Questions d`éthique et de pratique journalistique

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Corso di giornalismo della Svizzera italiana
Anno 2008/2009
Questions d’éthique et de pratique journalistique
1. Journalisme et objectifs commerciaux
Fragilité du statut de journalisme
Les médias généralistes se donnent pour objectif (principal le plus souvent) d’informer. Pour
l’atteindre, ils sont obligés d’assurer leur équilibre financier et si possible de dégager des
profits. Ils sont conduits à un compromis permanent (Michel MATHIEN, Le système
médiatique, Paris 1989). Une entreprise médiatique se situe dans un contexte concurrentiel
(audience et ressources publicitaires). Le journalisme s’inscrit donc dans une logique de
marché. La fragilité du statut de journaliste se heurte au noyau dur de la contrainte
commerciale des médias. Le journalisme est une profession dont les contours sont mal définis
(Jacques RUELLAN, Le professionnalisme du flou, Paris, 1993). Le constat remonte à la fin
du 19e siècle (Dictionnaire des professions, 1880). Le journaliste tient l’essentiel de sa
légitimité de l’existence d’un emploi… et donc de son employeur. Cette légitimité est souvent
provisoire (Jean LACOUTURE) et de nombreux journalistes (pigistes) ont un statut précaire
(Alain ACCARDO, Journalistes au quotidien, Bordeaux, 1995, Journalistes précaires,
Bordeaux 1998)
Le « professionnalisme » suffit-il à offrir une protection ?
La situation du journaliste peut conduite à la vision pessimiste d’une faible autonomie (Pierre
BOURDIEU, « Journalisme et éthique », Les Cahiers du journalisme no 1,1996).
L’observation empirique apporte une réponse plus nuancée (Michel MATHIEN, Les
journalistes et le système médiatique, Paris, 1992, et Benoît GREVISSE, Colloque Neuchâtel,
mars 2001). Comment les journalistes peuvent-ils dégager une marge de liberté ? Les
journalistes disposent d’un savoir-faire, qui les conforte dans leur pratique quotidienne. Mais
ce professionnalisme souvent invoqué peut être discuté (Jacques LE BOHEC, Les mythes
professionnels des journalistes, Paris, 2000). Sa définition reste vague. Il renvoie à un
ensemble de « mythes professionnels ». La critique en est donc nécessaire : de fait, les
objectifs professionnels s’inscrivent souvent dans une logique de concurrence (le scoop, la
nouvelle « périssable », l’usage des sondages). A cela s’ajoute un facteur important dans de
nombreux pays (Italie, France notamment) : l’insertion des médias dans des groupes
industriels et financiers qui génère une relation problématique avec le pouvoir.
Le recours à la déontologie
La déontologie semble offrir une meilleure protection. Elle a aussi ses limites qu’il faut
connaître (formalisme, rôle alibi). Elle reste un indispensable relais entre les pratiques et les
valeurs éthiques, selon une construction sur trois niveaux.
ETHIQUE
DEONTOLOGIE
PRATIQUE
Les VALEURS de l’information : liberté,
vérité, respect de la personne
Les NORMES (Déclaration des devoirs et
des droits des journalistes et Directives)
Le SAVOIR-FAIRE professionnel
La déontologie suppose un organe de contrôle (en Suisse, le Conseil de la presse).
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Questions d’éthique et de pratique journalistique
2. Le journalisme de communication comme nouveau modèle
Que faut-il entendre par « communication » ?
Le journalisme d’information est souvent opposé à une activité de communication (au sens
employé par les relations publiques). Et donc valorisé : une information désintéressée au
service de l’opinion publique est préférable à une information au service d’intérêts privés.
Mais cette opposition prive le débat d’une part importante de sa substance. Deux auteurs
canadiens (Jean CHARRON et Jean de BONVILLE, « Journalismes en mutations » et « Les
paradigmes du journalisme de communication », Communication, 1997) ont grandement
contribué à élargir ce concept en recourant au modèle de Roman JAKOBSON (1963).
Fonction
REFERENTIELLE
Centrée sur…
Le référent (l’objet du
message)
EXPRESSIVE
Le destinateur (le sujet qui
parle)
CONATIVE
Le destinataire (le public)
METALINGUISTIQUE
Le code (le langage, les
images)
PHATIQUE
Le contact entre destinateur
et destinataire
POETIQUE
Le message pour lui-même
Contenu
Les faits (et les déclarations)
rapportés
Journalisme d’information
L’opinion, le commentaire,
l’humeur
Journalisme d’opinion
L’incitation à agir, à obéir
Journalisme militant ou
« civique »
Le bon fonctionnement de la
communication
Journalisme autoréférentiel,
critique des médias
Etablissement et maintien de
la communication
Journalisme de conversation,
blogs etc.
Forme, style, mise en scène
Journalisme de séduction
(écriture, dramaturgie)
Du journalisme d’opinion au journalisme de communication
Jean CHARRON et Jean de BONVILLE partent de l’hypothèse que les grandes mutations du
journalisme sont le produit de nombreux facteurs économiques et sociaux. Ainsi dès la fin du
19e siècle, la naissance de la presse d’information qui s’imposera après la Première Guerre
mondiale. Un changement analogue est en train de se produire, qu’ils analysent selon neuf
critères (ou dimensions) constitutifs selon eux du paradigme journalistique.
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Critères
Paradigme
OPI-IOOBJECTIVITE
UNIVERSALITE
ACTUALITE
DIFFERENCIATION
DIVERSITE PROF.
+
COHESION PROF.
CRITIQUE
+
MAGISTERE
+
COMMERCIALISATION
-
Paradigme
I-FORMATIO+
+
+
+
+
+/+/-
Paradigme
COMMU-ICATIO+
+
+
Les changements de modèles professionnels
Le passage au journalisme en ligne ébranle la profession. Internet n’est pas un média, mais un
réseau qui permet d’échapper au filtre des médias pour atteindre le public. Que signifie le fait
d’être journaliste aujourd’hui ? Des Assises Internationales du Journalisme se sont tenues à
Lille (France) du 21 au 23 mai 2008. L’un des intervenants, Benoît RAPHAËL, tente de
répondre sur son site Demain tous journalistes ? (benoit-raphael.blogspot.com/2008-05-01archive.html).
L’un des premiers rôles du journaliste reste celui de la vérification des informations, de leur
mise en contexte et de leur présentation (ou édition) ; mais la hiérarchisation des nouvelles lui
échappe de plus en plus.
Le journalisme sur l’Internet reste ouvert à la recherche, à l’investigation (avec les mêmes
pesanteurs que dans les médias : temps consacré, coût).
Le journaliste perd son rôle de témoin privilégié. De nombreux témoins non professionnels
diffusent directement leurs récits et leurs images sur le réseau.
Le journaliste perd sa fonction d’analyse (des experts s’expriment de plus en plus souvent de
manière spontanée) et de commentaire (chacun donne son avis sur des sites participatifs,
l’opinion journalistique professionnelle est submergée).
Le journaliste devient animateur de conversation : il anime un réseau d’informateurs, il
édite et recoupe les témoignages, il organise la participation des internautes qui sont
désormais témoins et experts de leur propre actualité. Cette dernière fonction n’est pas
dévalorisante : elle mobilise de réelles compétences professionnelles journalistiques et
requiert le respect des normes éthiques de la profession.
Enfin, le journaliste doit rendre l’information accessible au public. Il doit la trier (comme
avant, mais sans l’assistance des agences !), la synthétiser, rassembler les éléments les plus
intéressants, retenir les plus significatifs sur chaque sujet. Son but : aider le public à s’y
retrouver.
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Questions d’éthique et de pratique journalistique
3. Les normes déontologiques sont-elles dépassées ?
La critique de la déontologie
L’un des principaux défauts des codes de déontologie tient à une certaine rigueur des
formulations, pas toujours en phase avec les pratiques et leurs évolutions. C’est une difficulté
qu’il convient de surmonter par un recours aux trois niveaux structurant l’analyse éthique
(voir 1. Journalisme et objectifs commerciaux). Ces niveaux entretiennent entre eux des
relations dynamiques, qui devraient empêcher la déontologie de se scléroser.
Rôle et articulation de la démarche éthique
L’avènement d’un journalisme de communication laisse craindre qu’un « journalisme de
l’offre » se substitue à un « journalisme d’intérêt général » (Michel MATHIEN, « Reprendre
le pouvoir sur son objet social ? L’information journalistique au cœur d’un débat paradoxal »,
Les Cahiers du Journalisme no 8, 2000). Les conditions d’un média (infrastructures, moyens
financiers, régime de liberté) exercent une influence sur les pratiques. Les journalistes sont
pourtant censés respecter les mêmes principes déontologiques et se référer à une démarche
éthique. Qu’est-ce que l’éthique ? Quel rôle joue-t-elle dans nos sociétés modernes ? Selon le
philosophe français Paul RICŒUR (Soi-même comme un autre, Paris, 1990), elle se distingue
de la morale (« Ce qui s’impose comme obligatoire ») en visant « ce qui est estimé bon ». Elle
s’articule en trois phases : 1) reconnaissance de la primauté de l’éthique sur la morale ; 2)
nécessité pour la visée éthique de passer par le crible des normes (la déontologie) ; 3)
légitimité du recours à la visée éthiques (les valeurs) lorsque la norme conduit à des impasses
pratiques. Cette démarche convient à ce qu’on appelle aujourd’hui « l’éthique appliquée ».
La norme comme « entre-deux »
L’observation des pratiques montre que les usages professionnels ne relèvent pas directement
de normes morales (par exemple, le fait de recouper une information). De plus, les pratiques
professionnelles évoluent (par exemple, l’exploitation d’images « non professionnelles » :
Abou Ghraib, tsunami, pendaison Saddam Hussein). Il n’est pas évident d’adhérer à l’adage :
« un média vraiment éthique est professionnel, un média vraiment professionnel est éthique ».
Il appartient à des instances intermédiaires d’établir le lien entre l’éthique qui légitime et la
pratique qui met en œuvre. C’est le rôle régulateur des codes de déontologie et des conseils de
la presse. C’est pourquoi les formulations déontologiques, malgré des différences et des
nuances, s’attachent principalement aux trois valeurs fondatrices du journalisme
d’information : la liberté, la vérité et le respect de la personne. De la circulation permanente
entre les trois niveaux de l’analyse éthique (valeurs, normes, savoir-faire) découlent les
conditions d’une bonne information. Ces trois niveaux correspondent à des fonctions
spécifiques : légitimation (éthique), régulation (déontologie), application (pratique).
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Les conditions du changement des pratiques journalistiques
L’analyse des conditions de changement du paradigme journalistique par Jean CHARRON et
Jean de BONVILLE montre que (contrairement à l’idée reçue), ce ne sont pas les normes qui
déterminent les pratiques, mais les pratiques qui conduisent à la formulation des normes. D’où
leur conclusion : « les journalistes ajustent leur stratégie de légitimation de la pratique à
mesure que la pratique elle-même change ». C’est sur cette base qu’ils définissent les
nouvelles formes de journalisme relevant d’un journalisme de communication.
L’exemple du direct en télévision
Le direct en télévision suscite fascination et méfiance. Il est pourtant un acquis de
l’information moderne. Des études auprès de professionnels de télévision canadiens
permettent de définir plusieurs attitudes possibles : la résignation ; le constat d’un rejet des
normes déontologiques ; la reconnaissance d’un nouveau langage du reportage ; l’avènement
d’un premier déchiffrage de l’événement, ouvert à l’émotion. Une réflexion éthique permet de
dépasser ces oppositions : le direct n’est pas la seule manière de relater le réel ; il repose sur
une légitimité propre ; il est compatible avec la recherche de la vérité. Une réflexion analogue
pourrait être menée à propos du changement dans les pratiques par l’apport d’images
« extérieures ». Au total, il semble possible d’affirmer que le principal enjeu se situe dans la
relation du média à son public. Celui-ci doit pouvoir déterminer la « traçabilité » de
l’information qu’il reçoit. Les journalistes sont donc tenus de pratiquer la transparence.
DC 03 octobre 2008
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