Du singulier au sens large : intégrer analyse de discours et

RECHERCHES QUALITATIVES Hors Série numéro 15 pp. 416-434.
DU SINGULIER À LUNIVERSEL
ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/Revue.html
© 2013 Association pour la recherche qualitative 416
Du singulier au sens large :
intégrer analyse de discours
et théorisation ancrée
Reiner Keller, Prof. Dr.
Université Augsburg - Allemagne
Résumé
Le texte qui suit s’inspire du questionnement général du Colloque du Rifreq tenu à
Montpellier en juin 2011 « Du singulier à l’universel » en recherche qualitative à
partir de l’hypothèse suivante : Pour les approches qualitatives en sciences sociales, le
chemin du singulier à l’universel n’existe pas. Il n’a jamais existé; et il n’existera
jamais. À l’encontre de toute démarche qualitative visant « l’universel », il vise une
extension de notre compréhension du « singulier ». Pour analyser ce « singulier au sens
large », il propose une intégration de l’analyse de discours et de la théorisation ancrée.
1
Ce propos est présenté à travers une critique de la version positiviste de ce courant
qualitatif.
Mots clés
DISCOURS, THÉORISATION ANCRÉE, FOUCAULT, MÉTHODES QUALITATIVES, ANALYSE
DES SITUATIONS, SOCIOLOGIE DE LA CONNAISSANCE
Du singulier à luniversel?
D’une certaine manière, on peut écrire l’histoire de la recherche qualitative
comme une conquête moderne du Graal d’un savoir positif, objectif et
universel. Je ne dis pas du tout qu’il s’agit d’un but choisi en toute liberté ou en
toute autonomie. Bien au contraire. Il me semble que c’est bel et bien l’aspect
sous-jacent de l’hégémonie des approches quantitatives et des perspectives
positivistes qui dominent largement en sciences sociales. Je vais vous en
donner un exemple très simple. Récemment, j’ai fait un voyage en train avec
une collègue très sympathique, professeure de sociologie, ou plus précisément,
de méthodes quantitatives et qualitatives. Dans notre conversation en route,
nous avons commencé à parler des approches qualitatives en sociologie. Très
vite, nous en sommes arrivés à la notion de « grounded theory » (théorisation
ancrée). Elle m’a raconté l’expérience suivante, avec un certain enthousiasme
dans la voix.
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Dans une recherche récente qu’elle avait dirigée sur un sujet comparatif
(les interactions dans le secteur des soins pour personnes âgées en Allemagne
et en Grande-Bretagne), elle avait choisi la démarche de la théorisation ancrée.
Elle avait collaboré avec deux chercheurs dont l’un était situé à Londres,
l’autre à Berlin, en se mettant d’accord, dès le départ, sur les méthodes de
recherche (réaliser des entretiens, faire des observations) et d’analyse (surtout
le codage et l’élaboration des résultats en suivant les propos de Strauss et
Corbin (2004). Mais voilà que les problèmes ont commencé. Après trois mois
d’analyse, la réunion suivante fût un désastre. Le collègue de Londres
présentait bien des résultats de codage et d’analyse différents de ceux du
berlinois et ce, à partir des mêmes données! Si cela n’avait été que le résultat
d’un malentendu sur les questions abordées à partir des données…! Mais non,
là, tout était clair : la tâche était de faire ressortir le processus social de base, à
travers un codage d’abord ouvert, puis sélectif, enfin théorique (pour reprendre
la terminologie conceptuelle de la théorisation ancrée). Et si on prend au
sérieux le raisonnement suivant, il n’y a aucun doute que les résultats seront
identiques.
Je cite quelques postulats du « guide du bon usage de la théorisation
ancrée en médecine » :
5.1 Il sagit dune méthode inductive.
5.4 Vous devez vous astreindre à suspendre vos acquis, votre
connaissance.
5.5 Les résultats sont ancrés dans les données (Hennebo, 2009).
Ainsi, ma collègue posait le problème de la manière suivante :
soit la théorisation ancrée présente une démarche sérieuse et scientifique
qui aboutira, si elle est appliquée par différents chercheurs, toujours au
même résultat objectif (sauf si elle est mal appliquée, faute de
compétences personnelles des chercheurs) : question classique de
validité et de « fiabilité » d’une démarche;
soit il s’agit d’une démarche non-scientifique, qui ne produira que des
résultats hétérogènes, « subjectifs », à partir des mêmes données, et qu’il
faudra alors abandonner le plus vite possible.
Je ne vous révèle pas de secret en disant qu’elle optait pour le deuxième
terme du problème (cependant, elle n’était pas encore prête à accepter cette
conclusion et essayait de trouver la faute du côté de ses collègues-chercheurs).
Pour des raisons diverses, je n’ai pas voulu jouer l’« avocat du diable » dans
cette situation. C’est donc ce texte qui va tenter de répondre, avec un certain
retard.
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Le mouvement du singulier à l’universel fait écho à la relation entre
sociologie et histoire, relation établie au commencement de notre discipline.
Rappelons que l’histoire était, à un moment donné, la science historique du
singulier historique pendant que la sociologie, avec Auguste Comte (qui
reprenait d’ailleurs Giambattista Vico) se voulait la science comparative des
lois, donc de l’universel, dans le devenir de l’humanité. Ce projet a marqué la
sociologie depuis (et pas seulement en France). Par contre, (la sociologie de)
Weber restait très attaché à l’idée d’une sociologie comme science sociale
historique et comparative du singulier. Il parlait d’un « individu historique »
pour constater que toute situation sociale n’est autre que, dans son essence, un
phénomène de constellation singulier. Et il ne visait pas seulement les grandes
situations historiques, comme le rapport particulier entre religion et capitalisme
en occident, mais bien aussi les comportements sociaux des individus, comme
le souligne la fameuse typologie des quatre motivations de l’action (Weber
1995). Pour rendre une analyse sociologique valable, Weber mettait l’accent
sur la construction méthodologique des fameux « idéal-types » (Weber, 1992,
p. 172) qui apparaissent comme des abstractions élaborées du concret, servant
de mesure commune dans l’analyse des phénomènes. Il faut être bien attentif à
ce propos : la construction des types-idéaux n’est qu’un outil de travail pour
mieux analyser les singularités historiques et discuter leurs particularités; ce
n’est pas du tout le but de l’analyse sociologique.
Théorisation ancrée et positivisme de la recherche
Dans sa mise en perspective classique chez Glaser et Strauss aussi bien que
dans quelques élaborations qui ont suivi, la théorisation ancrée a abordé la
même problématique (Glaser & Strauss, 2010). Comment analyser des données
qualitatives issues des phénomènes singuliers et comment arriver, à travers
cette analyse, à une connaissance, un savoir universel sur les processus en
question? Par exemple, quelles sont les interactions entre les divers acteurs qui
se retrouvent en face de la mort proche d’un des patients dans un hôpital? La
stratégie adoptée est manifeste dans la citation du « guide du bon usage… »
évoquée tout à l’heure (Hennebo, 2009). Si tout est dans les données, et si on
arrive à établir une démarche inductive et analytique purifiée ou pure, alors
nous obtenons des résultats objectifs, valides et fiables. Chacune et chacun
d’entre nous aboutira si nous possédons des compétences égales au même
résultat objectif, justement parce que la réalité qui nous intéresse est « dans les
données », sans ambiguïté, et qu’elle nous sert de critère de validation. C’est
bien le point de vue de la collègue du train vis-à-vis de la théorisation ancrée.
Ce n’est pas un hasard de voir une telle perspective émerger dans le
contexte des années 1960. Elle reflète une conception hégémonique en sciences
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sociales : la prédominance des méthodes quantitatives et de leur épistémologie.
Ce reflet ne se présente pas seulement en théorisation ancrée, mais à travers les
champs plus vastes du qualitatif. Il fait sans doute partie de son succès mondial,
et il trouve sa manifestation ultime dans la concentration actuelle sur les
logiciels et dispositifs de traitement informatique des textes, qui permettent et
provoquent de plus en plus une « quantification » des résultats.
Pour la théorisation ancrée, on peut résumer les arguments de base d’un
tel positivisme qualitatif de la manière suivante :
La vraie réalité des phénomènes qui intéresse le chercheur est manifeste
dans les données.
Le processus de recherche est un processus de découverte de cette réalité
à travers des méthodes rigides.
Les résultats obtenus (la théorie) disent la vérité sur l’objet de recherche,
sur le processus social de fond (« basic social process ») en question.
S’il y a des différences de résultat, elles sont dues à une mise en
application déficitaire des méthodes d’analyse.
Même si l’analyse concrète se fonde sur l’observation des phénomènes
singuliers, la procédure d’analyse garantit que les résultats sont
« universels », cest-à-dire valables pour tout phénomène de la même
catégorie.
Une critique et approche constructiviste de la théorisation ancrée
Cette version positiviste de la théorisation ancrée n’est plus la seule. Elle fût
contestée par des positionnements alternatifs et constructivistes dès les années
1990, par exemple dans les travaux de Bryant, Charmaz et de Clarke (Bryant &
Charmaz, 2007; Clarke & Friese, 2007; Morse, Stern, Corbin, Bowers,
Charmaz, & Clarke, 2009). Ce contre-mouvement au sein même de la
théorisation ancrée insiste sur le rapport entre chercheur et objet de recherche
dans la production des connaissances. Ainsi il s’oppose à la voie qui prétend
mener du singulier à l’universel à travers la découverte de la réalité cachée
dans les données. Les présupposés de cette approche sont :
Il n’y a pas de réalité vraie, il n’y a que des « réalités en perspective ».
L’analyse des données s’avère être un processus interprétatif, qui ne peut
pas supposer l’existence d’un chercheur purifié de tout biais.
Donc, il faut remplacer le concept de découverte des processus par celui
de construction des interprétations raisonnées.
Cette construction doit assumer le fait que la réalité est complexe,
hétérogène, conflictuelle, et surtout, en constante transformation. Notre
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objet de recherche est bel et bien un objet qui se transforme à travers les
actions humaines (et à travers la production d’une connaissance
scientifique de cet objet!). Ainsi l’idée de vouloir le fixer à un moment et
d’en tirer une théorie universelle ne tient pas. Qui plus est, l’idée d’un
seul processus social de fond implique un réductionnisme fort, une
simplification qui réduit et du coup, rate cette complexité et
transformation.
L’analyse doit donc envisager des « théorisations temporaires » plutôt
que des « théories formelles ». Alors que le terme anglais « grounded
theory » dit bien « théorie ancrée », la traduction française « théorisation
ancrée » déjà véhicule cette idée d’un dynamisme, d’un processus de
mise en perspective.
Différentes analyses des mêmes données peuvent aboutir à des résultats
différents.
L’accès valide et fiable à la vraie réalité par un « témoignage neutre » est
remplacé par la demande d’une démarche réflexive qui rend compte du
rapport entre chercheur engagé et objet de recherche.
La partialité du point de vue du chercheur individuel est reconnue; il est
bien obligé d’argumenter sa démarche de façon rigoureuse et de la
présenter à la critique des autres. Des résultats divergents sont considérés
comme une « chance » pour la production des connaissances, et pas
comme un échec.
Si on constate ainsi que le chemin du singulier à l’universel ne mène
nulle part, cela n’implique pas forcément que la généralisation, c’est-à-
dire des résultats qui dépassent les données concrètes, n’est plus
possible. Il faudra peut-être parler d’un cheminement qui trace le réseau
des relations possibles, « accountable », selon l’expression anglaise,
entre les diverses singularités qui nous concernent et qui se ressemblent
(qui montrent une « ressemblance de famille »), sachant bien que tel ou
tel évènement pourrait changer toutes les perspectives à venir de
l’analyse.
Théorisation ancrée et analyse de discours : l’analyse des situations
(au sens large)
Avec ce constat, je rejoins les élaborations actuelles qui explorent les
possibilités d’ouverture du cadre analytique de référence de la théorisation
ancrée. Parmi celles-ci, l’analyse des situations proposée par Clarke (2005)
argumente en faveur d’une forte évolution de la théorisation ancrée pour
qu’elle arrive à traverser le « tournant postmoderne ». Ainsi, elle vise une
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