POUVOIRS DE LA LITTERATURE ET MODELES DE LA COMMUNAUTE INTRODUCTION PREAMBULE Encore et toujours, la communauté nous propose son énigme : impossible et nécessaire, nécessaire et 1 impossible. Au seuil d’un séminaire au collège de France portant sur le Vivre-ensemble2, Roland Barthes présente la communauté comme un « fantasme » – terme forgé, depuis Freud, sur la réunion du terme « phantasme », évoquant l’hallucination, et celui de « fantaisie », signifiant la capacité à imaginer. Ceci laisse entendre que le concept est abordé dans un modus operandi ambivalent : à la fois désir positif d’atteindre à la pensée en actes, si l’on se place du côté de la fantaisie imaginante ou imageante (que sera la communauté de demain ?), et conscience (connaissance avec et par soi, c'est-à-dire aussi capacité à se percevoir comme un autre dans une coprésence à soi-même3). Conscience plus ou moins affirmée de son irréductible dimension rêvée, si l’on anticipe le côté fantomatique de la question (y a-t-il une communauté qui soit pensable ?). Cette 1 Roberto ESPOSITO, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, Paris, Les Prairies Ordinaires, coll. « Penser/Croiser », 2010, p. 49. 2 Roland BARTHES, Comment vivre ensemble, Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens, Paris, Seuil IMEC, 2002 [Cours et séminaires au Collège de France, 1976-1977]. 3 Cf. Considérations morales d’Hannah ARENDT, Paris, Rivages/Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1996. 1 consciousness, voie d’introjection4 de l’autre en soi mais également ouverture à la reconnaissance du tout-autre, permet d’appréhender une pensée contemporaine de la communauté toujours caractérisée par la béance (dans laquelle on renonce à la possibilité de l’Unique, ou du moins pas autrement que comme une unicité toujours déjà duelle 5) que créé l’insondable dans le rapport à l’autre, insondable qui nous interroge chaque fois personnellement sur ce que nous mettons dans le commun. Voilà pourquoi il convient sans doute, au moment de commencer cette journée d’étude, de laisser à vue cette première interrogation : qu’est-ce que la communauté universitaire ? qu’apporte-t-elle au commun ? Questions premières, prémisses à tout travail, que nous devrions peut-être avoir à l’esprit lorsque nous exposerons nos réflexions aux autres, savoir ce qui nous pousse en tant qu’universitaires à réfléchir ce sujet, et ce que dans un même temps ce sujet fait de nous en tant qu’universitaires. Dès lors que ce sujet sera pris dans un parcours transdisciplinaire, un réseau de pensées plurivoques et aporétiques sera mis en œuvre, un rhizome6 qui permettra l’ouverture du sujet et nous en fera également apparaître insensiblement la limite. Cette limite floue – qu’on pourra voir comme un horizon, l’illimité d’une limite toujours déplacée dans sa 4 L’introjection est un terme introduit en psychanalyse dans un article de Sándor Ferenczi (« Introjection et Transfert », 1909) repris, entre autres, par Mélanie Klein, décrivant un réflexe de protection face aux angoisses ou correspondant à une augmentation des fonctions psychiques, consistant à intégrer sur un mode fantasmatique un objet extérieur (bon ou mauvais) et ses qualités. 5 Barthes explique de quelle façon notre monde est sexuellement structuré sur une pensée de la bipartition tenant à la logique de l’androgyne platonicien (Le Banquet). Il y a un double parcours entre l’unité divisée et la reconstitution de la paire comme unité (image de la fusion amoureuse) par quoi l’on peut déterminer que structurellement dans la pensée l’Un est fait de deux (divisé) et le deux est une unité (la paire, le duel), Cf. Comment vivre ensemble, op. cit., p. 138. Cette trace n’est pas cependant la dominante d’une pensée de la relation à l’autre qui devient apparemment problématique mais qui a l’avantage de ne plus jouer d’une idéalisation impossible. Il s’agit de connaître l’autre tel qu’il est, non plus seulement comme un alter ego, mais comme porteur également du tout-à-fait-autre, et d’accepter cet inaccessible. Cette difficulté est aussi la condition de la communauté : « Dans le panorama actuel du monde, une grande question est celle-ci : comment être soi sans se fermer à l’autre, et comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même ? » (Edouard GLISSANT, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 23). 6 Le rhizome est conceptualisé par Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI (Capitalisme et schizophrénie 2. Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980) comme une réforme de la pensée hiérarchisante des connaissances (système où tout tient sur une base/racine et se déploie en arborescences) dans la mesure où il permet de penser, sur le modèle métaphorique de ces plantes à développement rhizomique dont les ramifications peuvent naître en chaque point, un décentrement (ou une multiplication des centres) interdisant la racine. S’agissant de communauté, on doit donc remettre en cause l’existence d’une base stable, la pensée que le bien social est toujours suffisant pour valoir comme valeur supérieure, et penser la diversité des éléments de la communauté comme autant de centres potentiels et jamais constitués en tant que tels. Edouard Glissant insiste en outre sur le bienfait de la pensée-rhizome en notant que « La racine unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines. » (Édouard GLISSANT, Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 59). 2 perception – nous fait sentir à quel point la question de la communauté est inactualisable, rétive à la réponse, et par là même souhaitable comme un à-venir insaisissable. Cet àvenir est cependant conditionné par des données précises, tant historiques que sociales, parmi lesquelles, et pour suivre un résonnement d’Hannah Arendt, on peut retenir particulièrement l’influence conjointe de la bombe nucléaire et de la globalisation7. En effet la bombe nucléaire donne à l’homme la possibilité de détruire le monde qui le porte, de détruire le fondement de toute sa pensée, et cette menace même empêche de penser encore le monde dans un ordonnancement clair. Cette menace, à la source d’une solidarité négative, empêche la pensée de l’unification et pousse au contraire à valoriser la pluralité, à souhaiter une réunion sans unité. Actuellement, la communauté n’a pour seule possibilité éthique (du moins telle que déterminée par la philosophie contemporaine) d’avoir la désunification pour principe unificateur, ou comme Barthes l’exprime8, d’avoir la mort pour télos, autrement dit : un télos sans télos. De fait, la fracture entre communisme et communauté9 est consommée, peut-être même plus loin y a-t-il fracture entre politique et communauté, phénomène nouveau par lequel l’humain ne peut plus se concevoir ainsi qu’une masse en devenir (ou plutôt ainsi qu’un devenirmasse) mais en côtoiement d’individualités non miscibles. C’est ce qu’évoque Jean-Luc Nancy dans La Communauté affrontée : […] qu’est-ce donc que la communauté si le nombre en devient l’unique phénomène – voire la chose en soi – et si plus aucun « communisme » ni « socialisme », national ou international, n’en soutient plus la moindre figure ni même la moindre forme, le moindre schème identifiable ? Et qu’est-ce donc que le nombre si sa multiplicité ne vaut plus comme masse en attente d’une mise en forme (formation, conformation, information), mais vaut en somme pour elle-même, dans une dispersion dont on ne saurait s’il faut la nommer dissémination (exubérance séminale) ou 10 émiettement (pulvérisation stérile) ? 7 On distingue la globalisation qui est l’unification mondiale du marché économique de la mondialisation qui signifierait (si tant est qu’elle soit véritablement à l’œuvre) la connaissance des particularismes des peuples et la volonté commune de les réunir sans les unifier. 8 Roland BARTHES, Comment vivre ensemble, op. cit., p. 84. 9 Malgré l’éventuel rapprochement étymologique, Jean-Luc Nancy insiste sur une différence de nature entre communisme et communauté : « Or le « communisme » indique une idée et un projet, tandis que la « communauté » semble noter un fait, une donnée. Le « communisme » se déclare en faveur d’une « communauté » qui n’est pas donnée, qu’il se donne comme un but. » (Jean-Luc NANCY, La Communauté affrontée, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2001, p. 27) 10 . Ibid., p. 29-30. 3 Cet informe, ou encore cette impossibilité à prendre forme, témoigne d’un nouveau rapport à l’individu qui ne tient plus du transcendantal, et d’une capacité à sortir de soimême pour atteindre le commun, mais d’un immanent chaotique (au sens positif) de la « singularité quelconque »11, c'est-à-dire un exemplaire, unique en même temps que représentatif du tout. D’UNE COMMUNAUTE L’AUTRE COMMUNAUTE » : PARCOURS SUR LES TRACES DE « L’IDEE DE On assiste depuis les années 1980 à un retour sur la notion de communauté de la part de philosophes français et italiens qui soulignent tous la nécessité de redéfinir le terme après les expériences totalitaires qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle mais aussi devant la montée en puissance des néo-conservateurs flirtant avec de nouveaux fascismes et des replis nationalistes, le tout sur fond de mondialisation économique galopante. Ce retour à la communauté leur semble nécessaire au vu de sa confusion par les idéologies avec le communautarisme, confusion issue d’une exacerbation de l’image d’un individu tout-puissant et non-contraint, aussi illusoire que dangereuse. Cette crispation autour de l’individu entraîne par voie de conséquence un repli sur soi morbide ; sur le terrain politique, elle fait naître de possibles dérives ultranationalistes voire, à plus long terme, de nouveaux totalitarismes. Cette communauté de penseurs est représentée, entre autres, par des figures comme Jean-Luc Nancy, Maurice Blanchot, Jacques Rancière, Giorgio Agamben, Roberto Esposito, Pierre Ouellet ou encore Edouard Glissant. Les textes bien souvent dialoguent entre eux mais aussi avec les prédécesseurs de la pensée moderne (Hobbes, Rousseau, Kant, Heidegger) et contemporaine (Georges Bataille). On peut à ce titre reprendre le constat de Roberto Esposito dans Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique : On peut vraiment dire qu'avec Heidegger et Bataille la pensée de la communauté au XX e siècle atteint à la fois son maximum d'intensité et son extrême limite. […] Et c'est pour la même raison que tout ce qui nous sépare d'eux - la philosophie, la sociologie, la politologie de la seconde moitié du 11 Giorgio AGAMBEN, La Communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque (La comunità che viene), Paris, Seuil, 1990. 4 XXe siècle – reste dans l'oubli de la pensée de la communauté, ou, pire, participe à sa déformation quand elle la réduit à la défense de nouveaux particularismes. À cette dérive – qu'expérimentent et produisent tous les débats en cours concernant individualisme et communautarisme – répond, en particulier en France et en Italie, et seulement depuis quelques années, la tentative de relancer une nouvelle réflexion philosophique sur la communauté exactement à partir du point où la précédente s'est arrêtée au milieu du siècle dernier. Le renvoi nécessaire à Heidegger et à Bataille qui la connote, s'accompagne toutefois de la claire conscience d'être confronté à l'épuisement inévitable de leur lexique, c'est-à-dire d'être dans une situation, à la fois matérielle et spirituelle, qu'ils n'ont pu 12 connaître tout à fait. Dans ce contexte nouveau, nombreux sont les textes fictionnels et philosophiques qui pensent et travaillent « l’idée de communauté ». Il est proposé ici notre lecture d’une histoire du concept issue d’une sélection non exhaustive de propos théoriques s’intéressant à « l’être-ensemble ». Ce parti-pris des penseurs contemporains annonce en effet la fin d’une perspective absolutisante ou idéale de la communauté13 depuis la perspective organiciste d’Aristote jusqu’au rêve de fusion des individus chez Rousseau : Parce que la communauté n'est pas quelque chose à quoi il faudrait revenir, comme le voulait Rousseau, ou à quoi il faudrait aspirer, comme le voulait Kant, mais elle n'est pas non plus quelque chose à détruire, ou de destructible, comme le pensait Hobbes. Elle n'est ni une origine, ni un télos, ni une fin ni la fin, ni un présupposé ni un but, mais la condition, à la fois singulière et plurielle, de 14 notre existence finie. On glisse donc d’une perspective pré-moderne où la communauté conçue dans le cadre de la Cité était mue par une idéalisation de la Nature (et/ou de la Raison), à une conception moderne où la communauté se construit sur un « pacte » (hobbesien, rousseauiste ou kantien) social juridico-politique. La pensée antique prend comme modèle pour la communauté humaine une image de la Nature, une reproduction de l’ordre du cosmos. La « communauté antique » est donc nécessairement bonne, idéale car elle suit l’ordre naturel et se présente telle un corps dont les parties sont reliées hiérarchiquement au tout15. 12 Roberto ESPOSITO, Communauté, immunité, biopolitique, op. cit., p. 88-89. C’est cet achèvement que Roberto Esposito développe dans Communauté, immunité, biopolitique, au travers de l’analyse de différentes positions philosophiques sur la communauté depuis Hobbes, Rousseau et Kant jusqu’à Heidegger et Bataille. 14 Ibid., p. 66. 15 Il existe déjà un hiatus dans le recensement systématique des titres à gouverner et à être gouverné que Platon fait dans les Lois, et, ce, comme le note Jacques Rancière, dans le septième titre conçu comme « choix du dieu » : « La liste devrait s’arrêter là. Il y a pourtant un septième titre. C’est le « choix du dieu », autrement dit l’usage du tirage au sort pour désigner celui à qui revient l’exercice de l’arkhé. Platon ne s’étend pas. Mais, clairement, ce choix ironiquement dit du dieu désigne le régime dont il nous dit ailleurs 13 5 L’appréhension moderne de Hobbes à Kant rompt avec cette filiation naturelle de la communauté humaine et la transforme en société civile réglée par un schème juridicopolitique16. C’est bien avec Hobbes en effet, que ce schème s’instaure radicalement et ce, contre la possibilité même de toute communauté. Pour pallier à la peur de chaque individu face à l’autre, Hobbes sacrifie absolument le vivre-ensemble pour l’inférer à une structure étatique toute-puissante. Mais ce partage d’un munus sacrificiel n’est déjà plus un partage en ce sens que la communauté n’est pas communielle, ni même communauté. Dans Communitas, Origine et destin de la communauté, Roberto Esposito trace d’ailleurs l’histoire du concept à partir de cette origine latine du « cum-munus » : La communauté n'est pas une propriété, un plein, un territoire à défendre et à isoler de ceux qui n'en font pas partie. Elle est un vide, une dette, un don (tous sens de munus) à l'égard des autres et nous 17 rappelle aussi, en même temps, à notre altérité constitutive d'avec nous-mêmes. Elle n’est que la société qui immunise ses membres face à l’impossibilité originaire du vivre-ensemble. À la peur chez Hobbes se substitueront la faute chez Rousseau, la loi chez Kant, l’extase chez Heidegger et l’expérience chez Bataille. Chez les trois premiers, il s’agira bien, au vu d’un principe originel différent (peur, faute, loi), de construire une communauté retournant le vide en plein, faisant de ce principe originel une propriété téléologique. Cette conception d’une construction politique pleine de la communauté a entraîné une distinction très forte entre société et communauté telle qu’elle apparaît notamment dans le cadre de la sociologie allemande de la fin du XIXe siècle au travers de l’opposition entre Gemeinschaft et Gesellschaft. Cette opposition entre Gemeinschaft et Gesellschaft, ou communauté et société, est notamment analysée par Tönnies en ce sens que la communauté reste vue comme construction sociale traditionnelle issue des liens familiaux : qu’un dieu seul peut le sauver, la démocratie. Ce qui caractérise donc la démocratie, c’est le tirage au sort, l’absence de titre à gouverner. » (Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2004, p. 230). 16 Ce n’est pas tant que le schème juridico-politique soit exclu de la communauté antique, mais c’est bien plus qu’il est issu de la perspective organiciste de la famille et de la Cité. 17 Roberto ESPOSITO, Communauté, immunité, biopolitique, op. cit. [quatrième de couverture]. 6 Tandis que dans la communauté [les hommes] restent liés malgré toute séparation, ils sont dans la 18 société, séparés malgré toute liaison. Le remplacement de la Gemeinschaft par la Gesellschaft sera ensuite nécessaire pour le développement du capitalisme. Ainsi, l’émergence du terme « communauté » tel qu’on peut l’entendre aujourd’hui au sens plus restrictif d’une communauté spécifique et identifiable dans le champ social semble s’effectuer dans le même temps que les premiers pas de la discipline sociologique19. Cette correspondance historique ne tient pas de la seule concomitance temporelle mais bien d’une constitution réciproque de la sociologie et de son objet privilégié20. Les penseurs contemporains prennent ainsi garde de ne pas confondre communauté et particularisme identitaire ainsi que communauté et corps politique : l’État ne parvient plus à unifier la communauté, le schème juridico-politique tel qu’il avait été envisagé par les philosophes de la modernité cède sous la force dilatoire de la mondialisation actuelle. Et cette mort des États n’est pas à envisager avec terreur : elle est au contraire un nouveau paradigme depuis lequel repenser la communauté, non pas comme nation ou attachement à un territoire mais comme lien mobile s’ouvrant sur l’Autre sur le modèle d’un rhizome, aspirant non pas à englober et anéantir le différent mais à s’y associer, à se « créoliser » si l’on reprend la terminologie d’Edouard Glissant. *** 18 Cherry SCHRECKER, La Communauté, Histoire critique d’un concept dans la sociologie anglosaxonne, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 24. 19 On trouvera curieusement ce rapprochement effectué par Sartre entre la conception de la communauté de Bataille et cette approche sociologique dans « Un nouveau mystique » comme le note Roberto Esposito dans les dernières pages de Communitas. Sur ce débat Sartre, Bataille et Heidegger Cf. Roberto ESPOSITO, Communauté, immunité, biopolitique, op.cit., p. 159-165. 20 Ou encore ce sont les contingences pratiques de la recherche qui définissent le seuil de la communauté. Seulement, si ce paradoxe du chercheur fondant l’objet même de sa recherche est bien connu, il est impossible de tenir liée notre compréhension de l’idée de communauté à cette compréhension de même qu’il est également impossible de se passer de cette méthode d’exploration des particularismes sociaux et culturels. 7 Si « l’idée de communauté » se déploie sans cesse telle une énigme à résoudre, l’emploi du terme même de communauté apparaît contesté21. Être-en-commun, êtreensemble, être-avec22 sont parmi les substituts langagiers auxquels la communauté est réduite, soustraite ou étendue. À la fois absolutisantes et réductrices, ces expressions n’en témoignent pas moins de son ambigüité ou plutôt de son ambivalence. Alors que la communauté reste comprise comme une constitution ou un regroupement d’individus, ces perspectives sémantiques l’entraînent vers un sens plus abstrait, où la communauté perdrait sa signification la plus commune pour en revenir à son étymologie23. C’est sous le signe de cette appréhension du munus comme vide, dette ou don que va s’étoiler notre parcours de « l’idée de communauté ». Les couples antinomiques qui la définissent témoignent également de cette dialectique de la plénitude et de la vacuité : concept et réalité, idéal transcendantal et structure négative, nécessaire et impossible, soucieuse et intéressée. Ou encore communauté contre individualité, communauté contre société, communauté contre immunité, communauté contre mélancolie, communauté contre nihilisme. Il s’agira donc avant tout de voir en quoi la communauté constitue – selon la perspective de Roberto Esposito – toujours déjà le partage d’un vide, un don sans réciprocité, une dette à jamais contractée. 21 On ne saurait rendre compte de toutes ces remises en cause du terme communauté mais on citera simplement les deux expressions respectives de Blanchot et Nancy : « […] sur le défaut de langage que de tels mots, communisme, communauté, paraissent inclure […] » (Maurice BLANCHOT, La Communauté inavouable, Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 9) et « il nous manque un mot » (Jean-Luc NANCY, Jean-Luc Nancy/Chantal Pontbriand, Un entretien dans « L’idée de communauté », Parachutes, n°100, p. 15). 22 Jean-Luc Nancy fait par exemple le choix de « l’avec », qui indique selon lui plus nettement l’écartement que l’intimité : « L’« avec » est sec et neutre : ni communion ni atomisation, seulement le partage d’un lieu, tout au plus un contact : un être-ensemble dans son assemblage. » (Jean-Luc NANCY, La Communauté affrontée, op.cit., p. 43). Nous ne prendrons pas ici parti pour une de ces expressions en ce sens qu’elles ne disent en elles-mêmes rien de la relation communautaire. C’est cette relation qui nous incombera en premier lieu plutôt que le choix de sa dénomination. 23 Ce recours de Roberto Esposito à l’étymologie comme méthode de lecture du concept de communauté est d’ailleurs critiqué dans un article de Boyan Manchev : « L’originalité du geste d’Esposito consiste dans le fait de substituer à la notion de communauté (ayant sans doute du mal à se débarrasser de toutes ses connotations redoutables qui n’arrêtent pas de s’accumuler) le mot « originel » de communitas, sans égard pour les risques inhérents à ce que Paulhan avait appelé « la preuve par l’étymologie. » (Boyan MANCHEV, « Puissances de la communauté. Questions à Roberto Esposito au sujet de Communitas. Origine et destin de la communauté », Papiers n°59, Collège International de Philosophie, 2008. (http://www.ciph.org/fichiers_papiers/Papiers59.pdf). 8 Le munus de la communauté antique était peut-être l’idéalité naturelle, celui de la communauté moderne était compris dans la dette de chacun à l’égard du pacte social garantissant la liberté de tous. Celui de la communauté contemporaine se singularise dans le partage d’un vide, par la déconstruction philosophique d’un télos communautaire, engendrant le dénuement fantomatique de l’être-ensemble niant dans le même mouvement sa propre existence et sa propre disparition. SPECTRALITE ET A-VENIR DE LA COMMUNAUTE : COMMUNAUTE VS IMMUNITE. Aux formules de la consensualité exclusive, il faut plus que jamais opposer la formule d’une communauté qui ne connaît que des singuliers qui tiennent sur la possibilité infinie de l’un-en-plus. Tenir sur cette 24 possibilité, cela veut dire continuer à penser avec les spectres. COMMUNAUTE, DESŒUVREMENT ET SPECTRALITE À la force du pacte social de la communauté moderne s’oppose « la communauté spectrale »25 des approches contemporaines. Cette spectralité est d’abord un désœuvrement26 de la communauté. Celle-ci n’est plus guidée par un projet, par un idéal ou encore par une volonté de totalité : L’expérience à l’extrême du possible demande un renoncement néanmoins : cesser de vouloir être tout. Quand l’ascèse entendue dans le sens ordinaire est justement le signe de la prétention à devenir 27 tout […]. 24 Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, op.cit., p. 201. « Les lieux cruciaux de ces approches auront, à leur manière, énoncé par et à travers la communauté la fin d’un mode réflexif et le début d’une singulière décantation. Comme si la « non-thématisation » ou encore la « non-conceptualisation » de la communauté décelait la nécessité intime du dévoilement inobjectif, dégagé de l’évidence de certains schèmes, notamment du schème juridique et politique. Quelque chose aura donc eu lieu dans l’appel de la communauté sensible : la présentation de son unicité événementielle faisant écho à ce que Derrida nommerait sa spectralité, ou bien sa spectrographie. Quelque chose aura donc inversé – en un sens indéfini – le sujet de la communauté, la réflexion de la communauté perçue maintenant dans l’inquiétude de son exposition à l’histoire. » (Gad SOUSSANA, « Aux bords de la communauté » dans Politique de la parole. Singularité et communauté, Pierre OUELLET (dir.), Montréal, Trait d’union, coll. « le soi et l’autre », 2002. (www.er.uqam.ca/nobel/soietaut/documentation/publications_ouvrages/soussanauxbordsdela.pdf). 26 Cf. Jean-Luc NANCY, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986. 27 Georges BATAILLE, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2008 [1943], p. 34. 25 9 Si dans la visée de Bataille, « l’acédie »28 ou désinvestissement de la totalité, s’adresse en premier lieu à l’homme29, c’est ici la perte du projet qui pose problème. Alors même que la communauté antique ou moderne était sans cesse tendue par un idéal de réalisation, par un télos bien défini, ces approches contemporaines l’appréhendent à partir des présupposés de désœuvrement et d’incomplétude. C’est en effet le principe d’incomplétude inhérent à chaque individu qui semble présider à ce désœuvrement puis à cette spectralité. Maurice Blanchot, reprenant les mots de Jean-Luc Nancy, analyse cette négativité de la communauté et en dessine deux contours essentiels : La communauté occupe donc cette place singulière : elle assume l’impossibilité de sa propre immanence, l’impossibilité d’un être communautaire comme sujet. La communauté assume et inscrit en quelque sorte l’impossibilité de la communauté… Une communauté est la présentation à ses « membres » de leur vérité mortelle […] 1) La communauté n’est pas une forme restreinte de la société, pas plus qu’elle ne tend à la fusion communionnelle. 2) A la différence d’une cellule sociale, elle s’interdit de faire œuvre et n’a pour fin aucune valeur de production. A quoi sert-elle ? A rien, sinon à rendre présent le service à autrui jusque dans la mort, pour qu’autrui ne se perde pas solitairement, mais s’y trouve supplée, en même temps qu’il apporte à un autre cette suppléance qui lui est procurée. La substitution mortelle est ce 30 qui remplace la communion. Cette substitution31 inférant presque malgré lui l’individu à la communauté repose en d’autres termes la question du télos. Aussi face à l’incomplétude individuelle, la nécessité d’une communauté s’imposerait d’elle-même afin de répondre à « la maladie de la mort »32 que Bataille puis Blanchot mettent en avant. Seulement, cette interrogation téléologique ne se confine pas à cette conception de la communauté comme en témoigne cette citation issue du Comment vivre ensemble de Roland Barthes : 28 AKEDIA : « sentiment, état du moine qui désinvestit de l’ascèse, qui n’arrive plus à investir en elle. Ce n’est pas une perte de croyance mais une perte d’investissement. Etat de dépression. » et « deuil de l’investissement d’une manière de vivre » « deuil de l’investissement lui-même […] deuil non de l’image mais de l’imaginaire ». (Roland BARTHES, Comment vivre ensemble, op.cit., p. 53). 29 « Mais entre l’inconnu et lui [l’homme moderne] s’est tu le piaillement des idées, et c’est par là qu’il est semblable à l’« homme ancien » : de l’univers il n’est plus la maîtrise rationnelle (prétendue), mais le rêve. » (Georges BATAILLE, L’Expérience intérieure, op.cit., p. 41). 30 Maurice BLANCHOT, La Communauté inavouable, op.cit., p. 24. 31 Agamben prend comme image d’un ethos particulier, l’exemple d’une communauté nommée Badaliya. Communauté catholique en terre islamique, elle se distingue par la manière dont « ses membres faisaient vœu de vivre en se substituant à quelqu’un, autrement dit, d’être chrétiens à la place d’un autre » (Giorgio AGAMBEN, La communauté qui vient, op.cit., p. 29). 32 Cf. « La communauté des amants » dans Maurice BLANCHOT, La Communauté inavouable, op.cit., p. 4993. 10 idiorrythmiques = groupement peu nombreux et souple de quelques sujets qui essayent de vivre ensemble (non loin les uns des autres), en préservant chacun son rhuthmos. Question : pourquoi se 33 groupent-ils ? Le « pourquoi » de la communauté n’est plus ici réponse à cette « maladie de la mort », expression empruntée par Blanchot au roman de Marguerite Duras34. Elle est ici intéressée par le fantasme idiorrythmique qui va à rebours d’un modèle sociétal mais permet d’articuler rythmes individuels et collectifs. On y trouve la nécessité d’une transparence voire d’une absence de la communauté à elle-même. COMMUNAUTE PERFORMATIVE ET EVENEMENTIELLE À nouveau, la communauté ne se négocie pas, elle se manifeste parfois spontanément ou irrationnellement mais elle n’est pas soumise à une instauration juridique ou à un postulat a priori. La communauté s’institue ainsi d’elle-même même dans sa négativité conçue comme partage d’un vide ou comme exercice de la singularité quelconque. C’est la « communauté qui vient »35, que met en évidence Giorgio Agamben dans son essai éponyme. Singularité quelconque, constitution de la vie humaine, l’idée de communauté s’illustre alors par une performativité qui lui est propre. Elle s’est détachée de la condition d’appartenance, du communautaire et de l’altérité pour se définir par sa propre instance de fondation. Cette performativité de la communauté a pu être caractérisée selon des perspectives bien différentes : « communauté des communicants » chez Bataille, « communauté qui vient » chez Agamben, « communautés interprétatives » chez Fish ou encore « communautés des égaux » chez Rancière. La communauté se dévoile donc en se passant et se prémunissant de toute définition prescriptive, de tout cadre théorique qui en dessinerait les contours idéaux. « L’expérience intérieure » chez Bataille se constitue par le partage de l’évènement (du munus, de la mort, du non-savoir) dans la communauté qui atteint les limites de ce 33 Roland BARTHES, Comment vivre ensemble, op.cit., p. 78. Marguerite DURAS, La Maladie de la mort, Paris, Les Editions de Minuit, 1982. 35 Giorgio AGAMBEN, La communauté qui vient, op.cit. 34 11 partage. C’est donc dans la construction des limites face au partage de l’évènement que la communauté s’inscrit nécessairement dans une « communication », même infime et éphémère. La communauté n’est donc pas simplement spectrale, elle est également évènementielle36. C’est l’évènement qui va la constituer comme communauté. Seulement, la spectralité induit une dissolution de l’un pour la reconstruction de la communauté et interroge donc l’exposition de l’un à ses limites. Cette exploration des limites individuelles est au cœur du propos d’Agamben dans La Communauté qui vient. Ainsi, « [c]e que le quelconque ajoute à la singularité n’est qu’un vide, une limite » et cette association d’une singularité et d’un espace vide ne pourrait être en un sens qu’une pure exposition, qu’un dehors en tant qu’il est un seuil37, un passage : Quelconque est, en ce sens, l’évènement d’un dehors. Ce qui est pensé dans l’architranscendental quodlibet est donc ce qui est le plus difficile à penser : l’expérience, absolument non chosale, d’une pure extériorité. […] Le seuil, en ce sens, n’est pas autre chose que la limite ; c’est pour ainsi dire 38 l’expérience de la limite même, de l’être-dans un dehors. COMMUNAUTE ET ETHIQUE Seulement, si cette expérience de la limite n’est pas chose aisée, c’est l’éthique et l’éthique seule qui a le pouvoir de répondre à cet impératif de « l’idée de communauté ». Cette éthique est protéiforme mais se matérialise sans cesse dans l’acte. Cet acte ne prend pas le sens d’un acte fondateur, comme le serait le geste fondateur du pacte social chez Rousseau par exemple, mais bien plutôt dans un effort ou un investissement soutenu. Le premier pas de cet investissement est toujours dans la reconnaissance du moi dans l’autre : Il n’y a possibilité de l’éthique que si l’ontologie – qui réduit toujours l’Autre au Même – lui cédant le pas, peut s’affirmer une relation antérieure telle que le moi ne se contente pas de reconnaître 36 Cf. Gad SOUSSANA, « Aux bords de la communauté », art. cit. « De là l’invention de seuils […] » dans « La communauté et son dehors », Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, op.cit., p. 197). 38 Giorgio AGAMBEN, La communauté qui vient, op.cit., p. 69-70. 37 12 l’Autre, de s’y reconnaître, mais se sent mis en question par lui au point de ne pouvoir lui répondre 39 que par une responsabilité qui ne saurait se limiter et qui s’excède sans s’épuiser. Mais, il ne s’arrête pas au seuil de l’exposition à autrui. Il se déploie dans un geste immédiat et continu qui sera politique chez Rancière, philosophique chez Bataille, littéraire chez Barthes, poétique chez Agamben. Chacun à leur manière, ces différents écrits proposent une redéfinition éthique de la communauté par un investissement qui leur est propre. Il s’agit alors par exemple pour Nancy « […] de remettre en chantier ce que le communisme avait aussi puissamment occulté qu’il l’avait fait surgir : l’instance du « commun » – mais aussi son énigme ou sa difficulté, son caractère non donné, non disponible et, en ce sens, le moins « commun » du monde… »40. Le partage évènementiel de la communauté s’illustre donc ici dans un versant politique, qui reprend de manière effective les présupposés de cette communauté spectrale ou intériorisée. La décision actualisante rompant l’inertie est celle du sursaut du langage face à l’inavouable ou au spectral. COMMUNAUTE ET LANGAGE Cependant, pour Nancy, « […] ce qui est inavouable n’est pas indicible »41 et au contraire, il ne cesse d’être dit dans l’intimité de « […] ceux qui pourraient mais ne peuvent pas avouer ». Pour Agamben, « Aise » est le nom de cet espace non représentable. Il est étymologiquement à la fois l’espace à côté de, et le lieu vide où l’on peut se mouvoir librement. La communauté non représentable est alors soumise au pouvoir du langage et comme le dirait Barthes, « [i]l convient de casser la fixité du langage et de nous rapprocher de notre discontinu fondamental »42. Ce langage comme négatif du projet est en effet l’aporie majeure à laquelle ne répond pas l’analyse d’Esposito qui pourrait de fait 39 Maurice BLANCHOT, La Communauté inavouable, op.cit., p. 73. Jean-Luc NANCY, La Communauté affrontée, op.cit., p. 38. 41 Ibid., p. 40. 42 Roland BARTHES, Comment vivre ensemble, op. cit., p. 52. 40 13 basculer dans la proposition d’une ontologie pure d’un nouveau mythe fondateur. Seulement, cet avoir-lieu de la communauté ne peut se manifester que dans le langage, conçu non comme un projet positif formalisant cette mythification « à l’envers » ou « par le vide » mais par la reconnaissance43 – pour parler comme Bataille – de ce lieu de la communauté. Cette déchirure, ce sacrifice au cœur du « projet » de Bataille achoppe alors sur ce double constat que fait Giorgio Agamben : Le passage de la puissance à l’acte, de la langue à la parole, du commun au propre, a lieu chaque fois dans les deux sens selon une ligne de scintillement alternatif où nature commune et singularité, puissance et acte échangent leurs rôles et se pénètrent réciproquement. L’être qui s’engendre sur cette ligne est l’être quelconque, et la manière dont il passe du commun au propre et du propre au 44 commun s’appelle usage – c’est-à-dire ethos. L’acte d’écriture parfait ne résulte pas d’une puissance d’écrire, mais d’une impuissance qui se 45 tourne vers elle-même et, de cette façon, advient à soi comme un acte pur […]. Cet acte pur qui parvient à broder sans les unir commun et propre, nature commune et singularité, puissance et impuissance, se manifeste donc selon Agamben dans l’écriture. Seulement le risque de cette communauté du dialogue est de n’être qu’une intersubjectivité46. En effet, elle ferait seulement interagir des individus étrangers croisant ponctuellement leur extériorité et fondant un espace protecteur de leur propre identité. C’est désormais cette association paradoxale de la nécessité de la refondation par l’investissement soutenue dans le langage qu’il nous faudra comprendre. 43 « Il ne suffit pas de reconnaître, cela ne met encore en jeu que l’esprit, il faut aussi que la reconnaissance ait lieu dans le cœur (mouvements intimes à demi aveugles…). Ce n’est plus la philosophie, mais le sacrifice (la communication). Coïncidence étrange entre la philosophie naïve du sacrifice (dans l’Inde antique) et la philosophie du non-savoir suppliciant […] » (Georges BATAILLE, L’Expérience intérieure, op.cit., p. 65). 44 Giorgio AGAMBEN, La communauté qui vient, op.cit., p. 26-27. 45. Ibid., p. 42. 46. Roberto Esposito rappelle cette ambiguïté propre par exemple à la philosophie d’Hannah Arendt qui oscille entre pensée de la communauté et philosophie de l’intersubjectivité : « […] la référence à la distance comme à la figure de la communauté implique une deuxième interrogation, concernant cette fois le rapport entre la « différence » et les sujets qu’elle met en relation. La différence réside-t-elle à l’extérieur ou à l’intérieur des sujets ? Est-ce seulement l’espace qui les sépare en conservant leur individualité ? Ou bien est-elle ce qui remet-en cause leur individualité en la pénétrant et en la démontrant en tant que telle ? Bref, passe-t-elle entre eux ou les traverse-t-elle ? Suivant la manière dont on répond à cette question, on infléchit la philosophie d'Hannah Arendt, soit vers l’une des nombreuses philosophies de l’intersubjectivité, soit vers la pensée de la communauté. Il est probable que dans l’appareil théorique – et aussi figural et narratif – arendtien, les deux penchants alternent et se mêlent sans solution de continuité. » (Roberto ESPOSITO, Communauté, immunité, biopolitique, op. cit., p. 103). 14 L’ESPACE DE LA COMMUNAUTE QUI VIENT : NOMINATION, ENONCIATION, DISCUSSION ET INTERPRETATION. L’extrême est ailleurs. Il n’est entièrement atteint que communiqué (l’homme est plusieurs, la solitude est le vide, la nullité, le mensonge). Qu’une expression quelconque en témoigne, l’extrême en est 47 distinct. Il n’est jamais littérature. D’une passivité retournée en activité. D’un projet isolé retourné en communauté agie48. Si l’extrême n’est jamais littérature, si la possibilité ou la parole sont muettes, de quelle manière le littéraire peut-il exposer les limites de la communauté ? Comment son activité peut-elle faire œuvre alors même que le sacrifice communautaire doit être celui de l’existence même ? En effet, face à ce langage qui ne pourrait jamais dire l’extrême, face à une communication qui n’est jamais littérature, on a déjà creusé – avec Agamben – le sillon d’une exemplarité qui échapperait au hiatus de la nomination. Cette même nomination est déjà, eu égard au trait « Noms »49 proposé par Roland Barthes, au cœur du Comment vivre ensemble. Il y dévoile toute une analyse de l’emploi des noms, surnoms et pronoms dans les romans et on y trouve dès lors une mise en perspective de la confrontation du commun et du singulier : Dans une communauté idéale (utopique), il n'y aurait pas de noms, pour qu'on ne puisse jamais parler les uns des autres : il n'y aurait que des appels, des présences, et non des images, des 50 absences. Il n'y aurait pas de manipulations par le nom, bonnes ou mauvaises. Bataille avait fait de la nomination ou plutôt de son absence un des vecteurs de l’abandon du moi au non-savoir, qui prend ici la forme d’un dénuement identitaire de l’auteur, du lecteur et du texte : Le moi n’importe en rien. Pour un lecteur, je suis l’être quelconque : nom, identité, historique n’y changent rien. Il (lecteur) est quelconque et je (auteur) le suis. Il et je sommes sortis sans nom du … sans nom, pour ce … sans nom comme sont pour le désert deux grains de sable, ou plutôt pour une 47 Ibid., p. 64. « Je traîne en moi comme un fardeau le souci d’écrire ce livre. En vérité, je suis agi. » (Georges BATAILLE, L’Expérience intérieure, op.cit., p. 75). 49 Roland BARTHES, Comment vivre ensemble, op.cit., p. 138. 50 Ibid., p. 143. 48 15 mer deux vagues se perdant dans les vagues voisines. Le … sans nom auquel appartient la personnalité connue du monde du etc., auquel elle appartient si totalement qu’elle l’ignore. 51 La puissance de la nomination se montre donc dans sa faculté à déployer une idée de la communauté qu’elle soit singularité quelconque, expansion narcissique du moi, ou manipulation du réel et de l’anonyme. Mais, l’apparente négativité de ce déploiement d’une communauté est le geste même de la nomination qui rend visible la déchirure et la violence originelle de la communication et de la communauté : La communauté des êtres parlants y fonde son effectivité sur une violence préalable. L’essence de cette violence – étrangère à tout compte de morts ou de blessés – c’est de rendre visible, l’invisible, 52 de donner un nom à l’anonyme, de faire entendre une parole là où l’on ne percevait que du bruit. On serait donc bien ici face à un « partage du sensible »53, tel que le définit Rancière dans son ouvrage éponyme, actualisant la visibilité de l’invisible. Cette problématique est au cœur des écrits de la communauté depuis la deuxième moitié du XXe siècle. En effet, la communauté a tour à tour été « désœuvrée », « négative », « qui vient », « affrontée », « illusoire » pour ce qui est des titres d’ouvrages employant le mot même de communauté. Tout ce jeu de nomination oxymorique témoigne du pouvoir des lettres à faire surgir de l’ombre, des noms, des titres qui se manifestent immédiatement par leur seule présence. C’est en un sens, toujours dans cette perspective d’un « partage du sensible », que Pierre Ouellet propose d’envisager « une esthétique de l’énonciation » qui se caractériserait comme une communauté des singularités. Si ce projet comporte le risque de voir un glissement de l’idée de communauté vers la simple intersubjectivité, il est 51 Georges BATAILLE, L’Expérience intérieure, op.cit., p. 64-65. Jacques RANCIERE, Aux bords du politique, op.cit., p. 165. 53. « J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage. […] Cela définit le fait d’être ou non visible dans un espace commun, doué d’une parole commune, etc. Il y a donc, à la base de la de la politique une « esthétique » qui n’a rien à voir avec cette « esthétisation de la politique » propre à « l’âge des masses » dont parle Benjamin.» (Jacques RANCIERE, Le Partage du sensible, Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 12-13). 52 16 intéressant de voir comment il promeut une « nouvelle socialité » traversée par les configurations collectives de la sensibilité esthétique : Nous postulons que les discours esthétiques sont porteurs de nouveaux modèles de socialité par le type d’ethos énonciatif qu’ils mettent en place, c’est-à-dire par les «manières d’être ou de vivre » dans le langage (et dans le monde dont il parle) qu’induisent les formes intersubjectives d’énonciation propres aux actes de paroles qu’ils incarnent. Pensant par affects et par percepts, plutôt que par idées, valeurs ou concepts, la littérature et l’art renvoient à une socialité du monde sensible ou à des configurations collectives de la sensibilité (des «esthésies »), qui passent notamment par la fonction conative du langage, responsable pour une large part de la dimension 54 empathique de l’expérience esthétique. L'espace énonciatif devient ici le terrain d'un partage du sensible désintéressé et par là produit l'expérience la plus juste de ce que serait une communauté entendue comme co-énonciation. Les discours esthétiques rendent compte des mutations politiques et idéologiques profondes et des changements dans la manière « d'être ensemble » des citoyens. La littérature et l'art en général seraient ainsi les domaines les plus propices à saisir ce qu'est la communauté à l'heure actuelle : le lieu d'une définition éthique des sujets conjointe à la construction d'un énoncé, un lieu mobile qui autorise une multiplicité de positions et entraîne une communauté énonciative, c'est-à-dire un agir réciproque de l'un sur l'autre. Avant de conclure ce parcours de l’idée de communauté, c’est la démarche de Stanley Fish et l’autorité de ses communautés interprétatives qui nous permettra d’expliciter une dernière fois au mieux l’actualisation de la communauté à-venir dans un lieu toujours en construction, dans une performance toujours confrontée à l’évènement. Car ces « communautés interprétatives » sont événementielles. Elles postulent en effet radicalement la récusation simultanée de l’intérêt dissocié pour l’auteur, le texte et le lecteur en vue de la compréhension interprétative d’une œuvre littéraire. Premier temps de cette démarche, cette récusation simultanée des trois entités maîtresses de la théorie littéraire est suivie d’une dissolution et d’un enveloppement des trois termes dans une entité supérieure : « la communauté interprétative » 55. Le sens d’un texte est avant tout 54 Pierre OUELLET, « Une esthétique de l’énonciation. La communauté des singularités », Politique de la parole. Singularité et communauté, Pierre Ouellet (dir.), Montréal, Trait d’union, coll. « le soi et l’autre », 2002, (http://id.erudit.org/iderudit/008071ar). 55 Cf. Stanley FISH, Quand lire c'est faire. L'autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/croiser », 2007 [1980]. 17 acté dans le contexte ponctuel et dans la construction renouvelée de communautés interprétatives souvent ressemblantes mais jamais identiques, faisant de chaque acte de lecture une performance. Notre lecture n’est pas purement le produit de notre sensibilité individuelle, elle est le reflet des structures interprétatives qui nous traversent et nous construisent. Et c’est là l'intérêt de ce pragmatisme moderne : la notion ne passe pas par un modèle rationnel où sujet et objet seraient définis dans des places bien assignées, au contraire elle n’a d’autre visage que ce qu’elle affiche, d’autre réalité que ce qu’elle fait, d’autre modalité que ce qu’on y engage. Mais c'est cet inachèvement même qui lui donne l'énergie de se perpétuer sans cesse sous de nouvelles modalités. L’idée de la communauté comme partage d’un vide puis reconstruction et réécriture renouvelée de sa propre existence trouve ici un de ses motifs les plus aboutis. Or, il est peut-être envisageable de voir dans cette performativité de la communauté un trait propre à l’activité littéraire et sa propension à la fois individuelle et collective à jouer sa survie dans le partage d’un espace par une poétique du « chaque fois » : La pluralité est d’abord un milieu toujours habité, un espace qui n’est jamais vacant et qui ne précède pas les contenus qui le peuplent, puisqu’il en résulte. L’espace est ici l’ensemble des rapports qui relient ses habitants. Le champ poétique s’organise autour d’un cas ou de plusieurs ; 56 modèles et exemples sont le noyau de la conception d’ensemble. Une poétique combinatoire opère dans une dimension qui est de l’ordre du « chaque fois ». Elle ne s’occupe pas, à la façon d’un code, de couvrir le terrain, de remplir les cases et d’illustrer les cas ; ni de compter, classer ou comparer. Elle ne décrit pas, elle pose. Elle vient rendre présents et actuels des éclats d’un trésor virtuel. Cette poétique se joue tout entière dans chacune des occurrences, et sa puissance est de produire un cas nouveau à chaque fois. De là la valeur de renouvellement de chaque 57 performance, de chaque poème, et sa valeur absolue d’évènement. Pour ne plus voir dans la communauté qu’un risque de communautarisme 58, pour y trouver « […] la jouissance pure d’un espace de développement ouvert »59, on ne peut que proposer maintenant de laisser la place ou même l’espace de la communauté à des propos plus immédiatement littéraires : comme autant de passages et de seuils pour une 56 Judith SCHLANGER, La mémoire des œuvres, Paris, Verdier, 2008 [1992], p. 154. Ibid., p 33. 58 Cherry Schrecker note dans son introduction cette tendance française à faire insidieusement glisser la communauté vers le communautaire, voire le communautarisme. (Cf. Cherry SCHRECKER, La Communauté, op. cit). 59 Judith SCHLANGER, La mémoire des œuvres, op.cit., p. 36. 57 18 réactualisation de la pensée de l’être-ensemble. Dans les « clubs » de David Fincher, dans les œuvres de Jean Genet et Thomas Bernhard, dans la confrontation de communautés littéraires et sociétaires au Brésil ou en Algérie, dans la constitution de communautés interprétatives romanesques, dans les visions de l’homosexualité comme geste esthétique face aux instances sociales, dans la tentation d’une communauté des écrivains. Pouvoirs de la littérature, modèles de la communauté ; peut-être un chiasme est-il envisageable : pouvoir de la communauté par l’investissement dans la littérature. Aurélien Bécue, Romain Courapied, Emilie Etemad, Chloé Tazartez. Pour citer cet article : Aurélien Bécue, Romain Courapied, Emilie Etemad, Chloé Tazartez, « Pouvoirs de la littérature, modèles de la communauté. Introduction », actes de la journée d’études « Pouvoirs de la littérature, modèles de la communauté » (Groupe Phi/CELLAM), publié le 14/03/2012 [en ligne], URL : http://www.cellam.fr/?p=2568 Bibliographie sélective : AGAMBEN, Giorgio, La Communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque (La comunità che viene), Paris, Seuil, 1990. AUGE, Marc, La Communauté illusoire, Paris, Payot et Rivages, 2010. BARTHES, Roland, Comment vivre ensemble, Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens (Cours et séminaires au Collège de France, (1976-1977)), Paris, Seuil IMEC, 2002. BATAILLE, Georges L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2008 [1943]. BLANCHOT, Maurice, La Communauté inavouable, Paris, Les Editions de Minuit, 1983. DEBORD, Guy, La Société du Spectacle, Paris, Gallimard, 1992 [1967]. ESPOSITO, Robert, Communitas, Origine et destin de la communauté Conloquium de Jean-Luc Nancy), Paris, PUF, 2000. (précédé de 19 ESPOSITO, Robert, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/croiser », 2010. FISH, Stanley, Quand lire c'est faire. L'autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. « Penser/croiser », 2007 [1980]. FREUD, Sigmund, Le malaise dans la civilisation, trad. Bernard Lortholary, Paris, Seuil, coll. « Points », 2010 [1930]. GLISSANT, Edouard, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996. MANCHEV, Boyan, « Puissances de la communauté. Questions à Roberto Esposito au sujet de Communitas. Origine et destin de la communauté », Papiers n°59, Collège International de Philosophie, 2008. (http://www.ciph.org/fichiers_papiers/Papiers59.pdf) NANCY, Jean-Luc, Jean-Luc Nancy/Chantal Pontbriand, Un entretien dans « L’idée de communauté », Parachutes, n°100. NANCY, Jean-Luc, La Communauté affrontée, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2001. 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