II recherche@hec février - mars 2012
hec
recherche
Si le capitalisme a toujours fait l’objet de critiques, il a au fil du temps intégré
une partie des idées des mouvements qui souhaitaient le réformer.
Cela lui a permis de continuer à se développer. Mais la critique écologique
actuelle, qui sous certains aspects semble remettre fondamentalement en cause
le capitalisme, peut-elle trouver sa place dans la dynamique de l’économie
libérale?
Comment le sysme économique peut-il intégrer cette contrainte?
L’histoire du capitalisme est intimement liée à l’his-
toire de sa critique. Et les périodes de crise ont
toujours été des moments privilégiés pour incor-
porer les idées des mouvements réformateurs.
Les pratiques habituelles ne fonctionnant plus, il
faut en trouver de nouvelles. L’économie libérale
a ainsi intégré une partie des idées des mouve-
ments qui le critiquent tant qu’elles ne remettaient
pas en cause la dynamique de recherche de pro-
fit et la poursuite de ses objectifs. La critique éco-
logique, qui sous certains aspects semble remettre
fondamentalement en cause le capitalisme, pour-
rait changer la donne…
EN INTÉGRANT LES CRITIQUES QUI LUI
SONT FAITES, LE CAPITALISME ASSURE
SA PÉRENNITÉ
Le capitalisme ne voit pas spontanément les pro-
blèmes sociaux ou environnementaux qu’il génère.
La critique lui tient lieu de veille. Elle l’incite à jus-
tifier ses pratiques, ce qui lui permet soit de confor-
ter sa légitimité, soit d’évoluer pour remédier à
une partie des problèmes soulevés. “La force du
capitalisme réside dans sa capacité à incorporer
objections et attaques. C’est sans doute ce qui a
assuré sa robustesse, analyse Eve Chiapello. Cer-
taines idées réformatrices ont ainsi été intégrées
dans les pratiques managériales parce qu’elles
sont sources de profit, qu’elles servent à motiver
les employés à accepter certains changements
souhaités par les entreprises, ou bien parce que
c’est le seul moyen de faire taire un vent de cri-
tiques capable d’ébranler l’économie.
A contrario
si les propositions des réformateurs coûtent trop
cher, les entreprises renâclent à les intégrer. Si la
pression au changement est trop forte, elles seront
tentées de réorganiser leurs moyens de produc-
tion pour trouver d’autres sources de profit.”
LES QUATRE FORMES DE LA CRITIQUE :
CONSERVATRICE, SOCIALE, ARTISTE ET
ÉCOLOGIQUE
Depuis son origine, la critique a pris quatre formes,
analyse Eve Chiapello. La critique “conservatrice”
dénonce l’immoralité du capitalisme mais adhère
à l’idée que le pouvoir doit être concentré dans les
mains des meilleurs, qui ont alors une responsa-
bilité sociale. La critique “artiste” reproche au
capitalisme son oppression et son inauthenticité.
Elle prône la créativité, la liberté et lautonomie.
La critique “sociale” dénonce quant à elle l’exploi-
tation par la classe dominante qui génère misère
et inégalités. Enfin, la critique “écologique” met
en exergue l’interdépendance entre les géra-
tions et les espèces ainsi que les effets irréversi-
bles et déléres des activités humaines sur la
planète. Elle rejette l’idée d’une croissance éco-
nomique sans limites et remet en cause la capa-
cité du système capitaliste à assurer la survie de
l’humanité.
BIOGRAPHIE
Eve Chiapello enseigne
la sociologie
économique, les
méthodes qualitatives
de recherche et
l’histoire de la critique
de l’entreprise à HEC
Paris. Elle a cofondé la
spécialisation
Alternative Management
d’HEC. Elle est
également co-titulaire
de la Chaire Renault-
Polytechnique-HEC
portant sur le
management
multiculturel. Elle est
notamment l’auteur de
Artistes versus Managers
(Métailié 1998) et
Le
Nouvel esprit du
capitalisme
(Gallimard
1999, avec Luc
Boltanski).
Le capitalisme
face à la crise écologique
Eve Chiapello
février - mars 2012 recherche@hec III
LA CRITIQUE ÉCOLOGIQUE PEUT-ELLE
OBLIGER L’ÉCONOMIE LIBÉRALE À SE
TRANSFORMER ?
Tant que la croissance du PIB sera perçue comme
le seul chemin vers le progrès humain et la créa-
tion d’emplois, la critique écologique se heurtera
aux questions sociales. “Mais un rapprochement
entre les critiques sociale et écologique n’est pas
impossible car elles partagent la rhétorique de
l’exploitation, selon laquelle les profits proviennent
pour partie du fait que tous les contributeurs (les
salariés pour la critique sociale, la nature et la pla-
te pour la critique écologique) ne sont pas recon-
nus dans les comptes de l’entreprise à la hauteur
de leurs apports” explique Eve Chiapello. En outre,
la critique écologique conquiert son public pro-
gressivement car elle s’appuie sur des études scien-
tifiques qui démontrent les risques et les dommages
générés par la machine économique.
TROIS VOIES D’INTÉGRATION POSSIBLE
DES IDÉES DE LA CRITIQUE ÉCOLOGIQUE
Eve Chiapello imagine trois scénarios contrastés
à l’échelle globale, locale et gouvernementale pour
tenter de sortir de la crise écologique.
• Le capitalisme vert : la Responsabilité Sociale
de l’Entreprise (RSE) intègre la critique écologique
en définissant des principes de sécurité (dévelop-
pement durable) et de justice. Elle motive les sala-
riés en leur donnant la satisfaction d’œuvrer pour
le bien commun et redonne au capitalisme sa légi-
timité. Il s’agit du scénario qui change le moins la
société. “Reste à savoir si les entreprises, à elles
seules, vont être capables de réaliser assez rapi-
dement les investissements nécessaires pour évi-
ter une crise écologique profonde alors que les
objectifs de rentabilité à court terme dominent
encore les décisions”, analyse Eve Chiapello.
• Le développement d’une économie solidaire,
locale et durable, occupée à répondre aux besoins
essentiels plut qu’à produire et vendre du super-
MÉTHODOLOGIE
Eve Chiapello a analysé un ts important corpus de textes
critiquant le capitalisme, produits sur une période de 150
ans. Elle cherche à reconstituer la filiation des idées à
travers l’histoire et à décortiquer les ressorts de la
critique. Ses idées étaient déjà développées dans son
ouvrage coécrit avec Luc Boltanski,
Le nouvel esprit du
capitalisme,
qui ne portait que sur la période des années
1970 à 1990. Ses recherches actuelles l’ont amenée à
généraliser le modèle pour retracer l’histoire du
management depuis la fin du XIXesiècle et prendre en
compte un plus grand nombre de critiques du capitalisme.
z
APPLICATIONS PRATIQUES
Les responsables économiques, politiques et syndicaux de branche ont tout intérêt à être attentifs aux signaux
de la critique pour anticiper les risques auxquels ils vont être confrontés. Les pratiques de gestion évoluent
presque toujours grâce à des apports extérieurs. De nombreuses idées, comme l’enrichissement des tâches au
travail et le développement des équipes autonomes dans les années 1970 et 1980, se sont développées sous la
pression d’acteurs critiques. Finalement, elles ont servi les objectifs des entreprises. L’empreinte écologique
n’est pas non plus une invention des entreprises mais elle est devenue un outil de travail.
sociologie
flu. Si ce type d’initiatives, comme la localisation
de la production près de la consommation, ne sont
pas favorisées dans le jeu concurrentiel par les
régulations de marché, ce scénario a peu de chance
d’être vecteur de gros changements.
• La troisième voie passe par le renforcement de
l’Etat, contraignant le capitalisme à respecter l’en-
vironnement. De nombreuses normes et régula-
tions sont dans les cartons mais le pouvoir des
Etats sur le système économique est plus faible
actuellement qu’il ne l’a été. “En l’état, un tel pro-
cessus nécessitera beaucoup de temps. Les négo-
ciations sur le climat montrent à quel point le
chemin est long et difficile”, analyse Eve Chiapello.
“Nous ne surmonterons pas les problèmes écolo-
giques actuels sans transformations conquentes.
Elles passeront sans doute par ces trois voies. Des
initiatives et des agents de changement poussent
dans les trois directions, quil faut considérer comme
complémentaires”, conclut Eve Chiapello.
D’après un entretien avec Eve Chiapello et un chapitre à
paraître dans l’ouvrage
New spirits of capitalisms
(Oxford
U.P) de Glenn Morgan et Paul du Gay.
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