Mgr Claude DAGENS M. Jean-Luc MARION

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RÉPONSE
DE
Mgr Claude DAGENS
AU DISCOURS
DE
M. Jean-Luc MARION
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Monsieur,
Ce qui nous advient nous dépasse. Cela vaut certainement pour une
élection et une réception à l’Académie française. Nous en sommes l’un et l’autre
intimement convaincus.
Ne s’agirait-il pas, dans une certaine mesure, de ce que vous qualifiez
vous-même de phénomène saturé ? Ne vivons-nous pas, en ce moment même, un
tel phénomène, c’est-à-dire un événement qui vient d’ailleurs, qui nous saisit du
dedans et qui nous transforme, en nous appelant à entrer dans cela même qui
nous est donné, dans cette Compagnie dont vous devenez l’un des membres en y
succédant au cardinal Jean-Marie Lustiger ?
Avant d’évoquer le phénomène que constitue votre pensée philosophique,
Monsieur, permettez-moi de méditer quelques instants sur le phénomène qui
nous réunit sous cette Coupole, en ce 21 janvier 2010.
Il y a près de trente-cinq ans, en 1975, nous nous sommes rencontrés pour
la première fois. J’étais un jeune prêtre ami des Pères de l’Église, et tout
particulièrement du pape saint Grégoire le Grand. Vous étiez un jeune assistant à
la Sorbonne, où vous enseigniez la pensée de Descartes, aux côtés du professeur
Ferdinand Alquié. Et surtout vous veniez d’être appelé à assumer la fondation
d’une nouvelle revue théologique appelée Communio. Telle était la raison de
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notre première rencontre : vous vouliez m’associer à cette fondation, que le
cardinal Jean Daniélou avait passionnément souhaitée et préparée. J’ai accepté
sans hésiter de répondre à votre demande, car je comprenais l’enjeu de cette
initiative hardie : il s’agissait de manifester intelligemment et raisonnablement la
nouveauté de la Tradition chrétienne en un moment où, dans la société comme
dans l’Église catholique, prévalaient les ruptures de traditions.
Cet engagement nous valut, quelques mois plus tard, en septembre, de
nous retrouver à Munich, avec vos camarades Jean Duchesne et Rémi Brague,
pour une rencontre internationale à laquelle participait un théologien allemand
nommé Joseph Ratzinger, qui donna à cette occasion une conférence remarquée
sur la constitution que le concile Vatican II avait consacrée à l’Église dans le
monde de ce temps, Gaudium et spes. Il était déjà évident que les textes et les
intentions d’un concile exigent un travail approfondi et durable de
compréhension et de réception. La revue Communio se préparait à y contribuer
en faisant appel à de jeunes normaliens, qui savaient, par expérience personnelle,
que « la foi n’est pas un cri » et que la rationalité chrétienne ne doit pas hésiter à
s’exposer sur la place publique.
À ce moment-là, Monsieur, nous ne pouvions pas nous imaginer que nous
nous retrouverions un jour sous cette Coupole, mais nous comprenions cependant
que nous étions embarqués dans une aventure qui nous dépassait. Pourquoi le
cacher ? C’est à cause de ces premières rencontres que j’ai accepté d’être
aujourd’hui celui qui vous accueille en notre Compagnie, car si je n’avais été
confronté qu’à votre pensée, si incisive, et à vos écrits, parfois si rudes à
déchiffrer, j’aurais dû renoncer à cette mission qui déborde de beaucoup mes
capacités philosophiques.
Je dois sans doute être encore plus précis ou plus sincère : c’est ce terme
même de mission qui justifie mes paroles d’aujourd’hui, comme il soutient en
permanence le travail de votre pensée. Oui, en ce lieu devenu profane, je n’hésite
pas à reconnaître que nous ne serions pas nous-mêmes, ni vous, ni moi, si nous
n’acceptions pas de faire l’expérience de ces phénomènes saturés où s’atteste ce
qui vient de plus haut ou de plus profond que nous, et qui nous donne de penser,
d’écrire, de parler, non pas seulement parce que c’est notre métier, mais parce
que c’est avant tout notre raison d’être.
Et si certains, Monsieur, en apprenant votre élection, ont pu se demander :
« Comment est-il possible qu’un professeur d’Université succède à un
archevêque de Paris ? » et si d’autres, aussi ignorants des usages de notre
Compagnie, mais plus familiers de la théologie catholique, ont osé penser et
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dire : « Quoi ! Ce fauteuil précédemment occupé par deux cardinaux va-t-il
revenir à un laïc, ou, pour mieux dire, à un simple baptisé ? », je les invite à lire
avec attention l’article que vous avez donné en 1979 à la revue Communio sous
le titre « De l’éminente dignité des pauvres baptisés ». Cet article était comme
son titre : volontairement provocant. Vous y dénonciez avec vigueur ce que vous
considériez comme la dérive idéologique de l’Action catholique, à laquelle vous
reprochiez de méconnaître les exigences essentielles de la conversion chrétienne.
C’est un plaidoyer passionné que vous vouliez faire entendre, pour que soit
reconnue aux baptisés, à cause du signe dont ils sont porteurs, l’identité
essentielle qui est la leur et dans l’Église et dans la société. Et vous acheviez ce
plaidoyer en montrant qu’entre la dignité des baptisés et l’autorité de l’évêque, il
n’y a aucun antagonisme, puisqu’il s’agit pour l’essentiel de la même relation au
même mystère de Dieu, qui est notre raison commune d’exercer nos missions
différentes et solidaires.
En tout cas – et je ne sais s’il s’agit d’un hasard ou d’un phénomène
providentiel – l’Académie française, en vous choisissant pour succéder à un
archevêque de Paris, vous donne de vérifier personnellement cette éminente
dignité des pauvres baptisés, inséparable de celle des pauvres évêques, et qui
dépasse infiniment nos personnes et nos histoires particulières. C’est ce
dépassement infini qui vous a rendu si proche de Jean-Marie Lustiger, comme il
l’était sans doute de vous, avec ce sentiment ou même cette certitude d’être
appelé à vivre en soi-même, en deçà des apparences et au travers des épreuves,
une distance formidable, au sens propre, un écart immense, impressionnant entre
ce que l’on est, ce que l’on mesure de soi-même et ce que l’on a la charge
d’attester.
Et c’est pourquoi je n’ai pas maintenant à faire votre éloge, j’ai à dire
comment vous avez appris à vivre cette distance et cet écart, et de quelle façon
l’acharnement, l’intensité, la persévérance de votre pensée se déploient à
l’intérieur même de cet écart.
Comme pour chacun de nous, quand il s’agit d’une vocation, la première
ou les premières impulsions viennent de loin. Pour vous, c’est durant les années
de khâgne, au lycée Condorcet, en 1965, que vous avez perçu l’appel non
seulement à devenir professeur de philosophie, mais surtout à faire du travail
philosophique l’essentiel de votre existence. Cet appel est passé par cet homme
nommé Jean Beaufret, dont on savait qu’il était un ami personnel, et même un
confident, de ce maître célèbre qu’était Martin Heidegger. Ses cours ne pouvaient
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pas ne pas faire allusion à ces temps nouveaux qui s’ouvraient, dès lors que la fin
de la métaphysique n’était pas identifiée avec la fin de la philosophie.
Vous voilà peu à peu embarqué grâce à Jean Beaufret dans l’exploration
de ces temps nouveaux, sans négliger l’autre appel qui est passé au même
moment par votre professeur de Lettres, Daniel Gallois. Lui a entrepris de vous
ouvrir aux révélations des poètes et, en même temps, il vous a obligé à écrire
vraiment en français.
Écrire en français, quel programme ! Mais écrire en philosophe qui ne
cesse pas de penser ce qu’il écrit et qui, peut-être même, laisse ses livres
s’inscrire d’abord en lui ! Il m’arrive, Monsieur, de partager les tourments de vos
lecteurs non initiés à la phénoménologie lorsqu’ils essaient de vous comprendre.
Mais moi, parce que je vous connais et que je m’en suis expliqué avec vous, j’ai
compris au moins ceci : c’est le travail intérieur de l’intelligence qui façonne
votre écriture, et c’est une écriture exigeante, ardente, à travers laquelle on sent
bien que vous obéissez vous-même non pas à vos goûts, ni même à vos idées,
mais à ce qui vous est donné, surtout quand vous êtes conduit à penser Dieu
selon cette étonnante logique du don qui dépasse tellement le mouvement
spontané de l’esprit : « Dieu ne peut se donner à penser sans idolâtrie qu’à partir
de lui seul : se donner à penser comme amour, donc comme don, se donner à
penser comme une pensée du don. Au mieux, comme un don pour la pensée,
comme un don qui se donne à penser. Mais un don, qui se donne à jamais, ne
peut se penser que par une pensée qui se donne au don à penser. Une pensée qui
se donne peut seule s’ordonner à un don pour la pensée. Mais, pour la pensée, se
donner, qu’est-ce, sinon aimer ? » (Dieu sans l’être, Paris, 1982, p. 75).
Si l’on n’entendait pas cette question finale, on pourrait avoir l’impression
que vous jouez avec les mots, en les faisant cliqueter à plaisir. En vous lisant et
en vous relisant, j’ai plutôt l’impression que vous luttez intérieurement et que
votre écriture exprime et expose ce combat intime.
En tout cas, dès vos années de formation, vous avez compris que la
philosophie ne serait pas pour vous seulement un métier, mais une passion, peutêtre dangereuse, oui dangereuse, parce qu’elle ne vous laisserait jamais en repos
et vous obligerait sans cesse à aller de l’avant. La pratique du sport vous a appris
cette exigence non pas de détente, mais de dépassement, qui passe par une lutte
avec soi-même et aussi contre soi-même, à ses risques et périls. Votre style
révèle cette espèce de tension tenace sans laquelle la pensée ne pourrait pas se
déployer vraiment. L’inquiétude est bien cette tension qu’évoque saint Augustin
au début de ses Confessions et elle vaut pour le travail de l’esprit autant que pour
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les mouvements du cœur. Vous le savez, Monsieur, intensément, et votre écriture
le dit : vous ne jouez pas, vous vous élancez et vous cherchez à entraîner les
autres.
Mais revenons à votre initiation philosophique. Après la khâgne de
Condorcet, votre apprentissage va se poursuivre à l’École normale supérieure,
avec d’autres maîtres qui eux aussi payaient de leur personne, chacun à sa
manière : Louis Althusser, Jacques Derrida, Gilles Deleuze. Là, vous avez
continué à comprendre, surtout durant l’année 1968 et au-delà, que vraiment, la
philosophie ne pouvait pas se contenter d’être une discipline universitaire, mais
que, tout en l’étant, elle participait à une sorte de crise culturelle et spirituelle, et
qu’il fallait donc se préparer, par tous les moyens, à affronter cette crise.
Cette crise, vous la diagnostiquez, avec d’autres et précisément avec
Heidegger, comme une crise de la rationalité, et spécialement de la rationalité
étroite réduite à sa fonction calculatrice et quantifiante, surtout quand cette
rationalité se laisse instrumentaliser par les pouvoirs de la technique et de la
politique.
Bien entendu, ce que l’on appelle la fin de la métaphysique s’inscrit à
l’intérieur de cette crise, mais cette fin ne vous semble être que le crépuscule des
idoles conceptuelles. Elle oblige à penser Dieu au-delà de ce que l’on appelle sa
mort, et qui n’est sans doute que l’effacement des concepts dans lesquels on
l’avait enfermé idolâtriquement. Voilà donc la pensée philosophique sommée de
relever un défi essentiel : c’est la rationalité elle-même qui est en état de
demande, surtout si elle dépasse les étroitesses qu’elle s’est imposées à ellemême.
Quant à la question de Dieu, dans ce contexte de crise, on ne peut et on ne
doit surtout pas y renoncer. Mais pour vous, ce n’est pas exactement de la
question de Dieu qu’il s’agit : c’est plutôt de la figure de Dieu, de la
manifestation de cette figure et de l’accès humain à cette manifestation.
Si votre pensée s’est ouverte à ces perspectives-là, c’est en raison d’un
autre événement décisif pour votre formation, qui, lui, s’est produit non pas dans
une enceinte universitaire, mais à la basilique de Montmartre. C’est là que vous
avez été confronté et initié au mystère de Dieu selon la grande Tradition
chrétienne, celle des Pères de l’Église, que vont vous faire découvrir des
théologiens passionnés, les jésuites Henri de Lubac et Jean Daniélou, l’oratorien
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Louis Bouyer, le dominicain Marie-Joseph Le Guillou et cet homme
exceptionnel qu’était Hans-Urs von Balthasar, aussi familier des philosophes et
des musiciens que de Bernanos et de Claudel, de Goethe et de Rilke. Même s’il
se refusait à le reconnaître, c’est lui qui fut l’inspirateur inlassable de ce
ressourcement de la foi qui est la raison d’être de la revue Communio.
Cette plongée dans le grand bain de l’intelligence chrétienne, vous le
devez à un prêtre étonnant et dérangeant qui s’appelait Maxime Charles. Après
avoir fondé et animé l’aumônerie étudiante de la Sorbonne, baptisée Centre
Richelieu, et après l’avoir confiée à son successeur Jean-Marie Lustiger, il
n’avait pas renoncé, depuis les hauteurs de Montmartre, à susciter, bien avant
1968, une sorte de renaissance catholique pour laquelle il faisait flèche de tout
bois, par la prière et l’adoration eucharistique, la formation théologique et aussi
la création d’une revue, Résurrection, qu’il n’hésitera pas à vous confier, au
moins pour un premier temps.
Monsieur, vous n’êtes pas un converti, mais il faut reconnaître que ce
milieu spirituel de Montmartre vous a profondément façonné. C’est là que vous
avez compris ce que vous n’oublierez jamais : pour parler dignement de Dieu, et
surtout pour le chercher et pour le penser, surtout s’il ne se réduit pas à la causa
sui de Descartes, ni à l’exigence transcendante de la loi morale, comme dans la
philosophie de Kant, alors il faut s’engager de l’intérieur de soi-même et
s’associer à cet immense déploiement de la foi, qui va d’Irénée de Lyon à
Grégoire de Nysse, et d’Augustin à Thomas d’Aquin, en passant par Denys
l’Aréopagite, qui, lui, vous a appris à « entendre divinement les choses divines »,
« divinement », c’est-à-dire en consentant à la distance qui nous sépare d’elles,
mais qui leur confère une importance fondatrice. Dieu n’est pas un objet, mais la
source du don, qui nous dépasse infiniment et que nous sommes appelés à
recevoir.
Dieu ! Quand vous parlez de lui, Monsieur, vous ne plaisantez pas ! On
sent que vous êtes vous-même engagé à son égard dans une épreuve de vérité,
surtout quand votre réflexion inclut et cherche à dépasser la grande méditation de
Nietzsche sur le crépuscule des idoles, la mort de Dieu et le règne du nihilisme.
En lisant votre premier livre, L’Idole et la distance, en 1977, j’avais été
frappé par la manière attentive et même respectueuse dont vous faisiez écho à
cette méditation et aux horizons qu’elle ouvre devant nous, peut-être pour
longtemps. Car « la mort des idoles dégage un espace – vide. L’épreuve se
confond dès lors avec le vide d’une désertion, dans l’attente d’une nouvelle
présence. Car le lieu du divin, du fait même de son dégagement par évacuation,
devient béant. Béant, fascinant d’autant, exigeant d’autant plus » (L’Idole et la
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distance, p. 60).
Et vous vous appliquiez alors à prendre la mesure de cette béance, plutôt
qu’à vouloir la combler à tout prix. « La mort de Dieu, comme elle assigne à sa
fin la fable de l’autre monde, et donc elle provoque – et consomme – la fin des
prétendues « valeurs suprêmes », laisse le monde des étants non pas s’effondrer,
mais vaciller » (ibid., p. 61). Et je vous ai entendu bien des fois recommander
aux catholiques de ne pas se lancer dans des stratégies de compensation, comme
s’il fallait entrer dans une logique forcée de puissance et d’auto-affirmation, au
moment où se révèle le caractère extrêmement mouvant de ce nouveau paysage
culturel.
Car bien au-delà du Dieu garant et gardien de la morale ou des pouvoirs
établis, c’est une nouvelle attente de Dieu qui peut surgir ou du moins germer
dans nos sociétés incertaines. C’était le sens de la grande proclamation lancée par
Maurice Clavel, après la crise de 1968, qu’il interprétait comme un basculement
spirituel : « Dieu est Dieu, nom de Dieu ! » Dans ce cri passionné, il fallait
entendre comme un appel adressé aux croyants : qu’ils sachent et qu’ils osent,
dans cette solitude du monde, chercher et ouvrir des chemins qui conduisent à la
source, c’est-à-dire, pour le dire clairement, à ce mystère du don infini qui se
révèle dans la personne et la passion de Jésus, le Messie humilié, comme le disait
si vigoureusement Jean-Marie Lustiger.
Et, de fait, dans cette même réflexion sur L’Idole et la distance, vous
n’hésitez pas, en vous référant au poète Hölderlin, à laisser émerger cette figure
du Christ, qui fascine aussi les penseurs de la mort de Dieu : « Le Fils manifeste
la surabondance du divin en s’en dépouillant, d’un dépouillement qui témoigne
de la manière unique dont le divin l’habite – la filiation qui se déporte vers le
Père » (ibid., p. 146).
Ne niez pas, Monsieur le philosophe, qu’ici, vous vous exprimez vraiment
comme un théologien, en nous rappelant que la véritable icône de Dieu, c’est la
Croix du Christ, dans laquelle se manifeste humainement cette puissance de
donation infinie dont vous ne cessez pas de scruter les traces.
Mais si je ne vous présentais ici que comme un catholique qui pense et qui
pense spécialement la figure de Dieu, je serais infidèle à vous-même et à la façon
audacieuse dont vous avez introduit le concept de l’amour en philosophie.
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Dans ce domaine si sensible, permettez-moi de ne pas commencer par le
travail de la pensée, mais par ce qui, dans votre existence, n’est sans doute pas le
plus éclatant, mais peut-être le plus éclairant, au-delà du visible.
Il est bon, il est normal qu’aujourd’hui soient reconnus ces liens de la
chair et du sang, ou plutôt ces visages, sans lesquels vous ne seriez sans doute
pas celui que vous êtes devenu. Ceux qui ont connu votre mère se souviennent de
la force de sa présence, de la vigueur de ses convictions et de cette espèce de
cohérence intime entre ce qu’elle croyait de Dieu et la façon dont elle se tenait
dans l’existence, avec droiture, avec courage. Je n’ose rien dire de votre père, qui
était resté très marqué par ses années de captivité, ni de vos frères et sœurs, ni de
vos fils et de vos belles-filles, sinon qu’ils vous connaissent non seulement
comme un sujet pensant, mais comme un homme d’une extrême sensibilité, qui
se protège parfois par des manières un peu rudes, mais qui est pourtant heureux
de dire aux autres, quand l’occasion se présente, à quel point ils contribuent à sa
propre éducation, surtout quand on parvient à surmonter la peur ou même la
haine de soi en découvrant l’amour que les autres nous portent, bien au-delà de
nos mérites.
Quant à Corinne, votre épouse, il suffit de la savoir à vos côtés,
intensément présente, avec cette attention ordinaire qui permet, s’il le faut, de
faire face à l’extraordinaire, au nom de cette alliance étonnante qui vous dépasse
l’un et l’autre. D’autant plus que c’est grâce à elle que vous avez connu JeanMarie Lustiger, qui célèbrera votre mariage en 1970, entouré – ô merveille ! – du
père Daniélou, du père Bouyer et de l’abbé Maxime Charles. Comme si le travail
de la pensée ne pouvait pas être séparé du mystère de l’amour humain !
Et l’amour humain peut être dénommé eros. Vous lui avez consacré,
Monsieur, en 2003, un livre étonnant, Le Phénomène érotique. Vous y proclamez
le sujet humain non seulement comme ego cogitans, moi pensant, mais comme
ego amans, moi aimant, et en soutenant même que l’amour précède infiniment
l’être. Comment avoir l’audace de compléter et même de corriger à ce point
Descartes ? Je ne peux pas vous cacher, Monsieur, que j’ai intérieurement jubilé
en découvrant, grâce à vous, que le premier responsable de cette audace est un
homme de Port-Royal, un janséniste, le duc de Luynes. Ce qui m’oblige à
modérer mes critiques au sujet des influences jansénistes que je perçois dans le
Dictionnaire de l’Académie française. Nous en reparlerons.
Mais ce duc de Luynes, je le connaissais déjà parce qu’il a été le premier
traducteur en français des Moralia in Job, cette immense méditation sur le livre
de Job écrite par mon ami le pape Grégoire le Grand.
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Mais je ne savais pas que ce même duc de Luynes avait été aussi le
premier traducteur en français de Descartes et qu’il avait osé le rectifier
d’autorité par un ajout décisif concernant l’ego avec un mélange magnifique de
netteté et de sobriété, comme on savait le faire au XVIIe siècle : « Je sais que je
suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui connaît peu de
choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait (voilà l’ajout décisif), qui
veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent » (A. T. IX, 1, p. 27, 7-10).
Vous commentez ces fortes affirmations avec une jubilation toute
philosophique mais bien sentie : « On verra plus loin qu’il faut de fait payer ce
prix en redéfinissant l’ego, en tant même qu’il pense, justement par la modalité
de l’amour qu’omettait et refoulait la métaphysique – comme celui qui aime et
qui hait par excellence, comme le cogitans qui pense en tant que d’abord il aime,
bref comme l’amant (ego amans)… Il faudra donc reprendre les Meditationes de
Descartes à partir de ce fait que j’aime avant même que d’être, parce que je ne
suis qu’en tant que j’expérimente l’amour – et comme une logique. Bref, il
faudra substituer à des méditations métaphysiques des méditations érotiques »
(Le Phénomène érotique, Paris, 2003, p. 19).
Enfin vous voilà parvenu, Monsieur, à ce que vous ambitionniez de
pouvoir penser et dire il y a déjà plus de trente ans ! Enfin vous voilà autorisé, de
manière philosophiquement publique, à dépasser Descartes, non pas en reniant ce
qu’il vous a appris, mais en reconnaissant le sujet aimant comme un véritable
principe de connaissance, inséparable du Dieu aimant, qui, en réalité et en
profondeur, est le seul à donner au sujet humain cette capacité inouïe : « La plus
haute transcendance de Dieu, l’unique qui ne le déshonore pas, ne tient pas à la
puissance, ni à la sagesse, ni même à l’infinité, mais à l’amour. Car l’amour seul
suffit à mettre en œuvre toute infinité, toute sagesse et toute puissance. » (ibid.,
p. 341-342). Et grâces soient rendues au grand saint Augustin, dont les
méditations passionnées viendront confirmer votre intuition décisive : c’est
l’amour qui donne de connaître la vérité et la philosophie s’inscrit de plein droit
dans ce domaine de l’amour.
Mais je dois revenir à vos propres méditations au sujet du phénomène
érotique : vous y posez des questions radicales auxquelles personne n’échappe :
« M’aime-t-on d’ailleurs ? » et « Puis-je aimer, moi, le premier ? », surtout si je
me reconnais capable de me haïr moi-même.
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Ces questions, Monsieur, nous sommes certains que vous les portez en
vous et que si vous avez pu les penser et les dire avec autant de pertinence, c’est
parce qu’il y a près de vous des présences réelles qui vous donnent de les
assumer et de les dépasser. Car la vie familiale elle aussi est tissée de
phénomènes saturés, c’est-à-dire de ces moments de patience, de don et de
pardon qui permettent de surmonter les tensions et les crises.
Au fond, tout commence par l’amour, même s’il faut du temps pour le
comprendre et pour le dire philosophiquement. Mais cet effort de pensée, vous
vous l’étiez déjà assigné comme votre tâche primordiale, en 1982, avec Dieu
sans l’être. C’était quasiment l’annonce de tout le déploiement de votre
recherche.
« Penser Dieu, donc, hors la différence ontologique, hors la question de
l’Être... Quel nom, quel concept et quel signe pourtant demeurent encore
praticables ? Un seul sans doute, l’amour, ou, comme on voudra dire, tel que
saint Jean le propose – « Dieu est agapê » (1 Jean 4,8). Pourquoi l’amour ? Parce
que ce terme, que Heidegger, comme d’ailleurs toute la métaphysique, quoique
d’une autre manière, maintient en état dérivé et secondaire, reste encore
paradoxalement assez impensé pour, un jour au moins, libérer la pensée de Dieu
de la seconde idolâtrie. Cette tâche, immense, et, en un sens, encore inentamée,
demande de travailler conceptuellement l’amour (et donc, en retour, de travailler
le concept par l’amour) au point que s’en déploie la pleine puissance
spéculative » (Dieu sans l’être, Paris, 1982, p. 73).
Telle est la mission que vous poursuivez depuis lors avec cette tension
intérieure qui caractérise votre pensée, cette tension faite d’ardeur et de rigueur
conceptuelle, comme si votre souci primordial était surtout de creuser des sillons,
de déblayer des terrains nouveaux, de faire apparaître ce qui est encore caché et
qui demande à être reconnu et révélé. Comment en êtes-vous arrivé à un tel
engagement qui saisit toute votre existence et tout votre enseignement ?
Cet engagement s’accomplit à travers les étapes d’une carrière
universitaire, qui va vous mener de la Sorbonne et de Poitiers à Nanterre, à Paris
IV et à Chicago. Mais ces références géographiques, même si elles ne sont pas
banales, puisque à Chicago, vous prenez la suite de Paul Ricœur, sont loin de dire
l’essentiel. L’essentiel, c’est ce travail acharné d’exploration qui, partant du
massif imposant de la pensée cartésienne, va vous conduire jusqu’à la grande
tradition de la phénoménologie, que vous cherchez, à votre manière, à
approfondir et à renouveler.
Partout où vous exercez votre métier de professeur, vous ne vous
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contentez pas d’enseigner. Non seulement vous écrivez, encore plus allègrement
d’ailleurs aux États-Unis qu’en France, et surtout vous payez de votre personne
pour convaincre vos étudiants qu’ils ne doivent pas se contenter d’enregistrer vos
paroles. Vous les invitez à comprendre ce qui anime le mouvement de votre
pensée. Vous l’avez expliqué vous-même avec passion au jour encore récent où
votre épée vous a été remise : « La philosophie meurt de réponses trop faciles et
bien connues à des questions trop étroites, frêles et rhétoriques. On reconnaît un
mauvais philosophe à ce qu’il répète des solutions trop connues afin de dénier les
questions, un bon philosophe à ce qu’il trouve des réponses encore inconnues aux
questions déjà reconnues, mais un grand philosophe à ce qu’il impose des
questions inconnues, inouïes aux réponses trop connues ».
Ceux et celles dont vous dirigez les thèses de doctorat et qui sont
nombreux peuvent attester la vérité de ces affirmations si compromettantes. Il est
clair, Monsieur, que depuis l’époque de Poitiers jusqu’à celle de Chicago, vous
êtes un philosophe qui non seulement ne répète pas des solutions déjà connues,
mais qui a choisi de pratiquer ce va-et-vient incessant entre des questions et des
réponses encore inconnues. Et ce n’est pas pour rien que vous assignez à la
pensée chrétienne la mission de s’inscrire dans le même mouvement, en
s’accrochant à ce qui dépasse nos connaissances spontanées, parce que ce
chemin-là nous préserve de tout retour aux idolâtries conceptuelles.
Monsieur le philosophe, j’ai maintenant la lourde responsabilité non pas
de retracer votre œuvre qui est loin d’être achevée, mais de mettre en relief les
pôles principaux entre lesquels se déploie votre pensée.
Vous avez commencé – et vous êtes heureux de le rappeler – par des
études d’histoire de la philosophie pour comprendre comment et à partir de
quand la métaphysique est porteuse d’une constitution onto-théologique. Vous
vous êtes plongé dans l’œuvre de Descartes, dont vous scrutez d’abord
« l’ontologie grise » dans sa confrontation à Aristote (Paris, 1975), puis la
« théologie blanche », au sujet de la création par Dieu des vérités éternelles
(Paris, 1981). Dès lors, vous n’hésitez plus à mettre en évidence ce que vous
appelez son « prisme métaphysique » (Paris, 1986) : vous estimez que sa
philosophie représente effectivement un sommet de la constitution ontothéologique de la métaphysique.
Mais en parallèle à votre méditation de la métaphysique cartésienne, vous
avez ouvert, en même temps, un autre chantier, sans doute en vous servant de
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Descartes comme d’un tremplin ou d’un repoussoir, et vous voilà conduit aux
confins de la philosophie et de la théologie, au risque de déranger aussi bien les
philosophes que les théologiens, peut-être plus encore en France et en Europe
qu’aux États-Unis ! Même si vous l’évoquez discrètement, la référence à Pascal
ne peut pas ne pas vous encourager dans cette voie.
Car vous avez perçu qu’il existe dans la conception cartésienne de la
métaphysique une sorte de bipolarité qui risque de devenir source de tensions
entre l’ego cogitans, affirmé comme principe effectif de connaissance des étants
et de leur objectivité, et le Dieu causa sui, soumis lui aussi au principe de raison.
Et puis – soyons honnêtes – comme le dit un texte célèbre de Heidegger,
devant un Dieu causa sui, on ne peut ni chanter, ni danser (Identité et différence,
dans Questions I, p. 306). Il faut donc approcher Dieu autrement, comme
Descartes lui-même l’avait d’ailleurs pressenti à travers l’idée d’infini.
Car le Dieu infini dépasse infiniment les capacités de l’ego pensant. Il faut
donc accepter d’aller au-delà du pensable, comme l’avait bien vu Emmanuel
Levinas, en évoquant ce « Dieu qui vient à l’idée » et qui se donne à la
conscience.
De sorte qu’au-delà des tensions et des impasses que vous avez perçues
chez Descartes, et certainement encouragé par la pensée et l’amitié d’Emmanuel
Levinas, vous vous posez des questions décisives. Comment accéder à une
pensée de Dieu qui dépasse nos représentations conceptuelles ? Est-il possible de
proposer une philosophie non métaphysique, une pensée de l’être sans Dieu et
surtout de Dieu sans l’être ? Plus encore : comment quitter le domaine de l’être
pour accéder à celui de l’amour ? Et même comment montrer que l’amour peut se
déployer aussi logiquement que le plus rigoureux des concepts, tout en sachant
que « l’amour ne respecte pas les logiques des étants qui sont » ?
Et, comme au cœur de ces deux chantiers, celui, plus historique, qui est
consacré à la pensée de Descartes et celui, plus prospectif, qui entreprend le
dépassement de l’onto-théologie, vous vous engagez sur une ligne de crête où
vous ne cessez d’avancer et de poser des jalons, à partir d’une conviction assez
radicale : vous estimez que « depuis que la métaphysique a trouvé sa fin, soit
comme un achèvement avec Hegel, soit comme un crépuscule avec Nietzsche, la
philosophie n’a pu se poursuivre authentiquement que sous la figure de la
phénoménologie » (Phénoménologie et métaphysique, sous la direction de J.-L.
Marion et de G. Planty-Bonjour, Paris, 1984, avant-propos, p. 7).
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Avec les exigences nouvelles et même radicales d’une telle pratique de la
phénoménologie : car il ne s’agit plus de démontrer, mais de montrer des
phénomènes et, plus encore, de « les voir de face, de les regarder par pure
intuition, donc de les tenir sous le regard » (Réponses à quelques questions, dans
Revue de métaphysique et de morale, 1991/1, p. 67).
Et vous n’hésitez pas alors à poser un nouveau principe intérieur à la
phénoménologie : les phénomènes, affirmez-vous, ne sont pas d’abord des objets
ou des étants, mais des donnés. C’est la donation qui les constitue et vous
entreprenez dès lors de développer une « phénoménologie de la donation », dont
le cœur ou le sommet me semble être votre livre de 1997, Étant donné, même s’il
est inséparable de celui qui le précède, Réduction et donation (Paris, 1989) et de
celui qui le suit (De surcroît, Paris, 2001).
Parvenu à ce nouveau seuil de votre pensée, Monsieur, j’ai l’impression de
balbutier. Je ne suis pas certain d’accéder vraiment à ce qu’il y a de radical et
même de bouleversant dans ce que vous voulez montrer, et non pas démontrer. Je
dis bien bouleversant, car vous ne vous privez pas sinon de renverser, du moins
de déplacer des catégories héritées de Kant autant que de Husserl et de
Heidegger.
Car il y a des degrés dans ce processus de la donation, c’est-à-dire de ce
qui excède les capacités de notre entendement, ce que le concept peut construire
et ce que la conscience intentionnelle peut saisir.
Autre le phénomène que constitue l’événement historique : il s’impose de
lui-même. Il est imprévisible. Il ne peut être mesuré, même si l’on est libre de
rechercher ses causes et de les interpréter. Il y a en lui quelque chose qui dépasse
ses composantes multiples et qui ne peut pas ne pas affecter tous ceux qu’il
atteint, des individus ou des peuples.
Autre ce qui concerne la chair, ce qui m’affecte personnellement non
seulement dans mon corps, mais dans ma sensibilité, ce qui fait que je sens
quelque chose et que je suis conscient de le sentir. C’est là un phénomène
originaire qui permet à l’ego humain d’être, en s’éprouvant lui-même.
Et voilà que, dans le même développement consacré aux phénomènes
saturés, apparaissent deux éléments que vous aviez déjà évoqués et opposés dans
votre premier livre : l’idole et l’icône, la première arrêtant le regard et devenant
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comme un miroir invisible, la seconde nous regardant et nous ouvrant à
l’invisible.
Pardonnez-moi, Monsieur, si ma faiblesse philosophique se trouve
invinciblement dépassée par cette évocation saisissante de la diversité des
phénomènes saturés. Mais ce qui m’a arraché à mon désarroi, c’est cette donation
particulière qui passe aussi par notre regard, lorsqu’un tableau se révèle à nous.
Cette illustration-là, je crois la comprendre. Je sais bien que l’on peut passer dans
un musée sans rien voir. Et voici que soudain, c’est comme si une figure venait à
nous, s’ouvrait à nous. Idole ou icône ?
La réponse à cette question, je crois l’avoir trouvée dans un des derniers
livres de notre confrère Philippe Beaussant, Le Chant du cygne. Il s’agit des
peintures de Titien et surtout de ses derniers tableaux. Vous y verrez d’abord la
fameuse Vénus d’Urbino, cette splendeur de beauté et de grâce. Mais vous y lirez
surtout les questions insolubles que sa présence ne peut pas ne pas nous poser :
« Est-ce qu’elle rêve ? Est-ce qu’elle rêve de ce que nous pensons d’elle ? … Car
elle pense ; l’incroyable nouveauté de Titien se situe dans l’obligation où nous
sommes de nous poser cette question : mais que pense-t-elle ? À quoi pense-telle ? Que veut-elle de moi qui la regarde ? Et on ne peut pas répondre »
(Philippe Beaussant, Titien. Le Chant du cygne, Paris, 2009, p. 66-67). Comme si
l’art du peintre consistait à donner forme, vie et même pensée à ce qu’il
représente et qui devient ainsi un véritable « phénomène saturé », que nous
regardons et qui constitue, qui façonne en quelque sorte notre vision. Même s’il
s’agit d’une image idolâtrique !
Mais je voudrais surtout, Monsieur, que vous alliez au terme de ce même
livre en contemplant cette Pietà peinte par le même Titien alors qu’il allait
mourir, à Venise, atteint par la terrible épidémie de peste de 1576. Face à nous,
voici la Vierge Marie, la Mère, debout, dressée, tenant le corps sans vie de son
fils. Nous la contemplons, mais, de nouveau, c’est elle qui nous regarde et le
peintre, dans un coin de la même toile, s’est représenté lui-même, tout petit,
tourné vers la Madone. Comme si la prière était aussi un phénomène saturé à
travers lequel nous sommes conduits et comme introduits non pas dans un autre
monde, mais dans cette autre dimension de la réalité que nous qualifions de
révélation. C’est un passage réel qui s’accomplit alors, comme une conversion du
regard, de l’esprit et du cœur. Car, en priant, nous regardons des images, nous
murmurons quelques paroles, mais c’est le Dieu vivant qui est là, qui nous
envisage et qui nous donne d’être transformés, si peu que ce soit, par son regard à
Lui.
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Peut-être que nous nous sommes tournés vers Lui comme à tâtons, en lui
demandant : « Qui es-tu ? », mais c’est Lui qui nous interroge : « Sais-tu que tu
es là, devant moi et que même si ton cœur te condamnait, je suis plus grand que
ton cœur et je connais toutes choses » (1 Jean 3,20). Titien savait cela et Philippe
Beaussant imagine que la prière du Salve regina accompagne ses gestes de
peintre, lorsqu’il se représente lui-même dans l’attitude d’un humble suppliant :
« Je barbouille : encore un peu de roux, plus clair, pour faire un nuage. C’est une
apparition, illos tuos misericordes oculos ad nos converte. Regardez-moi,
Madone, et mon fils (déjà mort) derrière moi. Regardez-moi de vos yeux pleins
de miséricorde. » Et ce regard devient en lui comme une source vive, à l’intérieur
de sa détresse, à l’approche de la mort.
De l’esthétique à la prière, il n’y a parfois qu’une faible distance. Et sans
doute aussi du travail de la pensée à l’expérience spirituelle. Vous le savez
certainement, Monsieur, même si vous ne le dites presque jamais de façon
explicite.
Sauf, peut-être, dans un de vos derniers livres, lorsque cet accès à soimême à partir de ce qui nous dépasse, ce phénomène de révélation intérieure,
vous les scrutez à travers les Confessions d’un évêque du IVe siècle, saint
Augustin, auquel vous osez appliquer votre phénoménologie de la donation. Il ne
s’agit pas de savoir si les catégories de cette œuvre sont plutôt philosophiques ou
plutôt théologiques. Il s’agit simplement de reconnaître que cet homme, en treize
livres inséparables, entreprend non pas de parler de Dieu, mais de parler à Dieu, à
la fois pour chanter sa louange et pour reconnaître devant lui ses propres péchés.
C’est le mystère de la parole humaine de la foi qui se dévoile alors dans toute sa
profondeur, comme un don et une révélation, puisque cette parole est une réponse
à la Parole même de Dieu qui appelle, qui travaille en nous et qui attend d’être
reçue pour nous transformer du dedans. Interior intimo meo : Dieu lui-même
vient par sa parole saisir et recréer l’intériorité de l’homme et, du même
mouvement, il l’ouvre aux autres, pour qu’eux aussi se laissent entraîner dans la
même louange et la même conversion dont il est la source.
Cette force d’entraînement, d’une autre manière qui n’était pas écrite, mais
orale, vous l’avez trouvée chez ce prêtre ami qui, dans les années 1970, était
devenu curé de Sainte-Jeanne-de-Chantal : vous aviez compris que cet homme
savait, par toute son histoire, dans sa conscience et dans sa chair, ce que la Lettre
aux Hébreux affirme avec tant de force : « Vivante est la Parole de Dieu,
énergique et plus tranchante qu’aucun glaive à double tranchant. Elle pénètre
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jusqu’à diviser âme et esprit, articulations et moelles. Elle passe au crible les
mouvements et les pensées du cœur » (Hébreux 4, 12).
Ce n’est certainement pas un hasard si ces mots de feu sont inscrits sur
votre épée d’académicien. En tenant cette épée, vous vous souviendrez de cet
homme passionné qui, par son propre engagement, n’a pas cessé de soutenir le
vôtre, quoi qu’il en coûte. Et le vôtre ne consiste pas à prêcher, mais à penser
philosophiquement et à opérer par la philosophie ce même passage au crible
qu’opèrent, d’une autre manière, la Parole de Dieu et la prédication de l’Église.
Quand il devint archevêque de Paris, en 1981, Jean-Marie Lustiger ne
vous a pas demandé de devenir son conseiller philosophique. Il a simplement
voulu vous associer, vous, avec vos talents et votre passion de philosophe, à cet
engagement en faveur de la liberté de l’esprit, dont il était, à sa manière, un
témoin ardent. Et, durant des années, vous avez cherché, à ses côtés, non pas à
refonder le Centre catholique des intellectuels français, mais à permettre des
confrontations ouvertes entre des hommes et des femmes qui attendent d’être
reconnus non pas seulement pour leurs compétences professionnelles ou leurs
engagements particuliers, mais pour leur capacité de penser en allant au-delà des
questions et des réponses trop connues, avec la conviction que ce travail
d’approfondissement et d’exploration est vital pour l’avenir de notre société.
Monsieur, il y a quelques années, vous vous interrogiez avec gravité sur
l’avenir du catholicisme dans le monde, et spécialement en Europe et en France.
Et vous acheviez cet article par une proclamation de style prophétique : « Le
propre de l’homme, c’est qu’il sait n’être rien que ce qu’il a reçu ; il a reçu d’être
si radicalement qu’être revient sans reste, pour lui, et lui seul dans le monde, à se
recevoir. Originellement, l’homme est en dette de lui-même. Cette dette n’a ni à
être remboursée, ni à peser comme une malédiction. Elle ne demande qu’à être
reconnue. Non pas connue, mais reconnue, acceptée comme un don. C’est
pourquoi nous devons nous aimer nous-mêmes, faute de quoi nous ne
pardonnerons jamais, nous ne nous pardonnerons rien, et nous serons suicidaires
autant qu’homicides » (Communio, 1985, X, 5-6, p. 47).
Si certains s’étonnaient du caractère radical de ces affirmations, analogues
d’ailleurs à certaines prédications passionnées de Jean-Marie Lustiger, je leur
recommande de méditer aussi les paroles qui précèdent, où vous vous expliquez
raisonnablement sur l’intensité de vos convictions. « Comment le catholicisme,
c’est-à-dire les chrétiens rassemblés par l’Église catholique, peuvent-ils
aujourd’hui aider la société civile à survivre, voire à se renforcer ? » Et à cette
question qui pourrait paraître banale, vous donniez une réponse qui ne l’était pas,
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mais qui ne s’imposait pas de façon péremptoire : « (Les catholiques) doivent
assurer la veille de l’inconnaissable. Ni défenseur d’un parti parmi d’autres, ni
dépositaire d’une science en concurrence avec d’autres, le catholique dit que
l’homme, moi, mon prochain, ne peut se connaître à la manière d’un objet, d’un
idéal ou d’une idole, mais qu’il se reçoit, inconnaissable, définitivement, comme
un don du Dieu inconnaissable à jamais » (ibid., p. 46).
Monsieur, depuis bien des années, c’est cela que j’ai appris de vous et
dont j’ai pu souvent apprécier la pertinence et l’efficacité : cette affirmation
d’une sorte de transcendance concrète dont nous sommes porteurs et qui devient,
en bien des circonstances, une force réelle pour faire face à ce qui nous éprouve
ou à ceux qui voudraient nous réduire à notre finitude.
Aux facilités de ce que l’on appelle communément l’humanisme, vous
préférez de beaucoup la rigueur d’une pensée qui constate simplement que
l’homme est toujours irréductible, inaliénable et qu’il ne doit jamais se résigner à
être sa propre mesure.
Je me réjouis lorsque vous encouragez l’Église catholique qui est en
France à se situer résolument et intelligemment sur ce terrain des enjeux
radicalement humains de notre avenir. Et je me réjouis tout autant lorsque cette
radicalité s’exprime par la voie de l’argumentation, parce qu’elle oblige les
autres, qui ne partagent pas notre foi, à faire appel à leurs raisons, et non pas à
leurs préjugés.
Je souhaite de tout cœur qu’en devenant un membre de notre Académie,
où l’on sait écouter, regarder et comprendre ce qui est au-delà de toute
apparence, vous puissiez accomplir le service que nous attendons de vous et que
vous vous y consacriez avec toute l’énergie de votre pensée et tout ce qui vous
rend si sensible à ce qui, en chacun de nous, nous dépasse infiniment. Pour cette
double tâche de raison et de passion, soyez le bienvenu parmi nous !
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