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MORALE DE L' ENTREPRISE
ET DESTIN DE LA NATION
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Cet accord extraordinaire sur le but à atteindre pro-
vient d'une prise de conscience tardive mais totale du
fait que le développement humain est irréalisable sans
progrès économique. Cette prise de conscience entraîne
un accès d'intérêt pour les réalités économiques, et spé-
cialement pour l'entreprise qui, sous tous les régimes, est
le creuset où se combinent les efforts en vue de créer des
richesses — l'entreprise dont le fonctionnement efficace
conditionne tout progrès.
Si du but on passe aux moyens et méthodes, l'una-
nimité fait place au chaos. D'accord pour mesurer le
progrès et le désirer, les hommes divergent profondé-
ment sur les moyens de l'obtenir, et il n'est pas de thèse
si extravagante qui n'ait été soutenue et appliquée. Les
résultats constatables devraient permettre de juger:
toutefois, les facteurs en cause sont si nombreux, leur
action si lente et entremêlée, les passions si vives, qu'il
n'a pas été possible de réaliser l'unité des théories expli-
catives. L'explication restant confuse, la prévision est
impuissante: au cours des cinquante dernières années,
combien d'énormes erreurs de prévision concernant
l'Europe, l'Amérique, la Russie ?
Ces erreurs mêmes permettent de déceler des régu-
larités: les changements ont été presque toujours moins
tranchés que prévu, les évolutions plus continues, le
rapport des forces économiques ne se modifiant qu'avec
une extrême lenteur. Malgré tant d'événements la liste
des principales puissances économiques en 1900 est peu
différente de celle d'aujourd'hui; celle de l'an 2000 ne
fera sans doute pas apparaître de bouleversement: tout
au plus le prolongement d'évolutions séculaires.
Comme les richesses naturelles ne jouent aucun rôle
dans ce classement (le Brésil a autant de richesses natu-
relles que les Etats-Unis, le Pakistan autant que l'Aus-
tralie), on peut penser que le facteur le plus profond et
le plus stable du développement économique d'une nation
consiste dans les règles de comportement de sa popula-
tion et de ses élites. Ces règles, définissant l'attitude des
hommes à l'égard de leur métier, et l'attitude des diri-
geants à l'égard de l'économie, constituent une morale
sociale qui est, suivant les cas, plus ou moins favorable
au développement économique. Léguée par l'Histoire,
soutenue par la tradition, souvent exprimée par les reli-
gions et les idéologies, codifiée et transmise de génération
en génération par l'enseignement, cette morale sociale
présente dans chaque nation une remarquable inertie. Si
elle a aujourd'hui dans telle nation des effets économi-
ques constatables, il est fort probable que des effets ana-
logues seront encore perceptibles dans trente ou cin-
quante ans. Ainsi l'observation des effets économiques
des principaux types de morale sociale permet-elle une
bonne prévision à long terme du destin économique de
chaque nation. C'est la démarche de pensée qui permit à
Alexis de Tocqueville, observant en 1831 les Etats-Unis,
petite république de onze millions d'habitants, de prévoir
leur destin d'hégémonie mondiale.
Quoique fondée sur les faits, cette approche n'est
pas entièrement scientifique. Elle est construite, en effet,
à partir de faits synthétiques qui font l'objet d'une per-
ception globale où le jugement personnel garde un rôle
indéniable. N'en est-il pas de même, à ce jour, de toutes
les sciences humaines ?
Notre but est principalement de prévoir le destin
économique de la France. Pour y accéder, nous devrons
successivement:
— rappeler quelques éléments de la logique de
l'économie concurrentielle, afin d'avoir clairement en vue
les principaux mécanismes de la forme dominante de
société industrielle,