Analyse d’ « Enfoncement » (Premier mouvement de Labyrinthe !, de Pierre Henry) par Étienne de Villars Mode Opératoire Premières écoutes Après plusieurs écoutes de l’œuvre entière, puis du premier mouvement, la première étape de l’analyse d’« Enfoncement » fut de délimiter différentes parties à l’oreille. Très vite je me suis trouvé confronté à une première difficulté, proposer un découpage cohérent au fur et à mesure de ces écoutes successives, sans trahir l’unité du mouvement. J’ai alors choisi de diviser ce premier mouvement en trois parties principales selon le principe d’une alternance tension/détente. La première, de 0’00’’ à 1’28’’, est une sorte de prélude à l’introduction pendant lequel l’auditeur se retrouve comme plongé dans un univers sonore relativement stable et minimaliste. La seconde, s’étend de 1’28’’ à 7’02’’. Elle constitue l’essentiel de ce premier mouvement, et mettrait en scène l’« Enfoncement » proprement dit de l’auditeur dans le labyrinthe au grès de plusieurs étapes et procédés que nous tenterons de mettre en évidence par la suite. La troisième partie, de 7’03’’ à 7’45’’, vient conclure ce premier mouvement en apportant une sensation de détente partielle et de temps suspendu. La représentation graphique La deuxième étape de mon travail a été de repérer graphiquement les différents éléments sonores qui interviennent dans la composition de Pierre Henry. Autrement dit de mettre en lumière différentes pistes de réflexion générale en partant du particulier, en l’occurrence des plus petits éléments sonores présents dans la musique. À l’aide de l’Acousmographe, j’ai essayé de mettre en place un code graphique cohérent capable de représenter chaque type de sons et chaque intention musicale de manière cohérente et visuelle. Les couleurs et les formes utilisées dans l’acousmographie sont censées représenter au mieux l’étendue des sonorités. Le code couleur est le suivant : Bleu = métaux Jaune = électricité Orange = machines Noir et blanc = instruments de musique / voix Par ailleurs, on retrouve dans les groupes de calques de l’Acousmographe un classement par textures et par formes de ces différentes catégories de sons. Bien entendu, ce type de classement a ses limites, un son peut évidemment évoquer plusieurs images, être électrique et métallique à la fois. Certains bruits de portes métalliques sont regroupés dans un calque « Portes » et d’autres, parce qu’ils proviennent de machine, apparaitront dans le calque « Bruits mécanique » hachurés en orange et bleu. Résultats de l’analyse d’« Enfoncement » Les mouvements de tension/détente : la mécanique du suspense L’évolution du « tapis sonore » Le premier élément générateur de tension est peut-être l’utilisation que fait Pierre Henry des tapis sonores. Nous qualifions ainsi les sons « pédales » qui constituent une sorte de base sonore à la composition. Leur évolution est symbolisée dans notre Acousmographie par la partie hachurée en jaune et orange. « Enfoncement » débute par un son électronique puissant laissant très vite la place à un son-pédale, dans les graves, présent presque jusqu’à la fin comme une sorte de remède au silence. Dès les premières secondes Pierre Henry plonge l’auditeur dans l’attente et l’incertitude face au déroulement futur de la pièce. À cet instant, se mettent en place les premiers éléments psychologiques du suspense : l’atmosphère est pesante, le temps ralentit. Au fur et à mesure de l’avancée de la pièce, le tapis se fait de plus en plus présent donnant naissance à une tension croissante inexorable. En particulier à partir de 2’50’’ où le tapis s’intensifie clairement si bien que le temps semble s’accélérer. Ceci s’accompagne d’un crescendo et d’une densification progressive du signal. La représentation graphique du signal de l’Acousmographe, illustre une densification progressive du son entre 9000Hz et 13000Hz, un fait particulièrement frappant à partir de 4’20’’ et jusqu’à 7’02’’, où le tapis vient littéralement saturer l’espace. En effet, à cette pédale de graves que nous évoquions précédemment, viennent subtilement s’agréger d’autres sons longs du même type (ronflement, souffle). On constate que l’effet de tension/détente, ne peut s’appréhender qu’à l’échelle globale de ce premier mouvement. La stabilité partielle qui caractérise le début, ne cesse d’être mise à mal par l’évolution systématique d’un tapis sonore de plus en plus présent lors de la partie centrale. Il faut attendre l’arrivée de la partie 3 à 7’00’’ pour qu’il disparaisse complètement au profit d’une détente toute relative et d’une temporalité suspendue. Les sons courts, l’effet de surprise Le deuxième point qui peut expliquer le suspens provoqué par la musique est probablement l’utilisation que fait Pierre Henry des sons courts, des tensions ponctuelles. La surprise que suscitent ces sons courts tient probablement de leur caractère essentiellement percussif. C’est par exemple le cas des bruits de portes et qui reviennent abondamment dans ce premier mouvement. S’ils sont parfois difficiles à identifier, je crois pouvoir dire qu’il en existe une cinquantaine dans « Enfoncement ». La plupart sont représentés dans l’Acousmographe par des symboles d’attaques raides. Mais, plus encore que leur aspect percussif, c’est leur imprévisibilité qui donne à ces bruits de portes un caractère anxiogène. Une imprévisibilité que Pierre Henry exprime par contraste avec la répétition systématique et régulière d’autres sons courts. On trouve par exemple plusieurs séquences durant lesquelles les mêmes sons courts se répètent de façon quasi mesurée : de 1’51’’ à 2’07’’, de 2’14’’ à 2’35’’ et de 2’37’’ à 3’05’’ Dans la troisième séquence par exemple (de 2’37’’ à 3’05’’), l’effet de surprise vient des claquements de portes irréguliers qui brisent le confort de la pulsation inhérente à la répétition d’un même son de cloche. D’autres sons courts viennent surprendre l’auditeur, à l’image de ce son électronique à (2’08’’) qui intervient comme une véritable décharge à un moment où l’on ne s’y attend pas. Ici, le suspense semble opérer grâce à la triple confrontation d’un tapis toujours plus intense, de séquences répétitives presque mesurées et d’éléments sonores imprévisibles décalés rythmiquement (bruits de portes par exemple). Le matériau sonore : dimension symbolique et effets sur l’auditeur Une symbolique du danger Après avoir repéré la plupart des sons présents dans ce premier mouvement, j’ai tenté de les classer par couleur et par texture. La présence du jaune, du orange et du bleu sur mon analyse graphique montre la volonté de Pierre Henry de créer un environnement sonore cohérent et hautement symbolique : Un milieu hostile où se mêlent principalement trois catégories de sons : - Les sons mécaniques (en orange) sont utilisés à de nombreuses reprises et prennent plusieurs formes. De durée généralement moyenne, ils peuvent être rotatifs, comme de 3’20’’, mélodiques ascendants et donner l’impression d’une accélération comme cette série de trois sons aigus à partir de 4’25’’ ou encore mélodiques descendants à l’image de ce son à 5’10’’ qui évoque une décélération. Tous ont en commun d’évoquer des sonorités de machines ou de moteurs. - Les sons métalliques (en bleu) sont aussi beaucoup utilisés bien qu’il soit parfois difficile de les identifier. Représentés en bleu, ils prennent souvent la forme d’éléments courts et percussifs. Nous avons déjà parlé des bruits de portes mais nous pouvons aussi citer les nombreux petits chocs de métaux certes plus discrets et que nous avons représentés par des étoiles bleues à 2’58’’, 3’02’’ et 3’08’’. On peut mentionner les sons de cloches, groupés en deux groupes de dix à 3’27’’ puis 2’55’’. - Les sons électriques ou électroniques (en jaune), sont généralement présents sous la forme de séquences étendues mais limitées dans le temps. Citons par exemple cette séquence d’une minute qui débute autour de 3’55’’ qui pourrait évoquer une fuite électrique. D’autres éléments peuvent s’apparenter à l’électricité comme ce passage d’une vingtaine de secondes presque percussif qui débute à 2’14’’. Avec le choc des métaux, les fuites électriques, et le vrombissement de machines, tous les éléments sont réunis pour évoquer un contexte industriel menaçant pour l’Homme. D’ailleurs, la voix humaine n’intervient que de manière anecdotique au début et à la fin du mouvement, lors des périodes de détente partielle. Pour autant, elle en devient presque déshumanisée par les multiples procédés de traitements électroniques. Dans la continuité du jeu avec les mouvements de tension et les textures froides que nous venons de relever, le compositeur semble une fois encore vouloir nous faire ressentir le caractère hostile du lieu. L’auditeur s’enfonce dans les dédales d’un labyrinthe industriel, se rapprochant inexorablement d’un danger supposé : celui de s’égarer en franchissant la mauvaise porte, de se blesser sur des machines toujours plus menaçantes. L’auditeur au cœur de l’action Il est difficile de parler de morphologie des sons, de textures froides et de couleurs, sans évoquer leur impact direct sur notre écoute. Pierre Henry semble pousser l’auditeur à se mettre dans la situation du personnage principal de l’œuvre. En stimulant notre imagination, le compositeur place l’auditeur au cœur de l’action dramatique. Les bruits de machine, de métaux, la répétition des claquements de portes et toute la symbolique qu’ils représentent, nous projettent presque physiquement dans l’architecture de ce labyrinthe. Pierre Henry parvient à nous donner la sensation d’évoluer géographiquement dans cet univers hostile. À l’échelle du mouvement, l’importance sans cesse croissante du tapis sonore, introduit l’idée d’une l’évolution physique et irrévocable d’un personnage à travers le temps sans qu’il y ait pour lui, la possibilité de faire demi-tour. De la même manière, lorsque l’on se place à l’échelle réduite des sons courts, on constate qu’un subtil processus de spatialisation est sans cesse mis en œuvre. Le jeu avec la stéréo, les effets, reproduit de manière extrêmement réaliste des micros-mouvements, des déplacements dans l’espace, des changements de direction. Encore une fois, le jeu avec les portes est intéressant, tantôt au premier plan, tantôt lointain, parfois à gauche et parfois à droite, elles nous donnent des indications spatiales en 3 dimensions, des informations qui stimulent nos sens : l’audition d’abord, mais aussi le visuel. On se représente l’ouverture et la fermeture des portes par exemple. Avec un peu d’imagination, on peut tenter de visualiser l’itinéraire emprunté par le protagoniste dans ce labyrinthe. En définitive, dans ce premier mouvement de Labyrinthe, Pierre Henry semble mettre en place les différents éléments d’une dramaturgie musicale, au cœur d’une unité de temps, d’action et de lieu. Il prend à parti l’auditeur en le plongeant dans un environnement de plus en plus hostile qui excite son imagination. La montée progressive du suspens, les sonorités d’un univers industriel toujours plus prégnant nous font appréhender le danger et nous invitent à vivre profondément notre écoute. Le placement des sons dans l’espace sonore, les intentions, les textures orchestrées par le compositeur nous invitent à une expérience musicale intime.