NAISSANCES DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE : ATHÈNES, ROME… 13
style d’expression littéraire, la thèse de la divinité, bonne, par essence, établie à la fin du
livre II. N’était-ce pas la première règle de la théologie platonicienne: Dieu n’est pas la
cause des maux, mais seulement des biens (République, II, 380 c et sq.)? Parfait, par
essence, il ne contient aucun germe de négativité en lui. Le mythe d’Er joue alors le rôle
d’un discours de vérité. Seule la fiction est habilitée à proférer le vrai, car, comme la véri-
té, elle n’habite pas l’histoire. L’écriture mythique, poétique, va plus loin dans l’ordre du
vrai que le seul discours historien. Platon prépare la voie à Aristote, dans la Poétique, 9:
la poésie traite de l’universel, du normatif, de ce qui doit être, et l’histoire traite de ce
qui est, dans la singularité de l’événement, rivé au temps qui passe. Dirigé vers le divin
qu’est le commencement, en langage platonicien, à la suite du discours d’Hésiode, le
poète, valorisant l’âge d’or initial, revient à s’engager à imiter, au mieux du possible
humain, la perfection, à s’approcher d’elle par la contemplation.
Ce livre est d’un bout à l’autre une méditation sur l’arkhê – celle de l’isonomie
démocratique athénienne, rompant avec les tyrannies antérieures, et leur cortège
d’omnipotences aveugles, et démesurées, soucieuse d’ordre juste, harmonieux, pro-
portionnel aux forces en présence, autrement dit d’égalité géométrique ; celle de la
République de Rome, rompant avec les royautés et visant initialement à une distribu-
tion plus juste des pouvoirs et des biens ; celle de l’Empire, ou plutôt celle du christia-
nisme naissant au sein de cet Empire, inscrivant sa marque irréductible à aucune des
religions reconnues, admises ou tolérées. Méditation sur l’arkhê et ce qui en éloigne,
pas seulement l’évolution temporelle, mais aussi la négligence, l’oubli, l’inattention à
ce qui fait la force de la tradition léguée aux successeurs.
Une pensée de l’arkhê amène nécessairement à réfléchir sur les vertus de la
tradition, ce « trésor suprême », celui de la connaissance rationnelle, fruit du labeur
des générations humaines antérieures, légué aux autres, forgeant une « chaîne
sacrée », comme Hegel aimait à présenter l’histoire de la philosophie, en 1816
et 1820, dans Les Leçons sur l’histoire de la philosophie. « Trésor suprême », « vie, tra-
vail, activité de l’esprit », « héritage », mémoire vivante, les vocables disent la non-
fixité de ce testament spirituel, nommé tradition.
Platon et Hegel, dans leur philosophie et leur histoire propres, se rejoignent en
ce que nous avons une responsabilité éthique et politique dans l’acte de recevoir et de
transmettre ce qui forge nos sources spirituelles, nos racines culturelles, notre patri-
moine intellectuel. Sans testament, sans tradition, remarque Arendt, dans la Préface
de la Crise de la culture, aucune continuité ne peut être assignée au temps. Ajoutons :
aucune identité culturelle individuelle ou collective. Tocqueville diagnostiquait ainsi
un des maux de la modernité démocratique: dès lors que le passé n’éclaire plus l’ave-
nir, l’esprit est contraint de marcher dans les ténèbres.
L’ESPACE-TEMPS DES FONDATIONS
La question des Naissances de la philosophie politique renvoie d’abord à un
espace, à un territoire, à des lieux phares, comme Athènes – pour la naissance de la
démocratie (VIesiècle av. J.-C.) et celle de la philosophie platonicienne, contemporai-
ne du déclin de ce régime (IVesiècle av. J.-C.) – ; comme Rome, pour la naissance de
la république 2en 509 avant J.-C. et celle de la philosophie de Cicéron, contemporaine
2. La Royauté des origines est réputée avoir duré de 753, date traditionnelle de la fondation de la Ville, à l’an-
née 509, celle de la révolution qui chassa les rois (post reges exactos). Bourgade du Latium, Rome est devenue
la cité dominante, au plan culturel aussi bien que militaire et économique, de l’Italie puis du bassin méditerra-
néen (Hinard, op. cit., p. 6).