaux de Platon et d’Aristote, et il ne s’en cache pas longtemps. Au reste, que le livre E se signale le plus souvent par une langue des plus médiocres, c’est là un fait que nous ne sommes nullement le premier à relever : W. Christ, au siècle dernier, ne soupçonnait-il pas déjà une interpolation aux lignes 15-1810 ? Que n’avait-il soupçonné que l’interpolation est en fait le principe même de la rédaction d’E — et cela dès sa première ligne ! 2/ Et pour cause, l’auteur d’E travaillant d’abord et avant tout sous la plus pénible des contraintes. Pour le comprendre, essayons de nous représenter dans quelle situation il se trouvait, c’est-àdire quelle tâche il s’était assignée : Une tâche très claire, et même trop claire : entre les deux blocs A-E et Z-K11 (peut-être même Z-M), que manifestement il — Trompeuse est enfin la note de J. Tricot, p. 236, n. 3, sur D 7, 1012a2s. (avec le mot {§`μ∑ä…∫μ), qui, évoquant (sans références) notre adjectif « dianoétique », donne l’impression qu’il serait attesté en ce chapitre. 8 Cf. J. Tricot, p. 326, n. 4, et la longue note de J. Owens, The Doctrine of Being in the Aristotelian Metaphysics, 3e éd., Toronto, 1978, p. 293, n. 33. 9 J. Tricot traduit : « la même opération de l’esprit », ce qui est correct dans le contexte, mais dans le contexte seulement. — Nous rencontrerons en b25 (v. plus bas, II) un troisième emploi tout aussi suspect de dianoia. 10 V. J. Tricot, p. 327, n. 5. 11 Au sujet de Z-I, la recherche moderne est toujours d’accord avec lui (on se souvient que I, appendice aux livres « centraux », se réfère claire- EMMANUEL MARTINEAU 451 considérait comme insécables, jeter un pont, reconstituer le chaînon manquant. Comme le disait W. D. Ross, « E a été élaboré sous une forme qui servait à faire le lien entre l’introduction originale ABDE et la discussion ultérieure de la substance ZHJ — intention dont on ne voit pas la trace en K »12. Mais cette tâche, comment la réaliser ? Créer ex nihilo un texte de transition ? C’eût été agir en faussaire, et notre homme n’y semblait pas disposé en se mettant à l’ouvrage (par la suite, ce sera une autre affaire…). Aussi a-t-il résolu d’agir en contrefacteur, et, pour ce faire, s’est-il mis en quête d’un matériau aristotélicien, qu’il n’a pas tardé à découvrir parmi les quelques « feuilles volantes » qu’il avait entre les mains : sur l’une d’entre elles, en effet, Aristote avait esquissé le portrait d’une « science de l’étant en tant qu’étant, (…) indépendant et immobile » (1064a29, 33-34), alias theologikè. Document providentiel, donc, puisque le Philosophe consentait enfin à y baptiser cette science dont D avait déjà13 fixé l’objet, mais sans y inclure clairement le divin14 et, qui pis est, sans briser son anonymat : ˜F«…§μ }√§«…ç¥ä …§»… Seulement, la médaille avait son revers : c’était la brièveté de ces quelques lignes, et surtout leur assez ment à Z en 2, 1053b17 : v. W. Jaeger, op. cit., p. 172, et Aristoteles, 2e éd., Berlin, 1955, p. 208-209). Mais il s’en faut qu’une telle unanimité règne au sujet de l’unité littéraire et chronologique d’A-E : v. plus bas, B. 12 W. D. Ross, Aristotle’s Metaphysics, Oxford, 1924, t. II, p. 305. Et pourtant Ross tient — comme tout le monde — K 7-8 pour un résumé d’E ! Autrement dit, il lui faut supposer (même s’il se garde bien de le faire explicitement) que l’auteur de K 7-8 a systématiquement supprimé tout ce qui, en E, faisait « lien » avec les autres livres. Je laisse le lecteur apprécier la vraisemblance d’un tel « scénario »… 13 Sous-entendu : D étant, pour notre auteur (mais v. supra, n. 11), antérieur à son canevas de K. On se doute qu’il n’en est rien. C’est naturellement de D que vient aussi le pluriel ºμ…` ê ºμ…` du début d’E 1 : v. 1003b15-16, 1005a27, b10. 14 Sur la théologie dans D, cf. P. Aubenque, Le problème de l’être chez Ar., 1962, p. 390-395. 452 CONFÉRENCE faible « technicité ». L’auteur inconnu était avide de données architectoniques, systématiques, le texte d’Aristote ne lui offrait qu’un léger crayon… Nous reviendrons bien sûr sur le sens philosophique et chronologique de cette sobriété de K 7-8. Pour l’heure, concluons qu’il ne restait au rédacteur d’E, pour porter remède à ce qui lui semblait être un défaut, qu’une seule ressource : étoffer, gonfler son modèle en y important toutes sortes d’expressions empruntées tant au second qu’au premier des blocs dont nous avons parlé. Ainsi, il ferait d’une pierre deux coups : il assurerait la continuité d’un seul ouvrage, et il tempérerait les inquiétantes « discordances » de vocabulaire qu’il avait constatées en passant d’un livre — ou d’un groupe de livres — à l’autre de la collection. Et voilà pourquoi — l’b√≥Ë» ºμ d’E 1 provient non seulement de K 8, début, dont nous parlerons en ce lieu, mais aussi de Z 1, 1028a30-31 : ‰«…| …ª √ƒ‡…›» Ωμ ≤`® ∑À …® Ωμ a≥≥˝ Ωμ b√≥Ë» å ∑À«ß` fμ |©ä, tandis que — « les propriétés essentielles du genre » (…d ≤`¢˝ `Ã…d Ã√cƒ¤∑μ…` …Ù zÄμ|§) proviennent du début de D, certes, mais aussi et plus directement de E 30, 1025a30-32 : « Symbébèkos s’entend encore d’une autre façon : c’est tout ce qui échoit à chaque chose par soi (æ«` Ã√cƒ¤|§ ~≤c«…È ≤`¢˝ `Ã…∫), mais sans appartenir à son essence ». On le voit : pour corser le texte de K 7, notre rewriter n’est pas allé chercher bien loin : il a puisé une expression dans le texte précédant immédiatement, et une autre dans le texte suivant immédiatement le « vide » imaginaire qu’il entendait combler. Et l’on voudrait qu’un écrivain aussi désinvolte, qu’un rapiéceur aussi mesquin eût été Aristote ! Ajoutons que — le début même d’E 1 : « sont recherchés les principes et les fondements des étants (…Ëμ ºμ…›μ) » se borne à combiner non moins paresseusement les formules de D 1 et de E 1-2 avec le début de K 7, et — les mots « un autre mode de monstration », à imiter ceux de Z 17, 1041b10 : « un autre mode de recherche ». EMMANUEL MARTINEAU 453 — Reste le binôme « ce que c’est/si c’est », qui ne devait pas peu tourmenter certains exégètes, comme Suzanne Mansion15 ou J. Owens16, et pour cause, encore : car on n’ignore pas que cette opposition, quant à elle, ne se lit — à notre gré, ne pourrait se lire — nulle part ailleurs dans la Métaphysique, pour la bonne raison que la Métaphysique questionne l’être et l’essence en deçà d’elle : au chapitre même que nous venons d’évoquer, Z 1, l’essence ne « signifie » pas le « ce que c’est », mais c’est bien plutôt le « ce que c’est », orienté qu’il est vers le tode ti (1028a12) qui « signifie (fait signe vers) l’essence » (a14-15), véritable objet de l’enquête. Gageons cependant que si notre auteur ne s’est pas gêné pour introduire en contrebande au chapitre E 1 l’opposition d’An. post., II, 1 et 8, c’est très certainement parce qu’il la croyait également présente — et beaucoup le croiront après et d’après lui — en Z 17, passim. À tort, ainsi que R. Boehm l’a magistralement montré17. Il n’empêche que sa méprise sur ce point, en s’ajoutant aux autres, ne fait que conforter notre hypothèse. Ainsi, nous avons à peine effleuré le livre E que déjà des doutes nous assaillent sur sa grécité et son authenticité, et même que s’accumulent de véritables preuves de son inauthenticité. Au début de K 7, en revanche, nul obstacle ne nous a arrêté : pas de variante significative (en 1064a2, le `Ã…° des éditeurs est bien suggéré par le `À…° du Vindobonensis), pas d’obscurité de la pensée ou du style, et même quelques traits délicats, comme « elle s’efforce de montrer » (cf. aussi a36), moins sec que le « elles démontrent » qui le remplacera en E 1, ou comme le couple ¥`≥`≤‡…|ƒ∑μ ê a≤ƒ§yÄ«…|ƒ∑μ, dont le rewriter, pour faire bon poids, tirera ces S. Mansion, Le jugement d’existence chez Ar., 1946, p. 197s., ainsi que p. 176, n. 68, sur ce « petit bout de phrase jeté en passant dans la Mét. ». 16 J. Owens, op. cit., p. 287-296. 17 R. Boehm, Das Grundlegende und das Wesentliche, La Haye, 1965 = La Mét. d’Aristote, trad. E. Martineau, 1976, §§ 29s. Cf. infra, n. 37. 15 454 CONFÉRENCE deux expressions « scolastiques »18 : a≤ƒ§yÄ«…|ƒ`» ê b√≥∑«…ă`» et aμ`z≤`§∫…|ƒ∑μ ê ¥`≥`≤‡…|ƒ∑μ. Dès lors, faut-il continuer ? Ou ne convient-il pas plutôt d’accélérer le mouvement, et de nous hâter vers le chapitre 4 du livre E, fameuse pomme de discorde entre les commentateurs d’Aristote ? Nous continuerons, pour trois raisons décisives : d’abord, l’enjeu négatif de cette étude, la disqualification d’un livre entier de la Métaphysique, incontesté depuis deux mille ans, est trop énorme pour qu’il nous soit permis d’abréger la démonstration (au surplus, il nous incombe de nous assurer que les quatre chapitres d’E proviennent de la même plume) ; ensuite, l’on ne saurait situer et dater, même sommairement, K 7-8, et surtout expliquer sa brièveté sans en examiner posément la doctrine ; last, not least, nous ne perdrons sûrement pas notre temps à goûter la sobriété, comme nous disions, de ce document trop négligé, et, en particulier, à nous demander ce que son « style » peut nous révéler des dispositions d’Aristote au moment où il traçait cette esquisse. II. K 7, 1064a10-b14 (cf. E 1, 1025b18-1026a32). D’autre part, étant donné qu’il existe certaine science traitant de la nature (å √|ƒ® ŸÕ«|›»), il est manifeste qu’elle sera différente, et d’une science pratique, et d’une science poiétique. Ou devrais-je dire « macaroniques » ? En effet, si le second binôme est à la rigueur acceptable, que dire de cette opposition entre a≤ƒ§yç» et b√≥∑◊», termes déclarés synonymes en M 3, 1078a10-11 : « l’exactitude n’est rien d’autre que la simplicité » ? En vain Ross allègue-t-il, pour ce sens de « simple », A 5, 987a21, où le sens est plutôt « simpliste » (Tricot) — mais v. H. Bonitz, Index arist., 76b31s., qui cite Z 4, 1030a16, nous livrant certainement la « source » (mal comprise) de l’auteur d’E : « un logos simple pourra être remplacé par un logos plus détaillé (ê aμ…® ≥∫z∑ b√≥∑◊ a≤ƒ§yÄ«…|ƒ∑») ». Quoi qu’il en soit, seule l’expression de K 7 est vraiment satisfaisante. 18 EMMANUEL MARTINEAU 455 Pour la science poiétique, en effet, c’est dans l’artiste, non dans le patient que réside le principe du mouvement, et ce principe est, ou un art, ou quelque autre capacité ; de même, pour la science pratique, ce n’est pas dans l’objet de l’action (√ƒ`≤…Ù), mais plutôt dans les agents que réside le mouvement. Or la science du physicien traite des êtres qui ont en eux-mêmes un principe de mouvement. On voit, dès lors, que la science physique n’est ni une science pratique, ni une science poiétique, mais nécessairement une science théorétique (car il faut bien qu’elle tombe sous l’un de ces trois genres). Et puisqu’il est nécessaire à chacune des sciences de connaître en quelque manière le « ce que c’est » et de s’en servir comme principe, il faut porter son attention sur le point de savoir comment le physicien doit définir et comment il doit saisir le logos de l’essence (∑À«ß`») : est-ce comme le camus, ou non pas plutôt comme le concave ? De ces deux notions, en effet, le logos du camus est énoncé avec la matière de la chose, tandis que celui du concave l’est séparément de la matière : car la camardise advient dans le nez, ce qui fait aussi que son logos est considéré avec le nez, le camus étant un nez concave. Il est donc manifeste qu’il convient à chaque fois de fournir le logos de la chair, de l’œil et des autres parties du corps en y joignant la matière. D’autre part, puisqu’il existe certaine science de l’étant en tant qu’étant et qu’« indépendant » (¤›ƒ§«…∫μ), nous devons examiner s’il faut, en fin de compte, admettre que cette science est la même que la physique, ou si elle n’est pas plutôt différente. Car la physique, on l’a dit, traite des choses qui contiennent en elles-mêmes le principe du mouvement, tandis que la mathématique est une science théorétique et qui s’occupe de choses permanentes, mais non pas « indépendantes ». Du coup, l’être « indépendant », en l’occurrence l’être immobile (≤`® …ª a≤ßμä…∑μ) est l’objet d’une science autre que les deux sciences citées, s’il existe du moins une essence telle, je veux dire « indépendante » et immobile (ce qu’on essaiera de montrer). Or s’il y 456 CONFÉRENCE a bien parmi l’étant une nature (ŸÕ«§») telle, ce sera aussi là, en quelque manière, le divin, et ce ne saurait être que le premier et souverain (≤ƒ§›…c…ä) principe. On voit donc qu’il y a trois genres de sciences théorétiques : la physique, la mathématique et la théologique. Or le genre des sciences théorétiques est le plus excellent, et des sciences théorétiques elles-mêmes, la dernière que nous avons nommée est la plus excellente : car elle a pour objet le plus noble de tous les étants, et la supériorité ou l’infériorité de chaque science est déterminée par son objet propre. Mais voici enfin un embarras : la science de l’étant en tant qu’étant doit-elle être considérée, ou non, comme universelle ? En effet, parmi les mathématiques, chaque science porte sur un seul genre déterminé [de la quantité] (√|ƒ® Ñμ …§ zÄμ∑»), mais il y a aussi une mathématique universelle qui est commune à tous (√|ƒ® √cμ…›μ) ; d’autre part, si les essences naturelles sont les premières de l’étant, alors la physique serait aussi la première des sciences ; mais, s’il existe une autre nature, une essence « indépendante » et immobile, alors la science de cette essence doit aussi nécessairement être antérieure à la physique, et universelle par son antériorité même. Commençons par reformuler notre alternative méthodologique : ou bien ce texte est un mauvais résumé de la fin d’E 1, et, comme l’affirmait sans ambages Ingemar Düring, « l’œuvre d’un compilateur insuffisamment formé (geschult) à la pensée d’Aristote » (sic)19 ; ou bien E 1 est la mauvaise réécriture de ce texte par un glossateur. Autrement dit : ou bien ce texte « simplifie »20 le lanI. Düring, op. cit., p. 116, n. 444. A. Mansion, « L’objet de la science philosophique suprême d’après Ar. », Mélanges A. Diès, 1956, p. 163 : « K 7 présente une rédaction, simplifiée d’E 1, et d’un tout autre esprit ». Assurément, pour ce qui est du « tout autre esprit » ! 19 20 EMMANUEL MARTINEAU 457 gage et la pensée d’Aristote, ce qui implique qu’il les trahisse peu ou prou ; ou bien la falsification se trouve dans les éléments indûment ajoutés à K 7 par E 1. Mais enfin, sauf à supposer que les deux textes soient authentiques (hypothèse que la bonne méthode prescrit de garder en réserve), il faut bien que falsification il y ait, en l’un ou l’autre chapitre. 1. Le jargon d’E 1. Or nous avons beau faire, nous ne parvenons à la découvrir nulle part dans ces 42 lignes (contre 49 en E) de K 7. Car ces lignes, à n’en considérer tout d’abord que la forme « littéraire », coulent de source, elles aussi, et il n’en ira pas autrement tout au long de K 8. De plus, nous rencontrons ici quelques nouveaux traits d’une discrète, mais indiscutable beauté : le vieux titre R|ƒ® ŸÕ«|›», par exemple, comme en A 9, 992b9, M 9, 1086a23-24, etc., textes manifestement contemporains ; ou le mot même de ŸÕ«§» (a36-37 et b11), annonciateur de la ¥ß` ŸÕ«§» de D 1-2, 1003a27 et 34 ; ou encore les superlatifs ≤ƒ§›…c…ä et …§¥§‡…`…∑μ dont c’est sûrement l’une des premières apparitions21 ; ou enfin une nomination du divin — }μ…`◊¢˝ fμ |©ä √∑ ≤`® …ª ¢|±∑μ — qui paraît ne le céder en rien, pour l’émouvante simplicité, aux grands textes d’Aristote sur le dieu. Or qu’en est-il, de ce point de vue, en E 1 ? Réponse du commentateur le plus assidu de ce chapitre, Augustin Mansion, en 1956 : « Notons que la rédaction d’E 1 est particulièrement négligée, davantage que dans la moyenne des exposés didactiques d’Aristote ». Et de citer, entre autres incidents de parcours, les mots }≤ …ï» …∑§`Õ…ä» }√`z›zï», aussi mal placés en 1025b15 qu’ils le sont bien en 1064a8 ; l’adverbe ¥∫μ∑μ de b2728, curieusement rejeté en fin de phrase et fort malaisé à tra21 Cf. surtout A 2, autre texte ancien, 983a5, pillé par E 1, 1026a21 : …§¥§›…c…ä (}√§«…ç¥ä), et, bien sûr, M 10, 1075b20-21. 458 CONFÉRENCE duire22 ; ou encore « des transitions peu naturelles, et même heurtées » — et surtout des hiatus : « Dans le chapitre tout entier, on ne constate guère la préoccupation d’éviter l’hiatus, tandis qu’un tel souci se fait sentir, malgré quelques rares exceptions à la règle, tout au long de la rédaction parallèle de K 7, comme le relevait déjà F. Blass en 1875 »23. Décidément, nos affaires avancent… D’autant que Mgr Mansion aurait dû, s’il eût été moins crédule, allonger une telle liste et faire état de maintes anomalies encore plus graves, sur lesquelles ses devanciers n’avaient pas pu ne pas achopper. Voici la plus frappante : aux lignes 1026a9-10 : æ…§ ¥Äμ…∑§ Çμ§` ¥`¢ç¥`…` † a≤ßμä…` ≤`® † ¤›ƒ§«…d ¢|›ƒ|±, {ï≥∑μ, les mots Çμ§` ¥`¢ç¥`…` sont-ils objet (Bonitz) ou sujet de ¢|›ƒ|± (Ross, suivi par Tricot, qui traduit : « certaines branches des mathématiques » et précise : « les mathématiques pures ») ? Objet, répondrons-nous sans hésitation, en considération de l’ordre des mots24. Comment ne pas souscrire, pourtant, à la note critique de Jaeger à ce lieu : « ¥`¢ç¥`…`, codd., sed dubium hoc sensu (= ¢|›ƒç¥`…`) ; cf. Index arist., 441a33 », ou à la réserve dont Ross lui-même assortit son choix ? En fait, rien de plus simple que l’explication de ce « tremblé » : pour expert qu’il se croie ès « vocabuCf. W. D. Ross, op. cit., t. I, p. 354, et surtout le ¥∫μ∑μ de K 8, 1064b22, qui aura joué son rôle. 23 A. Mansion, art. cité, p. 152-153. Cette étude était malheureusement sans vraie valeur philologique, reposant sur la pétition de principe habituelle : « On est au moins d’accord sur un point : c’est que la rédaction de K 7-8, sinon les doctrines avec toutes leurs nuances (!), n’est pas d’Aristote lui-même » (p. 151-152). Même remarque pour le stérile exposé de B. Dumoulin sur E 1, op. cit., p. 130s. 24 Et de l’adjectif Çμ§`, répété à la l. 14. L’auteur en est d’ailleurs si friand qu’il l’utilise même au singulier (lequel singulier serait unique dans le corpus aristotélicien !), à la l. 5 : √|ƒ® ‹¤ï» }μß`». « An Çμ§` ? Cf. Part. an., 641b9-10 », s’interroge à juste titre Jaeger. La vérité est simplement que ces lourdeurs trahissent un texte apocryphe. 22 EMMANUEL MARTINEAU 459 laire » aristotélicien, l’auteur d’E 1, plus averti des mots que de leur sens, ignore qu’Aristote n’emploie point mathèmata avec l’acception objective de « vérités mathématiques », réservant à cellesci le terme mathèmatica25. Le mot mathèmata ne se lisait pas en K 7 : en le lâchant imprudemment, le compilateur s’est démasqué. Ne déplaise à Düring, c’est donc lui, non l’auteur de K 7, qui n’est pas assez « geschult » ou, si l’on préfère, qui l’est trop ! Pour nouvelle preuve de cette fausse compétence « scolaire », relevons deux autres expressions dont Mgr Mansion et autres écolâtres eussent bien fait de s’émouvoir : 1/ « les philosophies théorétiques, mathématique, physique, théologique », en 1026a18-19, et 2/ « toute dianoia est pratique, poiétique ou théorétique », en 1025b25. Car ces expressions ronflantes, non seulement ne sont pas aristotéliciennes, mais encore ne pourraient l’être : 1/ En effet, s’il est tout à fait exact que, chez Aristote, « addito ad nomen Ÿ§≥∑«∑Ÿß`» adjectivo aliave determinatione disciplinae philosophicae distinguuntur », cette règle autorisait-elle Bonitz, dans son Index, à réserver pratiquement une rubrique spéciale au présent texte26 ? Nullement, à cause d’un adjectif indésirable : « mathématique », d’où résulte le vrai corps du délit : « philosophie mathématique ». Car ce nouvel hapax nous paraît incompatible avec l’usage du Stagirite qui, s’il parle très tôt de « science pratique, poiétique, mathématique »27, prend de tout autres précautions lorsque c’est de « philosophie » qu’il s’agit : philosophia, dans sa langue, ne saurait désigner une science ontique — ce qu’est la mathématique, autant et plus que pour Platon, pour Aristote —, mais, ou bien est employé absolument, et équivaut à peu près, comme on sait, à sophia28, ou bien est explicitement et V. les trois textes cités par Ross, t. I, p. 355 : Phys., II, 2, 194a7s., De caelo, III, 4, 302b29 et An. post., I, 13, 79a7 ; etc. 26 Index arist., 821a32s., où ce texte vient en première place… 27 Top., VI, 6, 145a15-16. 28 Cf. par exemple D 2, 1004b19, 23. 25 460 CONFÉRENCE proprement rapporté aux recherches ontologiques sur l’étant en tant qu’étant ou en tant que mobile, et reçoit alors deux épithètes, et deux seulement : « première » et « seconde » ou, en trois beaux textes rappelés par A. Mansion29, « physique ». Dès lors, pour la « philosophie mathématique », voyez plutôt Speusippe ou, à défaut, L. Brunschvicg ou J. Cavaillès, car ni le mot, ni la chose n’existent chez Aristote. Le Philosophe, dès le livre A (9, 992a3233), avait exprimé son regret de constater que « les mathématiques, pour les gens d’aujourd’hui, sont devenues toute la philosophie » : il serait pour le moins paradoxal qu’il réglât ses expressions sur une mode qui lui est insipide. 2/ Dans la seconde expression litigieuse, nous retrouvons une vieille connaissance : dianoia. Les deux premiers emplois du mot ne nous avaient inspiré que de l’inquiétude, celui-ci est-il davantage propre à nous rassurer ? Loin de là, dianoia étant désormais mis en équation — tout comme à l’instant philosophia — avec épistèmè. Or, derechef, nous ne connaissons point d’exemple aristotélicien d’une telle synonymie. Dans la Métaphysique comme ailleurs, dianoia désigne le « sens », la pensée en général, en tant qu’elle ouvre (dia-) et distingue (-noia) avec netteté, en un mot, projette tel ou tel domaine de vérité — d’où des sens comme « réflexion », « dessein », ou même « sens visé par un auteur » (doxa) —, jamais une discipline constituée, et ce n’est surtout pas le prétendu « parallèle » d’Eth. Nic., VI, 2, 1139a27-28, pieusement A. Mansion, « Phil. première, phil. seconde et métaphysique chez Ar. », Revue philosophique de Louvain, mai 1958, p. 200, n. 61, qui signale Ÿ«§≤é Ÿ. en Z 11, 1037a14, De long. et brev. vitae, 1, 464b33 et Part. an., II, 7, 653a9. Dans cet article comme dans le précédent, l’A. était incapable de résister aux prestiges d’E 1. Toutefois, un détail important ne lui avait pas échappé, qui milite encore pour notre thèse : « Pourquoi, en 1026a19, cet ordre “ mathématique-physique-théologique ”, qui n’est pas conforme à celui suivi plus haut ? », demandait-il, p. 198, sans pouvoir bien sûr répondre. Car la réponse se trouve dans la négligence d’un écrivain qui ne saurait être Aristote. 29 EMMANUEL MARTINEAU 461 recensé par Bonitz (mais sans proposition de sens, comme on pouvait s’y attendre)30, qui pourrait démentir cette analyse. En effet, si ce texte capital de l’Éthique est assurément le lieu auquel notre glossateur d’E aura dérobé l’expression littérale dont il se sert, il n’a pu la détourner à son profit de piètre épistémologue (si on nous passe ce pléonasme) qu’en en faussant complètement la signification. Aristote, par dianoia, n’entendait rien de moins que la puissance humaine de discerner (dijudicandi)31, l’auteur d’E 1 n’y voit plus qu’une capacité de découper : obscurément, il fait l’amalgame entre le discernement des sphères du vrai32 et la « circonscription » (1025b8) des régions de l’étant caractéristique des sciences en mérei évoquées au début de K 7 et de D, autrement dit : entre la connaissance de la vérité (Auslegung) et la science des choses (Thematisierung). Bref, notre contrefacteur peut bien mettre l’Éthique à contribution, son point de vue est désespérément et naïvement théoriciste, autant dire antithétique du point de vue constamment phénoménologique d’Aristote. La métaphysique d’Aristote, disait un jour Heidegger à J. Beaufret, ist gar keine Metaphysik, sondern eine Phänomenologie des Anwesenden ; aux yeux de l’auteur inconnu d’E, ce n’est assurément pas non plus une métaphysique, mais une espèce de scientia generalis, en mauvais grec : {§cμ∑§` ¢|›ƒä…§≤ç. Mais nous n’en avons pas tout à fait fini avec la dianoia, et il est encore possible de démontrer d’une autre manière, quasiment 30 Index arist., 186b25s. Sur le problème général des « vertus dianoétiques », v. notre Provenance des espèces, 1982, chap. V. 31 Ce qui nous permet rétrospectivement de comprendre le « dianoétique » du début des Anal.post. (supra, n. 7) au sens de « dijudicatif ». Kant, dans son introduction à la Logique transcendantale, aura complètement oublié cette dimension de paideia de la « logique élémentaire », comme il l’appelle (Kr. d. r.V., A 52, B 76). 32 Lesquelles sphères sont-elles mêmes « subordonnées » aux grandes espèces de l’a≥ä¢|Õ|§μ (Heidegger), comme les projets de l’étant aux projets de son être. 462 CONFÉRENCE géométrique, que ce terme constitue bien la signature de l’écrivain du livre E. En effet, quelques lignes avant la troisième occurrence de dianoia, on peut lire cette curieuse parenthèse (l. 22-23) : …Ëμ ¥Åμ zdƒ √∑§ä…Ëμ33 }μ …Ù √∑§∑◊μ…§ å aƒ¤ç, ê μ∑◊» ê …Ä¤μä ê {Õμ`¥ß» …§». En effet, d’une part, le principe des factiva réside dans le producteur, et c’est soit l’intellect, soit l’art, soit une capacité quelconque. Cette phrase démarque sans aucun doute possible (nous verrons bientôt d’autres exemples de ces pillages) un passage du livre Z, où Aristote, distinguant entre les générations naturelles et les « productions », écrivait à propos de celles-ci : `¶ {ı e≥≥`§ z|μÄ«|§» ≥Äz∑μ…`§ √∑§ç«|§». √k«`§ {Å |•«®μ `¶ √∑§ç«|§» ê a√ª …Ĥμä» ê a√ª {μc¥|›» ê {§`μ∑ß`». Les générations autres (que naturelles) sont appelées productions. Or toutes les productions proviennent soit de l’art, soit d’un pouvoir ou d’un dessein.34 33 Encore un hapax révélateur, heureusement conservé par le Laurentianus ! La version des mss. E et J, plus anciens : √∑§ä…§≤Ëμ (factibilium) est sûrement une correction apportée à l’archétype. 34 Z 7, 1032a27-28 (cf. aussi : a√ª [Ã√ª, EJ] ŸÕ«|›» à la l. 30). Suivant EJ, nous avons supprimé un troisième a√ª avant {§`μ∑ß`» que les éditeurs conservent le plus souvent, ce qui donne des traductions comme celle de J.Tricot : « toutes les réalisations proviennent soit de l’art, soit d’une capacité, soit de la pensée », qu’accompagne un commentaire obscur (p. 380, n. 3 ; cf. Ross, t. I, p. 353). S. Thomas, cité ibid., écrit ad loc. : « potestas hic videtur pro violentia sumi » ; nous dirions plutôt : « potentia hic videtur pro potestate sumi ». — Sur la genèse a√ª {§`μ∑ß`», v. J 7, 1049a5 et M 4, 1070b31, où l’expression équivaut à …Ä¤μä, ce qui n’est pas le cas ci-dessus. Cf. aussi la co-occurrence {§`μ∑ß`-√ƒ∑`߃|«§» de E 1, 1013a20-21 et de K 8, 1065a26-32. — Pour {Õμ`¥§», v. enfin Z 8, 1033b8 : ê Ã√ª …Ĥμï» ê Ã√ª ŸÕ«|›» ê {μc¥|›». EMMANUEL MARTINEAU 463 Mais comment le passage d’un texte à l’autre s’est-il opéré ? C’est à la fois compliqué et simple : l’adaptateur 1. a jugé que ces lignes de Z avaient une portée systématique ; 2. il a cru distinguer un trinôme (art/puissance/dianoia) là où nous voyons plutôt un binôme (art/pouvoir-dessein) ; 3. il a modifié l’ordre des trois termes ; 4. enfin et surtout, il a substitué à cette occurrence de dianoia le mot noûs. Pourquoi cette dernière initiative ? Nous sommes maintenant en mesure de le comprendre psychologiquement autant que philosophiquement : parce qu’un tel emploi authentique de dianoia le gênait, imbu qu’il était de sa propre sémantique du mot. Ayant déjà utilisé, et se proposant d’utiliser encore, dianoia en divers sens fantaisistes, il n’a pu supporter un texte où Aristote l’employait au sens tout à fait fondamental de « dessein » ou de « projet ». Conclusion : « dianoia » n’est pas seulement la principale navette dont se sert le rédacteur d’E 1 pour broder sur la trame de K 7, c’est aussi — et avant tout — l’élément incontrôlé de son « système » lexical. À lui seul, ce concept incompris scelle l’inauthenticité du livre E de la Métaphysique d’Aristote. Pour clore cette petite étude linguistique d’E 1, examinons enfin ses emprunts à d’autres livres. Ce qui va nous donner l’occasion de surprendre un nouveau procédé de l’auteur de ce chapitre, que l’on pourrait appeler le montage éhonté des textes. Aux lignes 1025b28s., peu après une occurrence de l’« essence selon le logos » inspirée (notamment) de Z 11, 1037a1735, nous lisons ces mots : D’autre part, il convient que le « ce qu’être lui était » et (c’est-à-dire) le logos n’échappe point au regard en sa modalité, s’il est vrai que, sans lui, toute recherche demeure vaine. Or les choses définies et les « ce que c’est » (…Ëμ …ß }«…§) se présentent, les unes comme le camus, les autres comme le concave, la différence étant celle-ci : le camus a été pris ensemble avec la 35 Cf. Z 10, 1035b13, 15, etc. 464 CONFÉRENCE matière (car le camus est le nez concave), tandis que la concavité est entendue sans matière sensible (—≥ä» `•«¢ä…ï»). Si alors toutes les choses naturelles sont dites comme le camus, par exemple, le nez, l’œil, le visage, la chair et l’os, et en général l’animal et aussi la feuille, la racine, l’écorce et en général la plante [n’en jetez plus ! dirait Aristote] (car aucune de ces choses ne peut être définie sans le mouvement, et elles ont toujours une matière), on voit de quelle manière il faut, dans les êtres naturels, chercher et délimiter le « ce que c’est », et c’est pourquoi aussi il appartient au physicien de considérer cette sorte d’âme36 qui n’existe pas indépendamment de la matière. Or, on se rappelle qu’Aristote avait dit en Z 17, non loin de l’expression déjà citée : « un autre mode de recherche » : En effet, chercher pourquoi le même est lui-même, c’est ne rien chercher — car il convient que le « que » (…ª æ…§) et l’être (…ª |≠μ`§) soient manifestes (1041a14-15). Puis, en Z 10 : Ainsi, tous les «μ|§≥祥`…` de visage (|≠{∑») et de matière, comme le camus et le cercle d’airain, se résolvent en leurs éléments, dont la matière fait partie ; par contre, tous les êtres qui ne sont pas pris ensemble avec la matière, mais sans matière, et dont les logoi énoncent seulement le visage, ne se résolvent absolument pas, ou pas ainsi (1035a25-30). Et enfin, en Z 5 : La définition des «μ{|{`«¥Äμ` s’exprime nécessairement par addition. Exemple : soit, d’une part, le nez et la concavité ; 36 « Cette sorte d’âme » : v. supra, n. 24, et De anima, 403a28. EMMANUEL MARTINEAU 465 d’autre part, appelons « camardise » ce qui est énoncé à partir d’eux deux, par la présence de l’une dans l’autre : ce n’est certes pas par accident que la concavité, c’est-à-dire la camardise, est une affection du nez, mais par elle-même. (…) Il en va ici comme du mâle dans l’animal, de l’égal dans la quantité, et de tout ce qui est dit appartenir par soi à quelque chose. (…) Il est impossible de parler du camus sans la chose dont il est une affection par soi (car le camus est une concavité dans un nez (1030b16-32). Se peut-il que ces trois extraits de Z et le passage cité d’E soient sortis de la même plume ? Il suffit de poser une telle question pour y répondre par la négative. Malgré leur inégale profondeur, les exposés de K 7 sur l’objet de la physique et de Z sur les êtres « composés » sont des textes vivants, la « fiche » correspondante d’E 1 sur les mêmes sujets n’est que le résultat mort de leur assemblage, et, sur deux points capitaux — encore qu’insignifiants aux yeux des « spécialistes » —, c’en est même un résultat faux : 1/ En effet, « ce qui se présente comme le camus ou comme le concave », ce ne sont point « les ce-que-c’est », comme se l’imagine l’auteur d’E, mais uniquement « le logos de l’essence » (1064a21-23) : non un quid abstrait, fût-il maladroitement substantivé et mis au pluriel, mais un dictum (≥|z∫¥|μ∑μ, Z 5, 1030b18) concret. Marquons cette nuance avec d’autant plus de soin qu’elle constitue en fait l’ipsissimum de l’« ousiologie » aristotélicienne — et ne nous étonnons pas que ledit pluriel …d …ß }«…§ (cf. 4, 1027b28) ne se lise point ailleurs chez Aristote (il procède probablement d’une nouvelle imitation du pluriel …d …ß ìμ |≠μ`§ attesté en Z 6, 1031b9 et 29). 2/ D’autre part, les mots : « il convient que le “ ce-qu’êtrelui-était ” et (c’est-à-dire ) le logos n’échappe point au regard en sa modalité », pour évidents qu’ils paraissent, se révèlent au contraire fort équivoques lorsqu’on les compare avec tant soit peu d’attention à leur « source ». En effet, a/ de quelle nécessité 466 CONFÉRENCE était-il question en Z 17 ? Réponse : de la nécessité, propre à l’être, d’une certaine manifesteté. Et de quelle « nécessité » E 1 nous parle-t-il ? Réponse : d’un simple sine qua non s’imposant au physicien qui, pour être physicien, ne doit pas ignorer, « laisser échapper » quelque chose. Nécessité phénoménologique, donc, dans le premier cas, nécessité purement factuelle dans le second ; b/ En outre, est-il correct de « traduire » l’expression « le æ…§ et l’être » (Z) par l’expression : « le “ ce qu’être lui était ” et le logos » (E) ? Nous en doutons, sauf le respect dû à l’interprétation que R. Boehm, en 1965, avait cru devoir improviser pour faire droit à ces seules lignes 1025b28-30 : car la première expression vise l’être, le Vorhandensein, dans toute son extension, de telle sorte qu’on doit la traduire : « le “ que ”, je veux dire l’être » (et non pas le que simplement opposé au quoi, comme en E 1, 1025b18), tandis que la seconde nomme le sens aristotélicien de l’essence. Dès lors, il nous semble que, pour écrire : « Le …ß ìμ |≠μ`§ est lui-même le concept qui rassemble ce qui, dans toute question — mieux : préalablement à tout questionner —, doit nécessairement être manifeste si tant est que questionner doive être possible »37, en d’autres termes, pour assimiler essence (…ß ìμ |≠μ`§) et être (|≠μ`§), il faut que R. Boehm se soit d’abord laissé tenter par le rédacteur d’E 1 d’assimiler les deux types de nécessité que nous venons de distinguer. L’auteur d’E avait tiré de sa « source » de Z ce qu’on pourrait appeler une sous-expression, c’est pour ainsi dire par compensation que l’exégète en a produit une sur-interprétation. La médiocrité de l’un n’a eu d’égale que la générosité de l’autre. Une dernière remarque avant que de passer du jargon d’E 1 à sa « doctrine » : il n’est pas jusqu’à l’allusion de la ligne b34 à la « matière sensible » qui ne soit, semble-t-il, suspecte parce que superfétatoire, si l’on veut bien noter qu’Aristote, en un texte également unique de H 6 (Z 10, 1036a9-12 n’étant qu’une glose), fait état de la distinction entre matières « sensible » et « intelligible », 37 R. Boehm, op. cit., p. 189-190 = trad. citée, p. 326-327. EMMANUEL MARTINEAU 467 non pour définir l’étant physique — auquel cas il dit simplement : « toutes les essences sensibles ont une matière » (1042a25-26) —, mais pour souligner qu’« il y a toujours, dans une définition, le côté matière aussi bien que le côté }μăz|§`, par exemple “ figure plane ” pour le cercle » (1045a33 s.). — Mais parlons plus directement philosophie aristotélicienne. 2. Les erreurs d’E 1. Entre E 1 et K 7, écrivait naïvement A. Mansion, « on ne relève que quelques différences matérielles très minimes »38. Qu’il nous soit permis de soutenir une vue tout opposée. — Au point de vue doctrinal — tel étant sans doute le sens de « matériel » dans le langage de Mgr Mansion —, E 1 se distingue en effet de K 7 par 1/ un petit couplet sur la « mathématique universelle » qui, comme par hasard, n’a pas d’équivalent dans le reste du corpus (ni les An. post., I, 5, 7 et 10-11, ni D 2, ni même K 4 n’en disent mot)39. À cette mystérieuse discipline, K 7 consacrait en tout et pour tout six mots : å {Å ≤`¢∫≥∑ ≤∑§μé √|ƒ® √cμ…›μ (1064b9), voici ce qu’ils deviennent en 1026a23-27 (texte d’Ab) : On pourrait, en effet [« enfin », K 7], se demander si la philosophie première est universelle ou si elle traite d’un genre particulier et d’une certaine nature une (√|ƒ® …§ zÄμ∑» ≤`® ŸÕ«§μ …§μd ¥ß`μ), suivant une distinction qui se rencontre dans les sciences mathématiques, où la géométrie et l’astronomie ont pour objet une certaine nature (ŸÕ«§»), tandis que la mathématique universelle (å {Å ≤`¢∫≥∑) est commune à toutes <les natures> (√`«Ëμ). A. Mansion, « Philosophie première… », art. cité, p. 218. Et pas davantage les interprètes : J. Cleary a pu récemment écrire 500 p. sur Ar. and Mathematics, Leyde, 1995, sans s’arrêter sur cette mathématique universelle. V. sinon J. Tricot, p. 182, n. 2 et p. 191, n. 3. 38 39 468 CONFÉRENCE Que faut-il penser de ce qui, pour le coup, ressemble fort à un commentaire en règle de K par E ? Une fois de plus, le plus grand mal, que l’on aborde ce passage en philologue ou en « épistémologue » : car, au lieu de commenter quoi que ce soit de son modèle, ce commentaire prétendu en inverse purement et simplement les positions qui, quant à elles, apparaissent bel et bien aristotéliciennes. Pour nous en rendre compte, posons deux séries de questions élémentaires : a/ Comment K 7 caractérise-t-il l’objet de la « théologie » ? Réponse — en attendant d’autres explications : comme une certaine ŸÕ«§» ≤`® ∑À«ß` (1064b11). Et l’objet de la mathématique particulière ? Réponse : comme « un genre un et délimité » (b8-9). Et l’objet de la mathématique universelle ? Réponse : sans lui donner de nom précis, K 7 indique simplement, mais fermement qu’elle embrasse « tous les genres » — √cμ…›μ au neutre pluriel (ibid.). Quoi de plus clair, de plus sûrement aristotélicien, même si ce texte, comme il est évident, a été écrit avant le parallèle beaucoup plus riche et argumenté qui nous en garantit l’authenticité doctrinale, à savoir le livre D de la Métaphysique ? b/ Comment E 1 caractérise-t-il l’objet de la « théologique » ? Réponse : c’est ce que nous verrons dans un instant, et nous demandons au lecteur un peu de patience. Et l’objet de la mathématique particulière ? Réponse : comme une ŸÕ«§» ! Et l’objet de la mathématique universelle ? Réponse : sans lui donner non plus de nom précis, E 1 affirme que cette science embrasse « toutes les ŸÕ«|§» » — √`«Ëμ au féminin pluriel ! Estce bien raisonnable ? C’est au contraire inepte, tout au moins en péripatétisme, ainsi que le ressentit peut-être, il y a des siècles, le correcteur du manuscrit E qui rectifia ce √`«Ëμ en ≤`® √k«§. Ne doutons pas cependant que <ŸÕ«|›μ> ne soit le « bon » texte : car non seulement notre rewriter croit qu’Aristote tient l’étant mathématique pour une ŸÕ«§», mais il fait bien pire : il ose mettre en équation l’expression « certaine nature une » et l’expression « certain EMMANUEL MARTINEAU 469 genre ». Pourquoi cet hendiadys monstrueux ? Il n’y a pas à hésiter : parce que l’auteur d’E 1 continue de piller sans vergogne, mais à contresens, le livre D. Or D nous entretient-il d’un « genre » ? Non pas, mais justement d’un Öμ ≤`® ¥ß`μ …§μd ŸÕ«§μ (1003a33-34), et pour en dévoiler expressément le caractère trans-générique (« analogique », dira la tradition). Autrement dit, sous le nom de « certaine nature une », D désigne un unicum, un singulare tantum, qu’il oppose clairement à la pluralité des genres, alors qu’E 1 n’entend plus par là — ainsi J. Tricot traduit-il excellemment — qu’une « réalité singulière »40 parmi d’autres, au nombre desquelles se trouverait aussi la quantité. Et qu’on n’allègue point pour excuse à cet inexcusable nivellement des déterminations aristotéliciennes la célèbre parenthèse de D 3, 1005a33-b2 : Öμ zdƒ …§ zÄμ∑» …∑◊ ºμ…∑» å ŸÕ«§» : car cette proposition ne concerne précisément plus l’être (ŸÕ«§» ¥ß`), mais la « nature » en son acception restreinte, d’une part ; d’autre part, l’on ne saurait en tirer, comme fait l’auteur d’E, la proposition converse : « tout genre déterminé de l’être est une ŸÕ«§» ». Pour Aristote, la science de l’être est « génériquement une » (D 2, 1003b21-22), certes, mais il ne résulte pas de là que son objet soit tel. Bref, l’adjectif « numéral » ¥ß` se réduit, sous la plume de notre contrefacteur, à un second adjectif — ou article — « indéfini », à un équivalent de …§μc41. 2/ Mais il est temps d’examiner pour elle-même la « théologique », que nous avons gardée, comme on le devine, pour la bonne bouche, puisque c’est évidemment à son sujet qu’E 1 nous réserve sa plus grande surprise : la mise en équivalence de l’expression théologikè avec une autre, encore inconnue de K 7 : « philosophie première ». Car en K 7, il n’était question, et derechef en J. Tricot, p. 334, par opp. à p. 176 (D 2) : « une seule nature déterminée ». 41 Lequel …§μd de la l. 25, Ab est omis par EJ ! Nouvel exemple de la fidélité du Laurentianus à la « pensée » du rédacteur d’E, en l’occurrence : de l’imitateur de D. 40 470 CONFÉRENCE termes fort brefs et hypothétiques, que d’une science antérieure à, première que (√ƒ∑…ă`) la physique, et, bien loin que cette science reçût le titre de « philosophie », ce dernier mot brillait par son absence dans tout le chapitre, ainsi d’ailleurs que dans le suivant. Or qu’advient-il sur ce point en E 1 ? De problématique qu’il était, le discours « aristotélicien » devient résolument dogmatique : D’autre part, s’il y a quelque chose d’éternel, d’immobile et d’« indépendant » (¤›ƒ§«…∫μ), il appartient évidemment à une science théorétique de la connaître ; non pas cependant à la science physique — celle-ci porte sur des étants mobiles —, ni à la mathématique, mais à une autre science, antérieure (~…ă`» √ƒ∑…ă`», Ab) aux deux (1026a10-13). Jusqu’ici, rien que de conforme au ton et aux expressions modérés du texte que nous considérons comme le modèle. Mais soudain, les choses se gâtent : La physique, en effet, traite de choses « non séparées » (sic, codd. : a¤‡ƒ§«…`), mais non pas immobiles, et certains domaines (Çμ§`) de la mathématique portent sur des choses immobiles, non pas « séparées » peut-être (sic : ©«›»), mais en tant que présentes dans la matière : en revanche, la science première (å {Å √ƒ‡…ä) porte aussi (≤`®) sur des choses « séparées » et immobiles. Or s’il est nécessaire que tous les fondements soient éternels, c’est surtout vrai de ces derniers : car ils sont fondements de ce qui, parmi les choses divines, est manifeste, de sorte qu’il y aura trois philosophies, [cf. supra] théorétiques, la mathématique, la physique et la théologique. De toute évidence, en effet, si le divin existe (Ã√cƒ¤|§) quelque part, il existe dans une nature telle, et il faut que la philosophie la plus noble porte sur le genre le plus noble, car les sciences théorétiques sont aussi (≤`®, Ab) les meilleures (`¶ƒ|…‡…`…`§, Ab) parmi les sciences, et celle-ci la meilleure parmi les sciences théorétiques. EMMANUEL MARTINEAU 471 On pourrait, en effet (zcƒ), se demander si la philosophie première est universelle ou si elle traite d’un genre particulier et d’une nature singulière [cf. supra]. (…) Car s’il n’existe aucune essence outre (√`ƒc) celles qui sont constituées naturellement, la physique sera science première. Par contre, s’il existe certaine essence immobile, celle-là (`—…ä) est antérieure (√ƒ∑…ă`) et philosophie première, et ainsi universelle parce que première, et il lui appartiendra alors de considérer l’étant en tant qu’étant en ce qu’il est et ses attributs en tant qu’étant (1026a13-32). Si nous avons raison, jamais Aristote n’a professé en propres termes l’identité de la « théologique » et de la philosophie première, expressions qui, toutes deux, auront au surplus disparu des livres dits « centraux » de la Métaphysique42. Si nous avons raison, jamais Aristote n’a vraiment songé à réduire à un commun dénominateur sa formule binaire classique « philosophie première/ seconde », d’ailleurs à peine fixée lorsqu’il a écrit K 7, et la formule ternaire qu’il s’était proposée en ce même chapitre, c’est-àdire à une étape fort ancienne de ses méditations, mais qu’il a aussitôt et pour toujours abandonnée : « théologique/mathématique/physique ». Si nous avons raison, alors I. Düring, en dépit de l’erreur qu’il commet sur l’origine de K 7-8, a raison aussi lorsqu’il écrit avec sa vivacité coutumière : Je suis convaincu qu’Aristote n’a jamais utilisé sérieusement le terme de théologikè. Ce titre ne fut qu’une « inspiration » (Einfall) fortuite, une parenthèse, et il n’a d’ailleurs laissé 42 Si la « philosophie seconde » est bien nommée en Z 11, 1037a14, texte déjà cité, on n’a peut-être pas assez remarqué que la « philosophie première » n’apparaît plus ni à cet endroit, ni en aucun autre de Z-I. Bref, dans la Métaphysique authentique, elle est propre au livre D, où la légitimité de son intitulé demeure d’ailleurs fort peu établie. V. par ex. P. Aubenque, op. cit., p. 35 s., B. Cassin et M. Narcy, La décision du sens, 1989, p. 175-178, B. Dumoulin, op. cit., p. 113-115 ; etc. 472 CONFÉRENCE aucune trace dans ses écrits, non plus que dans ceux de ses successeurs directs, même si de l’Antiquité tardive à nos jours, cette « théologique » réinterprétée plus ou moins consciemment comme « théologie » devait jouer un rôle considérable43. Si nous avons raison, jamais l’Aristote de la maturité ne s’est mis en frais de la moindre « systématisation », ni même de la moindre « architecture » du domaine de l’ontologie (théologie incluse) — toujours il s’est contenté, si l’on ose dire, de laisser se répondre en écho la physique, source primordiale et secrète de son inspiration phénoménologique, et l’« autre philosophie » (cf. par ex. M 1, 1069b1). Non seulement le trio « physique-mathématique-théologique » est — comme ont pu le soutenir Ph. Merlan et H. J. Krämer pour des raisons strictement historiques — « inutilisable et contradictoire » (unbrauchbar und widersprüchlich)44, mais — comme l’a établi M. Heidegger sur des bases historiales — c’est « constitutionnellement » et non pas architectoniquement que la métaphysique aristotélicienne est, comme toute métaphysique occidentale, onto-théo-logie 45. I. Düring, op. cit., p. 117. Il faut bien sûr prendre cum grano salis les expressions du savant suédois, c’est-à-dire les restreindre à l’usage aristotélicien du mot « théologique ». En revanche, quand Düring, emporté par son élan, propose brutalement de liquider la chose (« le temps est venu d’abandonner l’expression « théologie d’Ar. » ou de la confiner au rôle anodin (anspruchslos) qui lui revient » ; ibid.), nous ne saurions évidemment le suivre. Une chose est de souligner que la « systématique » de K 7 ne dura que l’espace d’un matin, autre chose de réduire la théologie d’Ar. à un fantôme historique, ou à un Einfall. 44 H. J. Krämer, Der Ursprung der Geistmetaphysik, Amsterdam, 1964, p. 141. (Nous publierons prochainement la traduction française de cet ouvrage). Mais à notre connaissance, ni Ph. Merlan, ni H. J. Krämer, ni personne d’autre n’a jamais pris position sur le problème d’authenticité qui nous occupe. Même I. Düring, op. cit., p. 115, prend le change sur le livre E. 45 V. notre « Ontologie de l’ordre », dans Les Études philosophiques, oct.déc. 1976. 43 EMMANUEL MARTINEAU 473 Avons-nous raison ? On en jugera par ces quelques nouvelles bizarreries et autres absurdités de l’ « enseignement » du livre E : a/ Avant tout, par l’adjectif a¤‡ƒ§«…` appliqué à l’objet de la physique, que presque tous les éditeurs, à la suite de Schwegler, ont normalement corrigé en ¤›ƒ§«…c. Normalement, c’est-à-dire en accord avec la pensée la plus constante d’Aristote, et pourtant à tort ! Car l’auteur d’E a forcément écrit cet a¤‡ƒ§«…`46 des manuscrits unanimes, et, s’il l’a écrit, c’est 1. parce qu’il avait déjà écrit ∑À ¤›ƒ§«…éμ ¥∫μ∑μ, « non séparée cependant » en 1025b28, et 2. parce qu’il n’est qu’un glossateur qui, tout comme il ignorait le sens de mots comme philosophia et dianoia, se méprend maintenant sur le mot ¤›ƒ§«…∫» chez Aristote. Que veut donc dire cet adjectif ? Deux choses, selon que l’on se réfère à son sens strict, ontologique, ou à son sens dérivé, théologique. Dans le premier cas, ¤›ƒ§«…∫» doit être traduit par « indépendant », « autonome » (ainsi, déjà, en K 7), et, comme on le verra, il annonce de très loin l’idée d’existence de la philosophie latine médiévale et moderne : en tout état de cause, que l’étant physique, selon Aristote, soit indépendant, et l’étant mathématique dépendant (« abstrait »), c’est là un fait qu’il faudrait être aussi étourdi ou malhonnête que notre glossateur pour oublier — ou aussi insensé que les quelques « interprètes » modernes qui ont prétendu défendre ici la leçon des manuscrits sans pour autant remettre en question l’attribution aristotélicienne47. Et dans le second cas, c’est-à-dire lorsqu’il qualifie les choses « éternelles », ¤›ƒ§«…∫» C’est encore un hapax d’E : en effet, en I, 1, 1052b17, la leçon d’Ab (¤›ƒ§«…Ù) s’impose (Jaeger, contre Ross). 47 L’inénarrable V. Decarie (v. supra, n. 1) ne pouvait manquer à l’appel de ce pusillus grex : v. son articulet « La physique porte-t-elle sur des nonséparés ? », Revue des sc. philos. et théol., 1954, p. 466-468, où il nomme quelques prédécesseurs, mais tait leurs arguments, car il n’en ont pas, et lui non plus — ce qui ne l’empêche pas de conclure triomphalement : « On doit donc garder la leçon des mss. et rejeter définitivement 46 474 CONFÉRENCE peut être rendu par « séparable » ou « séparé », comme il l’a en effet été le plus souvent dans les versions latines. Cependant, il faut y prendre garde : pour admissible qu’elle soit, cette traduction n’en est pas moins trop brutale, unilatérale, spécialement lorsqu’on la généralise à tous les emplois du mot grec. Car, chez le Stagirite, la nuance qu’on a appelée théologique demeure rigoureusement subordonnée au sens ontologique premier : si certains étants sont « séparés », c’est parce qu’ils sont indépendants, non l’inverse, et, bien entendu, tout ce qui est indépendant n’est pas nécessairement séparé. On trouvera peut-être cette mise au pont rudimentaire. Elle eût pourtant paru bien trop subtile au compilateur du livre E, si même il l’eût comprise ! Car bien loin de s’embarrasser d’une telle différence ontologique de l’indépendant et du séparé — pour ne rien dire d’une problématique phénoménologique (cf. Husserl) de l’être-indépendant en tant que tel —, il ne veut point en entendre parler, que dis-je, il ne semble même pas en avoir entendu parler. En vain Aristote écrit-il, par exemple, en H 1, 1042a30-31, que « le composé de la matière et de la forme est absolument indépendant (¤›ƒ§«…ªμ b√≥Ë») », en vain assimile-t-il même, en E 8, 1017b25, l’indépendant au « ceci que voici » (…∫{| …§) — pour notre auteur inconnu, ¤›ƒ§«…∫» signifie « séparé » et rien d’autre, son modèle de K 7 étant même censé légitimer de façon exemplaire une telle réduction. Comment cela ? C’est élémentaire, en vertu du raisonnement suivant : 1. Aristote, dans ce texte, qualifie certain être, ou essence, ou nature de ¤›ƒ§«…∫μ et ¤›ƒ§«…ç (1064a29, 33, 35) ; 2. d’autre part, il déclare cette essence « immobile », donc extraphysique (a35) ; 3. ergo, le mot ¤›ƒ§«…∫», s’appliquant par excellence à l’immobile, veut dire « séparé » ; 4. symétriquement, l’objet du physicien sera non-séparé, puisqu’il est la conjecture de Schwegler ». V. aussi, du même, L’objet de la mét. selon Ar., 1961, p. 117, n. 3. — Rien de clair non plus chez B. Dumoulin, op. cit., p. 141-142. — V. encore J. Owens, op. cit., p. 296, n. 44 et infra, n. 53. EMMANUEL MARTINEAU 475 mobile. Le tour est joué et, d’un trait de plume, fabriqué de toutes pièces le plus faux des faux problèmes que se soit jamais posé la critique textuelle de la Métaphysique. L’auteur du livre E, mésinterprétant la notion aristotélicienne d’« indépendance » et, en conséquence, le statut de l’objet de la physique aristotélicienne, ne peut être Aristote — et ce d’autant moins qu’il n’entend pas mieux b/ l’objet de la mathématique aristotélicienne. En effet, de même que nous avions bronché tout à l’heure sur son usage incertain du mot mathèmata, comment ne broncherions-nous pas sur les curieux propos qu’il tient au sujet de ceux-ci ? Relisons-les : Mais la mathématique, elle aussi, est une science théorétique. Cependant, porte-t-elle sur des choses immobiles et séparées ? Voilà qui est peu clair, alors qu’il est évident qu’elle considère certains mathèmata (= théôrèmata) en tant qu’immobiles et en tant que séparés, écrit-il aux lignes 1026a7-10 ; puis aux lignes 14-15 : Certains domaines (Çμ§`) de la mathématique portent sur des choses immobiles, non pas séparées peut-être, mais en tant que présentes dans la matière. Qu’est-ce que cela veut dire ? À notre avis, rien. Mais soyons prudents, et consultons la note de Ross à ces deux passages : Whether the objects of mathematics are, as the Platonists say, separately existing unchanging entities, Aristotle leaves at the present uncertain ; in MN he answers that they are not. But at all events some — the pure — branches of mathematics study their objects qua unchangeable and separate. Some on the other hand (the « physical » or applied branches, optics, harmonics, astronomy, Phys., 194a7) study objects unchan- 476 CONFÉRENCE geable indeed but not separate but « as in matter ». (…) ©«›», l. 15, is as usual inserted simply out of caution, cf. A, 987a26. The fact is not proved till MN48. On voit qu’il s’agit moins ici d’une explication que d’une paraphrase, où s’exprime surtout le légitime embarras de l’éditeur anglais : commentaire ad hoc d’un texte écrit ad hoc, c’est-à-dire pour souder les livres A-E et les livres Z-M, ainsi que nous le disait tout à l’heure Ross lui-même. Seulement, à cette idée désormais confirmée d’un livre de transition, il est possible et nécessaire, à partir de ces propos confus sur les mathématiques, de joindre un second aperçu, décisif pour l’identification de l’auteur d’E 1. Car nous venons d’enregistrer un fait nouveau : le texte d’E ne se borne plus à frayer le passage vers la suite immédiate, en l’occurrence les « Substanzbücher », mais, par-delà ceux-ci, il se réfère aux deux derniers livres de la collection, M et N, et même il les annonce, à l’aide des mots : « voilà qui est peu clair », sous-entendu : pour le moment. Or comment l’interprétation traditionnelle va-t-elle pouvoir rendre compte de cette référence vers l’avant ? Il lui faut supposer, ou bien qu’Aristote, lorsqu’il écrit E 1, n’a pas encore écrit M et N, donc qu’il n’a pas encore statué sur les mathèmatica — ce qui est absurde, puisqu’elle reconnaît par ailleurs l’ancienneté de ces deux livres ; ou bien qu’Aristote a déjà écrit M et N et les annonce lui-même en E 1, mais alors l’hypothèse revient à présenter le Philosophe comme l’auteur du canon de la Métaphysique, donc comme l’éditeur de ses propres essais — ce qui, comme l’a abondamment montré Jaeger, est parfaitement arbitraire. Dès lors, sans davantage épiloguer sur l’invraisemblance d’une annonce aristotélicienne de M et N par E, nous substituerons à la note de Ross l’explication suivante : 1. Le rédacteur d’E n’est W. D. Ross, op. cit., p. 355-356, suivi à la lettre par J. Tricot, p. 331, n. 3. (Nous avons déjà dit plus haut que nous construisons mathèmata comme objet, non comme sujet.) 48 EMMANUEL MARTINEAU 477 autre que l’éditeur de la « Métaphysique », ce qui signifie qu’en fabriquant ce texte, il ne s’emploie pas simplement à justifier un ordre déjà traditionnel A-N, mais que c’est très certainement luimême qui a fixé, ou au moins complété la série A-N telle qu’elle devait s’imposer à toutes les éditions ultérieures. En particulier, il faut sans aucun doute possible inscrire à son passif la plus grave et la plus stupide des décisions concernant cette mise en ordre, à savoir la transformation des livres M et N en simple appendice de l’ouvrage. 2. Cette décision prise, il a éprouvé le besoin de se la faire pardonner, ou plutôt de la « faire passer », mais en la dissimulant. 3. Pour ce faire, l’auteur de la pièce, se doublant d’un metteur en scène, a ménagé un faux suspense : il a placé dans la bouche d’Aristote une annonce en forme de doute (« voilà qui est peu clair », « peut-être ») de la doctrine qu’il allait soutenir (en réalité : qu’il avait déjà soutenue) aux livres M et N, à savoir : la mathématique ne traite pas de « choses immobiles et séparées ». Ainsi donc, les prétendues hésitations d’Aristote sur le statut des mathèmatica au livre E de la Métaphysique n’ont d’autre « fondement » que les manipulations de son éditeur : si « la théorie de l’aŸ`߃|«§» n’y est pas encore très nette », comme le dit B. Dumoulin49, ce n’est nullement parce qu’Aristote n’en serait pas maître lorsqu’il écrit ce livre, c’est parce que l’inventeur de ce faux livre fait semblant de ne l’avoir « pas encore » conquise. Sous le contrefacteur, commence à percer le faussaire. c/ Que ce faussaire, enfin, ne soit pas plus heureux avec l’objet de la théologie, c’est-à-dire mieux inspiré au moment de gloser le lapidaire …ª ¢|±∑μ de K 7, nous avons tout sujet de le craindre, et une telle crainte se révèle immédiatement fondée. En effet, après avoir commis une nouvelle maladresse aux lignes 1026a16-17 : « toutes les causes sont nécessairement éternelles » — Aristote aurait-il omis l’adjectif « premières » ? —, voici qu’il risque une expression apparemment anodine, en réalité fort suspecte : « et 49 Op. cit., p. 138 et p. 403, concluant à « l’ancienneté d’E 1 » (!). 478 CONFÉRENCE surtout les causes immobiles et séparées, ajoute-t-il, car elles sont les causes de ce qui, parmi les choses divines, tombe sous le sens » (J. Tricot), entendant certainement par là les choses célestes. Quoi qu’il en soit de cette dénotation « astrale », on constate donc qu’une telle formulation présuppose la possibilité, pour les « choses divines », de « tomber » au moins pour partie « sous le sens », d’être en quelque façon « manifestes » (Ÿ`μ|ƒc). Or cette possibilité, chez l’Aristote authentique, se trouve-t-elle autrement attestée ? Écoutons sur ce point la réponse de trois « parallèles » bien connus : (Pour certains), le ciel et ce qu’il y a de plus divin dans l’apparaître (…d ¢|§∑…c…` …Ëμ Ÿ`μ|ƒËμ) proviennent du hasard (Phys., II, 4, 196a33-34). Il existe d’autres êtres d’une nature beaucoup plus divine que l’homme, par exemple, pour s’en tenir aux réalités les plus manifestes, le corps dont le ciel est constitué (E. N., VI, 7, 1141a34-b2). Le noûs paraît bien être la plus divine des choses qui apparaissent (…Ëμ Ÿ`§μ∑¥Äμ›μ ¢|§∫…`…∑μ) (M 9, 1074b16). La différence n’aura échappé à personne, qui est en vérité une contradiction formelle : tandis que l’auteur d’ E 1 évoque ce qu’il y a d’« apparent » dans le divin, ces textes ne connaissent, quant à eux, que ce qu’il y a de divin dans l’« apparaissant ». Bien loin d’accorder cette idée d’une phénoménalité du divin, Aristote n’enseigne qu’une possible divinité du phénomène. À ses yeux, la phénoménalité visible (ciel) ou invisible (noûs) nous offre parfois un visage divin — jamais le dieu ne nous offre un visage « manifeste », et, s’il peut advenir de lui quelque manifestation, en aucun cas elle ne saurait consister en cette manifesteté qu’un langage plus tardif, et naturellement étranger au monde grec, nommera une « révélation ». Bref, le dieu des Grecs en général et d’Aristote en particulier est un deus absconditus, et cela à bien meilleur titre EMMANUEL MARTINEAU 479 que le « Dieu » prétendument « transcendant » de ces « religions révélées » où le sacré se réduit en réalité à un canton de l’étant, simplement opposé au reste par sa « pureté » ou sa « sainteté ». Hors la Grèce, il n’est en Occident que des croyances idolâtriques, c’est-à-dire dualistes, c’est-à-dire orientales. Est-il alors surprenant que l’auteur du faux livre E, tout « païen » qu’il est, ne traite lui aussi le divin que comme une région de l’étant, qu’il appelle son « genre le plus noble » : ≤`® …éμ …§¥§›…c…äμ (Ÿ§≥∑«∫Ÿ§`μ) {|± √|ƒ® …ª …§¥§‡…`…∑μ zÄμ∑» |≠μ`§ (1026a21-22) ? Rien de plus logique, au contraire, chez un écrivain qui, nous l’avons vu, brouillait les concepts de génos et de physis et ramenait toute « distinction » de l’être au découpage des choses en régions, à une division épisodique des « natures » : pour notre éditeur, « il y a » des choses divines comme « il y a » des quantités et des choses mobiles, ou même des pierres, des arbres et des maisons. Tout a le même sens factuel, certaines choses ne différant d’autres choses que par des « qualités » (mobilité, immobilité, séparation, non-séparation, etc.), de telle sorte que la théologie ne peut apparaître, après la physique et les mathématiques, que comme une science ontique de plus. Or c’est en quoi elle s’oppose, précisément, à la théologie ontologique dont l’auteur de K 7 trace — et trace assurément pour la première fois, non sans crainte, non sans tremblement — la figure. En effet, quel en est pour lui l’objet ? Non point le « genre le plus noble » de l’étant50, mais …ª …§¥§‡…`…∑μ …Ëμ ºμ…›μ, « ce qu’il y a de plus noble dans l’étant » (1064b4-5). Dira-t-on que le génitif « de l’étant » se lit ici encore — ou déjà ? Mais bien entendu, s’il est vrai que la métaphysique, donc la théologie métaphysique, se définit comme une analytique de l’être de l’étant, autrement dit 50 Dans son cours le plus récemment publié (semestre d’été 1929), Heidegger cite sans méfiance ce « genre le plus noble » : Gesamtausgabe, t. XXVIII, 1997, p. 24-25 ; il sera plus prudent vingt ans après, dans son Introduction à Qu’est-ce que la métaphysique ?, Gesamtausgabe, t. IX, 3e éd., 1996, p. 378. 480 CONFÉRENCE est essentiellement régie par un trait vers l’étant, et alors seulement par un trait vers l’être ! Cependant, entre les théologies que nous qualifiions d’ontique et d’ontologique, la différence n’en demeure pas moins, ou plutôt n’en ressort que mieux, qu’il convient donc de répéter : en celle-là, le divin n’est qu’une partie de l’étant, en celle-ci, il en est la cime (cf. D 1, 1003a26) ; là, un secteur de l’étant se sépare d’un autre comme un « créateur » de sa « création » : « les choses séparées et immobiles… sont causes » — aussi bien saint Thomas estimera-t-il, non sans motif, que le dieu d’E 1 « n’est pas seulement cause du mouvement du ciel, mais bien de sa substance »51 —, ici, le tout de l’étant se recueille, s’épanouit et culmine dans l’étant souverain, ou, équivalemment, certain étant impose sa souveraineté parce qu’il s’impose plus que tout autre par sa pure éminence ou « existence », en cela même qu’il est (in dem, DASS es ist). Chez l’Aristote de la maturité, le sens unitaire de l’esse commune se déterminera comme emphasis (}¥Ÿ`ßμ|…`§, Z 1, 1028a28) et, par voie de conséquence, comme excédentarité eidétique : de même ce concept d’emphasis est-il celui qui, à date plus ancienne (on sait d’ailleurs que, dans toute métaphysique, l’idée théologique précède chronologiquement l’idée ontologique), gouverne le sens aristotélicien de l’esse divinum — à cette différence près, bien entendu, que l’imposition de l’essence est la plus proche de nous, celle du divin la plus lointaine, même lorsqu’elle se répercute dans les phénomènes les plus humbles (Part. an., I) et que le thambos ébranle notre âme. Le grec eut-il un terme « négatif » pour dire cet effacement de ce qui est le plus en lumière, la « dérobée »52 de la manifestation la plus puissante, la dis-parition de la plus saisissante ap-parition, l’inapparence de la plus haute parence ? Remarquons seulement qu’Aristote retient Saint Thomas, ad loc., nº1164 (cf. B. Dumoulin, op. cit., p. 143, n. 66 et 67). On réfléchira de ce point de vue à une variante intéressante : `•«¢ä…Ëμ, EJ (au lieu de ¢|ß›μ) en 1026a18. 52 Ce terme est étymologiquement apparenté à l’all. Beraubung = «…ă䫧». 51 EMMANUEL MARTINEAU 481 un tel mot, s’il existe, et hâtons-nous d’ajouter que cette réticence est tout sauf un accident ou un défaut. Car prononcer ce mot, et s’en servir pour qualifier un domaine de l’inapparent reviendrait à constituer celui-ci comme domaine, précisément, à substituer à une modalité pure une « essentialité », et ainsi à engager la théologie sur la voie d’une simple métaphysique spéciale. À cette transparence divine qui est moins « é-vidence de l’existence de Dieu » qu’ex-cédence du paraître sur l’apparaître, seul sied au contraire l’anonymat, et Aristote le sait. Il n’y aura place dans sa théologie ni pour un argument ontologique, ni, en général, pour aucun argumentum non apparentium. Le Philosophe a toujours raison, même dans le silence. Parce que la théologie aristotélicienne n’a rien à voir avec une théologie régionale (« révélée »), ni même avec une metaphysica specialis de optimo genere entis, la présentation qu’en offre le livre E de la Métaphysique révèle derechef le caractère apocryphe de ce document. 3. L’émergence de l’ μ † ºμ en K 7. Mais, à supposer que la √ƒ‡…ä ≤`® ≤ƒ§‡…`…ä aƒ¤ç de K 7, 1064b1 représente bien — et représente seule — l’objet véritable et authentique de cette théologie, qu’en est-il enfin de l’expression la plus controversée du même chapitre, de l’Ωμ † Ωμ ≤`® ¤›ƒ§«…∫μ de a29 ? Comment ces deux déterminations de l’étant, « en tant qu’étant » et « indépendant », se rapportent-elles l’une à l’autre, ainsi qu’à cette troisième, qu’utilise Aristote pour circonscrire le divin au sens le plus large du terme : …ª ¤›ƒ§«…ªμ Ωμ ≤`® …ª [EJ] a≤ßμä…∑μ (a33-34) ? À ces questions trop longtemps retardées, se joindra sans doute une objection : nous soutenions plus haut qu’en restreignant la notion du ¤›ƒ§«…∫μ à son acception « séparatrice », l’auteur d’E 1 abusait de son archétype de K 7 ; or, en ce dernier texte, non seulement Aristote ne précise point lui-même le sens du terme, mais il ne fait rien, semble-t-il, pour lui imprimer celui d’« indépendance », que nous avons préféré ; plus 482 CONFÉRENCE encore, c’est tout à fait spontanément — à l’aide d’un simple ≤`® — qu’il lui associe ensuite le terme d’« immobile », comme si une telle association était la plus naturelle du monde ; ainsi, n’avons-nous pas été injuste envers l’auteur d’E 1, dont le seul péché est apparemment d’expliciter la « nuance » théologique de ¤›ƒ§«…∫μ dans un texte que nous attribuons à Aristote en personne ? Et puis, à quoi bon tant subtiliser quand tout le monde est d’accord sur le fait que K 7, 1064a28-29 assimile l’être en tant qu’être et l’être « séparé », i. e. l’être divin. ¤›ƒ§«…∫μ signifie, comme dans la totalité des autres passages de K où le terme intervient, « séparé de la matière, immatériel », et, contrairement à Ph. Merlan et B. Dumoulin, je ne vois pas de passage de K qui impose d’entendre ce terme au sens de « subsistant par soi », « selbständig ». Les idées étant éliminées, Dieu est le seul être véritablement séparé. L’interprétation de ¤›ƒ§«…∫μ ne soulève pas de difficultés particulières et est conforme à l’usage du terme en E 1 (!)53. Tout à fait légitime dans les termes où elle s’énonce, l’objection n’a qu’un défaut : tout comme E 1 lui-même, elle en passe un autre sous silence, et ce terme est l’Ωμ † ºμ. Or cette omission de trois petits mots pourrait bien équivaloir à l’oubli et à l’oblitération d’un des plus grands événements de l’histoire de la métaphysique, d’une étape décisive de sa fondation aristotélicienne. En effet, il n’est que temps de déclarer tout net notre opinion chro53 P. Aubenque, art. cité (supra, n. 3), p. 341. L’A., converti par V. Decarie (supra, n. 47), consent à lire a¤‡ƒ§«…` en 1026a14, mais ne trouve là, lui non plus, aucun motif de mettre en cause le livre E. D’où la thèse sempiternelle d’une trahison de la pensée aristotélicienne d’E par l’auteur de K, ce livre étant considéré comme un tout indivisible, et même comme un « microcosme de B, D et E » (p. 323). — Cf. maintenant B. Dumoulin, op. cit., p. 160, où une sémantique plus correcte de ¤›ƒ§«…∫μ ne produit malheureusement aucun fruit. EMMANUEL MARTINEAU 483 nologique, que nous avons déjà eu l’occasion de suggérer ci-dessus : 1. K 7 est forcément antérieur au traité classique de l’« étant en tant qu’étant », à savoir le livre D de la Métaphysique ; 2. or cet « étant en tant qu’étant », une fois le livre E écarté, se révèle propre à ce livre D ; 3. conclusion : K 7 est le plus ancien texte d’Aristote à nous l’attester. Oui, dans ces quelques lignes que l’histoire, incapable qu’elle a toujours été d’envisager K autrement que « d’une seule venue » (A. Mansion), s’est empressée de condamner avec le reste de ce livre, nous n’assistons à rien moins qu’au premier surgissement de l’objet thématique de l’ontothéologie dans la langue de la philosophie grecque, et ce n’est rien moins que cet objet que l’interprétation théologisante — souvent crypto-chrétienne — et, à sa suite, l’objection citée s’emploie à étouffer dans l’œuf en le réduisant à une nomination primitive et maladroite de « Dieu ». Dispose-t-elle pour cela de quelque argument ? D’une pure et simple pétition de principe, plutôt : à son sens, dans l’expression …ª Ωμ † Ωμ ≤`® ¤›ƒ§«…∫μ, le premier terme s’expliquerait univoquement par le second, celui-ci se trouvant lui-même « attiré » par la notion d’immobilité, donc de « séparation ». À quoi nous répondrons tout aussi simplement : quand bien même semblable orientation « théologique » de tout le chapitre 7 est indiscutable, puisque aussi bien la promotion de la theologikè en constitue l’objet principal, et que, plus profondément, le théologique fournit une consigne et un repère décisifs à toute ontologie in statu nascendi — qu’on songe à l’idée du bien chez Platon, à la création des vérités éternelles chez Descartes, aux écrits kantiens de 1763, etc. —, il n’en reste pas moins que le mot ¤›ƒ§«…∫μ, en 1064a29, est postposé, subordonné aux mots Ωμ † ºμ, donc qu’il conserve sa valeur générale et « naturelle » d’indépendance. Au reste, qu’Aristote ne confonde pas ici plus qu’ailleurs indépendance et séparation, on le vérifiera encore à un détail minuscule, mais d’autant plus décisif : la répétition de l’article …∫, abusivement gommé par Ross et Jaeger, dans le groupe cité de 1064a33-34 : ≤`® …ª a≤ßμä…∑μ, que 484 CONFÉRENCE nous avons donc traduit par « l’indépendant, en l’occurrence, l’étant immobile ». Car si Aristote répète cet article, c’est de toute évidence en imposant au mot ≤`® un sens restrictif. Et s’il lui impose ce sens, c’est qu’il distingue déjà clairement entre le discours général sur l’étant en tant qu’étant, c’est-à-dire indépendant — discours qu’il ne fait ici que pressentir, il est vrai, et ne tentera d’engager que dans ce qui est pour nous le livre D —, et le discours plus « étroit » où cette indépendance se spécifie en immobilité et en « séparation » (« essence indépendante au sens d’immobile », donc séparée, a35). En somme, toute l’étrangeté de K 7 provient à la fois de l’aimantation de l’ontologique par le théologique qu’on y observe54 et de la résistance que le Philosophe ne laisse pas de lui opposer jusqu’à la fin du texte, où, dans un ultime sursaut d’énergie, il ajoute ces mots : ≤`® ≤`¢∫≥∑ …Ù √ƒ∑…ă`μ. Que signifie en effet cette formule soi-disant énigmatique, voire même « contradictoire », que le glossateur recopiera servilement ? Ceci : la spécification citée n’est pas la spécialisation que nous avons précédemment exclue, donc elle implique et préserve une certaine « universalité » sui generis. Que l’ontologie qui s’ouvre devant les pas d’Aristote lorsqu’éclot en lui la pensée nouvelle de l’« étant par où il est » soit metaphysica generalis, cela n’entraîne pas, redisons-le, que la théologie correspondante du « plus noble des étants » devienne metaphysica specialis : sous peine 54 Aimantation si forte qu’Aristote, en 1064b6s., se demande s’il faut attribuer l’universalité à la science de l’étant en tant qu’étant, semblant viser plutôt par là la théologique qu’une « ontologie » absente… D’où la sous-interprétation ordinaire ; d’où, ici, notre sur-interprétation. Mais il faut s’y faire : il est des textes — ce ne sont pas les plus faciles de la tradition — que toute sous-interprétation anéantit, tandis que la sur-interprétation seule permet de les faire parler… Si « toute naissance pure est une énigme », comme dit Hölderlin dans le Rhin, c’est aussi parce que sa pureté n’exclut pas l’hésitation : telle est d’ailleurs la pureté vraie, par opposition à celle qui, comme nous le disions à propos des religions dualistes, croit n’avoir rien de commun avec l’impur. EMMANUEL MARTINEAU 485 de déchoir au rang de ces sciences « partielles » auxquelles elle prétendait s’opposer au début du chapitre, il lui faut être theologia generalis, ou mieux uni-versalis. Voilà en peu de mots le double programme qu’Aristote s’est donné à lui-même dans le premier — et même le seul — document à caractère « architectonique » que nous puissions lire de lui. Mutatis mutandis, K 7 est bien l’älteste Systemprogramm de la pensée grecque. Ce programme non systématique, le Philosophe l’a-t-il exécuté ? Assurément du côté de l’ontologie, soit dit sans oublier le difficile problème posé par l’« abandon », aux livres Z-I, de l’« étant en tant qu’étant » au profit de la notion d’essence (ousia) — nous ne pouvons l’étudier ici. Oui et non, du côté de la théologie. Oui, d’abord, en ce sens que, grâce au renfort de la noétique, l’auteur du livre M réussira effectivement à conjurer par un nouveau biais la régionalisation, et même la spécialisation du divin : le noûs, pour les Grecs, n’est point l’esprit dualistiquement opposé à la matière, l’esprit de Dieu planant au-dessus des eaux, mais l’être-en-œuvre le plus accompli de la « nature de tout » (holon, M 10, 1075a11) advenant à elle-même en son être-sacré (Heiles). Non, pourtant, en conséquence de cette réussite même de l’holo-logie comme noéto-théologie : car dès lors qu’Aristote aura conféré au dieu un tel poids d’être, une telle prépondérance, et ainsi porté la noéto-théologie au niveau d’une onto-théologie (au sens restreint d’une théologie purement ontologique), on ne voit point que le ternaire physique/mathématique/théologique soit encore de quelque utilité, ni que l’ambivalence du concept d’« indépendance-séparation » puisse être plus longtemps tolérée. De là sans doute le Gegenstoss qui affectera ce concept : le terme ¤›ƒ§«…∫μ se déplacera si violemment du côté de l’étant « physique », auquel K 7 ne l’appliquait pas encore — il n’y était même pas question du « ciel » ! —, qu’il deviendra pour ainsi dire impropre de l’appliquer au dieu : au livre M, le bien ne sera pas tant ¤›ƒ§«…∫μ que ≤|¤›ƒ§«¥Äμ∑μ (10, 1075a12) — non seulement « indépendant », non seulement « séparable » ou « séparé », mais « discerné, dis-cédé du 486 CONFÉRENCE sensible » (7, 1073a4-5), y compris céleste. Exit, donc, la « théologique » et, avec elle, toute velléité de systématisation — place à la physique et à une « autre philosophie » sans nom, d’une part, et d’autre part à une ontologie et une théologie anonymes, elles aussi, mais suffisamment distinguées (situées et discernées) par la différence de deux types d’excédent : 1. l’excédentarité de l’eidos, déjà évoquée, constituera l’objet d’une ontologie qui, en tant que phénoménologie, examinera concrètement le dés-en-gagement de cet eidos dans (et hors de) l’hylè et son émergence comme œuvre ; 2. l’ex-cès ou le dis-cès du dieu constituera l’objet d’une théiologie qui, en tant que noétique, examinera concrètement sa prise de possession du bien, tant « dans une certaine totalité » (}μ æ≥È …§μ§) que comme « une certaine altérité ou objectalité » (e≥≥∑ …§, M 9, 1075a9). physique « l’autre philosophie » ontologie kinéséologie (théorie des « causes ») ousiologie (éidétique) théiologie théorie du Premier moteur noéto-théologie * La thèse est acquise. Nous pouvons appeler un chat un chat et l’auteur d’E 1 Andronicos de Rhodes. Quant à l’auteur de K 7, il répond bien au nom d’Aristote, fils de Nicomaque, médecin du roi Amyntas III, grand père d’Alexandre le Grand. En conséquence, il ne nous reste plus qu’à comparer l’enseignement d’Aristote en K 8 et celui d’Andronicos en E 2-4 au sujet de l’étant au sens de l’accident et au sens du vrai. Toutefois, comme l’étude d’E 1 nous a suffisamment assuré qu’Andronicos n’était pas plus philosophe EMMANUEL MARTINEAU 487 qu’écrivain, il serait vain — et fastidieux pour le lecteur — de discuter de manière circonstanciée, c’est-à-dire doctrinale, toutes les approximations, tous les larcins et toutes les élucubrations qui lui ont servi à multiplier par plus de deux les 49 lignes de K 8. Aussi nous bornerons-nous, en suivant E 2-4 pas à pas, à signaler ces divers procédés, qui constituent, faut-il le dire, autant de nouveaux indices d’inauthenticité, puis à soulever la seule question importante que pose la fin du livre E : de quel droit, à quel prix Andronicos s’est-il permis de transformer les quatre lignes 1065a21-24 de K 8 en un chapitre entier de vingt lignes sur ce qu’il appelle « l’étant comme vrai et le non-étant comme faux » (1027b18-19) ? III. K 8 (cf. E 2-4). Étant donné que l’étant « en général » (b√≥Ë») se dit selon plusieurs modalités, dont la première est l’étant dit par accident, il convient d’examiner d’abord l’étant pris en ce sens. [A]. Qu’aucune des sciences traditionnelles ne s’occupe de l’accident, c’est évident. En effet, l’art de bâtir ne considère nullement ce qui arrivera à ceux qui utiliseront la maison, si, par exemple, ils y mèneront, ou non, une vie pénible ; et pas davantage l’art du tisserand, du cordonnier ou du cuisinier : car chacune de ces disciplines considère exclusivement son objet propre (…ª {Å ≤`¢˝ `Ã…éμ ©{§∑μ), c’est-à-dire sa fin particulière. Mais quant à des raisonnements tels que55 : « l’homme qui, 55 Jaeger a raison de s’arrêter, après Bonitz et Ross, sur les quatre mots ∑À{Å ¥∑«§≤ªμ ≤`® zƒ`¥¥`…§≤∫μ. Mais ils remontent probablement à Ar. lui-même, puisqu’il s’agit d’une sorte de codage du syllogisme qui vient ensuite (« le musicien-grammairien »), et que l’auteur aura peutêtre explicité en mettant son texte au net. En tout état de cause, la fluidité, le « naturel » de K 7-8 ne sont en rien démentis par cette phrase. 488 CONFÉRENCE étant musicien, devient grammairien, sera en même temps l’un et l’autre, alors qu’il n’était pas l’un et l’autre auparavant ; mais ce qui est, sans avoir toujours été, doit être devenu ; par conséquent, un tel homme doit être devenu, en même temps, musicien et grammairien », ils ne sont jamais ce que recherche une science reconnue unanimement comme telle, excepté la sophistique ; elle seule, en effet, s’occupe de l’accident, et c’est pourquoi Platon a très justement dit : « le sophiste séjourne dans le non-être ». Qu’une science de l’accident ne soit même pas possible, on l’apercevra clairement si l’on s’efforce de voir ce qu’est, enfin, l’accident. Tout étant, disons-nous, ou bien existe toujours et nécessairement (il ne s’agit pas de la nécessité au sens de la contrainte, mais de celle à laquelle nous faisons appel dans les démonstrations), ou bien est ce qui arrive le plus souvent, ou bien n’est ni ce qui arrive le plus souvent, ni ce qui est toujours et nécessairement, mais ce qui arrive par hasard : que, par exemple, il puisse faire froid pendant la canicule, cela n’arrive ni toujours et nécessairement, ni le plus souvent, mais pourrait arriver quelquefois. L’accident est donc ce qui arrive, mais ni toujours et nécessairement, ni le plus souvent. Telle étant donc la nature de l’accident, l’impossibilité d’une science d’un tel étant en découle de toute évidence : toute science, en effet, porte soit sur ce qui est toujours, soit sur ce qui arrive le plus souvent, or l’accident n’est ni l’un ni l’autre. D’autre part, que l’étant par accident n’ait point de causes et de principes semblables à ceux de l’étant par soi, c’est manifeste. S’il en était autrement, tout, sans exception, serait nécessaire. En effet, si telle chose est quand telle autre chose est ; si cette autre chose est quand une troisième chose est ; et si cette troisième existe, non par hasard, mais nécessairement ; ce dont cette troisième chose était fondement (`©…§∑μ) sera nécessaire aussi, et on arrivera ainsi jusqu’au dernier fondé (`•…§`…∑◊), comme on l’appelle, lequel était pourtant posé être par acci- EMMANUEL MARTINEAU 489 dent. Dès lors, tout sera nécessaire, et tout hasard, toute possibilité d’advenir et de ne pas advenir se trouve ainsi absolument exclue du devenir. Et même si le fondement est supposé être non pas étant, mais devenant, la conséquence sera la même : tout sera nécessaire. L’éclipse de demain, en effet, se produira si telle chose arrive, et celle-ci si une autre chose arrive, et cette autre chose, si une troisième chose arrive ; et de cette façon, si, du temps limité qui sépare l’instant actuel de demain, on retranche du temps, on arrivera, à un moment donné, à la condition existant déjà. Par conséquent, l’existence de celle-ci entraînera nécessairement tout ce qui suivra, de sorte que tout adviendra nécessairement. [B] En ce qui concerne l’étant comme vrai et selon l’accident, le premier consiste dans une liaison de la pensée (}μ «¥√≥∑≤° {§`μ∑ß`»), c’est une affection (√c¢∑») de celle-ci (aussi bien, de l’étant pris en ce sens, ne recherche-t-on pas les principes, mais seulement ceux de l’étant « extérieur » et « indépendant », …ª Ç∂› Ωμ ≤`® ¤›ƒ§«…∫μ). Quant à l’autre, je veux dire l’étant selon l’accident, il n’est pas nécessaire, mais indéterminé, et d’un tel étant les fondements sont sans ordre et en nombre infini. — E 2, 1026a33s. 1/ Ainsi que l’a fort bien relevé B. Dumoulin dans son Analyse génétique — sans toutefois émettre le moindre doute sur l’origine du texte —, E 2 commence par un beau pataquès : 1. Nous avons une protase (a≥≥˝ }√|ß…) sans apodose ; 2. Ñ…|ƒ∑μ signifie normalement l’autre de deux ; 3. de fait, les chapitres 2 et 4 ne traitent que des deux premières acceptions énoncées ; 4. le √ƒË…∑μ de 1026b3 apparaît comme une suite logique de fl» ‹|◊{∑» de 1026a35 ; 5. on obtient une phrase grammaticalement correcte en supprimant tout ce qui est entre ‹|◊{∑» et √ƒË…∑μ. Le texte primitif serait (!) donc : « Mais puisque l’être pris absolument se dit en plusieurs acceptions, 490 CONFÉRENCE dont la première est, nous l’avons dit, l’être par accident, et l’autre l’être comme vrai et le non-être comme faux (…), il nous faut d’abord parler de l’être par accident… »56. Tout de bon, mais ce « texte primitif » si judicieusement reconstitué par notre regretté collègue, est-ce à dire que nous l’ayons perdu ? Nullement, puisqu’il n’est pas autre, à peu de chose près, que K 8, auquel le généticien se refuse ici comme ailleurs à faire la moindre allusion (supra, n. 1), et que pourtant il authentifie dans le savoir ! Andronicos savait qu’Aristote distingue quatre sens de l’être (cf. E 7), mais son modèle de K 8 n’en mentionnait que deux. Il lui a donc fallu procéder à l’une de ses plus longues interpolations. Las ! sous la plume de ce chétif écrivain grec du Ier siècle, celle-ci a rapidement tourné en galimatias. Notre hypothèse est donc la seule à pouvoir rendre compte du véritable rapport « génétique » (dégénératif) de K 8 à E 2. 2/ Nouvelle marque de l’ancienneté de K 7-8 : outre le fait qu’Aristote n’y enseigne pas le …|…ƒ`¤Ë » de l’être, dont E 7 apparaît donc comme l’unique document explicite, il n’a même pas encore fixé — et n’aura pas fixé davantage au livre E — sa formule définitive : « l’être se manifeste en de multiples guises », laquelle ne fait qu’affleurer, mais sans plus d’explication, à la fin de M 2, 1077b17 (cf. A 9, 992b19). Plus philosophiquement : dans l’Urmetaphysik la pluralité de l’être demeure essentiellement catégoriale (cf. N 2, 1089a7s., mais aussi, déjà, 27s.), ce qui ne manifeste que mieux la valeur « symptomatique » de K 8 : ce chapitre, chronologiquement, est sans aucun doute la première tentative, si timide soit-elle, d’Aristote pour dépasser cette réduction de l’être aux « figures de la catégorie » (1017a22, 1026a36). B. Dumoulin, op. cit., p. 144 ; l’emprunt à E 7 (et autres chapitres du même livre) est certain (cf. ibid., p. 182-183), malgré la note assez amusante de Jaeger, qui écrit ad loc. : « Cf. E 7, qui tamen liber non antecedebat cum Ar. haec scripsit ». At antecedebat tamen cum Ps. -Ar. haec scripsit ! 56 EMMANUEL MARTINEAU 491 3/ Qu’en est-il alors de l’être b√≥Ë» en K 8, et de sa relation à l’« étant en tant qu’étant » du chapitre 7 ? Le texte ne répondant pas lui-même à pareille question, on se limitera à une suggestion : de même que nous avions interprété la fin de K 7 comme une sorte de duel entre ontologie anonyme et « théologique », où cette dernière reprenait à tout instant le dessus, de même l’« être en général » nous paraît-il surgir ici en contrepoint et en contraste avec un être « indépendant-séparé » dont nous avons assez dit l’ambiguïté. Tout se passe donc comme si Aristote, sur la lancée du ≤`¢∫≥∑ de K 7, se reprenait et se demandait à lui-même : mais après tout, que visons-nous lorsque nous disons « être (ou étant) — tout simplement » ? Ainsi, en K 8 comme en K 7, s’ébauche un « proto-D »57, que néanmoins la prédominance « archaïque » de la dualité « par soi-par accident » — c’est encore elle qui vient en tête en E 7, tandis qu’elle aura disparu en J 10 — empêche de prendre son essor. Quoi qu’il en soit, plus grande encore est la distance séparant cet être « en général » de l’« être absolument parlant » (1028a31 = J. Tricot, p. 348) dont partira Z 1, même si Andronicos confond ou feint de confondre l’un et l’autre — et les confond tous deux avec l’« étant en tant qu’étant », nivelant ainsi toutes les expressions aristotéliciennes et toutes les « strates » de la Métaphysique. Car cet être « absolu » (b√≥Ë») du livre Z n’est nullement without qualification, comme le croit Ross58, tout au contraire : c’est un être prôtôs, überhaupt, « au premier chef », dont la Selbst-behauptung consiste en son imposition (v. supra) ou sa « dé-termination » même (flƒ§«¥Äμ∑μ, 1028a27). Aussi peut-il pré-définir le sens de l’essence, en attendant que « visage » et « ce qu’être lui était » viennent le remplir concrètement. En somme, Aristote ne pense nullement l’étant comme un « individu » et alors l’être comme « singularité » — il détermine bien L’expression est encore de B. Dumoulin, p. 154, qui cependant l’applique à tort à un modèle (imaginaire) dont aurait disposé l’auteur de K. 58 Op. cit., t. II, p. 160. 57 492 CONFÉRENCE plutôt « tautologiquement » l’être comme dé-termination, et alors l’étant comme « ceci déterminé ». De K 8 à Z 1, il est permis de dire qu’il passe de l’être comme indétermination à l’être comme détermination, c’est-à-dire, phénoménologiquement, comme excédentarité. — b4-5. La tournure }√§¥|≥Ä» }«…ß …§μ§ √|ƒß …§μ∑» (cf. chaloir à q. de qc.) est encore une lourdeur — et un hapax — d’E. — b6. Le remplacement de «≤∑√|± (1064b19) par √∑§|± fait contresens. — b8-9. « Rien n’empêche que la maison (…) ne soit différente, pour le dire en un mot, de tout l’étant » est une expression trop affectée pour pouvoir venir d’Aristote. — b10s. Ces lignes sur le triangle, dont l’obscurité ne saurait être fortuite, ont fait couler quelque encre. On ne s’étonnera pas, en tout cas, que les éditeurs ne leur aient trouvé aucun parallèle dans l’Organon. Si l’on peut à leur sujet retenir les explications de Ross, la pensée du Ps.-Ar. n’en demeure pas moins confuse et dénuée de tout intérêt. — b 14-15. « Le sophiste séjourne ({§`…ƒßy|§μ) dans le nonêtre », disait K 8 en toute fidélité à Platon, Soph., 254 a (…ƒßy|§μ). Andronicos, quant à lui, connaît-il l’existence de ce dialogue ? On se prend à en douter en le voyant substituer au sophiste la sophistique (en quoi il suit plutôt D 2, 1004b18s.), et « nuancer » son propos d’un …ƒ∫√∑μ …§μc parfaitement ridicule. Encore un trait, donc, qui à lui seul disqualifierait la copie et authentifierait le modèle ! Il est proprement désolant que les calomniateurs de K 7-8 n’y aient pas pris garde. — b 15s. Les emprunts du texte à Soph. el., 13 et 22 et Top., I, 11 sont bien signalés par Ross. De même — b22-24 dérive-t-il de B 5, 1002a32, comme l’indique J. Tricot, p. 163, n. 2 et p. 341, n. 1 (ad E 3, début), et — b28-29 de E 5, 1015a26 et 33-35. — b30. La lacune supposée et comblée par Jaeger (collato b32 et 1064b35) remonte peut-être à la source, puisqu’il n’est même pas sûr (v. infra) que le glossateur comprenne la tripartition de K 8. EMMANUEL MARTINEAU 493 — a5-6. Il faut lire …Ëμ ¥Åμ zdƒ e≥≥`§ }μß∑…| {μc¥|§» |•«®μ `¶ √∑§ä…§≤`ß, …Ëμ {Å ≤…≥., conformément à la règle dûment établie cidessus de la supériorité du ms. Ab tout au long de ce livre E. Le résultat est médiocre et intraduisible (« Certains effets [la santé] ont parfois (sic !) pour cause les autres puissances poétiques [la médecine], les autres [l’utilité accidentelle d’une préparation culinaire pour la santé] n’ont pour cause aucun art ni puissance déterminée »), mais il correspond parfaitement au grec de cuisine de l’éditeur. — a7. À z§zμ∑¥Äμ›μ, EJ, on préférera z|μ∑¥Äμ›μ, Ab, et en — a16, |©ä, Ab, à Ç«…§μ, EJ. — a17-19 est une grossière annonce du livre M, succédant à celle de M et N et précédant celle de J (v. infra). — a23. Que l’exemple de l’hydromel soit un peu controuvé, même J. Tricot (p. 340, n. 5) s’en est aperçu. — E 3, 1027a29s. Dans son commentaire, t. I, p. 362-364, W. D. Ross remarque à juste titre l’absence en K 8 d’une claire doctrine des futurs contingents. Qu’Andronicos n’ait pas saisi l’occasion qui s’offrait à lui de la rétablir donne à penser qu’il n’a pas lu le De Interpretatione. Ross, d’autre part, a bien souligné l’illogisme de la conclusion énoncée en b8. — Dans la traduction de J. Tricot, p. 342, ligne 11, on supprimera les mots : « s’il a soif ; il aura soif ». — E 4, 1027b17s. Tout comme E 2, le chapitre 4 commence par une catastrophe grammaticale, l’apodose se révélant introuvable : Bonitz et Jaeger, d’après Alexandre, la faisaient commencer à la l. 2859, Ross la retarde jusqu’à la l. 33, ce qui revient à dire que le chapitre finit sans avoir commencé — ou n’aboutit qu’à une négation. Quant à l’expression, elle se caractérise à nouveau par des tournures bizarres, comme √`ƒc, codd., à la l. 19 = « dependent on » (Ross) ou …ª {Å «Õμ∑≥∑μ √|ƒ® ¥|ƒ§«¥ªμ aμ…§Ÿc«|›» aux l. 1920 = « and the true and the false together are concerned with the 59 W. Jaeger, Studien, p. 23 : « Dann endlich folgt die Apodosis ». 494 CONFÉRENCE sharing out of contradictories » (Ross), « et le vrai et le faux réunis se partagent entièrement les contradictoires » (Tricot), que redoublent non moins étrangement les mots …∑Õ…∑ …∑◊ ¥|ƒ§«¥∑◊ …éμ aμ…ߟ`«§μ à la l. 22. Andronicos assène-t-il ici une banalité : « le vrai et le faux sont des contradictoires » ? Ou mélangerait-il l’opposition du vrai et du faux avec celle de l’affirmation et de la négation ? L’un et l’autre, probablement, comme on voit par la parenthèse qui suit l. 20… — b27-28. « En ce qui regarde les b√≥k et les “ ce que c’est ” le vrai et le faux n’existent même pas dans la pensée ». Mais où, alors, existent-ils ? C’est ce qu’Andronicos se dispense de nous dévoiler, se bornant à annoncer J 10 aux l. 28-29. Cependant, comment peut-il avoir affirmé aux l. 25-26 que « le faux et le vrai ne sont pas dans les choses » sans invalider d’avance ce chapitre que, soi-disant, il annonce ? Réponse : parce qu’il annonce moins J 10 qu’il ne refuse et ne récuse ce qu’Aristote y avait écrit noir sur blanc : « la vérité ou la fausseté dépend, du côté des choses, de leur union ou de leur séparation, de sorte qu’être dans le vrai, c’est penser que ce qui est séparé reste séparé, et que ce qui est uni est uni, et être dans le faux, c’est penser contrairement aux choses » (1051b2-5). Bref, quand l’éditeur ajoute, aux lignes 1027b2931, que « la liaison et la séparation (…) ne sont pas dans les choses », il critique frontalement Aristote. — b31. …Ëμ ≤ƒß›» Ab (plutôt que ≤ƒß›μ, EJ) ne peut désigner, dans le contexte, que les catégories, de telle sorte que nous souscrivons pleinement à la note de J. Tricot sur la parenthèse qui suit : « La pensée, dans son opération de réunion ou de division, présuppose un être plus véritablement premier, extra animam, objet même de cette opération, à savoir les différentes catégories elles-mêmes » (p. 345, n. 1). En d’autres termes, Aristote aura beau réserver, en J 10, le fameux adverbe ≤ƒ§‡…`…` à l’être comme vrai ou non vrai, son éditeur, sur ce point encore, n’est pas d’accord avec lui et lui donne une réplique anticipée : l’être ≤ƒß›», encore appelé …ª ≥∑§√ªμ zÄμ∑» (!) en 1028a1 est exclusivement l’être au sens catégorial — lui- EMMANUEL MARTINEAU 495 même assimilé contre toute raison à l’être extra animam ! Assertion si énorme qu’Andronicos n’avait pas osé — et on le comprend — l’énoncer dès le début du chapitre 2, où il se contentait de s’embrouiller dans son énumération des sens de l’être (cf. les deux √`ƒd …`◊…` de 1026a35 et b1). Conclusion : après que le contrefacteur avait fait place à un faussaire, celui-ci fait désormais place à un contradicteur d’Aristote. D’innocent stratagème « littéraire » qu’elle se voulait au départ, la fabrication du livre E est bel et bien devenue une imposture philosophique. — Et ce n’est pas fini, comme on peut voir par un nouveau tour de passe-passe : — la substitution, en 1028a2, de l’expression Ç∂› ∑”«cμ …§μ` ŸÕ«§μ …∑◊ ºμ…∑» aux mots …ª Ç∂› Ωμ ≤`® ¤›ƒ§«…∫μ de K 8, 1065a24. Passons sur les mots « nature de l’être », qui veulent dire chez Andronicos, comme nous le savons, un « genre de l’être », pour nous émerveiller plutôt de cette tardive ré-apparition en K (in cauda venenum) et de la re-disparition en E 4 de notre cher adjectif ¤›ƒ§«…∫μ ! Qu’on nous pardonne notre entêtement, mais nous prétendons trouver dans cette mise en équivalence du ¤›ƒ§«…∫μ et de l’Ç∂› ºμ la confirmation ultime de nos réflexions antérieures sur l’« équivoque ontologique » de K 7 et la prévalence — malgré elle — de l’indépendance sur la séparation. En effet : 1/ Si ¤›ƒ§«…∫μ signifiait primairement « séparé », donc s’appliquait électivement à l’étant supérieur, Aristote pourrait-il l’appliquer désormais à l’étant « extérieur », autant dire à tout étant ? 2/ Qu’Andronicos, pour sa part, censure cet usage de ¤›ƒ§«…∫μ en escamotant purement et simplement le mot, n’est-ce pas une preuve de plus qu’il le restreint — à tort — à la « séparabilité » ? Enfin, quant au sens propre de l’Ç∂› ºμ — on se doute qu’il n’a rien à voir avec le monde « extérieur à la conscience » de la philosophie moderne —, nous avons la chance de lire dans le Nietzsche de Heidegger cette précieuse mise au point : L’ Ç∂›, au dehors, désigne l’au dehors …ï» {§`μ∑ß`» c’està-dire de l’ap-préhender humain qui, discutant l’étant à fond, 496 CONFÉRENCE entreprend (durchnimmt) celui-ci, et ainsi met en place (aufstellt) le discuté, l’étant ainsi mis en place ne subsistant dans sa présence que pour une telle entreprise et dans l’orbe de son accomplissement. Ce qui est au dehors (Ç∂›) subsiste et se dresse en tant que stable en soi en son lieu propre (¤›ƒ§«…∫μ). L’ainsi « étant-au-dehors », ex-sistens, l’ex-sistant n’est rien d’autre que ce qui est présent à partir de soi en son être-produit, l’Ωμ }μ|ƒz|ßl. Ce passage autorise donc à dériver le mot-concept latin ex-sistentia d’une méditation aristotélicienne sur l’étant60. Ce texte constitue donc une sorte de synthèse de nos propres réflexions ; mais aussi, il nous invite à revenir vers un autre mot important de K 7-8, que nous avions jusqu’ici négligé : le mot Ã√cƒ¤∑μ de la deuxième phrase, où Aristote écrivait : chaque science régionale « se préoccupe de son genre d’objet fl» Ã√cƒ¤∑μ ≤`® ºμ, ∑À¤ † {Å ºμ » (1064a3). Or, si l’on veut bien admettre que ce passage appelle tout naturellement la traduction suivante : « en tant que simplement subsistant et (ainsi) étant, celui-ci n’étant cependant pas pris en vue comme étant », n’est-ce pas aussi bien le rapport du début à la fin, donc l’unité du bloc « erratique » K 78 que l’explication heideggérienne contribue à dévoiler à nos regards ? Assurément : dans ce petit essai, la proto-ontologie aristotélicienne s’achemine de l’étant en tant que subsistant à l’étant en tant qu’ex-sistant, et l’ « étant en tant qu’étant » est le concept qui, pour ainsi dire, les médiatise. Si l’on s’obstinait à présenter le ¤›ƒ§«…∫μ, et avec lui l’étant en tant qu’étant lui-même, comme un étant « séparé », alors Aristote coifferait simplement la subsistance citée d’une sur-sistance qui demeurerait, ipso facto, tout aussi partielle — donc subsistante ! — qu’elle. Mais il n’en est rien : en K 7-8, M. Heidegger, Nietzsche, Pfullingen, 1961, t. II, p. 417. C’est la seule référence de nous connue du philosophe allemand au livre K. On a remarqué, au début du texte, une explication de la dianoia qui est « complémentaire » de celle que nous avons tentée. 60 EMMANUEL MARTINEAU 497 Aristote dépasse la subsistance, donc il livre sa première bataille pour l’excédentarité, dont l’« ex-sistence » livre un prénom « archaïque », si l’on veut, mais tout de même éloquent : déjà l’Ç∂› se fait entendre, qui un jour éclatera dans le hors-retrait de l’étant comme a≥ä¢Ä». Plus d’« équivoque », donc : l’enjeu de K 7-8 n’est nullement ontique (« théologique » au sens de la séparation), mais bel et bien ontologique. — a4-6. Une dernière remarque s’impose au sujet de ce que les copistes ont surnommé des custodes. Jaeger écrit dans son apparat à la fin d’E 4 : a4-6 a vetere redactore post lib. E insertum adjecta esse vidit Christ (cf. 1017a22s.) ; legit hoc loco Alexander ; de hujusmodi « custodibus », qui ordinem voluminum indicabant, cf. Studien, p. 168 ; et il avait dit en effet, en ce lieu de ses Études : Chose remarquable, on trouve à la fin d’E la même répétition du début du livre suivant que nous avons constatée dans les Éthiques et la Politique, répétition qui est d’ailleurs libre, non pas littérale, comme dans ces mêmes exemples. À ces exceptions près, de telles indications du contenu du livre suivant sont insolites dans la Mét., et en général chez Aristote. En tout cas, cette libre restitution est différente des custodes de la technique des scribes ultérieurs : elle montre que ces mots appartiennent à un auteur qui pouvait encore se permettre des interventions dans son texte. Christ, déjà, doutait que l’on pût considérer ces mots comme des custodes. À juste titre : les lignes a4-6 figurent bien dans le texte, alors qu’on ne rencontre des custodes proprement dits qu’ici et là dans l’apparat. Si nous comprenons bien, ce serait donc Aristote lui-même qui, en se relisant, se serait « permis des interventions dans son 498 CONFÉRENCE texte », autrement dit, aurait après coup « librement » relié E à Z. Le seul ennui est qu’une telle supposition contredit la vérité négative, certes, mais constamment oubliée, que Jaeger n’a cessé lui-même d’établir : exception faite pour les deux groupes AB et ZHJ, dont l’unité est incontestable, les livres de la Métaphysique sont parvenus jusqu’à nous dans un « ordre » tout à fait indépendant de la volonté d’Aristote qui, pas plus qu’il n’écrivit jamais un livre de métaphysique, ne s’est mêlé de classer ses cours et conférences « sur l’étant en tant qu’étant » en vue d’une publication61. En revanche, à la lumière de notre découverte, la difficulté créée par l’existence d’une liaison bord à bord d’E et de Z s’évanouit : car si cette dernière phrase fait en effet partie intégrante du texte d’E, c’est parce qu’E n’est lui-même de part en part qu’un texte de liaison — voire même, un énorme « custos » fabriqué par l’éditeur. Par suite, on ne dira pas seulement qu’une telle indication du contenu du livre suivant est « insolite » dans la Métaphysique canonique, mais aussi et surtout qu’elle est rigoureusement absente de la Métaphysique authentique. En faisant in extremis infraction à la règle de l’indépendance « littéraire » des différents essais aristotéliciens, Andronicos de Rhodes nous apporte un dernier et décisif témoignage de son incompétence éditoriale en général, et en particulier de l’inauthenticité du prétendu livre E de la Métaphysique. * 61 On va voir dans un instant (infra, B) ce qu’il en est du rapport de M et N à AB. — S’agissant des renvois internes d’un livre à l’autre, tous, que nous sachions, sont rétrospectifs — ou non suivis d’effet —, le faux livre E étant seul à annoncer des livres « futurs », en l’occurrence J, M et MN (cf. infra, n. 71). Quant à Z, H et I, il n’est pas inutile de remarquer que sa thématique souffre d’une telle pauvreté qu’il ne trouve même pas moyen de les annoncer, sinon en évoquant les catégories au début du chap. 2. Peut-être le parti pris de fabriquer un faux et de le souder à Z (auquel Andronicos ne comprenait goutte) s’explique-t-il aussi de cette manière. EMMANUEL MARTINEAU 499 Le moment est venu de conclure sur l’imitation andronicienne de K 8 : 1/ Sur le chapitre de l’accident, tout d’abord, le modèle offrait peu de difficulté, où Aristote expliquait fort clairement que l’accident est ce qui n’est ni toujours, ni « le plus souvent ». Andronicos a-t-il pour autant réussi à le maîtriser ? Sans l’accabler inutilement, on peut tout de même demeurer perplexe devant des phrases comme celle-ci : Ainsi, étant donné que toutes les choses ne sont pas nécessaires et éternelles (…), mais que la plupart des choses rentrent seulement dans ce qui arrive le plus souvent, il en résulte nécessairement (!?) l’existence de l’être par accident : par exemple, ce n’est pas toujours, ni le plus souvent que le blanc est musicien, etc. » (1027a8-12). Si l’exemple donné est correct, on voit que la protase s’accorde assez mal avec lui, comme si Andronicos résistait mal à la tentation d’assimiler aussi l’accident au fl» }√® …ª √∑≥Õ… Au reste, peut-on attribuer à un simple accident de transmission la lacune bien repérée par Jaeger à la ligne 1026b30 ? Et surtout, croira-t-on que la définition de la matière par laquelle l’éditeur conclut son développement : « la matière est susceptible d’être autre qu’elle n’est le plus souvent » (1027a13-15) possède un sens philosophique assignable ? On veut bien pardonner ces maladresses à Andronicos, mais force est de constater que même lorsqu’il se propose un exercice plus facile que la « classification des sciences », il ne se montre pas un élève plus doué. 2/ En revanche, lorsqu’il est passé du facile au difficile, que dis-je, au plus difficile — la doctrine de l’être-vrai —, alors nous avons vu l’imposture qualifiée succéder à la simple médiocrité. Sur le chapitre de la vérité, l’élève s’est franchement cabré contre son sujet, c’est-à-dire contre Aristote lui-même, et la raison nous en a sauté aux yeux : c’est que deux mille ans avant la philologie 500 CONFÉRENCE hypercritique des XIXe et XXe siècles — de Schwegler à Ross en passant par Jaeger lui-même —, Andronicos de Rhodes a dit non au ≤ƒ§‡…`…` de J 10 ; c’est qu’il a décidé qu’Aristote, pour le dire avec J. Tricot, n’a pas pu vouloir dire (!), en 1051b1, que l’être par excellence est le vrai et le faux, alors que, dans sa doctrine, affirmée notamment en E 4, l’être en tant que vrai n’est qu’une affection de la pensée62. Encore l’auteur de cette note cocasse était-il relativement excusable, ne faisant que céder aux prestiges d’E. Mais l’auteur de ce faux livre, mais Andronicos lui-même, l’est-il ? En aucune façon. Car en inventant E 4, il n’a pas seulement énoncé et fait passer pour aristotélicienne une doctrine différente de celle de J 10, mais il a construit une véritable machine de guerre contre celle-ci. Il n’a pas tempéré ou complété l’analyse — à son gré trop radicale — de J 10, mais il l’a foulée aux pieds pour lui substituer une théorie bassement positiviste de la catégorie comme étant « extra-mental ». Il n’a pas écrit sur, mais contre l’a≥ç¢|§` et sa souveraineté. Il n’a nullement aidé l’usager de son édition à lire la Métaphysique, mais il a empêché au contraire cent générations de la lire jusqu’au bout — d’en gravir les degrés jusqu’à ce que Heidegger, dans Platons Lehre von der Wahrheit, appellera la « cime »63 : la confrontation avec la vérité comme plus haut sens de l’être de l’étant. Contrairement à la légende qui veut qu’Aristote ait professé sur la vérité des doctrines contradictoires en E 4 et J 10, et surtout à l’allégation mensongère selon laquelle il livrerait sa position vériJ. Tricot, p. 522, n. 1. Gesamtausgabe, t. IX, p. 232 ; v. aussi sur E 4 et J 10, t. XXI, p. 162-190 et t. XXXI, p. 73-109 = De l’essence de la liberté humaine, trad. E. Martineau, 1986, p. 79-110 ; etc. 62 63 EMMANUEL MARTINEAU 501 table dans le premier de ces textes, mais « oublierait » la primauté du sens catégorial de l’être dans le second, nous affirmons donc que J 10 est seul issu de la plume d’Aristote, et E 4, l’œuvre d’un faussaire. À quoi nous devons encore ajouter — et telle sera peut-être la conclusion la plus importante de notre comparaison entre E et K — qu’Andronicos, malgré une apparence superficielle, ne respecte pas plus le court texte qui lui sert de guide — la fin de K 8 — que le long texte qu’il fait semblant d’introduire — J 10. En effet, que veut exactement Aristote en ces quatre lignes de K 8 ? Et son intention y est-elle vraiment de disqualifier, comme le croira Andronicos, le sens véritatif de l’être ? Nous ne le pensons pas. 1. Le Philosophe, tout d’abord, définit l’être-vrai en des termes que l’auteur du Sophiste, cité ici-même, n’eût pas désavoués : comme un √c¢∑» et une «¥√≥∑≤ç — ce dernier terme étant hapax, puisque J 10 (qui s’en étonnerait ?) ne le reprendra pas. 2. Ensuite, il écrit sobrement que, si l’être-vrai est envisagé ainsi, à savoir comme l’envisageait Platon, « on n’en recherche pas les principes », et non pas agressivement, comme fera son glossateur, « qu’il faut laisser tomber » cet être (aŸ|…Ä∑μ, 1027b34, aŸ|ß«¢›, 1028a3) — et encore moins qu’il faut le faire tomber de sa souveraineté, puisqu’il n’a pas encore aperçu celle-ci. 3. Et enfin, il assigne à la pensée cet autre objet : « l’être ex-sistant, c’est-à-dire, comme je l’ai assez dit et répété, indépendant ». Mais attention : qu’est-ce d’autre que cet être-là que le pré-nom, ou mieux la nomination inaugurale de l’être qu’Aristote, parvenu au faîte de sa méditation, interprétera comme Ωμ }μ|ƒz|ßl et/ou a≥ä¢Ä» ? On le voit : si le « jeune » Aristote, en cet humble développement échappé, pour ainsi dire, de sa plume — car lui-même ne le prévoyait pas au début de K 8, où il ne fait état que de l’accident ! — ne dégage pas encore positivement un sens de l’être-vrai capable de dépasser la logique platonicienne de l’« entrelacement », pour autant il n’y fait en rien empêchement, il ne le frappe pas d’interdit, il ne le calomnie pas 502 CONFÉRENCE — mais il le pressent, et puis il se tait. Qu’en conclure, sinon que K 7-8 est authentique philologiquement, sans doute, mais avant tout existentialement, nous rendant témoignage, au sein de l’Urmetaphysik, de ce moment entre tous privilégié où Aristote eut la prémonition de sa métaphysique « adulte » et — pour être complet — de cet autre chef d’œuvre ultime que sera son De Interpretatione ? Aussi, qu’on veuille bien ne pas se laisser tromper par le titre négatif de la présente étude : que l’évacuation du faux livre E et des pseudo-questions qu’il charrie avec lui constitue la condition sine qua non d’un renouveau des études sur la Métaphysique, c’est chose désormais certaine ; il n’empêche que cette nécessaire mesure de salubrité critique demeurerait elle-même sans efficace historiale si ne s’y joint une réhabilitation vraiment philosophique de K 7-8. Or comprendre philosophiquement ce texte, ce n’est pas simplement se rendre sensible à ce qu’il peut contenir d’archaïque, voire d’inutilisable, comme disait Krämer, c’est d’abord et avant tout saluer en lui un témoignage prophétique. À la fin de K 8, Aristote a mis l’être-vrai en réserve de la Métaphysique. Mais il n’a pu le faire qu’en se mettant lui-même en retrait de(vant) lui. La disposition du Philosophe en ce texte, dont nous nous enquérions en commençant, est donc l’`•{‡» de(vant) l’a≥ç¢|§` elle-même. Celui qui marque un tel recul, bien loin de renoncer devant une difficulté, se condamne lui-même au courage de faire face au plus difficile. B. LA VÉRITABLE CHRONOLOGIE DE LA MÉTAPHYSIQUE La collection d’essais aristotéliciens connue sous le titre de Métaphysique se compose de onze livres authentiques : A, B, D, E, Z, H, J, K, M, M et N, auxquels il convient donc d’ajouter une cen- EMMANUEL MARTINEAU 503 taine de lignes de K64. Pour le reste de ce livre, on nous dispensera de démontrer, après beaucoup d’autres auteurs, qu’il n’appartient sûrement pas à Aristote, mais peut-être à l’un de ses épigones, Eudème de Rhodes65. Quelle en est la valeur ? Telle n’est pas ici la question, mais de comprendre comment l’économie s’en est formée, et la réponse est maintenant facile. Eudème voulait rédiger une épitomè de « philosophie première » et « seconde » péripatéticienne, et, pour ce faire, il a procédé exactement comme procèdera Andronicos deux siècles et demi après lui : il a recherché dans le Nachlass d’Aristote un texte-guide à caractère « architectonique ». Or, nous le savons désormais, il n’en existait qu’un — ce qui est pour nous « K 7-8 ». En conséquence, le compilateur a décidé d’en faire le noyau de sa composition, puis il a enrobé celui-ci d’un résumé de B et de D (pour nous, K 1-6) et d’extraits de la Physique (pour nous, K 8 [1065a26s.]-12). Dès lors, le seul grave problème qui se pose à la recherche est celui-ci : d’où K 7-8 provient-il ? S’agit-il vraiment d’une « feuille volante », comme nous le disions de façon commode et provisoire, ou non pas plutôt d’un fragment issu d’un ensemble plus important ? Et de cet ensemble, d’autres éléments, ou même tous les autres éléments nous ont-ils été conservés ? À ces questions, nous répondrons — affirmativement — en énonçant deux thèses : 1/ K 7-8 est un fragment de l’Urmetaphysik d’Aristote, que nous avons en effet conservée en entier, sous la forme du groupe AB, puis de la fin du livre M (M 9 [1086a21s.] et 10), et enfin du livre N. On sait que l’Anonyme de Ménage fait état de dix livres (cf. W. Jaeger, Studien, p. 177, et B. Dumoulin, op. cit., p. 408, n. 15) : peut-être est-ce dû au fait que E n’a pas toujours appartenu à la collection (cf. Studien, p. 118s.), étant souvent considéré par les Anciens comme un ouvrage indépendant. 65 Sur Eudème, v. Studien, p. 175, et le travail de F. Wehrli, Eudemos von Rhodes, Bâle, 1955, p. 78 (fr. 3) et p. 111 (fr. 124). 64 504 CONFÉRENCE La tâche d’une reconstruction de cette Urmetaphysik au sens strict (car M 1-9a et M, une conférence selon Jaeger66, que nous approuvons, appartiennent également à l’Urmetaphysik prise en un sens plus large) consiste donc à recoller ces quatre membra disjecta : AB, M 9b-10, N et K 7-8. 2/ Une fois ce collage convenablement exécuté, l’établissement de la chronologie des six livres restants, D, E, Z, H, J et I ne rencontre plus d’obstacle majeur, et cette double opération permet d’aboutir à l’aperçu suivant : la Métaphysique d’Aristote lue dans le bon ordre se compose, non de onze livres, mais de sept « cours et conférences ». I. Commençons par expliquer la seconde de ces propositions : 1/ Entre Urmetaphysik et métaphysique « tardive », quelque texte assure-t-il la transition ? Certes, et ce n’est point le livre E, mais évidemment le livre E, dont Andronicos a eu bien tort de ne pas se satisfaire, puisqu’Aristote y avait rassemblé les principaux résultats de ses premières méditations sur les « principes » et les « causes ». Or, ne déplaise encore à l’auteur du canon, ce livre E n’est point postérieur, mais sûrement de peu antérieur à D. En effet, pour riche qu’il soit (aussi bien Andronicos ne se privera-t-il pas de le piller), on ne voit point que E porte la moindre trace des acquis les plus notoires de ce texte — le √∑≥≥`¤Ë» ≥Äz|«¢`§ de l’être, son unité « focale », la démonstration élenctique du principe d’identité, etc. —, ni, plus immédiatement, qu’il rende écho d’une « science considérant universellement l’étant en tant qu’étant ». D’ores et déjà, nous sommes donc autorisé à caractériser E comme la synthèse de l’Urmetaphysik et D comme le premier Sur ce point, on relira l’Aristoteles, IIe partie, chapitres III et IV (de préférence à la traduction française publiée en 1997), où Jaeger a confirmé l’ancienneté de M et démontré l’antériorité de M 9b-10 et N à M 1-9 de façon tout à fait convaincante. Contrairement à J. Tricot, p. 815, n. 4 et p. 817, n. 1, je doute donc que N 2 et 3 cite M 3. 66 EMMANUEL MARTINEAU 505 assaut d’Aristote contre l’Ωμ † ºμ, et à tracer la série chronologique suivante : « Urmet. » sensu lato. { [1] « Urmetaphysik » sensu stricto. [2] M. deux conférences. [3] M 1-9a. [4] E = la transition. [5] D = la métaphysique « moyenne ». } 2/ Quant à son second et décisif assaut ontologique, c’est non moins évidemment en ZH qu’il commence. Que ces deux livres solidaires, toutefois, n’aient pu succéder à D qu’après un laps de temps de quelque importance, nous le suggère une différence bien connue et déjà rappelée plus haut : ayant ré-élu l’∑À ß` pour objet définitif de l’ontologie (on sait qu’une « proto-ousiologie » se lit au début du livre M), et retenant l’« indépendance » pour son « critère » fondamental (¤›ƒ§«…∫μ, Z 1, 1028a34), Aristote abandonne l’expression trop générale d’« étant en tant qu’étant » au profit du √ƒ‡…›» ºμ (J 1, 1045b27) et ne semble même plus se soucier de « science » : l’}√§«…ç¥ä qui, en D, était déjà sans nom, dépouille jusqu’à ce titre orgueilleux de science. Bref, ZH est nettement postérieur à D, de telle sorte que seuls les livres J et I défient encore notre sagacité. J est-il, ou non, antérieur à I ? On se doute que l’élève de Heidegger que je suis aurait tendance à opter pour la négative, c’est-à-dire pour l’ordre IJ. Car si le chapitre 10 est bien la cime — et non pas un ajout éditorial qui quaestionem movet huc minime pertinentem67 — du livre J, et même de la Métaphysique tout entière, n’est-il pas séduisant d’imaginer que c’est aussi le texte le plus récent de la collection, le chant du cygne d’Aristote métaphysicien ? Mais ce raisonnement sentimenSic ! W. Jaeger, note critique à 1051a34, et Studien, p. 49-53, où l’A. ne sait comment se débarrasser de l’adverbe ≤ƒ§‡…`…`. 67 506 CONFÉRENCE tal — que la thèse de Heidegger n’exige nullement — ne prouve rien, et je le reconnais d’autant plus volontiers que le début de J se rattache tout a fait directement à ZH, qu’il nomme « le commencement de l’enquête » (√ƒ‡…∑§ ≥∫z∑§, 1045b32 ; cf. 8, 1049b27), tandis que le livre I y fait lui aussi référence, certes, mais comme à un ensemble achevé, dont il nous livre au surplus le véritable titre : …d √|ƒ® …ï» ∑À«ß`» ≤`® √|ƒ® …∑◊ ºμ…∑» (1053b17-18). Ne cherchons donc point à Andronicos une querelle de trop sur l’ordre des quatre livres terminaux de la Métaphysique, et complétons ainsi notre série chronologique : [6] ZHJ = « De l’essence et de l’étant ». [7] I = étude complémentaire de l’Un. II. Revenons maintenant à l’Urmetaphysik au sens strict. Voici le collage que nous en proposons : [1] AB+M 9b-10+K 7-8+N, et les raisons qui nous paraissent le justifier : 1/ Aristote écrit au début de M 9b-10 : S’agissant des premiers principes, des premières causes et des éléments, ce qu’en disent les philosophes qui ne traitent que de l’essence sensible a été pour une part expliqué dans notre écrit « De la nature », et pour une autre part ne rentre pas dans notre recherche (¥|¢∫{∑) présente » (1086a21-24)68. De ces simples paroles, nous tirons la conclusion que M 9b10 est la suite directe d’AB, non sans nous émerveiller que nul Le mot méthodos (A 2, 983a23, A 3, b4, 984a28, M 1, 1076a9 et N 3, 1091a20) n’est pas moins caractéristique de l’Urmetaphysik que le trio principes-causes-éléments. 68 EMMANUEL MARTINEAU 507 interprète ne semble l’avoir tirée avant nous, ni même avoir observé qu’un tel « début » ne pouvait être qu’une suite69. Et de cette conclusion, nous trouvons une autre preuve dans les références, pourtant bien signalées par les éditeurs, de la suite de M 9b-10 à ces mêmes livres A et B (voir 1086a35 : {§ä√∫ƒä…`§ √ƒ∫…|ƒ∑μ, qui renvoie à B 6, 1003a7-13 ; 1086b2-3 : }μ …∑±» Ç¥√ƒ∑«¢|μ, qui renvoie à A 6, 987b1-6 ; 1086b15-16 : ≤`…˝ aƒ¤d» }μ …∑±» {§`√∑ƒç¥`«§μ, qui renvoie à B 4, 999b24 et 6, 1003a6 — tous textes où se manifeste avec éclat l’unité organique de AB et de M 9b-10). 2/ Ce qui, par contre, ne pouvait échapper à ces interprètes70, c’est qu’il est impossible de « coller » directement le livre N à cette fin du livre M : manque à l’évidence un chaînon, et il manquait sans doute déjà au temps d’Andronicos, s’il est du moins vrai que l’éditeur a lui-même hérité des livres M et N tels que nous les lisons — je veux dire, mal découpés71 —, et n’a donc rien trouvé de mieux à en faire que de les chasser en dernière position. Or, en extrayant K 7 et 8 du faux livre K et en démontrant l’authenticité de ce petit texte, nous pensons avoir du même coup identifié ce chaînon manquant entre M et N. Soit donc à montrer, ce qui ne sera point fort Une telle remarque ne se trouve ni dans les éditions de M et N par Julia Annas, Oxford, 1976, p. 81-88 et 187-188, et M. Crubellier, Lille, 1994, p. 20-21 et 357, ni dans les actes du Xe Symposium arist., publiés sous le titre Mathematics and Metaphysics in Aristotle, Berne, 1987. Faute de place, je n’ai pu discuter ci-dessus cette littérature, ni les spéculations le plus souvent extravagantes des chronologistes postérieurs à Jaeger (on en trouvera un aperçu commode chez J. Owens, op. cit., p. 97s.). J’y reviendrai donc ailleurs. 70 Sauf J. Annas, p. 85 : « M 9-10+N do form a complete whole ». 71 C’est pourquoi l’annonce de N 2 et 3 par M 9b (1086a30) ne contredit pas ce que nous disions plus haut (supra, n. 61) sur l’absence de renvois vers l’avant d’un livre à l’autre : M 9b-10 n’aurait jamais dû être aggloméré à M 1-9a, voilà tout. Quant à Z 11, 1037a12s., nous y voyons une promesse non tenue. 69 508 CONFÉRENCE malaisé, que K 7-8 s’ajointe parfaitement à la fin de M, et tout aussi parfaitement au début de N : a/ Collage M 9b-10+K 7-8. — « Mais voici enfin un embarras », dit Aristote en K 7 : « la science de l’étant en tant qu’étant doitelle être considérée, ou non, comme universelle ? » (1064b6-8). À première vue, une telle aporie a peu de rapport avec la question dont s’occupent M 9b-10 et N, celle de savoir ce que valent les doctrines qui posent des idées et/ou des nombres séparés. Mais à première vue seulement. En effet, Aristote n’a pas plus tôt terminé son introduction de M 9b qu’il en commence une seconde en M 10, par ces mots : « Insistons maintenant sur un point qui présente une certaine difficulté, tant pour ceux qui admettent la doctrine des idées que pour ceux qui la rejettent ». Quelle est donc cette difficulté qui guette spécialement les Platoniciens ? Elle provient de ce que ces philosophes déterminent les idées non seulement comme des universaux (1086a3233), mais aussi — et paradoxalement — comme des « individus » (≤`¢˝ Ñ≤`«…∑μ ≤`® ¥é ≤`¢∫≥∑, 1086b21). Or, rappelle Aristote, « il n’y a de science que de l’universel » (b33), de telle sorte que, de ces idées, une appréhension scientifique se trouve par là compromise. Pour peu qu’on veuille bien s’attarder sur cette digression préparatoire qu’est le chapitre 10, et noter que l’objet principal en est le ≤`¢∫≥∑, on s’aperçoit donc que le propos de M 9b-10 et celui de K 7 ne sont nullement hétérogènes. Tout imbu de son concept de la science, Aristote l’oppose d’abord à Platon en M 10, mais il ne s’en tient pas là : au sein même de cet excursus général sur le problème de la science, il ouvre en K 7 un nouvel excursus plus restreint sur les sciences régionales — puis sur l’opposition qu’entretient avec elles la science de l’« étant en tant qu’étant ». b/ Collage K 7-8+N. — « En ce qui concerne cette essence tenons-nous à ce que nous avons dit », écrit Aristote au seuil du livre N. Ainsi que le rappelle J. Tricot, « cette essence » a quelque peu embarrassé les commentateurs : EMMANUEL MARTINEAU 509 Il s’agit de la substance immobile, pour les Platoniciens, des idées. « De cette essence, c’est-à-dire de l’essence intelligible », interprète le Ps.-Alexandre. Bonitz propose, à tort, de remplacer « essence » par « aporie », mais l’interprétation du Ps.- Alexandre ne laisse aucun doute sur la véritable lecture72. Certes, mais est-il pour autant assuré que cette essence désigne les idées ? Nullement, le simple terme ∑À«ß`», sans déterminant, paraissant mal approprié pour cette désignation. Aussi proposons-nous de considérer qu’il reprend plutôt, et bien plus simplement et précisément, l’« essence indépendante et immobile » de K 7, 1064a35. Du coup, cette phrase liminaire de N, en dépit de sa brièveté, nous apporte confirmation, non seulement de la solidarité de K 7-8 avec N, mais encore du caractère digressif de l’ensemble formé par M 10, K 7 et K 8. Si K 7-8 a été détaché à date ancienne — dès le début du IIIe siècle — de l’Urmetaphysik, c’est qu’il pouvait effectivement l’être sans grand dommage — et cependant, le fait qu’Aristote nous présente lui-même et consciemment le trio M 10 + K 7 et 8 comme un excursus n’en prouve pas moins, quoique a contrario, l’appartenance de ce groupe au plus ancien discours ontologique du Stagirite. Mais « il faut s’arrêter », car, comme nous le dit également Aristote à la fin de M 9a, « un plus grand nombre d’arguments ne feraient qu’asseoir dans sa conviction celui qui est déjà persuadé, et ne convaincraient pas davantage celui qui n’a pu l’être encore ». Emmanuel MARTINEAU. 72 J. Tricot, p. 797, n. 1 ; cf. W. Jaeger, Studien, p. 43, Aristoteles, p. 197, et M. Crubellier, op. cit., p. 397.