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Idées directrices pour une phénoménologie économique.
François Régis MAHIEU
Cemotev (Université de Versailles) et UMI « Résiliences » ( IRD)
Avril 2014
Résumé
La phénoménologie, délaissée par les économistes, critique le savoir scientifique « objectif »
et lui oppose les modes concrets de la subjectivité. La phénoménologie réintroduit la
subjectivité dans les domaines de la responsabilité et de la souffrance. Elle implique une
anthropologie étudiant les niveaux de l’expérience humaine.
JEL: A 11, A12, B16, B41.
Avertissement
Ce texte n’a pas la prétention de fonder une nouvelle phénoménologie économique ni de
montrer notre strict respect d’une phénoménologie codifiée. Il a pour but de situer l’analyse
économique introduite dans l’ouvrage collectif « Freedom, Responsibility and Economics of
the Person » dans le dédale phénoménologique. Il permet, par ricochets, de mieux différentier
notre approche des usages macro et microéconomiques .
Mots clefs : phénoménologie, anthropologie, personne, responsabilité, vulnérabilité
souffrance.
« tra questa immensita s’annega il penser mio :
e il naufragar m’e dolce in questo mar »,
Leopardi, L’Infinito,Canti.
Introduction
La philosophie morale anglophone constitue la référence principale, sinon exclusive, de la
réflexion philosophique des économistes. La phénoménologie du continent européen en est
totalement absente même si certains philosophes de ce courant, tel Paul Ricoeur, ont pu
s’intéresser à l’économie. Ce monopole n’est pas justifiable par une plus grande scientificité ;
au contraire la phénoménologie est réputée pour sa rigueur1 qui la rend difficile d’accès.
Le phénomène, théorisé par les philosophes, a trait à ce qui relève de notre conscience, de
notre expérience, au monde tel que nous le percevons2. Il est différent du noumène qui a trait
aux choses en soi. Ainsi dans la phénoménologie du climat, le ressenti tient du phénomène,
différent du noumène ou climat en soi tel qu’il apparaît dans les instruments de mesure. Le
1 Husserl est d’abord mathématicien, dont la notion de totalité est discutée par Frege .
2 Patocka,J (1990) s’interroge: « Que signifie le phénomène ? Le phénomène c’est ce que nous voyons, ce qui est
là dans notre expérience, « ce qui se montre soi-même », dans les limites du comment de cette manifestation »
1
phénomène est compréhensif, il implique l’intention du sujet. En cela il n’est pas explicatif,
selon la distinction effectuée par Max Weber entre sciences explicatives et compréhensives.
Les sciences sociales et en particulier l’économie sont phénoménologiques. Par exemple¸
Freud
3
proclame que « le véritable début de l’activité scientifique consiste bien plutôt dans la
description des phénomènes qui sont alors bien groupés, ordonnés et intégrés dans des
ensembles », définition qui s’inspire étroitement de Husserl. Ricoeur dans « le conflit des
interprétations » rappelle les trois thèses de la phénoménologie : théorie de la signification,
théorie du sujet, théorie de la réduction. Nous
insisterons sur la signification par
l’anthropologie économique et le retour au sujet, la personne. La réduction sera invoquée
marginalement à travers les formes logiques de la théorie des choix collectifs. Dans le dédale
des phénoménologies, nous essayons de privilégier l’approche de la personne en économie.
L’élément le plus important est la « phénoménologie de l’homme capable » définie par Paul
Ricoeur. La phénoménologie réhabilite le sujet en tant que personne capable, responsable et
souffrante. Cette démarche pose la question de la méthode et de ses conséquences sur le
raisonnement économique. Le phénomène de la souffrance, par exemple est traité par la
pensée économique comme un problème accessoire, relevant de l’ordre naturel, ce que
dénonce en vain « l’économie sociale et solidaire » de Charles Gide. Par exemple, de
nouvelles souffrances, principalement psychologique apparaissent dans le milieu du travail,
avec le passage de la responsabilité collective (cf. le toyotisme) à la responsabilité
individuelle. La phénoménologie permet de revenir sur ces événements et d’éviter soit un
traitement théorique prématuré, soit une omission volontaire afin de régler empiriquement le
problème. Ainsi l’anthropologie économique,en étudiant les capacités des personnes, par
exemple à dire, faire, s’imputer, narrer, peut servir de méthode à la phénoménologie
économique Tel est le cas du mystère de la résilience, certaines personnes ayant cette
capacité à diminuer la souffrance, d’autres non. Rappelons que la philosophie accorde la
priorité à la diminution de la souffrance en tant qu’obligation parfaite par rapport à
l’amélioration du bien être qui n’est qu’une obligation imparfaite. On examinera
préalablement les principales composantes de la phénoménologie économique (I). Puis la
méthode est abordée avec l’anthropologie économique (II). Des applications sont effectuées,
notamment à propos du phénomène communautaire des transferts inter vivos.
-I- Les principales composantes de la phénoménologie économique
La phénoménologie1 est divisée entre différentes acceptions, en Allemagne (Husserl,
Heidegger, Gadamer, Scheler) , au Japon (Watsuji), en Tchécoslovaquie ( Patocka),et surtout
en France ( Sartre, Merleau-Ponty, Lévinas, Ricoeur, Henry, etc..) ; leur base commune est la
personne (l’Être) et ses caractéristiques. Les interprétations de la seconde vague, Sartre,
Ricoeur, Lévinas, entre autres,sont des alternatives claires au radicalisme philosophique4, et
favorisent les applications en économie. La phénoménologie critique le savoir scientifique
« objectif » et lui oppose les modes concrets de la subjectivité. Elle amène à réintroduire la
subjectivité dans les domaines de la responsabilité et de la souffrance. Cette critique initiée
par Husserl s’applique en économie avec Michel Henry (1987) qui dénonce son idéologie
scientiste et positiviste. La phénoménologie de Henry est très claire, mais amène à une
3 Freud (1915).
4 Le radicalisme philosophique « englobe » les différents courants de pensée, utilitaristes et hédonistes ; il a été
mis en valeur par Elie Halévy (1901-1904). Il désigne le processus général de rationalisation et de
sécularisation qui détruisit l’hégémonie de la religion à partir de 1650. Le radicalisme est un monopole de la
pensée au point où l’on se demande comment Rawls et Sen peuvent renier l’utilitarisme.
2
impasse ; il dénonce avec des mots très forts les abstractions de l’économie politique, ses
réductions de la vie à « des idéaux quantifiables et mathématisables ». (p. 157).
L’anthropologie économique dès lors s’en prend au « bestiaire des économistes » ; ce qui
provoquera un rejet de la discipline telle qu’elle est pratiquée par des « économicistes ».
Mais que propose Michel Henry ? Un retour à la critique de l’économie politique de Marx
comme déconstruction et mise en relation avec la vie, l’histoire déterminant la structure du
capitalisme. La référence à Marx paraît surprenante quand on voit les abstractions grandioses
du début du Capital, abstractions qui ne sauraient échapper à sa propre conception de la
relativité historique. Mais,on peut très bien assimiler ces abstractions, par exemple le
fétichisme de la marchandise à une phénoménologie. D’où une génération de chercheurs,
principalement en France, sera perdue, brandissant un « bestiaire » des économistes d’un côté
et prêchant le retour au marxisme de l’autre. Ce rejet disciplinaire condamne l’auteur auprès
des économistes et restreint son influence. L’influence de Ricoeur est beaucoup plus
grande par sa prise en compte de la personne responsable et de sa fragilité constitutive. Mais
aussi par l’importance accordée à la souffrance dans la prise de conscience plus que
l’exploitation liée au salariat. Ricoeur (2004) dans « les parcours de la reconnaissance »,
célèbre l’économie, notamment l’approche par les capabilités et il apporte une synthèse entre
les conceptions de la responsabilité. Ricoeur (1969) propose en plus une lecture
phénoménologique de l’œuvre de Freud et de l’importance qu’il accorde à l’inconscient. Le
retour au sujet « responsable de bien penser et capable de folie » implique une dialectique du
conscient et de l’inconscient qui renforce l’idée centrale de la phénoménologie :l’incapacité
du « cogito ergo sum » de Descartes pour une prise de conscience dont l’identité n’est pas
donnée immédiatement et requiert des expériences humaines.
11- Perception du phénomène et rôle du sujet.
Nous prenons ici l’exemple des transferts inter-vivos, phénomène constaté dans certaines
sociétés réputées solidaires. Les transferts sont rapidement traités par de nombreux experts
comme des adhésions volontaires à des assurances. L’anthropologie souligne le contexte
communautaire, loin d’un phénomène de marché qui régit ce phénomène et modifie ses
caractéristiques. La mécanique complexe (responsabilité- rationalité- raisonnabilité) combine
différents types d’analyse. La phénoménologie modifie les bases de l’économie et s’applique
bien aux expériences personnelles, tel le phénomène des transferts « inter vivos ». On ne peut
dissocier les transferts dans certaines sociétés du contexte communautaire, des pressions
psychologiques sinon d’un racket jusqu’à subvertir toutes les personnes concernées.
L’efficacité de ce système dépend de sa configuration : efficace et bienveillant, il peut devenir
inefficace et malveillant. Le phénomène tient dans l’acceptation généralisée d’une telle
contrainte. Dès lors les variables économiques changent de nature : par exemple, le salaire a
une vocation collective au lieu d’être une rémunération individuelle. Le choix des cultures
s’effectue sous la pression des activités communautaires, d’où les élasticités négatives entre
incitations et choix de cultures .
D’autres phénomènes économiques sont par exemple l’inflation, le chômage, la croissance et
aussi la pauvreté, la souffrance. L’analyse économique procède à une réduction explicative
ramenant le phénomène à des lois et des modèles pré-établis. Par exemple le théoricien
cherchera si le chômage est classique ou keynésien. La phénoménologie procède à une
3
réduction compréhensive, cherchant les ressentis personnels du chômage : variable
d’ajustement et créateur de souffrances. Les agrégats ne souffrent pas !
Faire intervenir l’homme et l’action humaine augmente le risque d’indéterminations,
d’incohérences, d’instabilités en économie. Ainsi un modèle économétrique devient très
fragile dès qu’il intègre des hypothèses de comportement, compte tenu des irrationalités des
agents économiques , dits « esprits animaux » selon Keynes. Mais le même Keynes a professé
sa loi psychologique fondamentale, la consommation augmente moins vite que le revenu
dégageant un solde dit « épargne » ; ces lois sont contestées par Kuznets d’une part et les
théoriciens d’une l’épargne individuelle résultant d’un arbitrage entre perturbations intra et
intergénérationnelles.
Le sujet ou « first person » est primordial. On voit l’importance du « je », du projet personnel
(Sartre, L’Etre et le Néant), ou encore du ressenti (cf Watsuji,1966) et la phénoménologie du
climat). Le vécu est prioritaire. Du fait de cet ego, la pensée est orientée vis-à-vis de l’objet
visé, il y a intentionnalité. L’humanisme est explicite : l’homme est au centre de l’économie,
comme sujet, marquant la prééminence du « je » et de son ressenti ; il est intentionné et donc
non déterminé structurellement 5. L’intentionnalité a trait au fait, selon Sartre, que la
conscience d’un objet peut se faire dans la crainte, la haine, et l’amour. Cette approche
privilégie les expériences vécues par les sujets et les analyses sans préjugé. Ces phénomènes
sont relatifs aux caractéristiques des personnes concernées : rang dans la communauté
familiale, statut social, sexe… etc.. L’analyse de terrain est indispensable et les méthodes
d’analyse fondées sur l’analyse de données sont prioritaires avant toute causalité déduite
d’une fonction prédéterminée. L’économie analyse des phénomènes, des expériences sans
prétention à une réalité objective.
Toute action ou norme sociale passe par la personne. La phénoménologie admet
l’intentionnalité de l’action, au contraire d’une vision purement naturaliste. La capacité
d'action désigne de nombreuses actions, pratiques ou intellectuelles (se projeter).
Synthétisant par le terme agency les apports de plusieurs auteurs marxistes qui en ont traité
avant lui, notamment l'historien britannique Thompson (1988), Anthony Giddens parlera de la
capacité non seulement d'agir des individus, mais aussi de se projeter dans leur action (voir
Giddens 1987), en insistant sur leur sexualité. Ainsi, on pourrait dire que pour comprendre le
sujet anthropologique, il faut tenir compte à la fois de la structure dans laquelle il s'insère et
de son agencéité qui lui permet de s'insérer de façon spécifique au sein de cette structure. Un
exemple cruel peut être cité : en Mars 2014, un tribunal californien vient de condamner à la
prison à vie un enfant de 12 ans suspecté davoir tué son frère ; cette punition est établie sur
« l’action d’adulte » effectuée par l’enfant, indépendamment de ses caractéristiques.
L’enjeu formel est mis en valeur par une réduction à la logique des énoncés normatifs dite
logique déontique. Le traitement de la variable nominale, i , peut être illustré par la différence
entre deux prédicats, exprimant l’obligation : soit il est obligatoire pour la personne i que α
soit Oiα , soit il est obligatoire que α et donc Oα (Kalinowski,1979,a,b).. L’obligation,
l’interdiction ou la permission sont des énoncés normatifs qui passent par la personne. Il n’est
pas acceptable de nier la personne ni de faire en sorte que les normes soient automatiquement
réalisées.. Cette exigence logique, en relation avec le sujet, caractérise la pensée de Husserl.
5 Selon Dubois,M.(2014) : « la détermination est ce qui décrit la relation de cause à effet alors que nos actions
intentionnelles tendent vers un but ou sont construites selon un projet »
4
Ce fondateur de la phénoménologie, est au départ mathématicien, étudiant le fondement
commun des mathématiques et de la logique. Frege (1892), le père de la logique moderne
n’est pas loin6 ! Husserl (1970) dans ses « Logical Investigations » rentre dans la logique de
l’identité, la variété des expressions ayant trait à un même objet. Cette identité est non
seulement, au sens de Ricoeur, une « mêmeté » (continuité de l'individu), mais une « ipséité »
par le respect de la parole, de soi vis à vis de l'autre.
Ce sujet est social, c'est-à-dire dans une interaction subjective. C’est le « je » + le regard
d’autrui. La perception intersubjective est un tout, soulignant l’importance de la communauté
et de l’altruisme. On a vu la relation extrême avec l’autre et son visage chez Lévinas (1972),
avec une priorité lexicographique qui met en cause la continuité et le cadre différentiel de
l’économie courante. Sartre (2012) rappelle que « nous sommes déjà jetés dans le monde en
face de l’autre « et ainsi le respect de la liberté d’autrui est un vain mot. » Patocka(1992)
évoque l’existence comme quelque chose qui nous est imposée, qui foncièrement n’est pas
produit par nous, mais dont nous assumons la responsabilité. La personne est construite chez
Ricoeur avec ses capacités : dire, faire, s’imputer, narrer. La capacité à s’imputer une
responsabilité est très importante ; elle est constitutive de la personne.
-12 - Importance de la responsabilité.
Chaque individu est plongé dans une communauté de droits et d’obligations qu'il peut
ordonner rationnellement, en essayant de ne pas heurter son environnement. Il y résout
séquentiellement sa responsabilité et prend alors la dimension d'une « personne »,
responsable, rationnelle et raisonnable. Cette veille permanente (la responsabilité infinie) de
chaque personne sur « sa » communauté détermine ses actes économiques, par les gains ou les
pertes inhérents aux différentes responsabilités. La personne apparaît avec l’ « exercice » de la
responsabilité et pas uniquement en étant responsable. La responsabilité s’entend à trois
niveaux : l’obligation, l’imputation, la sanction7. Une personne s’engage pour une autre
personne (ou elle-même) afin qu’une action soit faite, et en assume les conséquences. De
façon simple, une obligation de réaliser une action est assimilée à une responsabilité
d’effectuer cette action. Cette obligation est imputée à une personne donnée (cf. l’importance
de la capacité d’imputation chez Ricœur). Enfin le manquement à une obligation est assorti
de sanctions. Le fait d’assumer cette contrainte est constitutif de la personne et de la liberté ;
la séquence alternative de la liberté première dont l’emploi est jugé par une
responsabilité/comptabilité (Roemer,1996)) est alternative à la responsabilité de la personne.
La responsabilité est conçue de manière totalement différente, a posteriori en société de
nature avec des individus opportunistes et a priori en société de droit avec des personnes.
L'éthique de responsabilité affirme, selon M.Weber (1919), que : «Nous devons répondre des
conséquences prévisibles de nos actes ». Mais devant qui ?
La responsabilité est une motivation qui possède des contenus très différents, de
nombreuses formes (garantie, obligation, culpabilité, etc.). Elle peut être une vertu ou un vice
selon les contextes. Il existe actuellement une forte opposition entre la phénoménologie de la
responsabilité et la responsabilité conçue comme relation de cause à effet dans le cadre de la
théorie de l’action. Ainsi, on distingue la responsabilité morale attachée à la personne par
rapport à d’autres pour une action donnée, et la responsabilité liée à l’action plus
6 Il effectue un compte-rendu de l’ouvrage de Husserl., Philosophie de l’Arithmétique en 1894.
7 Une littérature considérable formalise actuellement la responsabilité et les sanctions, compte tenu de la
permissivité de la société actuelle. Si elle réhabilite la logique déontique, elle oublie souvent qu’elle traite de
personnes et non seulement d’individus sinon d’hommes machines.
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