C’est, ce qu’en d’autres lieux de savoir, j’ai appris à nommer « entre-traduction »1 :
traduire la pratique de l’autre vous renvoie à une nouvelle traduction de votre pratique sous l’effet
de cette première traduction. On parle bien, alors, de pratique d’expérimentation, qui non
seulement transforme ce qu’elle décrit, mais dont celui qui décrit sort lui-même transformé.
Alors, non seulement « pourquoi la philosophie ? » mais surtout « comment la
philosophie ? ». De tous les points de convergence et de bifurcation possibles avec les pratiques
de concertation, je choisirais, sur les conseils de Géraldine Brausch, et à la lecture de Patrice
Maniglier, un de ceux auquel nous conduit le travail de Michel Foucault : nous pouvons en
commun tenter de définir nos pratiques comme des pratiques de diagnostic.
Certes, le dictionnaire nous renvoie d’abord à l’idée de maladie— il s’agirait de définir
un état d’après des symptômes— et plus largement à celle d’un jugement tiré de l’analyse des
signes. Mais si je remonte aux origines des Cliniques de concertation, je ne peux oublier avoir
entendu Jean-Marie Lemaire affirmer qu’il y aurait surtout des déficits immunitaires par rapport
aux diagnostics : en bref, un diagnostic, cela s’attrape parfois comme une mauvaise grippe.
Voilà le diagnostic dans un singulier rapport d’inversion : il devient non pas description
de ce qui est mais proposition, qui parce qu’elle est émise, reçoit sa possibilité d’actualisation. Le
diagnostic, dès lors, s’inscrit dans l’ordre du devenir plutôt que dans la description de ce qui est.
Se faire convoquer à diagnostiquer des ressources ; nous voilà au point de passage et de
relais : car c’est bien là le rôle qu’on peut assigner à la philosophie, à la suite des travaux de
Deleuze et de Foucault, comme pratique d’expérimentation sur les possibles. La description se
donne alors pour une fiction ; la fonction diagnostique, écrit Foucault dans « Structuralisme et
post-structuralisme » « ne consiste pas à caractériser simplement ce que nous sommes, mais, en
suivant les lignes de fragilité d’aujourd’hui, à parvenir à savoir par où ce qui est et comment ce qui
est pourrait ne plus être ce qui est. Et c’est en ce sens que la description doit être toujours faite
selon cette espèce de fracture virtuelle, qui ouvre un espace de liberté, entendu comme espace de
liberté concrète, c’est-à-dire de transformations possibles ».
Nous reste la question « pourquoi la philosophie ? » ou « pourquoi le philosophe » ?
Plus question d’envisager sa position dans les termes de la simple extériorité : c’est
pourquoi je le proposais comme l’intrus, l’intrus de plus. Car les pratiques de concertation nous
appris à penser l’intrusion comme un rapport plus compliqué que celui de l’intérieur et de
l’extérieur. L’éthos de l’intrus, l’éthologie de l’intrusion, c’est un travail sur les frontières, un
travail sur la ligne de tension qui construit l’intérieur et l’extérieur. L’intrus est celui qui ralentit,
qui met en hésitation, une double clôture : la clôture de la question de ce qui doit être dedans et
de ce qui doit être dehors, et la clôture du dispositif lui-même. L’intrus, c’est cette faille, cette
« fracture virtuelle » qui ouvre un espace où ce qui semblait s’imposer sous le régime de la
nécessité redevient l’objet de négociation et de pensée.
Et je remercie Géraldine Brausch de m’avoir suggéré de retourner au texte de Foucault,
« Qu’est ce que les Lumières » pour y retrouver cette possible assignation du philosophe : « cet
éthôs philosophique, propose Foucault, peut se caractériser comme une attitude limite (…) On
doit échapper à l’alternative du dehors et du dedans ; il faut être aux frontières (…) Il s’agit en
somme de transformer la critique exercée dans la forme de la limitation nécessaire en une critique
pratique dans la forme du franchissement possible » (p. 578).
1 Catherine Lutz (2005) La dépression est-elle universelle? Paris: Les Empêcheurs de penser en rond.