Le capitalisme face à la crise écologique

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Le capitalisme
face à la crise écologique
Comment le système économique peut-il intégrer cette contrainte?
Si le capitalisme a toujours fait l’objet de critiques, il a au fil du temps intégré
une partie des idées des mouvements qui souhaitaient le réformer.
Cela lui a permis de continuer à se développer. Mais la critique écologique
actuelle, qui sous certains aspects semble remettre fondamentalement en cause
le capitalisme, peut-elle trouver sa place dans la dynamique de l’économie
libérale ?
Eve Chiapello
BIOGRAPHIE
Eve Chiapello enseigne
la sociologie
économique, les
méthodes qualitatives
de recherche et
l’histoire de la critique
de l’entreprise à HEC
Paris. Elle a cofondé la
spécialisation
Alternative Management
d’HEC. Elle est
également co-titulaire
de la Chaire RenaultPolytechnique-HEC
portant sur le
management
multiculturel. Elle est
notamment l’auteur de
Artistes versus Managers
(Métailié 1998) et Le
Nouvel esprit du
capitalisme (Gallimard
1999, avec Luc
Boltanski).
II
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•
L’histoire du capitalisme est intimement liée à l’histoire de sa critique. Et les périodes de crise ont
toujours été des moments privilégiés pour incorporer les idées des mouvements réformateurs.
Les pratiques habituelles ne fonctionnant plus, il
faut en trouver de nouvelles. L’économie libérale
a ainsi intégré une partie des idées des mouvements qui le critiquent tant qu’elles ne remettaient
pas en cause la dynamique de recherche de profit et la poursuite de ses objectifs. La critique écologique, qui sous certains aspects semble remettre
fondamentalement en cause le capitalisme, pourrait changer la donne…
EN INTÉGRANT LES CRITIQUES QUI LUI
SONT FAITES, LE CAPITALISME ASSURE
SA PÉRENNITÉ
Le capitalisme ne voit pas spontanément les problèmes sociaux ou environnementaux qu’il génère.
La critique lui tient lieu de veille. Elle l’incite à justifier ses pratiques, ce qui lui permet soit de conforter sa légitimité, soit d’évoluer pour remédier à
une partie des problèmes soulevés. “La force du
capitalisme réside dans sa capacité à incorporer
objections et attaques. C’est sans doute ce qui a
assuré sa robustesse, analyse Eve Chiapello. Certaines idées réformatrices ont ainsi été intégrées
dans les pratiques managériales parce qu’elles
sont sources de profit, qu’elles servent à motiver
les employés à accepter certains changements
février - mars 2012
souhaités par les entreprises, ou bien parce que
c’est le seul moyen de faire taire un vent de critiques capable d’ébranler l’économie. A contrario
si les propositions des réformateurs coûtent trop
cher, les entreprises renâclent à les intégrer. Si la
pression au changement est trop forte, elles seront
tentées de réorganiser leurs moyens de production pour trouver d’autres sources de profit.”
LES QUATRE FORMES DE LA CRITIQUE :
CONSERVATRICE, SOCIALE, ARTISTE ET
ÉCOLOGIQUE
Depuis son origine, la critique a pris quatre formes,
analyse Eve Chiapello. La critique “conservatrice”
dénonce l’immoralité du capitalisme mais adhère
à l’idée que le pouvoir doit être concentré dans les
mains des meilleurs, qui ont alors une responsabilité sociale. La critique “artiste” reproche au
capitalisme son oppression et son inauthenticité.
Elle prône la créativité, la liberté et l’autonomie.
La critique “sociale” dénonce quant à elle l’exploitation par la classe dominante qui génère misère
et inégalités. Enfin, la critique “écologique” met
en exergue l’interdépendance entre les générations et les espèces ainsi que les effets irréversibles et délétères des activités humaines sur la
planète. Elle rejette l’idée d’une croissance économique sans limites et remet en cause la capacité du système capitaliste à assurer la survie de
l’humanité.
sociologie
LA CRITIQUE ÉCOLOGIQUE PEUT-ELLE
OBLIGER L’ÉCONOMIE LIBÉRALE À SE
TRANSFORMER ?
Tant que la croissance du PIB sera perçue comme
le seul chemin vers le progrès humain et la création d’emplois, la critique écologique se heurtera
aux questions sociales. “Mais un rapprochement
entre les critiques sociale et écologique n’est pas
impossible car elles partagent la rhétorique de
l’exploitation, selon laquelle les profits proviennent
pour partie du fait que tous les contributeurs (les
salariés pour la critique sociale, la nature et la planète pour la critique écologique) ne sont pas reconnus dans les comptes de l’entreprise à la hauteur
de leurs apports” explique Eve Chiapello. En outre,
la critique écologique conquiert son public progressivement car elle s’appuie sur des études scientifiques qui démontrent les risques et les dommages
générés par la machine économique.
TROIS VOIES D’INTÉGRATION POSSIBLE
DES IDÉES DE LA CRITIQUE ÉCOLOGIQUE
Eve Chiapello imagine trois scénarios contrastés
à l’échelle globale, locale et gouvernementale pour
tenter de sortir de la crise écologique.
• Le capitalisme vert : la Responsabilité Sociale
de l’Entreprise (RSE) intègre la critique écologique
en définissant des principes de sécurité (développement durable) et de justice. Elle motive les salariés en leur donnant la satisfaction d’œuvrer pour
le bien commun et redonne au capitalisme sa légitimité. Il s’agit du scénario qui change le moins la
société. “Reste à savoir si les entreprises, à elles
seules, vont être capables de réaliser assez rapidement les investissements nécessaires pour éviter une crise écologique profonde alors que les
objectifs de rentabilité à court terme dominent
encore les décisions”, analyse Eve Chiapello.
• Le développement d’une économie solidaire,
locale et durable, occupée à répondre aux besoins
essentiels plutôt qu’à produire et vendre du super-
z MÉTHODOLOGIE
Eve Chiapello a analysé un très important corpus de textes
critiquant le capitalisme, produits sur une période de 150
ans. Elle cherche à reconstituer la filiation des idées à
travers l’histoire et à décortiquer les ressorts de la
critique. Ses idées étaient déjà développées dans son
ouvrage coécrit avec Luc Boltanski, Le nouvel esprit du
capitalisme, qui ne portait que sur la période des années
1970 à 1990. Ses recherches actuelles l’ont amenée à
généraliser le modèle pour retracer l’histoire du
management depuis la fin du XIXe siècle et prendre en
compte un plus grand nombre de critiques du capitalisme.
flu. Si ce type d’initiatives, comme la localisation
de la production près de la consommation, ne sont
pas favorisées dans le jeu concurrentiel par les
régulations de marché, ce scénario a peu de chance
d’être vecteur de gros changements.
• La troisième voie passe par le renforcement de
l’Etat, contraignant le capitalisme à respecter l’environnement. De nombreuses normes et régulations sont dans les cartons mais le pouvoir des
Etats sur le système économique est plus faible
actuellement qu’il ne l’a été. “En l’état, un tel processus nécessitera beaucoup de temps. Les négociations sur le climat montrent à quel point le
chemin est long et difficile”, analyse Eve Chiapello.
“Nous ne surmonterons pas les problèmes écologiques actuels sans transformations conséquentes.
Elles passeront sans doute par ces trois voies. Des
initiatives et des agents de changement poussent
dans les trois directions, qu’il faut considérer comme
complémentaires”, conclut Eve Chiapello. ■
D’après un entretien avec Eve Chiapello et un chapitre à
paraître dans l’ouvrage New spirits of capitalisms (Oxford
U.P) de Glenn Morgan et Paul du Gay.
APPLICATIONS PRATIQUES
Les responsables économiques, politiques et syndicaux de branche ont tout intérêt à être attentifs aux signaux
de la critique pour anticiper les risques auxquels ils vont être confrontés. Les pratiques de gestion évoluent
presque toujours grâce à des apports extérieurs. De nombreuses idées, comme l’enrichissement des tâches au
travail et le développement des équipes autonomes dans les années 1970 et 1980, se sont développées sous la
pression d’acteurs critiques. Finalement, elles ont servi les objectifs des entreprises. L’empreinte écologique
n’est pas non plus une invention des entreprises mais elle est devenue un outil de travail.
février - mars 2012
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