
février - mars 2012 •recherche@hec III
LA CRITIQUE ÉCOLOGIQUE PEUT-ELLE
OBLIGER L’ÉCONOMIE LIBÉRALE À SE
TRANSFORMER ?
Tant que la croissance du PIB sera perçue comme
le seul chemin vers le progrès humain et la créa-
tion d’emplois, la critique écologique se heurtera
aux questions sociales. “Mais un rapprochement
entre les critiques sociale et écologique n’est pas
impossible car elles partagent la rhétorique de
l’exploitation, selon laquelle les profits proviennent
pour partie du fait que tous les contributeurs (les
salariés pour la critique sociale, la nature et la pla-
nète pour la critique écologique) ne sont pas recon-
nus dans les comptes de l’entreprise à la hauteur
de leurs apports” explique Eve Chiapello. En outre,
la critique écologique conquiert son public pro-
gressivement car elle s’appuie sur des études scien-
tifiques qui démontrent les risques et les dommages
générés par la machine économique.
TROIS VOIES D’INTÉGRATION POSSIBLE
DES IDÉES DE LA CRITIQUE ÉCOLOGIQUE
Eve Chiapello imagine trois scénarios contrastés
à l’échelle globale, locale et gouvernementale pour
tenter de sortir de la crise écologique.
• Le capitalisme vert : la Responsabilité Sociale
de l’Entreprise (RSE) intègre la critique écologique
en définissant des principes de sécurité (dévelop-
pement durable) et de justice. Elle motive les sala-
riés en leur donnant la satisfaction d’œuvrer pour
le bien commun et redonne au capitalisme sa légi-
timité. Il s’agit du scénario qui change le moins la
société. “Reste à savoir si les entreprises, à elles
seules, vont être capables de réaliser assez rapi-
dement les investissements nécessaires pour évi-
ter une crise écologique profonde alors que les
objectifs de rentabilité à court terme dominent
encore les décisions”, analyse Eve Chiapello.
• Le développement d’une économie solidaire,
locale et durable, occupée à répondre aux besoins
essentiels plutôt qu’à produire et vendre du super-
MÉTHODOLOGIE
Eve Chiapello a analysé un très important corpus de textes
critiquant le capitalisme, produits sur une période de 150
ans. Elle cherche à reconstituer la filiation des idées à
travers l’histoire et à décortiquer les ressorts de la
critique. Ses idées étaient déjà développées dans son
ouvrage coécrit avec Luc Boltanski,
Le nouvel esprit du
capitalisme,
qui ne portait que sur la période des années
1970 à 1990. Ses recherches actuelles l’ont amenée à
généraliser le modèle pour retracer l’histoire du
management depuis la fin du XIXesiècle et prendre en
compte un plus grand nombre de critiques du capitalisme.
z
APPLICATIONS PRATIQUES
Les responsables économiques, politiques et syndicaux de branche ont tout intérêt à être attentifs aux signaux
de la critique pour anticiper les risques auxquels ils vont être confrontés. Les pratiques de gestion évoluent
presque toujours grâce à des apports extérieurs. De nombreuses idées, comme l’enrichissement des tâches au
travail et le développement des équipes autonomes dans les années 1970 et 1980, se sont développées sous la
pression d’acteurs critiques. Finalement, elles ont servi les objectifs des entreprises. L’empreinte écologique
n’est pas non plus une invention des entreprises mais elle est devenue un outil de travail.
sociologie
flu. Si ce type d’initiatives, comme la localisation
de la production près de la consommation, ne sont
pas favorisées dans le jeu concurrentiel par les
régulations de marché, ce scénario a peu de chance
d’être vecteur de gros changements.
• La troisième voie passe par le renforcement de
l’Etat, contraignant le capitalisme à respecter l’en-
vironnement. De nombreuses normes et régula-
tions sont dans les cartons mais le pouvoir des
Etats sur le système économique est plus faible
actuellement qu’il ne l’a été. “En l’état, un tel pro-
cessus nécessitera beaucoup de temps. Les négo-
ciations sur le climat montrent à quel point le
chemin est long et difficile”, analyse Eve Chiapello.
“Nous ne surmonterons pas les problèmes écolo-
giques actuels sans transformations conséquentes.
Elles passeront sans doute par ces trois voies. Des
initiatives et des agents de changement poussent
dans les trois directions, qu’il faut considérer comme
complémentaires”, conclut Eve Chiapello. ■
D’après un entretien avec Eve Chiapello et un chapitre à
paraître dans l’ouvrage
New spirits of capitalisms
(Oxford
U.P) de Glenn Morgan et Paul du Gay.