Justice distributive aristotélicienne en droit fiscal selon la jurisprudence du TF
ZSR 2010 I 135
Souligner dans ce contexte que le point à trancher relève de la justice distri-
butive au sens aristotélicien du terme, comme le fait le TF, est à notre avis faire
une remarque d’une très grande portée. Nous la comprenons comme une façon
pour le TF de souligner le caractère non positiviste («logic of the understand-
ing») de son approche dans cet arrêt. Présentée en termes abstraits, cette ap-
proche pourrait être décrite comme suit: dans les cas où il n’y a pas de critères
formels applicables pour trancher un litige, comme dans cette affaire de ba-
rèmes dégressifs, c’est le jugement du tribunal qui constitue à lui seul la déter-
mination de ce qui est juste et équitable dans la situation en cause dans le litige
(les barèmes dégressifs), et au nom de cette détermination judiciaire du droit,
les appréciations du législateur cantonal et du souverain populaire cantonal
peuvent être rejetées par le tribunal, et la loi annulée.
Cette position n’a rien de banal, et justifie pleinement le renvoi à Aristote.
C’est une position très controversée. Beaucoup de juristes estiment en effet
que dans des affaires comme celle des taux dégressifs d’Obwald, le TF devrait
respecter la volonté du législateur et du peuple du canton, car procéder autre-
ment consisterait pour les juges à substituer leur propre volonté personnelle à
celle du souverain populaire. Ces juristes rejettent catégoriquement l’idée
qu’une décision de justice puisse être objective indépendamment de l’applica-
tion d’une norme préexistante, formulant les critères à appliquer dans l’affaire
qui doit être tranchée. Ils n’acceptent pas de laisser une place à ce que Bentham
appelait la logique aristotélicienne «of the understanding», et ils pensent,
comme Kant, qu’il n’y a pas de jugement possible si des critères formels ne
sont pas préalablement donnés18.L’approche aristotélicienne du TF, suivant la-
quelle le jugement du tribunal peut être (lorsqu’il est correct, bien sûr, parce que
parfois les juges se trompent) la détermination objective de ce qui est juste,
c’est-à-dire du droit dans l’affaire en cause19, suppose que l’on rejette sous
toutes ses formes ce que Hart appelait le «non cognitivism in ethics»20,c’est-à-
18 Pour KANT, la justice distributive aristotélicienne n’est pas du droit «proprement dit (strict)», et
un juge ne peut pas se prononcer car ce serait décider «selon des conditions indéterminées».
Voir EMMANUEL KANT, Métaphysique des mœurs, II, Doctrine du droit, trad. par Alain Renaut,
Paris 1994, Appendice à l’introduction à la doctrine du droit, I, p. 22. La décision ne peut alors
être que «une question d’appréciation politique» (voir note 13). Peut-on dans cette perspective
reconnaitre une objectivité quelconque à la jurisprudence du TF relative à «traiter de la même
façon ce qui est semblable et de façon différente ce qui est différent»? Voir note 140 et texte
relatif.
19 Suivant THOMAS D’AQUIN (Somme théologique, Tome 3, Paris 1999, p. 399, II-II, question 60,
article 1) «le jugement [...] comporte une détermination exacte de ce qui est juste» («judicium
[...] importat rectam determinationem ejus quod est justum»), «c’est-à-dire du droit» dit l’auteur
dans un autre passage («sive juris»), et c’est même pour signifier cela que le mot a été d’abord
utilisé: «le mot jugement [...], dans sa première acception, signifie une détermination exacte des
choses justes» («nomen judicii [...] secundum primam impositionem significat rectam determi-
nationem justorum»).
20 H. L. A. HART, The Concept of Law, 2eéd. Oxford 1994, p. 302. On utilise dans la suite indif-
féremment «cognitivisme éthique», «cognitivisme pratique» ou «cognitivisme juridique».