CECI N`EST PAS UNE IDÉE POLITIQUE

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Sous la direction de
Dalie Giroux et Dimitrios Karmis
Préface de James Tully
Ceci n’est pas
une idée politique
Réflexions sur les approches
à l’étude des idées politiques
L’épanouissement de la liberté et de la démocratie passe par la
promotion du caractère pluraliste de l’espace public. Lorsque les
majorités dialoguent entre elles sans négliger les minorités, quand
la voix des générations montantes n’est pas étouffée et que les points
de vue dissidents trouvent des espaces pour s’exprimer, les conditions
sont réunies pour qu’une société puisse se considérer riche d’un
espace public pluraliste. Toutefois, sur ce terrain comme sur d’autres
en démocratie libérale, le triomphe définitif est un fol espoir. Rien
ne saurait remplacer la pratique renouvelée du pluralisme. Une
lucidité, une vigilance de tous les instants demeurent nécessaires.
La collection « Prisme » se définit comme l’un des lieux de cette
vigilance dans la société québécoise contemporaine. On y accueillera
des perspectives critiques face aux idées dominantes, des approches
novatrices dans l’étude des réalités politiques. Des efforts particuliers
seront déployés pour promouvoir la relève intellectuelle. On réservera aussi une place de choix dans cette collection à des traductions
d’essais importants écrits par des auteurs anglophones du Québec
et du Canada. Cette collection aura atteint ses objectifs si elle
parvient à surprendre le public éclairé, à le déranger, à lui faire
entendre des voix ignorées ou oubliées.
Cette collection est dirigée par Guy Laforest.
Ceci n'est pas une idée politique
Réflexions sur les approches
à l’étude des idées politiques
Sous la direction de
Dalie Giroux et Dimitrios Karmis
Ceci n'est pas une idée politique
Réflexions sur les approches
à l’étude des idées politiques
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du
Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec
une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication.
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise
du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Laurie Patry
Mise en pages : In Situ
© Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés.
Dépôt légal 3e trimestre 2013
ISBN 978-2-7637-1636-5
PDF 9782763716367
Les Presses de l’Université Laval
www.pulaval.com
Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen
que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de ­l'Université Laval.
Table des matières
Préface ................................................................................. XIII
James Tully
INTRODUCTION
L’étude des idées politiques : défis et approches............................. 1
Dalie Giroux et Dimitrios Karmis
Les différentes composantes du champ de l’étude
des idées politiques...................................................................5
Entre la pensée et l’écriture...........................................................9
Le texte et son dehors...................................................................12
La modernité en projet.................................................................17
Idées, culture et politique..............................................................22
Première partie
Entre la pensée et l’écriture
CHAPITRE 1
Le « textualisme » : une anti-méthodologie.................................... 29
Ronald Beiner
Texte et contexte...........................................................................30
Le chapitre de Rousseau sur la religion civile comme texte
canonique................................................................................32
Lire (délibérément) les textes canoniques dans un vacuum
méthodologique.......................................................................37
VIII
Ceci n'est pas une idée politique
CHAPITRE 2
Leo Strauss : d’un art d’écrire oublié à un art de lire retrouvé........ 43
Daniel Tanguay
La redécouverte d’un art d’écrire oublié........................................43
Ad captum vulgi loqui..................................................................46
Lire entre les lignes.......................................................................48
Du bon usage de l’histoire............................................................53
Ductus obliquus...........................................................................59
Conclusion...................................................................................65
CHAPITRE 3
De l’« art ésotérique d’écrire » à la « voie oblique » :
Leo Strauss lu par Miguel Abensour............................................. 67
Gilles Labelle
Première lecture de Strauss : la version « faible » de l’« art d’écrire ».68
Deuxième lecture de Strauss : la version « forte » de l’« art d’écrire »..........................................................................72
Les non-philosophes, la philosophie et la « voie oblique »
(Thomas More)........................................................................78
Conclusion...................................................................................85
CHAPITRE 4
L’esthétique de l’ironie et le roman moderne................................ 87
Koula Mellos
L’autonomie de l’art......................................................................90
L’esthétique de l’ironie comme principe unificateur......................94
L’esthétique de l’ironie et le Bildungsroman...................................99
L’ironie dans le roman postmoderne.............................................102
L’esthétique de l’ironie moderne : l’espoir humaniste
qui ne s’éteigne pas...................................................................104
Deuxième partie
Le texte et son dehors
CHAPITRE 5
« Il n’y a que du hors-texte ».......................................................... 109
Sur l’usage des approches mésologiques
Jean-Pierre Couture
Petits préliminaires. Retour sur la dispute épique entre sociologie
et philosophie...........................................................................110
Les approches mésologiques..........................................................112
Conclusion. « Philosopher en clandestin ».....................................130
Table des matières
IX
CHAPITRE 6
Heurs et malheurs de la réception en idées politiques................... 133
Augustin Simard
Déplacements méthodologiques...................................................135
Théorie de l’« effet » et analyse de la réception................................139
Réception et histoires des idées politiques ....................................145
L’œuvre comme communauté politique........................................148
En guise d’épilogue – dissolution du politique et tyrannie
de l’actualité.............................................................................151
CHAPITRE 7
Pour une approche constructiviste dans l’étude des idées
politiques...................................................................................... 155
Lawrence Olivier et Jessica Olivier-Nault
Représentation, formation discursive et idées politiques................161
Sujet connaissant : penser et réfléchir ...........................................173
Ironie et scepticisme : le « désenchantement » du monde................177
Conclusion ..................................................................................179
CHAPITRE 8
Les pensées politiques en tant que discours.................................. 181
Ricardo Peñafiel
Qu’est-ce qu’une pensée politique ?...............................................181
Qui ? Ou qu’est-ce qui pense ?.......................................................182
L’étude de l’(in)pensée politique....................................................182
Le Tribunal du contexte historique...............................................183
Pour une analyse « discursive » des langues politiques.....................185
Qu’est-ce qu’un discours ?.............................................................186
Analyse automatique des discours et analyse de textes assistée
par ordinateur..........................................................................191
La construction d’un corpus.........................................................192
Polyphonie, hétérogénéité constitutive et cohérence des corpus.....193
Marques du processus d’énonciation, scénographies et
communautés discursiveS.........................................................194
Champ discursif, interdiscours et inter-incompréhension
constitutive..............................................................................196
Analyse des discours (pensées) politiques ou analyse politique
des discours (pensées) ?.............................................................198
X
Ceci n'est pas une idée politique
CHAPITRE 9
Skinner contre Gadamer ?............................................................. 201
Deux contributions à une herméneutique de la différence
Dimitrios Karmis
Gadamer et les conditions de l’expérience de la différence.............204
Skinner et l’herméneutique de l’altérité historique radicale............218
Conclusion...................................................................................236
Troisième partie
La modernité en projet
CHAPITRE 10
Idéalisme allemand et modernité, ou la liberté réfléchie............... 239
Douglas Moggach
Idéalisme allemand et Lumières....................................................241
De plus amples développements de la liberté réfléchie :
la volonté.................................................................................248
Liberté, histoire, modernité...........................................................253
Conclusion...................................................................................258
CHAPITRE 11
La philosophie politique analytique et ses critiques...................... 261
Jocelyn Maclure
La philosophie analytique.............................................................262
L’épistémologie morale de John Rawls..........................................270
Le tournant vers la philosophie politique « non idéale »
et appliquée..............................................................................282
L’utilité de la philosophie politique analytique..............................285
Conclusion...................................................................................288
CHAPITRE 12
Qu’est-ce que la philosophie politique ?........................................ 289
Charles Larmore
Deux conceptions rivales..............................................................289
Deux visions de la société politique...............................................293
Le caractère central de l’autorité....................................................296
Par-delà le moralisme et le réalisme : une critique de Williams......299
La relation entre la philosophie politique et la philosophie
morale......................................................................................303
Justice et nature humaine : une critique de Cohen........................308
Conclusion...................................................................................311
XI
Table des matières
CHAPITRE 13
Le féminisme comme théorie critique en histoire des idées
politiques...................................................................................... 313
Diane Lamoureux
Dévoiler le caractère androcentrique de la tradition
en philosophie politique...........................................................315
Examiner les paradigmes dominants de la discipline.....................318
Soulever de nouveaux enjeux pour la réflexion politique...............325
En guise de conclusion..................................................................328
CHAPITRE 14
Anarchie et méthode..................................................................... 331
Une approche généalogique des idées politiques chez Marx
et Nietzsche
Dalie Giroux
Le langage n’est pas en soi une source de vérité.............................334
Les idées sont à la fois un mode de production et un produit........337
La volonté est l’opérateur qui articule et désarticule les idées
et la réalité vécue......................................................................341
La description est un engagement savant et un engagement
politique..................................................................................346
Conclusion...................................................................................348
Quatrième partie
Idées, culture et politique
CHAPITRE 15
Philosophies politiques et idéologies politiques............................ 353
Charles Blattberg
Les philosophies et les idéologies...................................................356
Un nouveau/ancien spectre politique............................................372
Quelques incidences.....................................................................375
Conclusion...................................................................................378
CHAPITRE 16
Feelings, Nothing More Than Feelings ? ....................................... 381
Affects, émotions et étude des idées politiques populaires
Paul Saurette et Kathryn Trevenen
Une tête sans cœur : la tradition intellectualiste.............................383
Ce sont les émotions !...................................................................387
Does that feel right ? La vie complexe de l’affect et de l’émotion...393
Conclusion...................................................................................403
XII
Ceci n'est pas une idée politique
CHAPITRE 17
La constellation postmoderne....................................................... 405
Décentrer le politique pour penser le politique
Sylvie Goupil
Une pensée nébuleuse ou une nébuleuse postmoderne ?................405
De la nébuleuse à la constellation, aux idées politiques.................406
De la décomposition des grands récits à la théorie du récital.........407
La mutation de l’idéologie et le transpolitique...............................409
Le pouvoir, les passions, la socialité...............................................412
L’individu dans son rapport au pouvoir et au politique :
les stratégies de résistance et le rapport à soi comme
fondement...............................................................................415
Du décentrement des idées politiques pour penser le politique.....419
CHAPITRE 18
Vers un manifeste pour la libération des idées politiques.............. 423
Francis Dupuis-Déri
Qu’est-ce que le politique ?............................................................425
Pensée et volonté politiques..........................................................429
Pensée politique et communauté...................................................431
Matérialiste, malgré tout...............................................................432
Les idées politiques comme bien commun....................................435
Bibliographie................................................................................ 443
Les auteurs.................................................................................... 477
Préface
James Tully1
propose une réflexion originale, étendue et nécessaire
C etsurouvrage
les manières dont les idées politiques sont étudiées en Europe
et en Amérique du Nord. Les directeurs de l’ouvrage soulignent qu’il
s’agit du premier ouvrage du genre en français. J’oserais dire qu’il s’agit
de la collection de textes de ce genre la plus vaste et la plus avant-gardiste,
toutes langues confondues. Les auteurs des dix-huit chapitres réfléchissent
de manière critique sur les différentes approches à l’étude des idées politiques dans les humanités et les sciences sociales, à savoir dans les champs
de la philosophie politique analytique, de la théorie politique, de l’histoire
des idées politiques et de la pensée politique. On y trouve beaucoup plus
qu’une étude comparative des « méthodes » au sens ordinaire du terme.
Les auteurs ont été amenés à se pencher sur les approches qui sous-tendent
leur pratique : c’est-à-dire les présuppositions par lesquelles les idées
politiques sont mises en lumière dans des champs (au sens de Bourdieu),
et les techniques employées ainsi que les objectifs poursuivis à travers
celles-ci et à l’intérieur de ces champs. Ils sont alors amenés à comparer
et contraster les différentes manières que nous avons de penser l’histoire,
la méthode, la temporalité, la pratique, le pouvoir, les finalités et les idées
parmi la variété des approches. Ce qui apparaît au lecteur en traversant
l’ouvrage est une multiplicité d’approches et de champs qui s’interpénètrent – un champ de champs –, chacun de ceux-ci éclairant de manière
différente des aspects des idées politiques d’hier et d’aujourd’hui.
Les directeurs proposent une excellente introduction aux quatre
parties et aux dix-huit chapitres de l’ouvrage. Il n’y a pas lieu de reprendre
1.
Ce texte a été traduit de l’anglais par Dalie Giroux et Dimitrios Karmis.
XIII
XIV
Ceci n'est pas une idée politique
ce travail ici. J’aimerais plutôt souligner l’importance et l’utilité de cette
collection de textes pour les chercheurs et étudiants qui souhaitent gagner
une compréhension plus vaste et approfondie de l’activité qui a cours
dans notre complexe champ d’étude. L’ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité. On n’y trouve pas, par exemple, de chapitre sur les philosophies
politiques indigènes, la pensée postcoloniale ou la pensée politique
écologiste. Néanmoins, l’étendue du portrait des différentes approches
offert dans ce seul ouvrage est je crois sans équivalent : des approches
analytiques, textuelles, historiques, de réception, mésologiques, constructivistes, herméneutiques et d’analyse du discours ; au féminisme, au
postmodernisme, à la généalogie et jusqu’à l’étude du roman moderne ;
en passant par l’étude des idéologies politiques, celle des émotions et des
affects, ainsi que par un manifeste pour la libération des idées politiques.
Ajoutons à cela une orientation systématiquement critique et comparative des différentes approches. Au fil de cet ouvrage, cette orientation
permet l’élaboration d’un dialogue entre les approches, de même que la
mise en lumière d’un ensemble de thèmes communs. Enfin, notons que
les auteurs eux-mêmes sont d’importants contributeurs au champ dont
ils traitent, ce qui assure à l’ouvrage une grande profondeur.
Les directeurs espèrent que l’ouvrage puisse : 1) offrir aux étudiants
une meilleure compréhension de l’histoire, des méthodes, des questions
et des finalités de l’étude des idées politiques ; 2) passer en revue les
différentes approches du champ ; et 3) mettre ces approches en conversation critique les unes avec les autres L’ouvrage atteint aisément ces
objectifs tant pour les étudiants que pour les chercheurs. Le lecteur ressort
de la lecture avec une compréhension très riche de la profondeur, de la
complexité et de l’importance de ce champ de champs à l’heure actuelle
dispersé dans différentes approches, disciplines et facultés.
L’ouvrage est inactuel au sens de Nietzsche, c’est-à-dire qu’il est rédigé
à l’encontre de cette dispersion et de cette spécialisation des différents
champs de l’étude des idées politiques dans l’université contemporaine,
et des dialogues de sourds, des malentendus et des mésententes lorsque
nous nous rencontrons. Néanmoins, l’ouvrage est également remarquablement actuel. Peut-être que l’accent mis sur l’interdisciplinarité dans
l’université d’ici et maintenant représente une occasion de réunir ces
champs dans un dialogue formel et une nouvelle coopération, contre les
frontières artificielles qui les séparent. Rappelons de surcroît que la
complexité des problèmes politiques contemporains que l’on tente de
mettre en lumière par l’étude des idées politiques exige des approches
interdisciplinaires pour être abordés adéquatement et de manière
Préface
XV
concluante. À court terme, on peut certainement espérer que cet ouvrage,
à la fois inactuel et actuel, préparera le terrain pour un dialogue comparatif fructueux sur les problématiques partagées par les différentes
approches et les divers départements, que les étudiants autant que les
chercheurs reprendront les questions posées et la conversation si bien
amorcée par les auteurs.
INT R ODU C TION
L’étude des idées politiques :
défis et approches
Dalie Giroux et Dimitrios Karmis
des idées politiques est relativement bien institutionnaL ’étude
lisée dans l’enseignement et la recherche universitaires en Europe
1
et en Amérique du Nord. Cette position comporte des avantages indéniables, à commencer par une place de choix dans un grand nombre de
programmes – principalement en science politique et en philosophie,
mais aussi dans d’autres disciplines et dans des cursus interdisciplinaires –,
dans l’accès à divers types de ressources et dans des espaces de diffusion
et de discussion bien établis. Néanmoins, il nous semble aussi que les
« chercheurs2 » du domaine se trouvent confrontés à des questionnements
difficiles et pressants en rapport avec cette institutionnalisation. Limitonsnous ici à trois des plus importants.
Premièrement, dans le contexte de la domination au sein de la
recherche en sciences humaines et en sciences sociales de méthodes
inspirées des sciences naturelles et d’un certain méthodologisme dont le
capital culturel est élevé, les chercheurs en idées politiques font face à des
questions simples qu’ils ont étonnamment négligées dans le passé
(Vincent 2007 : 1-3) : qu’est-ce qu’étudier les idées politiques ? Comment ?
1.
2.
Nous utilisons ici le vocable « étude des idées politiques » comme terme générique
pour regrouper les pratiques communément appelées, de manière plus ou moins
distincte et avec plus ou moins de cohérence, « philosophie politique », « théorie
politique », « histoire des idées politiques » et « pensée politique ». Nous y reviendrons.
Notons ici l’utilisation d’un terme qui, comme c’est souvent le cas dans les universités contemporaines, a voyagé (gracieuseté d’un vent fort) des sciences naturelles
vers les disciplines dites (plus ou moins) « molles ».
1
2
Ceci n'est pas une idée politique
Pourquoi ? Entre le textualisme, la philosophie analytique normative,
l’herméneutique, l’approche généalogique et nombre d’autres approches
bien établies ou émergentes, il y a des différences, des similitudes, des
oppositions et des complémentarités à nommer, à comprendre, à expliquer et à explorer plutôt qu’à simplement tenir pour acquis ou à ignorer
dans le confort d’une approche de prédilection. Non seulement convientil de s’interroger davantage sur les approches à l’étude des idées politiques,
mais il importe de mieux expliciter, comprendre, et développer les apports
desdites approches à l’étude du politique, de la politique et des politiques.
Aux dires de Ruth Grant, cela est particulièrement pressant aux ÉtatsUnis, où « 81 % of professional political theorists find themselves housed
in departments of political science » (2004 : 174), départements où l’étude
des idées politiques est souvent suspecte en raison d’une proximité avec
les humanités qui semble l’éloigner de la recherche proprement scientifique (2004 : 175 ; voir aussi Rehfeld 20103). Encore plus important,
s’interroger sur ce que l’on fait, sur la manière dont on le fait et sur les
raisons qui justifient de le faire et de le faire ainsi est un impératif pédagogique4 et un vecteur de créativité assez élémentaires. Pour trouver sa
voie au centre, aux marges ou carrément hors d’un domaine d’étude, il
importe d’en connaître les contours et les normes.
3.
4.
À titre comparatif, notons que dans les quatre plus grandes universités canadiennes
où il se fait de l’enseignement et de la recherche en langue française (Université
Laval, Université du Québec à Montréal, Université de Montréal et Université
d’Ottawa), la répartition des professeurs réguliers spécialisés en études des idées
politiques est plus équilibrée entre les départements de science politique et les
départements de philosophie. Sur la base des champs de spécialisation indiqués
par les professeurs sur le site Internet de leur département en juin 2013, nous en
avons recensé 25 dans des départements de science politique et 17 dans des départements de philosophie. Cinq des huit départements comptent au moins cinq professeurs dans le domaine, mais le département de science politique de l’Université
Laval, ainsi que les départements de philosophie de l’Université de Montréal et de
l’UQAM, n’atteignent pas ce nombre. Une étude comparative sur l’état de l’enseignement et de la recherche universitaires dans le domaine reste à faire. Cela dit,
notons que si la pertinence de l’étude des idées politiques dans les départements
de science politique est souvent contestée parce qu’il s’agirait d’un domaine aux
approches trop peu « scientifiques », il en va parfois de même dans les départements
de philosophie parce que la philosophie politique serait trop « normative ».
Comme l’écrivent David Leopold et Marc Stears : « Those who are new to the field
are frequently unclear as to what it is that political theorists actually do and are
puzzled by the apparent unwillingness of scholars to reveal and interrogate the
assumptions that shape their day-to-day practice. » (2008 : 2)
Introduction
3
Deuxièmement, les chercheurs du domaine doivent s’interroger sur
les parcours historiques et les formes d’institutionnalisation de l’étude
des idées politiques. Quelles sont les configurations, les significations,
les potentialités et les limites des divers parcours et formes d’institutionnalisation qui ont marqué le domaine ? Qu’il suffise de penser aux
différences entre l’étude des idées politiques aux États-Unis, où l’institutionnalisation s’amorce dès le XIXe siècle et est étroitement liée à la
naissance et au parcours de la science politique dans ce pays (Gunnell
2011 : 60), et l’étude des idées politiques en France, où l’institutionnalisation est plus récente et prend des chemins disciplinaires et
interdisciplinaires diversifiés (Jennings 2001). Quelle est l’importance
de ces différences en termes de positionnement institutionnel, de pratiques et de finalités pour l’étude des idées politiques ? Un travail d’histoire
et de sociologie comparée est ici nécessaire.
Troisièmement, partout à travers le monde les universités participent
à une tendance à la compétition marchande entre elles, à l’hyper-bureaucratisation, à la standardisation, à l’évaluation quantifiable du rendement,
de l’« intensité », de l’« incidence », de l’« excellence » et, somme toute, à
un vent de conformisme et d’utilitarisme dans les règles, les normes et
les pratiques (Collini 2012 ; Bailey et Freedman 2011 ; Baillargeon 2011 ;
Chomsky 2011 ; Ginsberg 2011 ; Nussbaum 2011 ; Roggero 2011 ;
Nocella, II, Best et McLaren 2010 ; Côté et Allahar 2010 ; Edu-Factory
Collective 2009 ; Angus 2009 ; Krause, Nolan, Palm et Ross 2008 ; Côté,
Day et De Peuter 2007 ; Aronowitz 2000 ; Reading 1996). Dans ce
contexte, il convient de mettre en évidence la pertinence de l’étude des
idées politiques et d’autres domaines d’étude soupçonnés d’« inutilité »,
notamment par l’exercice d’une pensée politique critique, tant à l’intérieur
qu’à l’extérieur des murs des institutions universitaires. Quelles sont les
principales missions universitaires ? Qu’est-ce que l’utilité ? Est-ce un
critère pertinent pour évaluer les activités universitaires ? Si oui, dans
quelle mesure et comment opérationnaliser un tel critère pour qu’il rende
justice à la très grande diversité du travail qui se fait dans les universités ?
L’« excellence » peut-elle être autre chose que le slogan autoréférentiel
creux qu’on en a fait (Reading 1996 : chap. 2) et qui, en 2010, faisait
dire à Valérie Pécresse, alors ministre française de l’Enseignement supérieur et de la Recherche sous la présidence Sarkozy, que « l’excellence,
c’est le meilleur » (cité dans Büttgen 2012 : 137) ?
En offrant un état des lieux des principales approches à l’étude des
idées politiques, le présent ouvrage aborde directement le premier de ces
trois questionnements et, de manière moins directe, les deux autres. Ce
4
Ceci n'est pas une idée politique
faisant, il vise quatre objectifs spécifiques et a été conçu pour plusieurs
publics :
• Offrir aux étudiants en idées politiques un outil qui leur permette
de se situer au regard des approches existantes et d’amorcer ou
d’approfondir la réflexion sur leurs propres pratiques.
• Présenter aux étudiants les rudiments de la pensée critique au
moyen de l’examen et de la comparaison de plusieurs approches
à l’étude des idées politiques.
• Nourrir et stimuler la réflexion et le dialogue sur les approches
chez les chercheurs plus aguerris.
• Sans prétendre à l’exhaustivité, présenter de manière rigoureuse
et soumettre à la critique une grande diversité d’approches –
certaines plus conventionnelles, d’autres plus marginales – en
misant sur la fertilité des échanges entre une multiplicité de
pratiques plutôt que sur la défense rigide d’une courte liste de
pratiques disciplinaires accréditées.
Au regard de ces objectifs, l’ouvrage innove sur trois plans. Sur le
plan pédagogique, il présente un premier panorama étendu des approches
à l’étude des idées politiques en langue française5. Sur le plan de l’apport
à la réflexion sur l’état des pratiques en étude des idées politiques, il
s’inscrit dans un courant relativement récent visant à stimuler la réflexivité et les échanges sur les approches employées, courant dont les
principales contributions sont en langue anglaise (Klosko 2011 ; Leopold
et Stears 2008 ; Vincent 2007 ; White et Moon 2004 ; Gaus et Kukathas
2004 ; Castiglione et Hampsher-Monk 2001 ; O’Sullivan 2000 ; Vincent
1997). Sur les plans critique et normatif, il prend le parti de l’exposé
critique et de la mise en dialogue d’une grande pluralité d’approches, à
la fois pour favoriser des échanges plus nourris sur les apports et limites
de chacune et pour faciliter l’émergence de nouvelles pratiques ouvertes
à l’interdisciplinarité.
5. En fait, le seul ouvrage en langue française un tant soit peu comparable sur le
marché est De l’étude des idées politiques, de Jean-Guy Prévost. Or, bien que d’excellente qualité, ce petit ouvrage se limite à la présentation de trois approches et
date de 1995.
Introduction
5
Les différentes composantes du champ de l’étude des
idées politiques
Comme nous l’avons mentionné précédemment (note 1), lorsque
l’on parle d’étude des idées politiques, il peut s’agir de philosophie politique, d’histoire des idées politiques, de théorie politique, ou encore de
pensée politique. Nous observons régulièrement ces différentes appellations dans la pratique et dans les livres. Elles sont parfois confondues,
parfois distinguées, et souvent reçoivent des définitions contradictoires.
En ce domaine, il y va du même problème que pour l’omelette espagnole
et sa recette : il y a presque autant de définitions que de praticiens !
On peut quand même dire que l’ensemble de ces termes désigne des
pratiques intellectuelles qui appartiennent en grande partie à la catégorie
de la connaissance (et de la recherche) que l’on qualifie de fondamentale,
par opposition à la connaissance (et à la recherche) appliquée. C’est-àdire que ce sont des pratiques intellectuelles qui s’attardent au travail sur
les concepts, les lois, et les systèmes, qu’elles visent généralement la
compréhension plutôt que l’explication, et qu’elles cherchent à problématiser les questions politiques fondamentales plutôt que la recherche
de solutions ponctuelles. Elles le font soit dans une perspective à dominante logique (philosophie politique, théorie politique), soit dans une
perspective à dominante narrative (histoire des idées politiques), soit dans
une combinaison de ces deux perspectives (pensée politique). Ajoutons
à cela que cet ensemble de pratiques intellectuelles a principalement pour
objet le texte lui-même, le langage dans sa fonction sociale et politique,
ou d’une manière plus anthropologique les systèmes symboliques actifs
dans la vie politique, selon l’approche utilisée.
On peut également dire, même si les frontières de celui-ci peuvent
faire l’objet de débats, que cet ensemble de pratiques intellectuelles se
définit sociologiquement comme un « champ6 ». Il réunit une communauté de chercheurs qui s’identifient à ce champ et aux pratiques qui s’y
déploient, et ces chercheurs poursuivent entre eux un dialogue organisé
par des questions reconnues par l’ensemble de cette communauté. Les
chercheurs qui travaillent dans ce champ proviennent principalement de
la science politique et de la philosophie, mais aussi de la sociologie, de
l’histoire ou encore des études littéraires. Ces chercheurs s’identifient à
6.
Sur la notion de champ de Pierre Bourdieu, voir le chapitre 5, signé par Jean-Pierre
Couture.
6
Ceci n'est pas une idée politique
différentes écoles de pensée qui définissent les approches et les méthodes
d’analyse qui existent au sein de cet ensemble de pratiques.
On peut enfin dire que les pratiques intellectuelles fondamentales
que recoupent ces différentes appellations ont également toujours une
relation active, implicite ou explicite, forte ou faible, avec la production
de guides de conduite pour les civilisations, les peuples, les individus
(l’antique question de la « vie bonne »). Il s’agit là d’un élément incontournable lorsqu’il s’agit de dire ce que ces activités intellectuelles ont en
commun : la philosophie politique, la théorie, l’histoire et la pensée, telles
qu’elles se définissent dans la pratique actuelle, sont productrices de
prescriptions morales et politiques, elles ont une fonction normative.
C’est à tout le moins selon cette optique que les composantes du champ
sont enseignées dans les programmes de science politique et qu’elles
justifient leur place – leur utilité – dans la société et dans le circuit des
marchandises symboliques du champ.
En effet, la pédagogie du « canon » de la philosophie politique occidentale est largement inscrite dans l’horizon du « que faire ? ». Ainsi, on
parlera du meilleur régime selon Platon ou Aristote, de la légitimité de
l’autorité avec Augustin, Aquin, Hobbes ou Locke, de l’atteinte du
bonheur individuel chez John Stuart Mill ou Sigmund Freud, ou encore
de la valorisation du moment républicain chez Hannah Arendt ou chez
Quentin Skinner7. On trouve également, derrière les théories politiques
des applications dont la trame est prescriptive (le « ne-rien-faire » des
disciples de Niklas Luhmann ou le « voici-ce-qu’il-faut-faire » des théories
du développement). Quant à l’histoire, elle reste toujours fondée, comme
pratique, sur un choix d’objets et un ensemble de décisions narratives
– manières de valorisation – qui ne sont donc pas neutres et ne se veulent
pas telles8.
Résumons notre propos. Les pratiques intellectuelles qui définissent
le champ (philosophie politique, théorie politique, histoire des idées
politiques et pensée politique) sont de type fondamental, elles entretiennent une relation implicite ou explicite avec une fonction normative, et
elles se disposent sur un axe en tension entre une perspective logique et
une perspective narrative. La philosophie politique trouve sa manifesta7. Les étudiants dans les cours de baccalauréat en pensée politique classent souvent
les penseurs en fonction de leurs « solutions ».
8. Prenons pour cela à témoin le moment machiavélien de J. G. A. Pocock (1997)
ou la dramatisation de la coupure entre Anciens et Modernes chez Leo Strauss
(Strauss et Cropsey 1987).
Introduction
7
tion classique dans la pensée des systèmes (par exemple Hegel sur l’État
et le droit, 2003). La théorie politique la trouve dans l’élaboration de
lois d’observation des phénomènes politiques (par exemple, Joseph
Schumpeter sur la démocratie électorale, 1990). Quant à l’histoire des
idées, elle trouve son terrain privilégié dans l’étude des contextes de
production de ces systèmes et de ces lois d’observation (par exemple,
C.B. Macpherson sur la naissance du libéralisme, 2004).
Or, qu’en est-il, dans ce champ, de la caractéristique propre de ce
que l’on désigne par « pensée politique » ? Il semble au premier examen
que cette notion de pensée politique soit la plus obscure des pratiques
intellectuelles qui composent ce champ qu’il s’agit ici de cerner. Peut-on
vraiment exclure l’idée qu’il y a une pensée du politique dans la philosophie politique, dans l’histoire ou dans la théorie ? Est-ce qu’il n’y a pas
de « pensée » dans toutes les activités intellectuelles de type fondamental,
et n’y a-t-il pas « pensée politique » chaque fois qu’il y a appréhension
fondamentale de l’activité humaine que l’on nomme politique ? Entre la
forme logique tournée vers les idées qui organisent la pensée politique
(philosophie), la forme logique (forme par la pensée) tournée vers les
manifestations empiriques du politique (théorie), et la forme narrative
tournée vers le répertoire chronologique des évènements du penser-politique (histoire), il n’est pas évident que la catégorie « pensée politique »
indique quelque usage distinct ou délimité de l’activité intellectuelle
fondamentale concernant l’activité humaine dite politique. La pensée
politique, si elle doit se définir à l’intérieur du champ délimité ici, ne
semble pas posséder de caractéristiques qui lui soient propres. Que faire
alors de la « pensée politique » ? Son ubiquité (il y a de la pensée politique
dans toutes les parties du champ) et son absence de spécificité (la pensée
politique n’a pas de frontières claires en terme d’approches et de méthodes)
peuvent-elle définir une pratique concrète de la vie intellectuelle qui
s’appellerait pensée politique ? Et si c’est le cas, quel est le propos de cette
pratique ?
La philosophie politique, la théorie politique et l’histoire des idées
politiques ont en commun d’exiger du praticien un travail plus ou moins
rigide de suspension de l’attitude naturelle, travail qui prend la forme
d’une ascèse de séparation entre les présupposés du discours savant que
sont, d’une part, le sujet connaissant et, d’autre part, le réel. Il s’agit, dans
le discours savant, d’une entreprise théâtrale, la création d’une scène sur
laquelle est disposé un sujet (le chercheur), un objet (ce que le sujet prend
pour extérieur à lui-même) et un troisième ordre qui comprend les signes
qui tiennent le lieu de cette objectivation en tant qu’ils créent des objets.
8
Ceci n'est pas une idée politique
Cette scène, celle du discours savant, vise explicitement à créer un hiatus
entre la vie affective du savant (ce qu’il sent, ressent, ce qui l’affecte, ce
qu’il expérimente dans sa qualité d’animal symbolique) et ce qu’il y a à
connaître et qui s’indiquera dans le troisième ordre, l’ordre des signes.
Sans ce hiatus et l’explicitation de la mise en scène qui le rend possible,
le discours n’a pas accès au statut de discours savant.
Or, la pensée politique, activité sans propriétés exclusives, est directement en porte-à-faux avec cette entreprise scénique de l’objectivité, et
elle se montre par là, dans la subversion de la mise en scène savante,
comme un penser-politique. Contre une pensée du politique ou un penser
au politique, la pensée politique exige, contre la suspension de l’attitude
naturelle, de persister dans le monde. L’absence de hiatus entre le sujet
connaissant et le réel qui se joue alors dans cette pratique est une posture
de la contamination : le discours de la pensée politique est toujours déjà
dans le monde dont il est question dans ce discours, il circule aussi bien
dans les sujets que dans les objets de la philosophie politique, de la théorie
politique, et de l’histoire des idées politiques. Le discours de la pensée
politique fusionne par exprès les pôles séparés du discours savant, tout
en existant pourtant à l’intérieur du champ qui compose ces différentes
pratiques intellectuelles fondamentales et normatives qui se penchent
sur le fait politique.
Le penseur politique accède à un penser-politique par un engagement
envers le fait de son expérience politique. Le penseur politique « se met
devant » sa propre expérience, dans sa multiplicité, dans sa complexité,
dans sa relativité et dans sa généralité. Il s’interroge sur cette expérience,
il tente de lui donner un sens, sens qui ne quitte jamais la singularité de
l’expérience (faute de quoi il y a risque de sombrer dans l’objectivation
et la totalisation du particulier, erreur qui mène directement à la fausse
philosophie). La pensée politique peut dès lors être comprise comme la
production d’un penser-politique par la recherche d’un degré de persistance dans l’attitude naturelle. Celle-ci se joue entre les différentes
pratiques de l’étude des idées politiques (philosophie, théorie, histoire)
et constitue peut-être, c’est l’hypothèse que nous aimerions proposer ici,
son milieu. Dimension intangible, certes, mais ce penser-politique qualifie
aussi cette pratique scientifique de l’étude des idées politiques au titre
d’une certaine poursuite humaniste de la connaissance.
Introduction
9
Entre la pensée et l’écriture
Le présent ouvrage se divise en quatre parties qui totalisent 18 chapitres. La première partie présente des approches « textualistes », qui relèvent
des méthodes de lecture rapprochée (« close reading »). L’approche élaborée
par Leo Strauss y est discutée parallèlement à d’autres approches centrées
sur l’analyse du texte.
Au chapitre 1, Ronald Beiner pose la question de la place des « méthodologies » dans la pratique du champ et cherche à articuler une pratique
interprétative textualiste qui soit la moins sujette possible aux « restrictions
méthodologiques », une sorte d’« anti-méthodologie ». En première partie,
Beiner aborde la philosophie politique comme une entreprise dialogique.
Quels sont les interlocuteurs pertinents d’un tel dialogue ? Il distingue
entre deux grands types de réponses à cette question. D’une part, la
réponse de l’historicisme contemporain, représenté par l’École de
Cambridge (et plus particulièrement par Richard Tuck), pour qui les
auteurs des grands textes de l’histoire de la philosophie politique conversent d’abord et avant tout avec leurs contemporains. D’autre part, celle
des approches dites textualistes, pour qui les auteurs en question sont
principalement engagés dans un dialogue avec des auteurs de même
stature au cours des époques, les « grands » auteurs qui ont passé l’épreuve
du temps. Tout en affirmant sa préférence pour le textualisme, Beiner
accepte la légitimité des deux types réponses – perspective de « double
légitimité » – pourvu qu’elles soient formulées de manière non exclusive.
Selon lui, contextualisme et textualisme ne conduisent pas à étudier les
mêmes dialogues – et donc les mêmes textes – et apportent de ce fait des
éclairages différents susceptibles de contribuer à la compréhension des
grands textes. Dans la deuxième partie du chapitre, Beiner conteste la
perspective de légitimité simple qu’il perçoit dans plusieurs énoncés
méthodologiques contextualistes de Tuck. Selon Beiner, une telle
présomption à la faveur des interlocuteurs contemporains d’un auteur a
pour effet de restreindre la compréhension d’un texte avant même de
l’avoir abordée. Sur la base d’une lecture du chapitre sur la religion civile
dans le Contrat social, Beiner soutient que le texte de Rousseau procure
plus d’arguments – notamment des références directes aux philosophes
politiques canoniques de Machiavel à Montesquieu – pour appuyer
l’interprétation textualiste (la participation « à un dialogue multiséculaire
sur les fins de la vie ») que l’interprétation contextualiste (un dialogue
avec ses contemporains pour chercher à intervenir dans la vie politique
de son temps). C’est dire que l’on ne peut pas répondre à la question des
10
Ceci n'est pas une idée politique
interlocuteurs par un principe méthodologique ; « il faut prendre le texte
même comme point de départ ». Enfin, en troisième partie, Beiner énonce
les six « principes » de ce qu’il conçoit comme une pratique herméneutique
« antiméthodologique », une sorte d’« innocence méthodologique ». Cette
pratique est antiméthodologique au sens où les principes qui la guident
recommandent notamment de « se méfier de toute méthodologie ligotée
par des règles visant à déterminer d’avance comment opèrent les textes ».
C’est « la lecture très lente et très attentive » des textes primaires qui
constitue le noyau dur de cette pratique. Une telle pratique ne peut être
qualifiée de « méthodologie » qu’au sens très minimaliste d’un « certain
dosage de connaissance de soi et de réflexivité quant à la manière dont
on procède avec son travail ».
Au chapitre suivant, Daniel Tanguay revient sur le débat entre historicisme et textualisme, mais sous l’angle plus spécifique de l’approche de
Leo Strauss. Il soutient que « la redécouverte de l’art « ésotérique » d’écrire
par Strauss est une invitation à réapprendre à lire les auteurs du passé tels
qu’ils se lisaient eux-mêmes », des Grecs jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
En introduction, Tanguay souligne d’abord que cet art n’est pas ésotérique
au sens où il renverrait à une doctrine cachée dont le sens ne se révélerait
qu’aux initiés possédant une clé interprétative extérieure au texte, mais
plutôt au sens où il en appelle à un art de lire – généralement négligé par
l’histoire contemporaine de la philosophie dominée par l’historicisme
– qui présuppose que l’on peut accéder à la « pensée profonde » d’un
auteur du passé en étant « tout simplement attentif à ce qu’il dit et à la
manière choisie par lui pour exprimer sa pensée ». Strauss, écrit Tanguay,
propose un principe de lecture « strictement interne : dans toute la mesure
du possible, il faut trouver le sens du texte dans le texte lui-même ». C’est
dire que ce qui est « caché » ne peut jamais l’être entièrement : « l’ésotérique
ne se distingue jamais entièrement de l’exotérique, car il s’exprime à
travers ce qui est visible à la surface même du texte ». Dans le corps de
son chapitre, à l’aide d’une interprétation de la Persécution et l’art d’écrire,
Tanguay expose plus en détail les présupposés philosophiques et politiques, les règles et les débats qui permettent de mieux comprendre l’art
ésotérique d’écrire et la pratique de lecture qu’il appelle. En conclusion,
il souligne que l’approche de Strauss a une valeur essentiellement pédagogique pour « développer chez l’apprenti-lecteur une discipline
d’attention qui le préparera à aborder par et pour lui-même les questions
philosophiques fondamentales ».
Dans le chapitre 3, Gilles Labelle se penche sur l’intérêt de prime
abord incongru du philosophe libertaire Miguel Abensour pour l’œuvre
Introduction
11
d’un penseur conservateur tel que Strauss. Pour Labelle, le sens de cet
intérêt est à trouver dans la reprise de la distinction entre philosophie et
non-philosophie, celle-ci s’articulant à une « version forte » de la thèse
straussienne de l’art d’écrire ésotérique élaborée par Abensour. Selon cette
« version forte », il ne s’agirait pas simplement, dans l’art d’écrire straussien, de protéger la philosophie contre les non-philosophes auxquels
s’attachent l’opinion et la convention. Il s’agirait donc de prémunir, au
sein même de la philosophie, la philosophie contre elle-même, de la
protéger de la figure non philosophique qui se trouve en son sein. Cette
figure serait ce que l’auteur appelle, en reprenant Claude Lefort, la « faim
de la représentation ». C’est-à-dire qu’il y aurait une dimension de désir
incontrôlée ou inconsciente au sein de la philosophie, et que cette faim
se manifesterait par la tendance à transformer la quête de connaissance
en volonté de dominer – moment de la servitude volontaire. « C’est dans
cette lumière, écrit Labelle, qu’il faudrait dès lors reconsidérer selon
Abensour le sens de l’art d’écrire : celui-ci aurait le sens non seulement
de tromper l’opinion considérée dans son extériorité à la philosophie
mais tout aussi bien de lui opposer une résistance dans la mesure où elle
sommeille au cœur même du désir philosophique ». En somme, il n’y a
pas d’espace propre de la philosophie : celle-ci, si elle est menacée de
l’extérieur comme le suggère la « version faible » de l’art d’écrire ésotérique,
est également, « version forte » d’Abensour, menacée de l’intérieur. Il y
aurait un appel dans cet art d’écrire à remettre sans cesse en question
cette distinction entre philosophie et opinion qui, constamment sourd
et menace. C’est vers une idée neuve de l’utopie que cette lecture de
Strauss par Abensour mènerait, à savoir l’invention d’un espace littéraire,
à un troisième lieu, qui n’est ni l’espace mondain ni l’espace philosophique, où pourraient advenir les questions du bien, du juste et du vrai.
La philosophie, dès lors, se jouerait aux marges de celle-ci, hors des
positions instituées du pouvoir et du savoir. « Lieu de passage » ou « voie
oblique » qu’Abensour retrouve dans l’écriture de L’Utopie de Thomas
More, dont Labelle reprend les éléments en guise d’illustration. Cette
écriture ne présume pas de l’incapacité du lecteur à en recevoir la substance – au contraire, elle lui fournit tout ce qu’il faut pour que puisse
surgir, dans la rencontre avec le texte, la philosophie. Puisque la philosophie n’a pas de lieu, c’est qu’elle peut surgir n’importe où. C’est
l’engagement envers cette possibilité que recouperait l’art d’écrire ésotérique dans la reprise d’Abensour, c’est-à-dire « désirer la Justice de telle
façon que le désir de celle-ci ne s’éteigne jamais ».
12
Ceci n'est pas une idée politique
Au chapitre 4, dans un texte intitulé L’esthétique ironique et le roman
moderne, Koula Mellos propose une grille d’interprétation de la dimension morale de l’esthétique du roman moderne. Celle-ci place en son
centre une notion d’ironie, qui consiste, à travers le procédé littéraire, à
mettre en tension, d’une part, les espoirs de réalisation de la liberté
individuelle et de l’épanouissement de la personnalité humaine au sein
d’une communauté éthique et, d’autre part, les obstacles à cette réalisation tels qu’ils se manifestent dans la nature imparfaite de la réalité vécue.
L’auteure y démontre au moyen de l’analyse de la trame de différents
romans, de Don Quichotte de Cervantès jusqu’à La Caverne de José
Saramago en passant par Jalousies d’Alain Robbe-Gillet et Les Vestiges du
jour d’Ishiguro, que la particularité philosophique du roman, le genre
littéraire par excellence de la modernité, est cette faculté de poursuivre
une politique d’espoir quant aux idéaux des Lumières, qui ne sacrifie pas
pour autant aux structures cosmologiques antiques et au transcendantalisme. Se préservant de sombrer dans le cynisme du roman postmoderne
qui valorise l’ironie en soi, cette ironie moderne, qu’elle soit substantive,
d’inertie ou de buts malavisés, entretient une vision de l’espoir déçu qui
ne renonce jamais à la réalisation rationnelle d’un monde idéal. Le protagoniste du roman ironiste, comme le Wilhelm de Saul Bellow dans Au
jour le jour, « représente l’humanité immanente, l’immanence de la
conscience du potentiel humain à créer et à recréer. Il représente le sentiment et la conscience collective d’un besoin de se renouveler et de se
libérer de la tyrannie du fatalisme et du désespoir ».
Le texte et son dehors
La deuxième partie du livre réunit des contributions qui, par oppositions aux approches regroupées dans la première partie, sont dites
« contextualistes ». On y trouve différentes réflexions théoriques et méthodologiques sur les manières de lier un texte à l’histoire et à sa matérialité
(sociologie des idées, études de réception, constructivisme, analyse de
discours, herméneutique). Au chapitre 5, sous le titre Il n’y a que du horstexte. Sur l’usage des théories de la médiation », Jean-Pierre Couture
propose un « petit catalogue » des théories de la médiation. Cette « famille
d’approches » regrouperait les travaux de Hans-Georg Gadamer et de
Karl Mannheim qui, dans les suites de Dilthey, ont voulu inscrire la
production textuelle dans le mouvement de l’histoire ; l’histoire des
langages politiques élaborée par l’historien anglais Quentin Skinner, mais
aussi le mouvement cousin d’analyse du discours en littérature ; et enfin
Introduction
13
les travaux plus radicalement sociologiques de Randall Collins aux ÉtatsUnis et de Pierre Bourdieu en France. La lecture que fait Couture de ces
théoriciens de la médiation propose que ceux-ci, chacun à leur manière,
offrent les moyens de dépasser une opposition stérile dans l’épistémologie
de l’étude des idées, à savoir celle qui place d’un côté les tenants d’une
approche strictement textualiste ou spirituelle, et de l’autre, les tenants
d’une approche contextualiste ou matérielle. L’objet d’étude qui serait
commun aux créateurs de cette troisième voie emprunte un vocabulaire
topologique : on s’intéressera dans l’analyse à cet « espace » où se nouent
les rapports entre textualité et socialité. Couture propose de voir deux
pôles à cet ensemble d’approches. Un pôle textuel, qui réunit l’herméneutique, la sociologie relationnelle et l’analyse du discours. « Ces
approches, écrit-il, partagent un type de lecture centré sur l’interaction
et la codétermination texte – texte plutôt que sur la relation et la détermination social – texte, car si elles rompent avec la fausse autosuffisance
d’un texte, elles ne s’échappent pas, en revanche, de l’orbite de sa textualité ». Un pôle social, où l’on trouve les notions de marché des idées, de
réseaux intellectuels et de champ. « C’est la dynamique structure / position / stratégie qui a préséance ici sur la « valeur » du texte et l’histoire de
la vie intellectuelle et artistique qui s’en dégagera sera celle du système
de production des biens symboliques. »
Au chapitre suivant, intitulé Heurs et malheurs de la réception en idées
politiques, Augustin Simard propose de se pencher sur l’apparition, dans
le contexte d’un complexe « renouveau de la pensée politique », d’un
champ d’étude autonome, celui de l’étude de réception. Dans ces approches, « l’analyse est invitée à interroger les pratiques qui instituent et
reproduisent cette littérarité (valorisation, commentaires, diffusion), ainsi
que les médiations (culturelles, sociales, institutionnelles) qui la soustendent. Il s’agit, en d’autres termes, d’atteindre une « œuvre de pensée »
par le détour de ses conditions techniques de possibilité ». Ainsi, si dans
l’étude de réception la dimension textuelle de la pensée politique demeure
centrale, cette dernière se doit d’être inscrite dans le système de ses
conditions de possibilité matérielle. Le développement de cette spécialité
en étude des idées politiques, l’auteur le montre, a nécessité un certain
nombre d’emprunts, essentiellement à la théorie littéraire. Un retour sur
les approches de « l’esthétique de la réception » chez Wolfgang Iser et
Hans Jauss permet à Simard d’expliciter la série des positionnements
épistémologiques et méthodologiques de la théorie de la réception. Un
premier élément de définition de l’esthétique de la réception se trouve
dans l’idée du « sens comme événement » – celui de la lecture. Le second
14
Ceci n'est pas une idée politique
élément de définition retenu par l’auteur est celui de la « virtualité » de
l’œuvre, à savoir que le « lieu de l’œuvre » est ce point de rencontre entre
le texte et le lecteur. Enfin, Simard nous rappelle à une certaine dimension « pragmatique » de l’esthétique de la réception, qui s’intéresse à
l’activité littéraire comme participation concrète à l’histoire. Ainsi, note
l’auteur, dans l’esthétique de la réception, « il n’y a pas de retour à un
artefact du passé autre que sa concrétisation dans le présent. Même en
ce qui concerne la critique et le travail d’érudition historique, la modalité
temporelle de la réception est inévitablement le présent ». Réponse à la
« déflation de sens » impliquée par le contextualisme de l’école de
Cambridge, l’étude de réception en idées politiques semble surtout
correspondre pour Simard à une politisation de l’œuvre de pensée. Les
études de réception en pensée politique (suivant une tendance actualisée
ailleurs) auraient ainsi développé la conception dans laquelle la distinction
entre l’œuvre première et les lectures de cette œuvre s’efface. L’effet de
l’œuvre et l’œuvre elle-même se présentent comme une entité qui est en
tant que telle l’objet de la restitution et de l’analyse propre à l’étude de
réception. Cette entité s’inscrirait dans une destinée intégralement politique et ne pourrait prendre racine ailleurs que dans le présent du dernier
interprète. De cette conception de la réception, Claude Lefort serait
l’ultime représentant qui, dans Le travail de l’œuvre Machiavel, actualise
pour la pensée politique tous les principes de l’esthétique de la réception.
L’auteur veut au terme tirer des leçons de ce « refus maniaque » de l’intelligibilité sociologique. D’une part, un attachement à une spécificité
formelle du politique : tout n’est pas politique et l’étude des idées devrait
insister pour se munir d’un concept délimité pour désigner celui-ci.
D’autre part, le maintien de la distinction entre passé et présent, et le
refus actif, dans la méthode, du « présentisme ». Enfin, la formulation
d’un espoir : aménager l’étude de réception en histoire des idées de
manière à préserver l’étrangeté du passé – ce luxe et cette nécessité de la
pensée politique.
Au chapitre 7, « Pour une approche constructiviste dans l’étude des
idées politiques », Lawrence Olivier et Jessica Olivier-Nault posent une
question audacieuse : « Est-il possible d’étudier les idées politiques sans
référence à un auteur ou à un contexte sociolinguistique ? » Pour les
auteurs, une approche constructiviste offre peut-être une réponse à cette
question. Dégageant une définition générale de ce que recoupe le terme
de constructivisme, les auteurs expliquent que ce dernier se réfère à une
approche de la société qui part de l’hypothèse d’une mise en signification
du réel qui succède toujours à celui-ci. C’est-à-dire que pour le construc-
Introduction
15
tivisme, ce que nous pouvons connaître du monde, de la société et de la
politique ne relève jamais de l’essence de ces choses, mais plutôt de l’idée
que nous nous faisons de ces choses. Partant, l’objet d’une étude des idées
politiques constructivistes ne sera ni les œuvres, ni les auteurs, ni les
concepts, mais bien plutôt les « formations discursives » qui contribuent
à la création de « représentations » qui organisent les idées que nous
qualifions de politiques. L’étude de ces formations discursives devra
impliquer les mécanismes de construction des représentations, au nombre
desquelles les auteurs comptent les différents processus de légitimation
d’une représentation, et les systèmes d’imposition de celles-ci. Par
exemple : par quels moyens en vient-on à accepter l’idée que la guerre
américaine contre l’Irak est nécessaire ? Ou encore : par quel mécanisme
la folie ou la domesticité deviennent-elles des idées politiques ? Cette
étude doit également être en mesure de se pencher sur les effets politiques,
directs et indirects, de la construction de représentations. Au terme de
leur parcours, Olivier et Olivier-Nault suggèrent que « l’approche
constructiviste est locale ; elle s’intéresse aux formations discursives qui
contribuent à la constitution d’une représentation ; le corps, la santé, la
criminalité, l’identité, la sécurité et la menace, etc. Elle doit en faire une
analyse approfondie ; montrer la représentation qui est en jeu, mettre en
lumière les mécanismes à partir desquels elle se légitime et s’impose
comme réalité ». Or, ajoutent-ils : « Un tel travail n’est possible qu’en étant
à l’intérieur de la même formation discursive. ». C’est dire que le praticien
d’une approche constructiviste des idées politiques n’est jamais en mesure
de s’excepter dans sa propre analyse. Le constructivisme, concluent les
auteurs, est nécessairement avant tout une forme de réflexivité, car « faire
état du jeu des mécanismes de légitimation et d’imposition n’exclut pas
sa propre participation à ce jeu ». Au terme, il semblerait que la tâche du
constructivisme serait d’interroger de manière radicale – ironique – les
évidences qui fondent notre idée de la réalité – y compris celle que nous
appelons « idées politiques ».
Sous la plume de Ricardo Peñafiel et intitulé Les pensées politiques en
tant que discours, le chapitre 8 propose une définition épistémologique
et méthodologique de l’analyse du discours appliquée à l’étude des idées
politiques. Selon cette approche, « nous cessons […] de considérer les
pensées politiques comme le fruit du travail d’un auteur ou d’une série
d’auteurs – interprétés en fonction d’une certaine « tradition », de leurs
intérêts (de classe), de leurs intentions, de leurs « contextes », ou d’une
idéologie – pour chercher à rendre compte de leurs « conditions de
possibilité », c’est-à-dire de l’ensemble des relations « contingentes » qui
16
Ceci n'est pas une idée politique
ont rendu possible l’apparition, la transformation, la diffusion et éventuellement la disparition de certaines idées aux effets politiques. Au sein
de la variété des approches liées à l’analyse du discours, l’auteur se penche
en particulier sur l’école française d’analyse du discours, rappelant notamment les origines disciplinaires de cette méthode et ses outils privilégiés,
et éclairant la nature du travail délicat de constitution d’un corpus en
analyse de discours. Peñafiel montre que ce que cette approche à l’étude
des idées rend possible est la reconstitution d’une scène d’énonciation
qui correspond au « discours » alors compris comme espace en tension
entre le texte et le contexte, qui sont mutuellement contraignants quant
aux conditions de possibilité du discours et son système d’énonciation.
La définition de ce qui est « politique » dans cet horizon épistémologique
et méthodologique devient dès lors dépendante de l’apparition contingente de ces scènes d’énonciation – qui manifestent quelque chose d’une
négociation permanente, dans l’activité langagière, de ce qui constitue
le commun.
Au chapitre 9, sous le titre Skinner contre Gadamer ? Deux contributions à une herméneutique de la différence, Dimitrios Karmis compare
deux herméneutiques marquantes de la deuxième moitié du XXe siècle,
celles d’Hans-Georg Gadamer et de Quentin Skinner. Après avoir rappelé
que la compréhension de la différence est l’un des enjeux politiques et
intellectuels contemporains les plus déterminants, Karmis soutient que
les herméneutiques de Gadamer et de Skinner constituent, chacune à sa
manière, une contribution importante à une herméneutique de la différence en étude des idées politiques. Pour bon nombre de ses critiques, la
méthode historique de Skinner est aux antipodes de l’herméneutique
philosophique de Gadamer, cette dernière critiquant le méthodologisme
de la science historique et insistant sur l’ancrage de la compréhension et
de l’interprétation dans la condition herméneutique de l’appartenance à
une tradition. Bref, il y aurait opposition entre une méthodologie de
l’interprétation historique chez Skinner et l’herméneutique philosophique
de Gadamer. A contrario, Karmis considère qu’une meilleure prise en
compte des précisions et des inflexions apportées à leurs approches par
Skinner et Gadamer conduit à une interprétation plus nuancée : les
perspectives de Gadamer et de Skinner sont différentes certes, mais il
s’agit de deux herméneutiques qui convergent au fil des ans par des
contributions majeures à une herméneutique de la différence et dont la
mise en dialogue paraît à la fois nécessaire et prometteuse, en plus d’invalider en bonne partie les critiques « gadamériennes » du travail de
Skinner. La première partie du chapitre porte sur les conditions de l’ex-
Introduction
17
périence herméneutique de la différence chez Gadamer et se décline en
trois étapes. D’abord, après une introduction du « problème herméneutique » tel que le conçoit Gadamer dans son magnum opus Vérité et méthode
(1960) – à savoir le problème de la compréhension dans un contexte où
l’idéal de la méthode scientifique moderne pèse de plus en plus sur les
sciences humaines et sociales – Karmis présente l’historicité de la compréhension comme le premier grand principe de l’herméneutique
philosophique de Gadamer. Ensuite, toujours sur la base d’une lecture
de Vérité et méthode, Karmis montre en quoi le dialogisme de la compréhension représente le deuxième grand principe de cette herméneutique.
Enfin, Karmis expose dans quelle mesure cette première version de
l’herméneutique gadamérienne est limitée par une tendance à l’« appropriation » de la différence, puis il soutient que les précisions et inflexions
apportées par l’auteur dans plusieurs écrits subséquents permettent de
parler d’une herméneutique de la différence au sens fort du terme. En
deuxième partie, après avoir introduit la pensée de Skinner et « l’École
de Cambridge » à laquelle il est associé, Karmis offre une synthèse de
l’approche méthodologique de Skinner. Par la suite, il présente deux
exemples de critiques gadamériennes de cette approche publiées à vingt
ans d’intervalle, celles de John Keane (1988) et de Kenneth B. McIntyre
(2008). Enfin, soulignant les précisions et inflexions qu’a apportées
Skinner à la suite des critiques adressées à son approche, Karmis interprète
cette approche comme une herméneutique de l’altérité historique radicale
et ouvre des pistes de dialogue avec l’herméneutique philosophique de
Gadamer qui lui semblent prometteuses pour l’herméneutique de la
différence.
La modernité en projet
La troisième partie de l’ouvrage contient des textes qui offrent une
approche à la fois thématique et progressiste à l’étude des idées politiques,
et qui sont centrés sur les grands courants en idées politiques : idéalisme,
matérialisme, féminisme, philosophie analytique et approche généalogique. Sous le titre Idéalisme allemand et modernité, ou la liberté réfléchie,
Douglas Moggach soutient au chapitre 10 que l’idéalisme allemand, le
courant philosophique amorcé par les critiques de Kant, « constitue une
ample réflexion sur l’idée de liberté et les perspectives de sa réalisation
dans le monde moderne ». Ainsi, avance-t-il, c’est en tant qu’« idéalisme
pratique » et « fondamentalement critique des conditions historiques et
sociales objectives qui font obstacle à la libre autodétermination » que
18
Ceci n'est pas une idée politique
cet idéalisme se distingue d’autres types d’idéalisme, notamment l’idéalisme platonicien. Moggach explore les avancées, les idées-force et le
potentiel de l’idéalisme allemand en trois parties. Premièrement, par une
mise en contexte intellectuelle, il souligne que l’idéalisme allemand
émerge sur le terrain des Lumières, s’en inspire et représente lui-même
« une avancée significative pour la pensée des Lumières ». L’idéalisme
allemand, écrit Moggach, s’inspire de plusieurs grande idées des Lumières
(la découverte que tout existe pour le sujet, la critique des sources d’autorité traditionnelles et transcendantes, la défense de la liberté comme
valeur primordiale, etc.). Mis en contexte, l’idéalisme allemand ressort
comme une critique et une reformulation des idées des Lumières. Kant
critique la subjectivité naturaliste et les inadéquations du rationalisme
des Lumières et cherche à pallier leurs insuffisances à travers sa pensée
juridique et une conception de la liberté qui se veut plus complexe et
consistante. Deuxièmement, Moggach dépeint « une des plus importantes
contributions de l’idéalisme allemand à la philosophie politique », à savoir
son analyse de la dialectique de la volonté comme exercice de la liberté.
Moggach montre notamment en quoi, chez Hegel, cette dialectique
permet de dépasser les limites de la conception de la liberté chez Hobbes
et une bonne partie du libéralisme ultérieur. Troisièmement, Moggach
inscrit cette réflexion sur la liberté dans une conception de l’histoire
comme expression de la raison pratique. Rompant avec les lectures plus
métaphysiques de la Phénoménologie de Hegel, il se rallie à ceux qui y
lisent des « déclarations plus modestes et immanentes à propos des progrès
et des vicissitudes de la conscience de soi humaine ». Caractérisant les
périodes historiques « par les types prédominants de personnalité en leur
sein, en tant que manifestations de certaines compréhensions de la liberté
largement partagées », Hegel conçoit la modernité comme le moment de
possibilité de la « personnalité libre et infinie ». Son modernisme n’est
cependant pas une simple sanction de l’ordre libéral, mais un « modernisme critique ou de remplacement » des modernismes « aliénés et
aliénants », qui voit la vie éthique moderne comme le lieu de la complémentarité et non de l’opposition de la liberté et de la communauté. En
conclusion, écrit Moggach, l’idéalisme allemand a encore beaucoup à
offrir aux sujets modernes : « Cet idéalisme est mieux compris non pas
comme un édifice fermé, mais comme un phare, illuminant à la fois le
devenir historique de la liberté, et les obstacles qui se trouvent sur son
chemin. »
Au chapitre 11, La philosophie politique analytique et ses critiques,
Jocelyn Maclure offre une interprétation de la philosophie politique de
Introduction
19
tradition analytique qui procède en quatre étapes. En premier lieu, il
rappelle que la position de la philosophie politique au sein du courant
plus large qu’est la philosophie analytique s’est longtemps révélée inconfortable, surtout en raison de la domination qu’y a exercé le positivisme
logique. Alors que « la philosophie politique, de Platon à Rawls en passant
par les penseurs contractualistes, les utilitaristes anglais et la tradition
hegeliano-marxiste, est une entreprise fortement normative », les principaux tenants du positivisme logique voyaient comme un oxymore « l’idée
même d’une réflexion se voulant à la fois philosophique (rationnelle) et
normative ». Après avoir expliqué les fondements de cette répudiation de
la philosophie normative et souligné ses incidences majeures sur la pensée
humaine – tout le champ de l’agir moral se trouve à échapper à l’autorité
de la raison –, Maclure montre qu’à partir du milieu du XXe siècle, « des
philosophes issus de la tradition analytique commençaient à remettre en
question les thèses des positivistes logiques sur les conditions de vérité
des énoncés et préparaient, indirectement, la réhabilitation de l’éthique
et de la philosophie politique ». En deuxième lieu, Maclure se penche
longuement sur l’épistémologie morale de Rawls, extrêmement influente
dans « le développement de nouvelles méthodes de justification normative
qui ont permis à la philosophie politique de retrouver une place légitime
dans le champ de la réflexion rationnelle ». Il insiste sur son cohérentisme
contextualiste et sur la méthode de l’équilibre réfléchi qui en est dérivée,
avant d’en explorer les forces et les limites. Troisièmement, Maclure
présente le tournant des philosophes politiques analytiques des nouvelles
générations vers la théorie normative « non idéale » et appliquée et en
expose les implications. Quatrièmement, il soutient « que la complexité
des défis normatifs auxquels sont confrontées les sociétés contemporaines
fait en sorte que la philosophie analytique joue un rôle unique dans nos
débats publics ; un rôle dont elle ne peut toutefois s’acquitter qu’en
collaborant avec les autres disciplines des sciences humaines et sociales ».
Qu’est-ce que la philosophie politique ? C’est cette question fondamentale qui coiffe le chapitre 12 et que Charles Larmore aborde sous l’angle
de la philosophie analytique. Considérant que « les disciplines se développent en réponse à des problèmes » et que « les frontières entre elles ont
leur raison d’être du fait que différents problèmes peuvent être traités
séparément les uns des autres », Larmore affirme que la difficulté à définir
la philosophie politique réside dans la difficulté à cerner les problèmes
qu’elle peut typiquement prendre en charge, « particulièrement lorsque
l’idée de justice entre en jeu ». Ainsi, écrit-il, les philosophes politiques
ont tendance à se diviser en deux approches rivales sur le sujet, « dépen-
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