I. Pratique, déontologie, éthique : repères La critique de la déontologie L’un des principaux défauts des codes de déontologie tient à une certaine rigueur des formulations, pas toujours en phase avec les pratiques et leurs évolutions. C’est une difficulté qu’il convient de surmonter par un recours aux trois niveaux structurant l’analyse éthique. Ces niveaux entretiennent entre eux des relations dynamiques, qui devraient empêcher la déontologie de se scléroser. Rôle et articulation de la démarche éthique L’avènement d’un journalisme de communication laisse craindre qu’un « journalisme de l’offre » se substitue à un « journalisme d’intérêt général » (Michel Mathien). Les conditions d’un média (infrastructures, moyens financiers, régime de liberté) exercent une influence sur les pratiques. Les journalistes sont pourtant censés respecter les mêmes principes déontologiques et se référer à une démarche éthique. Qu’est-ce que l’éthique ? Quel rôle joue-t-elle dans nos sociétés modernes ? Selon le philosophe français Paul Ricœur (Soi-même comme un autre), elle se distingue de la morale (« Ce qui s’impose comme obligatoire ») en visant « ce qui est estimé bon ». Sa démarche éthique s’articule en trois phases : 1) reconnaissance de la primauté de l’éthique sur la morale ; 2) nécessité pour la visée éthique de passer par le crible des normes (la déontologie) ; 3) légitimité du recours à la visée éthique (les valeurs) lorsque la norme conduit à des impasses pratiques. Cette démarche convient à ce qu’on appelle aujourd’hui « l’éthique appliquée ». La norme comme « entre-deux » L’observation des pratiques montre que les usages professionnels ne relèvent pas directement de normes morales (par exemple, le fait de recouper une information). De plus, les pratiques professionnelles évoluent (par exemple, l’exploitation d’images « non professionnelles » : Abou Ghraib, tsunami en 2004) et restent diverses selon les pays et les cultures. LES TROIS NIVEAUX DE L’ANALYSE ETHIQUE ETHIQUE Les VALEURS : Liberté, vérité, respect de la personne DEONTOLOGIE Les NORMES : Charte (Déclaration des devoirs et des droits des journalistes et Directives) ; instance de contrôle (Conseil de la presse) PRATIQUE Le SAVOIR-FAIRE : Techniques, procédures, ressources Il appartient à des instances intermédiaires d’établir le lien entre l’éthique qui légitime et la pratique qui met en œuvre. C’est le rôle régulateur des codes de déontologie et des conseils de la presse. C’est pourquoi les formulations déontologiques, malgré des différences et des nuances, s’attachent principalement aux trois valeurs fondatrices du journalisme d’information : la liberté, la vérité et le respect de la personne. De la circulation permanente entre les trois niveaux de l’analyse éthique (valeurs, normes, savoir-faire) découlent les conditions d’une bonne information. Ces trois niveaux correspondent à des fonctions spécifiques : légitimation (éthique), régulation (déontologie), réalisation (pratique). Un changement de paradigme du journalisme ? Jean Charron et Jean de Bonville partent de l’hypothèse que les grandes mutations du journalisme sont le produit de facteurs économiques et sociaux. Ainsi, le journalisme d’information a succédé dès la fin du 19ème siècle au journalisme d’opinion. Un changement de paradigme analogue serait en train de se produire conduisant à un journalisme de communication. La notion de paradigme est empruntée à Thomas Kuhn : un ensemble de généralisations symboliques, de croyances collectives, de renvois à des modèles, de partage de valeurs, de références à des réussites exemplaires. Cet ensemble constitue une « matrice disciplinaire » à laquelle se rallie une communauté de chercheurs… tant qu’elle n’est pas remplacée par une autre sous l’effet de nouvelles découvertes. Les changements économiques, sociaux ou techniques provoquent le processus, suscitant une nouvelle réflexion éthique et une formulation normative adaptée aux conditions nouvelles. Ce ne sont donc pas les normes qui dictent la pratique, les normes constituent plutôt la réponse éthique aux modifications de la pratique, selon un rapport dialectique. La notion de paradigme s’accorde sur ce point avec le programme philosophique de Ricœur. L’application du paradigme scientifique au journalisme a rencontré un grand intérêt parmi les observateurs et les professionnels des médias. Elle a suscité aussi des critiques (Michel Mathien). Elle conserve toutefois une certaine valeur heuristique concernant les développements du journalisme sur l’Internet. Bibliographie réduite Jean CHARRON et Jean de BONVILLE, « Présentation du journalisme en mutation. Perspectives de recherche et orientations méthodologiques » et « Le paradigme du journalisme de communication : essai de définition », Communication vol 17/2, Université Laval, Québec, 1997. Daniel CORNU, Journalisme et vérité. L’éthique de l’information au défi du changement médiatique, Genève, Labor et Fides, 2009 (2ème édition). Thomas KUHN, La structure des révolutions scientifiques (1962), Paris, Flammarion (« Champs »), 1983. Michel MATHIEN, « Le journalisme de communication : critique d’un paradigme spéculatif de la représentation du journalisme professionnel », Quaderni no 45, automne 2001. Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. Daniel Cornu, mars 2014