socius : ressources sur le littéraire et le social
Selon le principe du bouleversement esthétique qui prévaut dans l’histoire des arts, il
a fallu que le terme de réel atteigne cette place de choix dans le discours sur la
littérature pour qu’il devienne à son tour objet de contestation et de soupçon dès la
seconde moitié du xixesiècle, dans le courant symboliste par exemple. La relation
entre littérature et réel devient ainsi l’un des débats majeurs du xxesiècle, dont il
serait trop long de rappeler ici les diverses expressions. On retiendra cependant qu’un
premier mouvement de défiance se manifeste dans la redéfinition même du réel, qui
progressivement renvoie à l’immédiatement observable, par opposition à quelque
chose situé au-delà, qui se dérobe et ne s’offre plus directement à la vue. Dans le
premier xxesiècle, l’invention du surréalisme en est un bon témoignage. Formé de la
base réaliste, dans laquelle on reconnaît le radical réel, et du préfixe intensif sur-, ce
terme montre à la fois que la famille dérivationnelle de réel reste au premier plan dans
le lexique définitoire de l’œuvre littéraire, tout en étant désormais considérée comme
insuffisante pour décrire les relations entre la littérature et son dehors : la littérature
affiche ainsi son ambition d’aller au-delà du réel informe. Bien que prenant des formes
diverses, c’est cette même idée qui unit également un Huysmans, un Proust, un Céline
ou encore un Sartre, et qui a pour conséquence la mise sur le devant de la scène du
sujet et de sa conscience.
C’est toutefois le tournant linguistique des décennies 1960 et 1970 qui jettera le
soupçon le plus fort sur le concept de réel, en mettant en avant l’idée qu’il n’existe
pas de réalité en dehors du discours. La proclamation du divorce entre littérature et
référence au réel devient même un des principaux enjeux définitoires de la théorie
littéraire naissante. Plusieurs textes majeurs4emblématisent ce parti-pris et cette
focalisation sur la question : « Réalisme et forme romanesque » de Ian Watt en 1957,
« L’effet de réel » de Roland Barthes en 1968, « L’illusion référentielle » de Michel
Riffaterre en 1978. On répète à l’envi la thèse de l’intransitivité de la littérature :
« La fonction du récit n’est pas de “représenter”, elle est de constituer un spectacle
qui nous reste encore très énigmatique, mais qui ne saurait être d’ordre mimétique.
[…] “ce qui se passe” dans le récit n’est, du point de vue référentiel (réel), à la lettre :
rien ; “ce qui arrive”, c’est le langage tout seul, l’aventure du langage, dont la venue
ne cesse jamais d’être fêtée » (Barthes, 1966, pp. 26-27).
Il s’agit bien sûr ici de mettre à mal la théorie séculaire de la mimèsis, quitte à en
opérer une simplification. Avant le tournant linguistique, il y aurait eu une confiance
maximale dans le pouvoir de dénotation du langage et en la capacité de la littérature
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