Règles, formes de vie et relativisme chez Wittgenstein

Noesis
14 | 2008
Sciences du vivant et phénoménologie de la vie
gles, formes de vie et relativisme chez
Wittgenstein
Sandra Laugier
Édition électronique
URL : http://noesis.revues.org/1652
ISSN : 1773-0228
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition imprimée
Date de publication : 15 décembre 2008
Pagination : 41-80
ISBN : 2-914561-48-2
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
Sandra Laugier, « Règles, formes de vie et relativisme chez Wittgenstein », Noesis [En ligne], 14 | 2008,
mis en ligne le 28 juin 2010, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://noesis.revues.org/1652
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Règles, formes de vie et relativisme chez
Wittgenstein
Sandra Laugier
1 Le naturalisme est-il réductible à un recours à la pratique ? Telle est la question qui
demeure à propos de Wittgenstein, et surtout de l’usage actuel qui en est fait. Cora
Diamond notait que Kripke sur Wittgenstein (ou Kripgenstein, comme l’appelle Putnam)
était bien plus influent, aujourd’hui, que Wittgenstein lui-me, le plus amusant étant
que cette influence s’exerce dans deux champs assez peu compatibles
philosophiquement : celui de la théorie pure et dure de la signification et celui de
l’épistémologie relativiste, ou de la théorie sociale de la science. Pour le premier, la
lecture de Kripke a l’avantage (crucial pour un philosophe analytique) d’attribuer à
Wittgenstein une thèse claire et intéressante sur la signification : un lecteur analytique
comme Paul Boghossian, par exemple, voit dans le livre de Kripke la première
monstration des liens il peut y avoir entre les affirmations générales de Wittgenstein
sur le langage privé et sa thèse sur la signification1. Cet exemple, parmi de multiples
semblables, permet de comprendre pourquoi Wittgenstein est très souvent considéré
comme incompatible avec la réflexion épismologique actuelle, comme le dit
remarquablement Diamond :
Ce n’est qu’à partir du moment où des thèses provocantes (ou ce que les philosophie
actuelle tient pour telles) ont été abstraites de ses écrits, ainsi que des arguments
en faveur de ces thèses, arguments qui permettraient de faire de Wittgenstein un
contributeur de talent au sujet tel qu’en général on le comprend, que Wittgenstein
peut être considéré comme un philosophe qui mérite vraiment sa réputation. Ainsi,
dans la mesure le but de Wittgenstein dans sa philosophie peut être conçu
comme, en un sens, « thérapeutique », à savoir, de nous libérer de la confusion
philosophique nous sommes embrouillés, œ but semble être incompatible avec
ce qui peut être conçu comme valable dans ses écrits, à savoir des thèses et des
arguments qui peuvent être pris au sérieux en tant que thèses et arguments par
ceux qui rejettent la conception wittgensteinienne de ce que la philosophie, tel qu’il
la pratiquait, pourrait accomplir2.
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2 Pour le second domaine, la sociologie des sciences, il en va de même : c’est moins
Wittgenstein lui-me que l’interprétation de Kripke, résumée en « community view »,
qui joue un le déterminant dans les discussions sur la règle et l’épismologie.
encore, Wittgenstein n’est jamais vraiment lu, et est considéré comme ayant démontré
que toute pratique scientifique par exemple la mathématique est pendante
d’accords de communauté. Ici, comme dans le cas des arguments transcendantaux,
l’argument est présenté en liaison avec le scepticisme. C’est le scepticisme sur ce que nous
faisons en suivant une règle, et sur le fondement d’une telle activité, qui conduit à la
community view. Sous la forme la plus célèbre mais non la seule que lui a don
Kripke3, elle consiste à interpter la philosophie des règles de Wittgenstein comme « la
solution sceptique d’un argument sceptique ». Wittgenstein aurait mis au jour un
argument sceptique inédit et puissant en vertu duquel il est impossible de déterminer la
règle suivie par un agent au cours d’une action. Selon Kripke, Wittgenstein « a montré
que tout langage, toute formation de concept est impossible et en réali inintelligible »4.
Pour Kripke, un agent effectuant (en apparence !) une addition pourrait aussi bien être en
train de faire tout autre chose, et ni nous, ni lui, n’avons aucun moyen de le savoir. Il n’y
aucune donnée, ni observationnelle, ni introspective, permettant de dire s’il s’agit d’une
addition ou bien d’une toute autre opération qui, dans ce cas précis, donne le même
résultat que l’addition, mais qui suit des règles toutes autres, et dont les sultats
diffèrent de ceux de l’addition dans un grand nombre d’autres cas5. Il n’y a pas de « faits
dans le monde » (no fact of the matter,une expression quinienne) permettant de dire quelle
règle a ésuivie. La solution sceptique de ce paradoxe sceptique est donc la community
view :suivreune règle ne peut être rien d’autre que se conformer à l’usage établi dans une
communau. La normativité n’est rien d’autre que cette conformité. C’est la
communau(sociéglobale ou communauté mathématique ?, Kripke ne le précise pas)
qui détermine ou, plus exactement, qui constitue ce qu’est un calcul exact et ce qu’est un
calcul faux. Cette torie, qui ne peut être attribe à Wittgenstein et, comme on va le
voir, est même réfue par lui, est celle qui focalise l’intérêt des rationalistes
(autoproclamés) et des relativistes.
Kripgenstein
3 Il n’est pas question de présenter ici un (ou plutôt deux) domaine(s) où les publications se
sont multipliées nous allons plutôt examiner quelques difficultés du problème, à partir du
texte même de Wittgenstein. Une expression assez adéquate à propos de la question des
règles telle qu’elle se présente dans les Recherches est celle de « Charybde et Scylla » : on
oscillerait entre une conception « platoniste » qui voit dans les règles des « rails » à suivre
(Geleise), et une conception inverse, « interprétativiste », qui ne voit dans la gle rien
d’autre que son interprétation. Dans les débats sur la gle, il semble que le rejet d’une
conception aboutisse quasi mécaniquement à l’adoption de l’autre. C’est précisément une
telle alternative qui détermine la plupart des interprétations et des usages de la
conception wittgensteinienne des règles qu’un examen attentif de ce que Wittgenstein
veut dire dans ces passages de Recherches peut rompre. Il semble d’emblée fourvoyant de
parler d’une « théorie » wittgensteinienne des gles. Wittgenstein veut montrer de la
difficulté philosophique qu’il y a à penser la gle, à échapper aux préjugés qui lui sont
associés, à la voir autrement. C’est cela voir les choses, notre langage, autrement,
« regarder au bon endroit », comme le suggère Diamond6 que Wittgenstein veut que
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nous fassions, pas discuter des « applications correctes ou incorrectes de la règle »
(Kripke).
4 Un certain nombre de remarques de Wittgenstein, dans les Recherches, semblent aller à
l’encontre d’une conception dite « platoniste » de la règle. Les règles, dit Wittgenstein, ne
sont pas des rails, c’est-à-dire qu’elles ne contiennent pas, ne nous donnent pas (eingeben,
§ 222),leur application. Reprenons les passages concernés7 :
218. D’où vient l’idée que le commencement d’une série serait la partie visible de
rails qui vont de manière invisible jusqu’à l’infini ? Eh bien, au lieu de règles nous
pouvons nous représenter des rails. Et à l’application illimitée de la règle
correspondent des rails d’une longueur infinie.
219. « Tous les pas sont en réalité déjà faits » veut dire : je n’ai plus le choix. La
règle, une fois estampillée d’une signification donnée, tire les lignes au long
desquelles elle doit être suivie dans tout l’espace. Mais si quelque chose de tel
était vraiment le cas, en quoi est-ce que cela m’aiderait ?
Non ; ma description n’a de sens que si elle est à comprendre de manière
symbolique (symbolisch). – Cela me vient ainsi – devrais-je dire.
Lorsque j’obéis à la règle, je ne choisis pas. Je suis la règle aveuglément (blind).
221. Mon expression symbolique était proprement une description mythologique de
l’usage d’une règle.
Wittgenstein remarque ici une mythologie de la gle, qui nous fait croire que tout est
en elle, que « tous les pas sont faits ». Mais il ne s’agit pas de rejeter purement et
simplement cette mythologie, qui, dit-il, nous frappe, ou plutôt nous « vient »
naturellement. Le fait est que nous voyons les choses ainsi, comme Wittgenstein le dit par
exemple de son concept de repsentation synoptique (übersichtliche Darstellung):
Il désigne notre forme de représentation, la manière dont nous voyons les choses
(Est-ce une « Weltanschauung » ?) (§ 122).
Ce que Kripke interprète comme un « paradoxe sceptique » chez Wittgenstein est
précisément l’idée, qu’il tire de sa « critique » de l’idée des gles comme des rails, que
nous n’avons rien (aucun fait) sur quoi nous fonder pour faire ou dire quoique ce soit.
C’est là un exemple assez courant d’erreur de lecture de Wittgenstein : en entendant chez
lui la critique d’une thèse, on lui attribue la thèse inverse. Or Wittgenstein n’énonce ici
pas de thèses, il veut faire voir la difficul philosophique en question ici. Il s’agit
encore de thode, et pas de torie :
Ce que je veux vous enseigner, ce ne sont pas des opinions, mais c’est une méthode.
En fait, la méthode qui consiste à considérer comme non pertinentes toutes les
questions d’opinion. Si j’ai tort, alors vous avez raison, ce qui est tout aussi bien.
Tant que vous cherchez la même chose (look for the same thing)…8
Ce que Wittgenstein veut trouver dans les Recherches,ce n’est pas une conception correcte
des gles, mais une méthode pour y penser, c’est-à-dire chercher et les regarder
(l’expression look for veut dire tout cela). À quoi s’oppose la vision mythologique de la
règle précédemment décrite ? À ce que c’est ordinairement suivre une règle, serions-nous
d’abord tentés de répondre. Mais y a-t-il une conception ordinaire de la règle ? Rien n’est
plus difficile que de décrire ce que c’est ordinairement qu’une règle, et Kripke, en posant
le probme en terme de paradoxe, ne fait que l’éviter. Kripke se fourvoie, dès le début,
par sa position du problème. Il pose la question de la règle dans les termes de la réponse
qu’il va donner : ceux de la correction de l’application d’une règle. D’où son insistance sur
certains exemples dons par Wittgenstein : l’opération d’additionner 2, etc. Mais qu’est-
ce qu’additionner (ou n’importe quelle action) demande constamment Wittgenstein, hors
des connexions que l’action possède dans « notre vie » ?
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Le concept de douleur est caractérisé par la place déterminée qu’il a dans notre vie.
La douleur occupe telle place dans notre vie, elle a telles connexions (
Zusammenhangen).(Autrement dit : c’est seulement ce qui occupe telle place dans
notre vie, seulement ce qui a telles connexions que nous appelons douleur)9.
En parant « notre vie » et les gles, Kripke arrive aisément à l’idée qu’il n’y a pas de
rails, et donc qu’il n’y a rien – pas de fact of the matter – qui l’application de la règle. Mais,
alors que Quine utilise la notion contre le « mythe de la signification », Kripke l’emploie à
propos de nos usages du langage, et contre l’idée que nous voulons dire quelque chose par
notre langage. Nous renvoyons ici à son argument connu sur l’addition, et sa question de
savoir si, en additionnant nous « voulons dire » « quus » ou « plus ». L’opération imaginée
par Kripke est la quaddition, notées F0
79 . x F0
79 y = x + y six + y <125, sinon, x F0
79 y = 5. Tant
qu’un agent opère sur des nombres dont la somme est inférieure à 125, personne ne peut
savoir s’il additionne ou s’il quadditionne, pas même l’agent.
Puisqu’il est impossible de répondre au sceptique qui suppose que je veux dire quus,
il n’y a aucun fait, à mon sujet (no fact about me)qui fasse la moindre différence, que
je veuille dire plus ou que je veuille dire quus. En réalité, il n’y a pas de fait, à mon
sujet, qui fasse de différence, que je veuille dire une fonction définie par ‘plus’ (qui
détermine ma réponse dans des cas nouveaux) ou que je ne veuille rien dire du tout
10.
La question sceptique concerne alors la signification, le vouloir-dire, et donc envisage
d’emblée la règle, et l’idée de suivre correctement la règle, de manière isolée. Kripke
renvoie alors à nos formes de vie (nos « accords ») pour la résoudre. Le problème est que
les formes de vie sont déjà , au moment me le paradoxe est soulevé. Kripke
partage artificiellement en deux un unique probme, celui de la place des règles dans
notre vie. Il part d’une définition de la règle et d’exemples qui n’ont rien à voir avec ce
que nous entendons ordinairement par suivre une règle, en tire une conclusion sceptique
(inévitable s lors que le probme a été poainsi), et recourt, pour la réfuter, à l’idée
d’accord. Mais à ce stade, il est trop tard, et la solution de Kripke définir la signification
de la règle par des conditions d’assertion déterminées par la communauté, qui décide
d’intégrer ou non l’individu11 s’avère aussi artificielle que le probme. Le recours à
l’accord de communaune peut pas être une solution au scepticisme.
5 Dans les Recherches, aux §§ 199-200, Wittgenstein envisage les cas des gens suivraient
une règle d’une façon qui n’aurait rien à voir avec ce qu’est suivre une règle « dans le
contexte de nos vies ».
Est-ce que ce que nous appelons « suivre une règle » est quelque chose qu’un seul
homme, juste une fois dans sa vie, pourrait faire ? C’est une remarque sur la
grammaire de l’expression « suivre la règle ». Il est impossible qu’une règle ait été
suivie une seule fois par un seul homme (...). Suivre une règle, faire un rapport (...)
sont des coutumes (des usages, des institutions).
Il est absurde de tirer un « paradoxe de la règle » d’une conception de la règle qui,
précisément, n’a rien à voir avec ce qu’est, réellement, suivre une règle. Kripke fait dès le
part comme si nous pouvions précisément saisir ce qu’est une règle, indépendamment
de son contexte : alors que c’est cela me que Wittgenstein veut mettre en question,
comme le dit McDowell.
L’idée est que la relation qu’ont notre pensée et de notre langage mathématiques à
la réalité qu’ils caractérisent peut être contemplée, non seulement de l’intérieur de
nos pratiques mathématiques, mais aussi, pour ainsi dire, de côté –d’un point de vue
indépendant de toutes les activités et réactions humaines qui localisent ces
pratiques dans notre « tourbillon de l’organisme » ; et qu’on pourrait reconnaître,
depuis cette vue de côté, qu’un mouvement donné est le mouvement correct à un
point donné de la pratique12.
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