Langue française http://www.necplus.eu/LFR Additional services for Langue française: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here En : de la préposition à la construction Walter De Mulder Langue française / Volume 2013 / Issue 178 / June 2013, pp 21 - 39 DOI: 10.3917/lf.178.0021, Published online: 23 December 2013 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S002383681317802X How to cite this article: Walter De Mulder (2013). En : de la préposition à la construction. Langue française, 2013, pp 21-39 doi:10.3917/lf.178.0021 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/LFR, IP address: 88.99.70.218 on 16 Apr 2017 ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 21 — #21 ✐ ✐ Walter De Mulder Université d’Anvers Dany Amiot Université Lille-Nord de France & Laboratoire STL (CNRS UMR 8163) En : de la préposition à la construction 1. INTRODUCTION La préposition en est souvent considérée comme extrêmement polysémique, ce dont témoigne son entrée dans le TLF, qui fait plus de quatre pages. Pour cette raison, en a souvent été rangée, avec de et à, parmi les prépositions « incolores » ou « vides » du français. Il suffit toutefois de la remplacer par une autre préposition, comme en (1), pour comprendre qu’elle a une valeur sémantique propre : (1) a. b. c. Pierre est en prison Pierre est dans la prison Pierre est à la prison Comment faut-il alors définir le rôle de la préposition dans la construction de l’interprétation de l’énoncé ? Il ressort des différences d’interprétation en (1) que son sens ne saurait se décrire uniquement à l’aide du concept d’intériorité, qui a également été employé pour définir le sens de dans : le syntagme prépositionnel introduit par en en (1a) exprime, en plus d’une simple localisation, une sorte de qualification de Pierre, suggérant plus ou moins que celui-ci est prisonnier. On comprend dès lors que plusieurs auteurs aient défendu l’idée qu’un syntagme prépositionnel comportant en doit avoir un sens plus abstrait, souvent défini à l’aide d’un concept comme celui de « qualification », et capable d’expliquer les différentes interprétations que le syntagme prépositionnel peut avoir en contexte : état (résultant) en (1a), (2) ou (3), mais aussi localisation spatiale en (4), durée du procès exprimé par le verbe en (5), moyen de transport utilisé en (6), objet de croyance en (7), etc. (voir, entre autres, Berthonneau 1989 ; Cadiot 1997 ; Franckel & Lebaud 1991 ; Guillaume 1919 ; Guimier 1978 ; Leeman 1998 ; Vigier 2003 ; Waugh 1976) : (2) Il s’est transformé en bourreau. LANGUE FRANÇAISE 178 rticle on line 21 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 22 — #22 ✐ ✐ La préposition ‘en’ (3) (4) (5) (6) (7) Il se met facilement en colère. Il habite en France. Il a écrit cette lettre en cinq minutes. Il est venu en métro / Il ira en bus. Il croit en une vie meilleure. Dans cet article, nous nous proposons de décrire cette « flexibilité sémantique » de la préposition en décalant la perspective : au lieu de nous focaliser sur la préposition elle-même, nous prendrons en compte les constructions dans lesquelles elle entre, en nous inspirant de l’approche « constructionnelle » décrite dans la grammaire de constructions (notamment Goldberg 1995, 2006 ; Croft & Cruse 2004). Selon celle-ci, le lexique-grammaire est un inventaire structuré de constructions, c’est-à-dire d’unités de forme et de sens, dotées de règles d’interprétation sémantiques spécifiques et suffisamment fréquentes pour être stockées telles quelles dans l’esprit des locuteurs. Les composantes de ces unités de forme et de sens que sont les constructions sont précisées dans la Figure 1 : Figure 1 : d’après Croft & Cruse (2004 : 258) Précisons que le sens conventionnel ne comprend pas seulement des propriétés référentielles, mais qu’il peut aussi inclure des propriétés discursives, ou fonctionnelles (par ex. l’emploi de l’article défini pour signaler que le référent est connu du locuteur et de l’interlocuteur), et des propriétés pragmatiques liées aux relations entre interlocuteurs (par ex. l’emploi d’une exclamation, Quel beau chat ! pour exprimer la surprise ; cf. Croft & Cruse, 2004 : 258). Pour décrire les constructions, il faut vérifier, entre autres, si celles-ci sont dotées de spécificités sémantiques qui les distinguent des autres. On notera ainsi, par exemple, que dans tout à coup les éléments de l’expression n’ont plus leur sens habituel et qu’on ne saurait réellement expliquer le sens de l’expression à partir du sens de chacun de ses éléments. Cela n’implique pas nécessairement que les constructions n’aient plus d’interprétation compositionnelle, ni que les 22 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 23 — #23 ✐ ✐ ‘En’ : de la préposition à la construction composants ne soient plus reliés à leurs usages dans d’autres constructions, mais il s’avère qu’il est impossible de décrire ces éléments sans tenir compte des constructions dont ils font partie. Les constructions sont au moins de trois grands types : – des locutions figées, dont aucune partie ne peut être modifiée et/ou remplacée ; par ex. en français sur ces entrefaites, tout à coup ; ce sont des « substantive constructions » dans la terminologie de W. Croft et A. Cruse (2004) ; – des locutions en partie figées en partie variables (les « semi-schematic constructions » de Croft & Cruse 2004) ; par ex. les structures comparatives du type [X plus ADJ. que Y] ou les structures à complément adnominal introduit par de, dans lesquelles N2 est un nom nu [N1 – de – N2] (ex. meute de loups, verre de bière) ; – des constructions au sens traditionnel, dans lesquelles tous les constituants sont des variables (les « schematic constructions » de Croft & Cruse 2004), comme par exemple la construction transitive directe (Verbe-COD) ou la construction passive. Il découle de ce qui précède que les constructions peuvent présenter différents niveaux d’abstraction : alors que la dernière ne comporte que des variables, les deux premières contiennent des constantes. Partant, les constructions peuvent former des réseaux hiérarchisés, dans lesquels une construction schématique est instanciée par une ou plusieurs constructions (semi-)schématiques lorsque les variables de la construction schématique sont remplacées par des constantes. Dans cette contribution, nous partirons de ces principes pour d’abord étudier des constructions dans lesquelles le complément introduit par en est dans la dépendance d’un verbe [V (SN) en N], et nous distinguerons trois grands types d’interprétations, la localisation (§ 2), l’attribution d’un état à un objet ou à un sujet (§ 3) et l’expression d’une propriété (§ 4), chacune de ces interprétations étant à associer à une ou plusieurs constructions, celles-ci se déclinant ellesmêmes en sous-constructions. Le but de ces trois premières parties sera de montrer que le sens des constructions identifiées excède à chaque fois le sens des constituants qui saturent les variables, même si une certaine compositionnalité existe dans tous les cas. Nous étudierons ensuite (§ 5) la construction gérondive [en V-ant], et nous montrerons que celle-ci est, en français moderne, inanalysable (on n’y retrouve ni compositionnalité, ni le sens de la préposition en). Cette dernière construction ne pourra donc s’intégrer au réseau des constructions étudiées précédemment. 2. INTERPRÉTATIONS LOCALISANTES Nous distinguons trois grands types d’interprétation, la localisation stricte (§ 2.1), la localisation qualifiante (§ 2.2) ou le mode de locomotion (§ 2.3), liées chacune à (au moins) un type de construction. LANGUE FRANÇAISE 178 23 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 24 — #24 ✐ ✐ La préposition ‘en’ 2.1. La localisation stricte Cette interprétation est très contrainte (cf. Amiot & De Mulder 2011). Les seuls noms qui l’autorisent sont : – pour la localisation spatiale, les toponymes (NTop ) 1 qui dénotent des lieux composites d’une certaine étendue, et/ou qui peuvent être conceptualisés comme des contenants ; ainsi en est-il des pays ou des régions 2 : (8) a. b. Il est en France, en Bourgogne, en région parisienne. Il réside en France, ils demeurent en Bourgogne, ils vivent en région parisienne. (9) a. Il a beaucoup voyagé en France, Il est parti marcher en Bourgogne. b. Il va / vient en France / en Bourgogne / en région parisienne. Les exemples (8) et (9) permettent de distinguer : (i) une interprétation stative, lorsque le verbe est être 3 ou un autre verbe statif comme résider, demeurer, vivre (cf. ex. (8b)), ces deux types de verbes pouvant être abréviés Vstat ; (ii) une interprétation dynamique avec un verbe de déplacement (Vdép. ), que celui-ci soit un verbe de changement d’emplacement (9a) ou un verbe de changement de lieu (9b) 4 . – pour la localisation temporelle, des noms de temps (NTps ) qui permettent la localisation sur un référentiel temporel (cf. Berthonneau 1989) comme les noms de mois ou les dates (10) : (10) a. b. Nous sommes en mars, en 2013. C’est arrivé en mars, en 2013. À nouveau, c’est généralement le V être qui sature la variable verbale (Amiot, de Mulder & Flaux 2005) ; on trouve aussi cependant des verbes de survenance (Vsurv ) comme arriver ou se produire. L’interprétation localisante stricte est donc associée, pour la localisation spatiale, à la construction semi-schématique [Vstat/dép en NTop ], pour la localisation temporelle, à la construction semi-schématique [Vêtre/surv en NTps ]. Cette interprétation nécessite donc un contexte très contraint et est finalement peu représentative de l’ensemble des contextes d’emplois de la préposition en. Selon nous, cela s’explique par l’hypothèse suivante, développée par W. De Mulder 1. Les abréviations proposées tout au long des paragraphes 2, 3 et 4 visent à faciliter la représentation synthétique des constructions dans la Figure 2, § 4.3. 2. Cela ne suffit cependant pas à prédire la capacité d’un toponyme à figurer dans la construction. Deux autres constructions viennent en effet concurrencer être en : être à et être dans, cf. par ex. : Il est au Maroc / Il est dans le Nord. Ce sont plutôt des considérations phonétiques (initiale consonantique vs vocalique) ou flexionnelles (genre féminin vs masculin) qui semblent régir le choix de la construction. 3. La littérature sur la structure [être en N] est assez abondante (par ex. Van de Velde 2006 ; Haas 2008) et dans l’ensemble, les auteurs s’accordent à considérer qu’elle exprime un sens statique et que être en introduit un état. 4. Cf. Aurnague (2008). 24 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 25 — #25 ✐ ✐ ‘En’ : de la préposition à la construction (2008) et D. Amiot et W. De Mulder (2011) : le centre de gravité (le terme est de Gougenheim 1950) du sens de la préposition s’est déplacé : si, en ancien français, la préposition connaissait encore beaucoup d’emplois de localisation à côté d’emplois non localisants, elle a été remplacée dans beaucoup de ces usages par dans et, en français moderne, elle s’emploie essentiellement avec un sens « qualifiant ». De fait, les emplois de localisation stricte, comme ceux de (8) et (9), sont en quelque sorte des « vestiges » du passé. Si la localisation stricte est très contrainte, il existe d’autres interprétations localisantes qui le sont beaucoup moins, mais qui expriment à chaque fois une autre dimension : la localisation qualitative et le mode de locomotion. 2.2. La localisation qualitative Dans l’interprétation qualitative 5 , le premier élément de la relation exprimée par en se voit attribuer une propriété associée au nom introduit par cette préposition, ce qui est très souvent illustré par des exemples comme (1a) Il est en prison, qui implique non seulement que la personne désignée par le sujet se trouve à l’intérieur de la prison, mais aussi qu’il est prisonnier. De nombreux auteurs (Guillaume 1919 ; Franckel & Lebaud 1991 ; Khammari 2006, Haas 2011 ; Amiot & De Mulder 2011) ont évoqué ce sens « qualifiant », qui apparaît lorsque en est suivi de noms concrets dénotant une activité humaine et qui, en tant que tels, peuvent être conçus comme des lieux (NLA pour N de Lieu d’Activité) ; les exemples sous (11) sont bien connus et illustrent les deux autres sens que distinguent J.-J. Franckel et D. Lebaud (1991) : (11) a. b. Ils sont en mer. Il est en ville. En (11a), le syntagme introduit par en réfère à une « action spécifique », typique de celle que l’on fait en mer : être en mer peut se dire d’un pêcheur, auquel cas le prédicat signifie ‘pêcher’, ou il peut se dire d’un navigateur, auquel cas il signifie ‘naviguer’ ; en (11b), il réfère à ce que J.-J. Franckel et D. Lebaud appellent une « routine actancielle » : l’interprétation est proche de celle de (11a), mais l’activité n’est pas aussi spécifique : on peut être en ville pour faire des courses, flâner, aller au cinéma, etc. Si l’interprétation de [être en NLA ] est bien localisante, elle n’est donc pas que cela, elle est aussi qualifiante. Cette spécificité de la construction avec en apparaît très clairement lorsque l’on change de préposition, notamment lorsque c’est dans qui est employé (12a-c) ou lorsque l’on garde la préposition en, mais que l’on insère plein avant le nom, quand cela est possible (12d) : 5. Dans les termes de la Figure 1, ce sens peut être classé comme une propriété sémantique. LANGUE FRANÇAISE 178 25 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 26 — #26 ✐ ✐ La préposition ‘en’ (12) a. b. c. d. Être dans la prison Être dans la ville Être dans la mer Être en pleine mer / en pleine nature Dans les deux cas, seule l’interprétation de localisation est activée, même avec en 6 . Tout comme dans la localisation spatiale stricte, la localisation qualitative apparaît avec des verbes de déplacement (Vdép ) : (13) Il va aller en prison, il se promène en ville À nouveau, l’interprétation associe localisation et qualification ; ainsi par exemple, aller en prison signifie-t-il ‘devenir prisonnier’, contrairement à aller dans la prison. Cette interprétation qualifiante peut sans doute, au moins en partie, s’expliquer par l’absence de déterminant devant le nom : le syntagme prépositionnel ne peut référer à une entité spécifique, actualisée, contrairement à ceux introduits par la préposition dans. L’explication vaut également pour les autres cas analysés infra (sur ce point, cf. Amiot & De Mulder 2011). 2.3. Le mode de locomotion Une dernière variante apparaît lorsque en est suivi d’un nom dénotant une entité permettant de se déplacer ([Vstat/dép en Nvéh ]) : (14) a. b. c. Être en bus, en métro, en vélo, en trottinette Être dans le bus, dans le métro Être sur un vélo, sur une trottinette Plus qu’une localisation (la substitution avec dans (14b) ou sur (14c) rend manifeste là aussi la différence d’interprétation), ce type de construction exprime la manière de se déplacer associée aux moyens de locomotion mentionnés dans nos conceptions stéréotypées du monde, et attribuée au sujet de être en x. Cette interprétation se retrouve elle aussi avec d’autres verbes que être : (15) Pierre voyage en bus, vient en métro, se déplace en skate / en trottinette / en rollers Une autre particularité prouve que [Vstat/dép en Nvéh ] constitue bien une construction à l’heure actuelle : bien qu’il ait été affirmé (cf. Leeman 1998) que les N de véhicules dénotant des artefacts fermés étaient introduits par en (cf. 16a) alors que ceux dénotant des artefacts ouverts, comme les noms dénotant des entités naturelles (parties du corps ou animaux par exemple), étaient introduits par à 6. Sur en / en plein, cf. Haas (2008). 26 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 27 — #27 ✐ ✐ ‘En’ : de la préposition à la construction (cf. (16b)), c’est la séquence [Vstat/dép en Nvéh ] qui semble devenir le seul patron pour les nouveaux moyens de locomotion ((16c) et (16d), et qui semble prendre le pas sur [V à Nvéh ] dans certains cas : avec des noms dénotant des artefacts ouverts (16e) – le cas a été noté depuis longtemps –, mais aussi avec des noms dénotant des entités naturelles, ce qui est plus rare et étonnant ; nous en fournissons un bel exemple (mais ce n’est pas le seul que nous ayons trouvé) sous (16f) 7 : (16) a. b. c. d. e. f. Il vient en train / en bus / en avion / en carrosse, etc. Il vient à vélo / à moto ; il vient à pied / à cheval, etc. ??Il vient à skate / à rollers Il vient en skate / en rollers Il vient en vélo / en moto Il n’est pas à cheval, il est en cheval. Harmonieux, aérien, il ne se déplace pas mais il glisse. [http://largi.com/gdksalon/salon2009/albi09/ spectaclespresent01.htm] C’est bien le mode de locomotion – la manière stéréotypique de se déplacer – qui est visé avec en ; comme précédemment, cette interprétation est favorisée par l’absence de déterminant, caractéristique de la préposition en. De ce tour d’horizon rapide, il ressort que seul [Vstat./dép. en N], où N est un toponyme, peut donner lieu à une interprétation de localisation spatiale stricte ; les deux autres cas sont d’une autre nature, de fait plus proches de la qualification que de la localisation. Cependant, dans tous les cas de figure recensés, même s’il existe bien sûr une interdépendance entre le sémantisme du nom et celui du verbe, il semble que ce soit le nom qui détermine, et surtout discrimine, les sens associés à la construction (localisation stricte, spatiale ou temporelle, localisation qualifiante, mode de locomotion) et qui, d’une certaine manière, détermine au moins partiellement le type de verbe qui va pouvoir instancier la variable V ; on peut ainsi opposer : (17) a. b. c. Pierre rentre en France / en mars Pierre rentre en bus Pierre rentre en prison 3. LES ÉTATS 3.1. États transitoires De façon générale, V est instancié par le verbe être. Plusieurs types de noms peuvent entrer dans cette construction pour recevoir une interprétation statique d’où est absente toute idée de localisation. Peuvent y figurer des noms concrets 7. On trouve ce type d’associations de façon plus fréquente dans des structures génitives dont le nom recteur est un nom déverbal, le plus souvent formé sur un verbe de déplacement: balade / promenade / randonnées / voyage en cheval. LANGUE FRANÇAISE 178 27 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 28 — #28 ✐ ✐ La préposition ‘en’ (18a, 18c) et des noms abstraits (18b). En ce qui concerne les noms concrets, ils sont au moins de deux types, ceux qui dénotent une manifestation physique concrète (NMPC ), (18a) et ceux qui dénotent des vêtements (Nvêt ) (18c). Les noms abstraits, quant à eux, sont généralement des noms de sentiments (Nsent ) 8 (18b) ou des noms de rôles sociaux (NRS ) (18d) 9 . (18) a. b. c. d. Elle est en sueur / en larmes / être en feu / en nage. (figé) Ils sont en colère / en joie / en rage. Elle est en pyjama / en robe / en short / en sous-vêtements. Elle est en reine / en clown ; Il est en chevalier. Comme on le voit, les noms qui peuvent figurer après la préposition dans cette structure sont de nature variée, mais l’interprétation, elle, reste constante : elle dénote toujours l’état non inhérent dans lequel se trouve le sujet : état physique (a) ou psychique (b), tenue vestimentaire (c) et (d). Que [être en N] soit une construction qui présente le nom qui suit la préposition comme un état, i.e. quelque chose de transitoire ou une qualité attribuée de l’extérieur au premier élément de la relation exprimée par la préposition, et non comme une propriété inhérente à cet élément, a déjà été noté très souvent (cf. Van de Velde 2006, mais aussi par ex. Khammari 2006, ou Leeman à par.). La différence d’interprétation est d’ailleurs très nette lorsque l’on compare la construction [être en N] et la construction directe : (19) a. b. Do-Anok est en reine d’Égypte. (web) Do-Anok est reine d’Egypte. Selon D. van de Velde (2006 : 93), « la locution [être en] est même tellement caractéristique des états qu’elle suffit à convertir en N d’état un N qui normalement n’en est pas un. On dit ainsi : être en ruine, être en beauté ». On ne peut mieux dire que [être en N] fonctionne comme une construction exerçant une coercition sur l’interprétation des termes qui se substituent à la variable dans la structure. 3.2. États « dynamiques » Bien que la construction soit fondamentalement statique, l’interprétation varie légèrement si la préposition introduit un nom déverbal (NDév ) : (20) a. b. être en vadrouille, en marche (vers), en promenade, en fuite, en voyage. être en prière, en pleurs. 8. Noms d’états dans la terminologie de Van de Velde (2006) ; cf. infra. Nous ne retiendrons cependant pas ce terme ici car cela risquerait d’engendrer de la confusion dans notre classement. 9. Nous considérons que les noms de rôles sociaux sont fondamentalement des noms abstraits, mais ceux-ci étant assumés par des individus, ils se comportent très facilement comme des noms concrets. Les noms de rôle sociaux qui peuvent apparaître en (18d) sont ceux qui se caractérisent par une tenue vestimentaire particulière, comme dans les exemples donnés. 28 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 29 — #29 ✐ ✐ ‘En’ : de la préposition à la construction L’interprétation semble conjoindre stativité (V être) et dynamicité, ce qui n’est pas étonnant dans la mesure où les noms déverbaux sont construits sur des verbes d’activité 10 , que ceux-ci soient des verbes de déplacement – les cas sont très nombreux, cf. (20a) – ou des verbes d’un autre sémantisme (20b). Il est d’ailleurs assez souvent possible d’établir un parallèle entre la construction en [être en N] de (20a) et (20b) et le verbe correspondant à la forme progressive ; cf. (21a) et (21b) : (21) a. b. être en train de vadrouiller, de marcher, de se promener, de fuir, de voyager. être en train de prier, de pleurer, d’être restauré. Les noms qui intègrent la structure sont fondamentalement construits sur des verbes d’activité, même s’il est possible de trouver quelques noms construits sur des verbes téliques, comme franchissement : (22) Les grosses limites de la cylindré c’est en franchissement. (web) Dans les épreuves de cross, le franchissement est l’une des « activités » du parcours (la difficulté consiste à franchir des rivières, des endroits escarpés et pierreux, etc.) ; ici comme précédemment la construction impose son interprétation. Malgré la nature plutôt dynamique des noms introduits par en, dans l’interprétation finale du syntagme [être en Ndév ], l’état temporaire (ou la qualité extrinsèque) associé à N est attribué au sujet ; l’interprétation résultante est donc statique et provient de la combinaison de être et de en. 3.3. États résultants Dans ce type de constructions figurent principalement des verbes causatifs de valence 3 ; de façon générale, le complément introduit par en dénote un état résultant qui se rapporte au second actant, l’objet du verbe. Les verbes introduisant ce type de complément appartiennent principalement à trois grandes catégories sémantiques, ils expriment la partition (Vpart ) – (23a) –, le regroupement (Vgrp ) – (23b) – ou la transformation (Vtransf ) – (23c) : (23) a. Le gâteau a été divisé en trois parts égales. Des divergences ont fractionné le groupe en plusieurs unités. Il a émietté le pain en une chapelure un peu grossière. b. Ils se regroupent en unités plus grandes. Le fourrage s’entasse en grosses meules. c. Pour un soir, le salon a été transformé en scène de théâtre. L’eau se change en glace. Ils se dont déguisés en clowns. 10. On trouve aussi des interprétations complètement statives, et non processuelles, par exemple avec un nom comme peinture : Le couloir est tapissé mais la salle de bain est en peinture peut s’interpréter comme ‘cette salle est peinte’. Nous avons ici un état résultant. LANGUE FRANÇAISE 178 29 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 30 — #30 ✐ ✐ La préposition ‘en’ Dans ce type de constructions, [Vpart/grp/transf SN en N], c’est principalement le verbe qui détermine l’interprétation et impose son sémantisme à son complément : – en (23a), les verbes de partition imposent des noms comme fragment, morceau, part, etc., généralement au pluriel, et la relation entre le sujet et l’objet, une fois le procès achevé, est une relation de tout à parties ; – en (23b), les verbes de regroupement nécessitent plutôt des noms qui renvoient à la forme finale des entités regroupées : vrac, pile, tas, rangées serrées, etc. ; ces noms peuvent être au singulier (le plus fréquemment) ou au pluriel ; – quant aux verbes de (23c), ils ne paraissent pas imposer de contraintes très fortes ; les noms introduits par en sont généralement des noms concrets ; il semble difficile d’introduire certains types de noms abstraits dans la structure, par exemple de vrais noms d’action : (24) ?? La dette a été transformée en attribution. Cependant, bien que le verbe paraisse déterminant dans la sélection des arguments et l’interprétation de l’ensemble, un sens particulier semble être attaché à ce type de séquences, qui peut imposer son sémantisme à des [V SN en N] où le verbe n’est pas un verbe de division, de regroupement ou de transformation ; ce qu’avait noté D. Leeman (1998 : 105) 11 , à qui nous reprenons l’exemple suivant : (25) Jean décore sa chambre en boudoir Louis XV. Le phénomène de coercition (cf. par ex. Michaelis 2004) à l’œuvre montre que [Vtrans/div/grp en N] fonctionne comme une construction. 4. PROPRIÉTÉS 12 4.1. Propriétés caractérisant le sujet Différents cas peuvent d’ores et déjà être distingués : – [en N] entretient une relation de constituance (Vconst ; relation partie/tout) avec le sujet (26a-c) ; cette interprétation apparaît avec des verbes statifs ; la préposition introduit alors assez fréquemment un nom (au pluriel), dénotant ‘une partie de’ (part, partie, fragment, morceau, bout, constituant, etc.), qui peut être précédé d’un déterminant numéral (26c), mais elle peut aussi introduire 11. Leeman (1998 : 105) qualifie ces sens de sens de conversion, dénomination qu’elle reprend à Boons, Guillet & Leclère (1976). 12. Nous avons pris le parti de distinguer ces interprétations des précédentes, même si elles en sont assez proches. En effet, le N ne dénote jamais un état à proprement parler, qu’il soit initial ou résultat. Il est d’ailleurs impossible de mettre ce type de construction avec une relation stative [Vêtre en N] (par ex. le dîner {consistait en / *était en} une soupe froide et un morceau de fromage ; Pierre {se comporte / *est} en automate), ce qui est tout à fait possible avec les constructions [Vpart/grp/transf SN en N] : être en larmes / fondre en larmes ; être en colère / se mettre en colère ; être en reine / se déguiser en reine, etc. Nous reconnaissons cependant qu’il existe des cas assez peu différenciés. 30 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 31 — #31 ✐ ✐ ‘En’ : de la préposition à la construction plusieurs syntagmes coordonnés, dont la somme explicite le tout dénoté par le sujet (26a). (26) a. b. c. Le dîner consistait en une soupe froide et un morceau de fromage sec. Le processus d’évaluation s’articule en plusieurs étapes. Le phonème /t/ s’analyse en trois traits phoniques pertinents. – La construction explicite la manière dont est effectué le procès en faisant référence au rôle, plus ou moins temporaire, endossé par le sujet ; cette interprétation apparaît lorsque le verbe dénote un comportement (Vcomp ), et que le nom dénote un rôle social (NRS ), par le biais d’un nom de métier ou autre. La relation peut alors très facilement se concevoir comme une relation de comparaison, en peut d’ailleurs dans ce cas facilement être remplacé par comme ou à la manière de (suivis dans l’un et l’autre cas d’un SN déterminé) 13 : (27) a. b. Pierre se comporte en automate / se conduit en adulte / vit en reclus. Pierre se comporte comme / à la manière d’un automate. – La construction peut aussi exprimer l’évaluation quantitative ; cela se produit lorsque le verbe est un verbe de valence 2, atélique, mais à orientation intrinsèque (28a), ou lorsque le verbe est un verbe de comparaison de valence 3 (28b) (Vquant ). Dans les deux cas, le nom est abstrait et gradable (NAG ) : (28) a. b. Marie gagne en puissance / perd en crédibilité / monte en régime. Marie égale X en gentillesse / dépasse X en intelligence / surpasse X en méchanceté. Ces interprétations correspondent assez bien à la relation d’identité que I. Khammari (2006) considère comme représentant le sens fondamental de en. 4.2. Objets hyponymiques Il reste aussi un ensemble de cas dont la singularité n’est pas aisée à décrire tant elle constitue des micro-systèmes centrés autour de verbes sémantiquement différents ; cependant, dans tous les cas le nom introduit par en explicite une des composantes internes du verbe : la langue en (29a) avec des verbes de parole, la mesure en (29b) avec des verbes de chiffrage, le type de fournitures en (29c) avec des verbes d’approvisionnement, la constituance en (29d) avec les verbes de prolifération : (29) a. b. Pierre parle / s’exprime en anglais. Les pertes se chiffrent en tonnes, leur richesse se calcule en milliers de dollars / en têtes de bétail. c. Ils ont enfin équipé les bureaux en matériel informatique, l’immeuble est alimenté en gaz, ils ont fourni le restaurant en écrevisses. 13. Sur les liens entre manière et comparaison, cf. par ex. Moline (2001), Moline & Stosic (2011), Stosic (2011). LANGUE FRANÇAISE 178 31 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 32 — #32 ✐ ✐ La préposition ‘en’ d. Cette recherche fourmille en données et en pistes inexplorées. 14 Là aussi la construction peut exercer une coercition sur l’interprétation ; c’est ce que montre d’une certaine manière I. Khammari (2006) lorsqu’elle constate qu’en (29b), même si le nom n’est pas un nom d’unité de mesure (cf. tête de bétail, locution que nous lui avons empruntée), il s’interprètera tout de même comme tel dans la construction et avec le verbe adéquat. Les SP introduits par en des exemples sous (29) nous semblent pouvoir être rapprochés des objets internes ou des objets hyponymiques, sans qu’ils correspondent exactement à l’une ou à l’autre catégorie 15 . Cependant, bien que les verbes ne soient pas tous des verbes inergatifs 16 , loin de là, les compléments dont il est question sous (29) ne dénotent pas des entités ayant une existence indépendante du procès lui-même, mais explicitent celui-ci tout en attribuant une propriété au sujet. Par ailleurs, il a été souvent noté, par exemple par I. ChoiJonin (2011), que ces constructions ont pour caractéristique d’être qualifiantes (auquel cas elles expriment la manière) ou quantifiantes ; il semble bien que cela soit le cas des compléments introduits par en : il suffit d’opposer (29a), qualifiant, à (29b), quantifiant. 4.3. Synthèse Les analyses proposées jusqu’à présent montrent que les constructions dans lesquelles le complément introduit par en entre dans une relation de dépendance par rapport au verbe présentent des propriétés communes : elles possèdent, à des degrés divers et de façons différentes, un aspect en quelque sorte statif (localisation, attribution d’un état transitoire ou résultant, ou d’une propriété au sujet ou à l’objet) à valeur souvent qualifiante (sauf pour l’interprétation de localisation stricte). Les constructions mises au jour intègrent des réseaux de sous-constructions où ce sont tantôt les noms (localisation stricte, localisation qualitative, mode de locomotion, états transitoires et dynamiques), tantôt les verbes (états résultants et propriétés) qui servent à discriminer les constructions entre elles. L’ensemble peut alors se représenter sous la forme de la Figure 2 : 14. Dans certains de ces exemples, on pourrait substituer de à en ; nous ne creuserons pas cet aspect de la question dans le cadre de cet article. 15. Selon Real Puigdollers (2008), l’objet interne est relié morphologiquement (vivre sa vie) et/ou sémantiquement (pleurer toutes les larmes de son corps) au verbe, alors que l’objet hyponymique dénote un sous-type de ce que dénote le verbe (ex. : tango dans danser le tango). 16. Les verbes acceptant un objet interne sont censés être inergatifs, mais cette contrainte a été remise en cause, notamment par Kuno & Takami (2004), qui ont montré que les verbes inaccusatifs (cf. mourir) pouvaient aussi posséder un objet interne. 32 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 33 — #33 ✐ ✐ ‘En’ : de la préposition à la construction Figure 2 : Représentation synthétique 5. EN ET LE GÉRONDIF De prime abord, il semble raisonnable d’analyser le gérondif comme une combinaison de la préposition en avec le participe présent. Cette analyse dite « bimorphématique » 17 est toutefois contestée pour plusieurs raisons, présentées entre autres par G. Kleiber (2007) : – Même si la composante en et la forme verbale en –ant sont formellement identiques avec, respectivement, la préposition en et le participe présent, les auteurs qui soutiennent la thèse bi-morphématique devraient montrer comment la combinaison du sens de la préposition en avec celui de la forme verbale en –ant permet d’expliquer les emplois du gérondif. Or, comme le note G. Kleiber (2007), la plupart des auteurs qui soutiennent la thèse bimorphématique ne donnent pas ce genre de précisions. – S’il est vrai que la forme en –ant peut aussi s’employer de façon indépendante comme participe présent ou comme adjectif verbal, cela ne suffit pas pour conclure que le gérondif serait bi-morphémique : comme le fait remarquer G. Kleiber (op. cit. : 106), si on accepte cet argument, il n’y aurait (presque) plus d’expressions figées, puisque celles-ci sont aussi le plus souvent composées d’expressions qui s’emploient également de façon indépendante dans d’autres contextes. – Certains défenseurs de la thèse bi-morphémique notent que dans le gérondif, la forme en –ant se combine exclusivement avec en, et qu’elle se comporte de ce point de vue comme l’infinitif dans l’art d’aimer (Wilmet 2007). Or, G. Kleiber (op. cit. : 107) note que « la combinaison de de (ou d’autres prépositions) avec l’infinitif n’est pas du tout fixe – on peut avoir à côté de d’aimer, pour aimer, à aimer, sans aimer ». La situation de de devant l’infinitif fait ainsi plutôt penser à celle qui existait pour en devant la forme en –ant en ancien français, où l’on 17. Voir Kleiber (2007) pour une présentation de la littérature et les références bibliographiques nécessaires. LANGUE FRANÇAISE 178 33 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 34 — #34 ✐ ✐ La préposition ‘en’ trouvait également d’autres prépositions (voir par ex. Lyer 1934 ; Arnavieille, 1997 : 75 ; Halmøy, 2003 : 41, note 7), comme le montrent les exemples sous (30) : S’en torne a esperon brocant. (Couronnement de Louis 2458, cité par Arnavielle, 1997 : 76) b. Servi vos ai par mes armes portant. (Raoul de Cambrai, 682, cité par Arnavielle, 1997 : 77) c. Miex aim jo a morir sor mon droit deffendant. (God. De Bouill., 2889, cité par Arnavielle, 1997 : 78) d. Ne vos leroie por les membres perdant. (Prise d’Orange, AB, 1427) (30) a. L’observation sur la variabilité des prépositions devant V-ant en ancien français suggère que le gérondif, dans sa forme actuelle, est le résultat d’un processus de grammaticalisation 18 lors duquel la préposition en et une forme verbale à caractère nominal en –ant se sont soudées pour former une seule construction. La forme en –ant peut provenir de trois formes « à caractère nominal qui font partie de la conjugaison » du verbe latin (Halmøy, 2003 : 37) : le gerundium, le participe présent et le gerundivum. Selon S. Lyer (1934 : 17), la préposition en ou d’autres prépositions ont été ajoutées devant la forme en –ant pour exprimer des fonctions correspondant à celles de l’ablatif latin, lorsque la désinence –o, qui marquait l’ablatif, a disparu en français suite à l’évolution phonétique. Il observe ainsi que la combinaison en + V-ant s’employait en ancien français dans les contextes où le latin se servait surtout du cas ablatif du gerundium. Cette idée semble être confirmée par le fait (i) qu’à l’origine, le gérondif s’employait surtout pour exprimer la manière ou la simultanéité 19 (les autres interprétations que l’on peut lui assigner actuellement – moyen, cause, concomitance, concession (en combinaison avec tout) 20 – se sont ajoutées par la suite), et (ii) que la préposition en pouvait s’employer en ancien français pour exprimer le même sens circonstanciel. H. Gerdau (1909 : 90) cite ainsi des exemples d’emplois de en pour exprimer la manière (p. ex. la bele dit en larmes, Flo. U. Li. 1264), et note que les cas les plus fréquents illustrant ce type d’usage étaient constitués par des emplois de en auprès d’un gerundium (p. ex. En riant l’ad dit, Rol. 627) 21 . Bref, la préposition en s’employait surtout (comme certaines autres) pour indiquer plus 18. Selon Kleiber (2007 : 101), il ne s’agit pas d’un cas prototypique de grammaticalisation. Il renvoie à ce propos à Halmøy (2003 : 63), qui parle d’un « cas de grammaticalisation en voie d’achèvement ». Or, même si le processus n’est pas tout à fait abouti, on retrouve bien les mécanismes habituels de la grammaticalisation, avec, entre autres, un agrandissement de la cohésion interne de la construction et une recatégorisation des composantes, et notamment de en (voir les paramètres de grammaticalisation présentés par Lehmann 1982). 19. De plus, tant Mason (1976) que Halmøy (2003 : 43) notent qu’au début la forme [en V-ant] s’employait majoritairement en combinaison avec des verbes de dire. 20. Voir, entre autres, Arnavielle (1997), Halmøy (2003), Kleiber (2007) et Rihs (2009) pour plus de détails. La plupart des auteurs s’accordent à dire qu’il s’agit en fait d’interprétations contextuelles. 21. Selon Gerdau (1909 : 89), l’emploi de en pour exprimer la manière pourrait être dérivé de son sens temporel : si il le dit en riant signifiait peut-être à l’origine « pendant la durée du rire », il pouvait facilement être réinterprété comme désignant les circonstances (ou la manière) du dire. 34 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 35 — #35 ✐ ✐ ‘En’ : de la préposition à la construction clairement les fonctions circonstancielles qui étaient exprimées en latin par la désinence casuelle. Au point de départ, la forme n’était pas aussi unifiée qu’elle ne l’est maintenant, ce qui est confirmé par le caractère non figé de la préposition illustré en (30), mais aussi par le fait qu’en ancien français, le régime pouvait se mettre entre en et la forme en –ant (Lyer, 1934 : 17-18) : (31) Et pour ce atant depârtie, En droit faisant, soit ceste tenche. (J. Condé, Dits et Contes de B Beaudoin de Condé et de son fils Jean de Condé III, 37, 885, cité par Lyer, 1934 : 18) En plus, en moyen français, le sujet de la forme en –ant n’était pas encore aussi fréquemment identique à celui du prédicat principal qu’en français moderne, comme le montre l’exemple suivant cité par B. Combettes (2003) : (32) « Dieux, dist elle, vous mette tous en male estrine ! » Et, en disant cestes paroles, le seigneur de Saintré, le cœur ravi de joye, prestement descendit. (Saintré, 470, cité par Combettes, 2003 : 16 ; Kleiber, 2007 : 114) Si l’argument de la forme en -ant n’est pas non plus toujours identique à celui du prédicat verbal en français moderne, G. Kleiber (2007) montre qu’il peut quand même être identifié à l’aide d’éléments dans le prédicat verbal. Le rapport avec le prédicat principal est donc devenu plus « intime » et le gérondif exprime une intégration à la prédication principale (Kleiber, op. cit. : 120), sans qu’il soit possible de décider si ce sens est le fait de la composante en ou de la forme en –ant 22 . En plus, la préposition et la forme en –ant ne peuvent pas être séparées ; il y a donc eu rigidification et figement de la construction conformément aux paramètres de la grammaticalisation de C. Lehmann (1982) 23 . Le processus de grammaticalisation esquissé supra met en évidence deux propriétés du gérondif avancées par les partisans d’une analyse monomorphématique du gérondif, selon laquelle celui-ci formerait un morphème unique [en ... –ant] (Kleiber 2007) 24 : 22. On notera toutefois que dans ses emplois « qualifiants », la préposition en exprime aussi une « intégration » ou « association intime » (Saffi & Soliman, 2011 : 172-173), même si celle-ci concerne alors la qualité exprimée par le nom introduit par la préposition et le premier élément de la relation prépositionnelle. 23. La formation de la construction suppose probablement aussi une réanalyse comparable à celle que Combettes (2003) propose pour les formes en –ant en général. Selon cet auteur, les expressions circonstancielles se trouvaient en ancien français en général après le verbe, puisque l’ordre de mots canonique au sein de la phrase, en gros [thème + V + rhème], ne laissait guère de place avant le verbe. Il en a résulté des énoncés comme celui sous (a), comportant un verbe de mouvement ou de position suivi d’un participe. Ces expressions pouvaient être réanalysées dans des contextes comme celui sous (b), de sorte qu’elles acquéraient une indépendance par rapport au verbe principal. Enfin, lorsque l’ordre des mots a changé, à l’époque du moyen français, ces expressions circonstancielles ont pu se mettre avant le verbe, ce qui en a encore augmenté l’autonomie. (a) li Crestien se mirent en l’isle et alerent preschant et annonçant le nom del vrai crucefi. (Tristan, 71, cité par Combettes, 2003 : 8) (b) il s’en aloient fuiant. (Tristan, 203, cité par Combettes, 2003: 8) 24. Voir Kleiber (2007) pour d’autres références. LANGUE FRANÇAISE 178 35 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 36 — #36 ✐ ✐ La préposition ‘en’ – La fixité formelle : en français moderne, seul en peut apparaître avec la forme en –ant, et celle-ci est la seule forme verbale qui puisse apparaître avec en (Bonnard 1973 ; Kleiber, 2007 : 101). – Il est difficile, voire impossible, d’assigner un sens propre à chacune des composantes du gérondif, de sorte que l’on puisse en expliquer l’interprétation finale de façon compositionnelle (Halmøy 2003 ; Kleiber, 2007 : 102). Dans les termes de la grammaire de construction (Croft & Cruse 2004), le gérondif constitue une construction semi-schématique, dans la mesure où les composantes fixes en et –ant sont ajoutées à un élément variable, le radical verbal, inséré entre elles 25 . L’emploi fréquent de la préposition au sein du gérondif a eu pour effet de rendre cet emploi autonome 26 , de sorte que, en synchronie, il n’a plus d’éléments sémantiques en commun avec son emploi comme préposition 27 . 6. CONCLUSION Dans cette conclusion, nous insisterons principalement sur l’intérêt du cadre constructionnel pour l’analyse des structures étudiées. Nous avons mis en évidence, même si nous n’avons pas réellement approfondi ce point, le fait que les structures analysées peuvent se concevoir comme des réseaux hiérarchisés de constructions et de sous-constructions, qui vont des constructions peu spécifiées (p. ex. [V en N]) à des sous-constructions nettement plus spécifiques, qui valent pour des micro-systèmes, ainsi par exemple la construction [Vêtre/dép en Nvéh ] qui précise le mode de locomotion. Par ailleurs, cette mise en réseau permet de mieux comprendre l’articulation entre le sens de la préposition, le sens des mots qui instancient les variables et le sens de la construction elle-même : si, à part les constructions de localisation stricte, la majorité des structures étudiées possède un sens statif / qualifiant, ce sens est bien sûr dû en partie à la présence de en, en partie aussi aux noms et aux verbes qui instancient les variables (nous avons vu que dans certains cas, c’était plutôt le nom qui permettait de discriminer les constructions, alors que dans d’autres cas c’était plutôt le verbe), mais cela ne suffit pas à rendre compte de la spécificité interprétative de chaque construction, ce que montre assez bien, nous semble-t-il, l’interprétation d’une construction comme [Vêtre en NRS ], p. ex. être en juge / en reine, dans laquelle il existe une contrainte sur le N – qui doit renvoyer à un rôle social se caractérisant par un vêtement particulier –, et qui signifie ‘être 25. Kleiber (2007 : 102) attire explicitement l’attention sur ce point et note que les défenseurs de la thèse mono-morphématique n’ont pas suffisamment compris que, avec le gérondif, ce n’est pas en qui se combine avec le verbe, mais [en ... -ant]. 26. Bybee (2010 : 25-45) décrit les facteurs sous-jacents à ce genre de processus. 27. En n’est en effet plus perçu comme une préposition (voir Helland 2010), de sorte que certains auteurs ont proposé de l’analyser comme un complémenteur, éventuellement en combinaison avec –ant (voir Mason, 1976 : 14 ; Arnavielle 2010). 36 ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ ✐ “LF_178” (Col. : RevueLangueFrançaise) — 2013/8/19 — 19:31 — page 37 — #37 ✐ ✐ ‘En’ : de la préposition à la construction habillé / déguisé en juge / reine’ : la référence à la tenue vestimentaire n’est redevable ni du verbe être, ni de en, ni du nom qui sature la variable nominale (qui dénote fondamentalement un rôle social), ni même de l’association de être et de en, qui renvoie simplement à un état transitoire. Une telle interprétation doit donc être attribuée à la construction elle-même. Quant à la construction gérondive, dans laquelle en semble totalement désémantisé (au même titre que l’affixe flexionnel –ant), ce n’est qu’en tant que forme discontinue que [en V–ant] peut servir à marquer la qualification par le biais de l’intégration du prédicat verbal inséré entre en et –ant à un prédicat principal. Enfin, ces analyses nous ont aussi permis de rendre manifeste le changement de « centre de gravité » entre une interprétation strictement localisante, massive en ancien français, mais très contrainte en français moderne (qui n’est possible que lorsque le nom introduit par en est un toponyme ou un nom de temps, que le verbe soit être ou non), et une interprétation stative / qualifiante, rare en ancien français, et désormais prépondérante en français moderne. Cependant, si les constructions à interprétation stative / qualifiante sont majoritaires, et de très loin, il existe néanmoins une sorte de continuum entre les deux types d’interprétation, ce dont témoignent deux constructions (cf. [Vêtre/dép en Nvéh ] et [Vêtre/dép en NLA ]) pour lesquelles l’interprétation localisante reste sous-jacente (notamment [Vêtre/dép en NLA ]) et peut être réactivée par l’insertion de plein entre en et le nom de lieu d’activité (être en pleine nature). Un tel continuum est tout à fait classique dans les phénomènes d’évolution diachronique. Références bibliographiques AMIOT D. & DE MULDER W. (2011), « L’insoutenable légèreté de la préposition en », Studii de lingvistică 1, 9-27. [http://studiidelingvistica.uoradea.ro/arhiva-fr-1-2011.html] AMIOT D., DE MULDER W. & FLAUX N. (2005), « Nous sommes dimanche », Cahiers Chronos 12, 219-231. ARNAVIELLE T. (1997), Le morphème –ant : unité et diversité. Étude historique et théorique, Louvain/Paris : Peeters. 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