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DELEUZE/DERRIDA
La doublure de la différence
Eszter Horváth
2005
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INTRODUCTION
Il y a une certaine complicité entre la philosophie et le théâtre tout au long de leur histoire: au-
delà des pièces de théâtre qui ont comme auteur des penseurs de grande portée, les dialogues
philosophiques en témoignent depuis leurs origines. Mais depuis quelques décennies nous
assistons à une sorte d’auto-dépassement dans le cadre même de la philosophie qui aboutit sur la
scène.
Grâce à l’influence nietzschéenne, Dionysos et son théâtre prend un rôle majeur dans la
philosophie française, et avec Gilles Deleuze ce théâtre touche au cœur de la pensée.
« Voici, après Zarathoustra, le retour de la philosophie-théâtre. Non point réflexion sur le
théâtre ; non point théâtre chargé de significations. Mais philosophie devenue scène,
personnages, signes, répétition d’un événement unique et qui ne se reproduit jamais. »
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, cette idée
énigmatique de Michel Foucault à l’égard de la philosophie deleuzienne remue l’interprétation
de cette œuvre, surtout si on y ajoute l’autre remarque énigmatique de Foucault, selon laquelle un
jour le siècle sera deleuzien
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, multiple, donc, irrégulier, librement répétitif, sans domination ou
oppression spiriuelle, inventif, vif, en changement incessant. Dans l’expansion des philosophies
de la différence cette « boutade » de Foucault devient une évidence incontournable : la différence
construit ses philosophies sur une base d’indécidabilité, de métamorphose, de doublure, de
réalité virtuelle, c’est-à-dire sur un sol fortement théâtral.
Mais plus encore, la philosophie s’intéresse de plus en plus au théâtre proprement dit : je pense
aux travaux de mise en scène de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, comme aux jeux
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Ariane s’est pendue. In: Le Nouvel Observateur, 31.o3.1969., p. 36
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Cf. Theatrum Philosophicum. In: Critique. 1970/282
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théâtraux de Jacques Derrida, la mise en scène de ses textes dans Karl Marx Théâtre inédit de Jean-
Pierre Vincent en 1997, son spectacle avec Ornette Coleman, la « mise en voix » de Feu la cendre,
son apparition au cinéma, jouant son propre rôle dans Ghost Dance de Ken MacMullen en 1982,
puis dans Disturbance de Gary Hill en 1987, son auto-performence dans les quasi-documentaires
de Saafa Fathy, D’ailleurs, Derrida, et celui de Kirby Dick et Amy Ziering Kofman tant
d’expériences avec la théâtralité
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.
Il paraît qu’on ne peut pas arrêter une certaine fusion entre philosophie, théâtre et théorie du
théâtre. Bien entendu, leur proximité est ancienne et attestée aux premiers jours de la
philosophie. Mais il est clair aussi qu’elle prend aujourd’hui d’autres formes, s’appuie sur d’autres
raisons, s’exerce selon d’autres logiques, obéit à des nécessités dont la compréhension est encore
en attente. Nous allons tenter dans les pages qui suivent de trouver les sources internes de ce
mouvement théâtral dans la philosophie post-structuraliste, dans les œuvres de Gilles Deleuze et
Jacques Derrida. Il paraît que la théâtralité est incontournable dans la pensée qui s’organise
autour de la différence, c’est-à-dire autour d’une pensée indécidable, du mouvement incessant de
la pensée en plein métamorphose. Les philosophies de la différence sont celles de la simulation
et du virtuel qui atteignent leur réalité ainsi le théâtre comme jeu de métamorphoses leur
devient indispensable.
Ces philosophies ont avec insistance mis en avant l’œuvre et la figure d’Antonin Artaud. Elles
ont suggéré d’y trouver une expérience vitale de premier ordre, expérience psychique en même
temps que profondément métaphysique, dont l’œuvre d’Antonin Artaud est le cas exemplaire.
Sa personne et son personnage est le grand revenant des philosophies de la différence, le sujet du
théâtre de la cruauté les hante tout au long de leur trajet, il sera donc notre fil conducteur dans le
labyrinthe où nous allons pénétrer.
Il existe même une théorie de la performance élaborée à partir de Derrida (Philippe Auslander: Just be yourself.
Logocentrism and différance in performance theory. In : From acting to performance. Routledge, 1997.)
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I.
« les autres proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que de montrer mon
esprit », Ombilic des Limbes, premier livre de Antonin Artaud, s’annonce comme image de l’esprit,
mais une image qui ne se veut pas œuvre. Voire, une image de l’Esprit, un livre qui veut en « finir
avec l’Esprit comme avec la littérature », et ce littéralement. Artaud, semble-t-il nous propose
une image de l’Esprit en disparition. Plus encore : un esprit vivant en disparition la mort ou la
sublimation de l’esprit vivant.
Cela finira pourtant par se former en œuvre, une image disparaissant elle-même, un dés-
œuvrement en tant qu’œuvre spirituelle : un petit livre en question, portant le titre de « Ombilic des
limbes ».
« Il s’agit d’un problème qui s’est posé à l’esprit d’Antonin Artaud, mais Antonin Artaud n’a pas
besoin de problème, il est déjà assez emmerdé par sa propre pensée, et entre autres faits de s’être
rencontré en lui-même, et découvert mauvais acteur, par exemple, hier, au cinéma, dans Surcouf,
sans encore que cette larve de Petit Paul vienne manger sa langue en lui.
Le théâtre est bâti et pensé par lui » . Il s’agit d’un problème d’Artaud, d’Artaud lui-même, celui
qui bâtit et pense le théâtre grâce à des représentants: il bâtit le théâtre en tant que Brunelleschi,
il le pense en tant que Paolo Uccello. Il pense et bâtit le théâtre d’une façon proprement théâtrale
donc : sa conception théorique est un acte et une action purement scénique.
Le théâtre du Paul les Oiseaux ou La place de l’amour, le « drame mental » au centre de Ombilic des
limbes, est conçu comme représentation d’Artaud qui prétend à ne pas concevoir des œuvres
détachées de la vie, car « l’Esprit et la vie communiquent à tous les degrés ». Nous assistons
donc à la représentation d’Artaud en personne, Artaud auteur et sujet de son œuvre concrète en
action, œuvre donc qui est conçue contre toute conception générale, soi-disant spirituelle, de ce
qu’on appelle une « œuvre ». Nous sommes ainsi dans son théâtre, son drame mental
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strictement personnel. Paul les Oiseaux sera une œuvre sans l’être. Elle mettra en œuvre Artaud
comme l’ensemble conflictuel de ses propres personnages
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, œuvre infinie à jamais, une image
sans contours d’un être en formation, un œuvre en suspension.
« Ce livre je le mets en suspension dans la vie, je veux qu’il soit mordu par les choses extérieures,
et d’abord par tous les soubresauts en cisaille, toutes les cillations de mon moi à venir. », un peu
plus loin il écrira « mon moi comme un abîme plein », ou bien « cristallisation sourde et
multiforme de la pensée, qui choisit à un moment donné sa forme. Il y a une cristallisation
immédiate et directe du moi au milieu de toutes les formes possibles de tous les modes de la
pensée. »
Ce qui est en jeu ici, c’est la personne qu’on peut appeler Artaud, par exemple, son personnage
agité, ébranlé, scindé et multiplié, un abîme plein, comme il le dit, infiniment distendu, un moi
toujours à venir.
Le moi s’y prend d’une présence énigmatique, un moi, dont on retrouve les traces dans le corps
textuel de Paul les Oiseaux, ses petites remarques, explications, ses paroles en aparté exprimant
son point de vue bien distinct sur le drame mental, le sien propre, qui se déroule sous ses yeux
un moi comme un esprit occupé sans cesse à faire le point dans le dédale de son inconscient, un
moi qui ressemble énormément à la figure centrale du chef d’œuvre d’Artaud : l’acteur-
hiéroglyphe du théâtre de la cruauté. Le « moi » est l’acteur principal de tout drame et tout
théâtre digne de ce nom.
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« Je ne suis pas fœtus enfoui au fond de moi-même et qui viendra, / je suis moi, moi, moi ;/ et c’est moi, moi,
moi, qui suis devant, / et non un autre,/ devant le fond en bellion de l’autre / qui n’est pas l’autre de mon moi,/
ni un autre en face de moi,/ et qui n’a d’autre issue, pour vivre, / que de vivre en reflet de moi,/me jouant cette
entourloupette ensuite, de me dire:/ « c’es toi le double, et non pas moi. » », Œuvres. Paris, Gallimard, 2oo4.
Nous avons un grand nombre de témoignages poétiques de cet état de schizophrénie, le drame mental vécu
d’Artaud. Une des plus fortes est celle de Suppôts et supplications, qui réunit des textes écrits en 1947. Leur analogie
est choquante, elle donne l’impression d’un projet de théâtre cruel de la schizophrénie commencé avec Poème
mental, la première version de Paul les Oiseaux, en 1924 et accompli par la disparition d’Artaud en 1948.
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