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POUVOIRS DE LA LITTERATURE ET MODELES DE LA
COMMUNAUTE
INTRODUCTION
PREAMBULE
Encore et toujours, la communauté nous propose son énigme : impossible et nécessaire, nécessaire et
impossible.
1
Au seuil d’un séminaire au collège de France portant sur le Vivre-ensemble
2
,
Roland Barthes présente la communauté comme un « fantasme » terme forgé, depuis
Freud, sur la réunion du terme « phantasme », évoquant l’hallucination, et celui de
« fantaisie », signifiant la capacité à imaginer. Ceci laisse entendre que le concept est
abordé dans un modus operandi ambivalent : à la fois désir positif d’atteindre à la pensée
en actes, si l’on se place du côté de la fantaisie imaginante ou imageante (que sera la
communauté de demain ?), et conscience (connaissance avec et par soi, c'est-à-dire aussi
capacité à se percevoir comme un autre dans une coprésence à soi-même
3
). Conscience
plus ou moins affirmée de son irréductible dimension rêvée, si l’on anticipe le côté
fantomatique de la question (y a-t-il une communauté qui soit pensable ?). Cette
1
Roberto ESPOSITO, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique, Paris,
Les Prairies Ordinaires, coll. « Penser/Croiser », 2010, p. 49.
2
Roland BARTHES, Comment vivre ensemble, Simulations romanesques de quelques espaces quotidiens,
Paris, Seuil IMEC, 2002 [Cours et séminaires au Collège de France, 1976-1977].
3
Cf. Considérations morales d’Hannah ARENDT, Paris, Rivages/Payot, coll. « Petite Bibliothèque », 1996.
2
consciousness, voie d’introjection
4
de l’autre en soi mais également ouverture à la
reconnaissance du tout-autre, permet d’appréhender une pensée contemporaine de la
communauté toujours caractérisée par la béance (dans laquelle on renonce à la possibilité
de l’Unique, ou du moins pas autrement que comme une unicité toujours déjà duelle
5
)
que créé l’insondable dans le rapport à l’autre, insondable qui nous interroge chaque fois
personnellement sur ce que nous mettons dans le commun.
Voilà pourquoi il convient sans doute, au moment de commencer cette journée
d’étude, de laisser à vue cette première interrogation : qu’est-ce que la communauté
universitaire ? qu’apporte-t-elle au commun ? Questions premières, prémisses à tout
travail, que nous devrions peut-être avoir à l’esprit lorsque nous exposerons nos
réflexions aux autres, savoir ce qui nous pousse en tant qu’universitaires à réfléchir ce
sujet, et ce que dans un même temps ce sujet fait de nous en tant qu’universitaires. Dès
lors que ce sujet sera pris dans un parcours transdisciplinaire, un réseau de pensées
plurivoques et aporétiques sera mis en œuvre, un rhizome
6
qui permettra l’ouverture du
sujet et nous en fera également apparaître insensiblement la limite. Cette limite floue
qu’on pourra voir comme un horizon, l’illimité d’une limite toujours déplacée dans sa
4
L’introjection est un terme introduit en psychanalyse dans un article de ndor Ferenczi (« Introjection et
Transfert », 1909) repris, entre autres, par Mélanie Klein, décrivant un réflexe de protection face aux
angoisses ou correspondant à une augmentation des fonctions psychiques, consistant à intégrer sur un mode
fantasmatique un objet extérieur (bon ou mauvais) et ses qualités.
5
Barthes explique de quelle façon notre monde est sexuellement structuré sur une pensée de la bipartition
tenant à la logique de l’androgyne platonicien (Le Banquet). Il y a un double parcours entre l’unité divisée
et la reconstitution de la paire comme unité (image de la fusion amoureuse) par quoi l’on peut déterminer
que structurellement dans la pensée l’Un est fait de deux (divisé) et le deux est une unité (la paire, le duel),
Cf. Comment vivre ensemble, op. cit., p. 138. Cette trace n’est pas cependant la dominante d’une pensée de
la relation à l’autre qui devient apparemment problématique mais qui a l’avantage de ne plus jouer d’une
idéalisation impossible. Il s’agit de connaître l’autre tel qu’il est, non plus seulement comme un alter ego,
mais comme porteur également du tout-à-fait-autre, et d’accepter cet inaccessible. Cette difficulté est aussi
la condition de la communauté : « Dans le panorama actuel du monde, une grande question est celle-ci :
comment être soi sans se fermer à l’autre, et comment s’ouvrir à l’autre sans se perdre soi-même ? »
(Edouard GLISSANT, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 23).
6
Le rhizome est conceptualisé par Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI (Capitalisme et schizophrénie 2.
Mille Plateaux, Paris, Editions de Minuit, 1980) comme une réforme de la pensée hiérarchisante des
connaissances (système où tout tient sur une base/racine et se déploie en arborescences) dans la mesure
il permet de penser, sur le modèle métaphorique de ces plantes à développement rhizomique dont les
ramifications peuvent naître en chaque point, un décentrement (ou une multiplication des centres)
interdisant la racine. S’agissant de communauté, on doit donc remettre en cause l’existence d’une base
stable, la pensée que le bien social est toujours suffisant pour valoir comme valeur supérieure, et penser la
diversité des éléments de la communauté comme autant de centres potentiels et jamais constitués en tant
que tels. Edouard Glissant insiste en outre sur le bienfait de la pensée-rhizome en notant que « La racine
unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres
racines. » (Édouard GLISSANT, Introduction à une poétique du divers, op. cit., p. 59).
3
perception nous fait sentir à quel point la question de la communauté est inactualisable,
rétive à la réponse, et par même souhaitable comme un à-venir insaisissable. Cet à-
venir est cependant conditionné par des données précises, tant historiques que sociales,
parmi lesquelles, et pour suivre un résonnement d’Hannah Arendt, on peut retenir
particulièrement l’influence conjointe de la bombe nucléaire et de la globalisation
7
. En
effet la bombe nucléaire donne à l’homme la possibilité de détruire le monde qui le porte,
de détruire le fondement de toute sa pensée, et cette menace même empêche de penser
encore le monde dans un ordonnancement clair. Cette menace, à la source d’une
solidarité négative, empêche la pensée de l’unification et pousse au contraire à valoriser
la pluralité, à souhaiter une réunion sans unité. Actuellement, la communauté n’a pour
seule possibilité éthique (du moins telle que déterminée par la philosophie
contemporaine) d’avoir la désunification pour principe unificateur, ou comme Barthes
l’exprime
8
, d’avoir la mort pour télos, autrement dit : un télos sans télos. De fait, la
fracture entre communisme et communauté
9
est consommée, peut-être même plus loin y
a-t-il fracture entre politique et communauté, phénomène nouveau par lequel l’humain ne
peut plus se concevoir ainsi qu’une masse en devenir (ou plutôt ainsi qu’un devenir-
masse) mais en côtoiement d’individualités non miscibles. C’est ce qu’évoque Jean-Luc
Nancy dans La Communauté affrontée :
[…] qu’est-ce donc que la communauté si le nombre en devient l’unique phénomène – voire la
chose en soi et si plus aucun « communisme » ni « socialisme », national ou international, n’en
soutient plus la moindre figure ni même la moindre forme, le moindre schème identifiable ? Et
qu’est-ce donc que le nombre si sa multiplicité ne vaut plus comme masse en attente d’une mise en
forme (formation, conformation, information), mais vaut en somme pour elle-même, dans une
dispersion dont on ne saurait s’il faut la nommer dissémination (exubérance minale) ou
émiettement (pulvérisation stérile) ?
10
7
On distingue la globalisation qui est l’unification mondiale du marché économique de la mondialisation
qui signifierait (si tant est qu’elle soit véritablement à l’œuvre) la connaissance des particularismes des
peuples et la volonté commune de les réunir sans les unifier.
8
Roland BARTHES, Comment vivre ensemble, op. cit., p. 84.
9
Malgré l’éventuel rapprochement étymologique, Jean-Luc Nancy insiste sur une différence de nature entre
communisme et communauté : « Or le « communisme » indique une idée et un projet, tandis que la
« communauté » semble noter un fait, une donnée. Le « communisme » se déclare en faveur d’une
« communauté » qui n’est pas donnée, qu’il se donne comme un but. » (Jean-Luc NANCY, La
Communauté affrontée, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2001, p. 27)
10
. Ibid., p. 29-30.
4
Cet informe, ou encore cette impossibilité à prendre forme, témoigne d’un nouveau
rapport à l’individu qui ne tient plus du transcendantal, et d’une capacité à sortir de soi-
même pour atteindre le commun, mais d’un immanent chaotique (au sens positif) de la
« singularité quelconque »
11
, c'est-à-dire un exemplaire, unique en même temps que
représentatif du tout.
D’UNE COMMUNAUTE LAUTRE : PARCOURS SUR LES TRACES DE « LIDEE DE
COMMUNAUTE »
On assiste depuis les années 1980 à un retour sur la notion de communauté de la
part de philosophes français et italiens qui soulignent tous la nécessité de redéfinir le
terme après les expériences totalitaires qui ont marqué la seconde moitié du XXe siècle
mais aussi devant la montée en puissance des néo-conservateurs flirtant avec de
nouveaux fascismes et des replis nationalistes, le tout sur fond de mondialisation
économique galopante. Ce retour à la communauté leur semble nécessaire au vu de sa
confusion par les idéologies avec le communautarisme, confusion issue d’une
exacerbation de l’image d’un individu tout-puissant et non-contraint, aussi illusoire que
dangereuse. Cette crispation autour de l’individu entraîne par voie de conséquence un
repli sur soi morbide ; sur le terrain politique, elle fait naître de possibles dérives ultra-
nationalistes voire, à plus long terme, de nouveaux totalitarismes. Cette communauté de
penseurs est représentée, entre autres, par des figures comme Jean-Luc Nancy, Maurice
Blanchot, Jacques Rancière, Giorgio Agamben, Roberto Esposito, Pierre Ouellet ou
encore Edouard Glissant. Les textes bien souvent dialoguent entre eux mais aussi avec les
prédécesseurs de la pensée moderne (Hobbes, Rousseau, Kant, Heidegger) et
contemporaine (Georges Bataille). On peut à ce titre reprendre le constat de Roberto
Esposito dans Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la politique :
On peut vraiment dire qu'avec Heidegger et Bataille la pensée de la communauté au XXe siècle
atteint à la fois son maximum d'intensité et son extrême limite. […] Et c'est pour la même raison que
tout ce qui nous sépare d'eux - la philosophie, la sociologie, la politologie de la seconde moitié du
11
Giorgio AGAMBEN, La Communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque (La comunità che
viene), Paris, Seuil, 1990.
5
XXe siècle reste dans l'oubli de la pensée de la communauté, ou, pire, participe à sa déformation
quand elle la réduit à la défense de nouveaux particularismes. À cette dérive qu'expérimentent et
produisent tous les débats en cours concernant individualisme et communautarisme répond, en
particulier en France et en Italie, et seulement depuis quelques années, la tentative de relancer une
nouvelle réflexion philosophique sur la communauté exactement à partir du point la précédente
s'est arrêtée au milieu du siècle dernier. Le renvoi nécessaire à Heidegger et à Bataille qui la
connote, s'accompagne toutefois de la claire conscience d'être confronté à l'épuisement inévitable de
leur lexique, c'est-à-dire d'être dans une situation, à la fois matérielle et spirituelle, qu'ils n'ont pu
connaître tout à fait.
12
Dans ce contexte nouveau, nombreux sont les textes fictionnels et philosophiques
qui pensent et travaillent « l’idée de communauté ». Il est proposé ici notre lecture d’une
histoire du concept issue d’une sélection non exhaustive de propos théoriques
s’intéressant à « l’être-ensemble ». Ce parti-pris des penseurs contemporains annonce en
effet la fin d’une perspective absolutisante ou idéale de la communauté
13
depuis la
perspective organiciste d’Aristote jusqu’au rêve de fusion des individus chez Rousseau :
Parce que la communauté n'est pas quelque chose à quoi il faudrait revenir, comme le voulait
Rousseau, ou à quoi il faudrait aspirer, comme le voulait Kant, mais elle n'est pas non plus quelque
chose à détruire, ou de destructible, comme le pensait Hobbes. Elle n'est ni une origine, ni un télos,
ni une fin ni la fin, ni un présupposé ni un but, mais la condition, à la fois singulière et plurielle, de
notre existence finie.
14
On glisse donc d’une perspective pré-moderne la communauté conçue dans le
cadre de la Cité était mue par une idéalisation de la Nature (et/ou de la Raison), à une
conception moderne la communauté se construit sur un « pacte » (hobbesien,
rousseauiste ou kantien) social juridico-politique.
La pensée antique prend comme modèle pour la communauté humaine une image
de la Nature, une reproduction de l’ordre du cosmos. La « communauté antique » est
donc nécessairement bonne, idéale car elle suit l’ordre naturel et se présente telle un
corps dont les parties sont reliées hiérarchiquement au tout
15
.
12
Roberto ESPOSITO, Communauté, immunité, biopolitique, op. cit., p. 88-89.
13
C’est cet achèvement que Roberto Esposito développe dans Communauté, immunité, biopolitique, au
travers de l’analyse de différentes positions philosophiques sur la communauté depuis Hobbes, Rousseau et
Kant jusqu’à Heidegger et Bataille.
14
Ibid., p. 66.
15
Il existe déjà un hiatus dans le recensement systématique des titres à gouverner et à être gouverné que
Platon fait dans les Lois, et, ce, comme le note Jacques Rancière, dans le septième titre conçu comme
« choix du dieu » : « La liste devrait s’arrêter là. Il y a pourtant un septième titre. C’est le « choix du dieu »,
autrement dit l’usage du tirage au sort pour désigner celui à qui revient l’exercice de l’arkhé. Platon ne
s’étend pas. Mais, clairement, ce choix ironiquement dit du dieu désigne le régime dont il nous dit ailleurs
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