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Pierre Laffitte et André Lavertujon deux notabilités girondines de la Belle époque
Jean-Claude Drouin
Deux Girondins célèbres à leur époque mais méconnus de nos jours, méritent d'être présentés comme des
personnages ayant joué un rôle important dans la vie intellectuelle et même politique de la France des années
1860 à 1914. Le premier est originaire de l'Entre-deux-mers, il est né à Beguey, près de Cadillac, Pierre Laffitte
[i] ; le second, André Lavertujon est né à Périgueux mais sa carrière s'est déroulée à Bordeaux et à Paris. Les
deux se sont connus et rencontrés dans les milieux du journalisme et de la politique, autour du quotidien La
Petite Gironde, organe du républicanisme girondin. Notre but est de montrer l'existence d'un réseau intellectuel
et idéologique fonctionnant aussi bien à Bordeaux qu'à Paris et qui a contribué à fonder le régime républicain
autour des notions d'Ordre et de Progrès dans le culte de l'Humanité qui devait remplacer le christianisme
comme religion nouvelle. Pierre Laffitte, originaire du comté de Benauges, a connu une audience nationale et
internationale et son ami André Lavertujon a été mêlé de très près à la vie politique bordelaise et française
pendant plus de cinquante ans : fouriériste puis positiviste, il a été successivement rédacteur en chef de La
Gironde, secrétaire de Gambetta, sénateur républicain.
Qui sont ces deux personnages qui se connaissaient et dont l'un, André Lavertujon, a été le disciple de l'autre,
Pierre Laffitte ?
Pierre Laffitte était célèbre à Paris à la fin du XIXe siècle comme le successeur contesté d'Auguste Comte[ii]. Né
à Béguey le 21 février 1823, il est devenu le disciple du philosophe et, à la mort de son maître en 1857, il fut le
président des exécuteurs testamentaires du fondateur du positivisme et le chef de la religion positive et
scientifique fondée par Auguste Comte lui-même. Dès 1880, le Dictionnaire universel des contemporains, le
Vapereau, le présente comme un «philosophe français» qui, après la scission de l'école positiviste, dont une
partie suivit Emile Littré, ouvrit dans l'ancien appartement même de son maître, des cours hebdomadaires
d'histoire, de morale et de mathématiques. Le discours d'ouverture de ses leçons sur l'histoire générale de
l'humanité fut publié en 1859.
Cité dans la biographie girondine de Féret, ce philosophe, mort en 1903, n'apparaît plus dans le dictionnaire de
Guérin de 1957, qui parle uniquement de son homonyme Pierre Laffitte (1872-1938) un des grands animateurs
de la presse périodique illustrée à partir de 1900. Cependant, la ville de Béguey a honoré plusieurs fois Pierre
Laffitte. En particulier le 25 octobre 1996, l'Association Saint-Blaise de Cadillac avait organisé une cérémonie
en l'honneur de l'inauguration du buste de Pierre Laffitte dû à M. H. Duprat. Une plaquette fut éditée à cette
occasion avec la collaboration du M. J. Charriaut, petit-neveu de Pierre Laffitte. Un premier buste élevé à la
mémoire du philosophe avait été détruit pendant la guerre.
Nous ne pouvons pas ici montrer en détail la place considérable de Pierre Laffitte parmi les maîtres à pensée de
la fin du XIXe siècle et les pères fondateurs de la IIIe République. Victor Nguyen, dans son ouvrage dense sur
les origines de l'Action françaisei[iii], rappelle que Laffitte a contribué à transformer le parti républicain en un
vrai parti de gouvernement comme il le disait lui-même. Il souligne aussi les rapports parfois conflictuels
existant entre Laffitte et Maurras, qui consacra un article au philosophe positiviste dans La Gazette de France en
1903 : «Les travaux de M. Laffitte se distinguent par la clarté, la verve, du naturel et cette aisance qui font défaut
à Auguste Comte. Ses articles, ses livres, ses cours ont indiqué plus d'un correctif heureux et d'un amendement
habile ou sage à la philosophie positive».
Cependant, le fondateur de l'Action française lui reproche certaines attitudes : «Dans la pratique, il n'en fut pas
moins révolutionnaire, anticatholique, allié des Juifs et des judaïsants». Mais Maurras félicite Laffitte d'être resté
très ferme contre le principe de souveraineté du peuple et celui de l'égalité et de s'être toujours élevé contre
«l'anarchie mentale, morale et civique».
A Paris, Laffitte était un brillant conférencier et dispensait aussi son enseignement dans d'innombrables
conversations au café Voltaire où se réunissait le Félibre de Paris. Il apparaissait comme un positiviste
républicain, foncièrement conservateur, critiquant «la banqueroute de la Révolution» et très méfiant vis à vis des
principes démocratiques et des thèses de Jean-Jacques Rousseau. Charles Jeannolle, son successeur à la tête du
positivisme, présente Laffitte vieux célibataire au café Voltaire : «Là il conversait librement et familièrement
avec un grand nombre d'hommes marquant dans la littérature, les beaux arts, la science et la politique, la plupart
originaires comme lui du midi de la France et qui lui témoignaient déférence et affection». Selon les formules de
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Victor Nguyen, Pierre Laffitte fut à la fois un homme d'influence, un mentor politique et une véritable éminence
grise dans les débuts de la IIIe République.
L'œuvre écrite de Pierre Laffitte est considérable en volume, elle a été publiée par l'éditeur E. Leroux, par la
Société positiviste de Paris ou dans La Revue occidentaleii[iv]. En 1884, la chaire d'histoire générale des
sciences au Collège de France, réclamée en vain par Auguste Comte, fut créée à son bénéfice. Pierre Laffitte
écrivit de très nombreux articles sur les relations d'Auguste Comte et de ses contemporains en particulier La
Mennais, Guizot, Gustave d'Eichthal, Armand Marrast, François Arago. Il dirigea la Revue occidentale jusqu'en
1897 et mourut à Paris en 1903. Parmi ses dernières contributions à la revue, on peut citer le procès des
exécuteurs testamentaires d'Auguste Comte contre Mme Comte (septembre 1894) et le catalogue de la
bibliothèque d'Auguste Comte (janvier 1807).
Pierre Laffitte conserva des liens avec sa région natale et prononça des conférences à Bordeaux comme dans les
autres grandes villes de France. Il avait créé en mars 1878 la Revue occidentale de la philosophie sociale et
politique qui parut régulièrement tous les deux mois. C'est dans cette revue qu'un autre Girondin, André
Lavertujon, publia pendant l'été 1899 deux articles publiés ensuite sous forme de tirages à part sous le titre Petits
essais de religion et d'histoire. En fait, ces brochures ont respectivement 130 pages et 207 pages ! L'année
suivante, Lavertujon faisait paraître à Bordeaux une petite revue Bellérophon, dont il fut pendant deux ans le
rédacteur unique (1900-1902).
Notre but, dans ces quelques pages, n'est pas de résumer la philosophie de Pierre Laffitte, ni de donner une
biographie complète d'André Lavertujon, mais de montrer l'importance de ces deux Girondins dans la vie
politique et intellectuelle dans les dernières décennies du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Par l'analyse
des numéros conservés du Bellérophon, nous montrerons comment André Lavertujon, à la fin de sa longue
existence, a subi l'influence de son ami, le philosophe de Béguey ; tous deux, hostiles à l'anarchie mentale et
morale, ont prôné une nouvelle morale humaniste et humanitaire et une nouvelle religion : le positivisme.
Qui est André Lavertujoniii[v] ? Ce Périgourdin, né le 23 juillet 1827, fit des études à Périgueux, sa ville natale,
puis au Collège de Bergerac. Il était le fils d'un imprimeur, François Lavertujon. Il collabora en 1849 au
Républicain de la Dordogne, puis monte à Paris où il est membre du comité démocrate socialiste de juillet 1849
jusqu'au coup d'Etat de 1851. Il fait ensuite un voyage des les principautés de Valachie et de Moldavie (la future
Roumanie). A son retour, il s'associe avec son beau frère Gustave Gounouilhou (1821-1912). Ce dernier, fils
d'un armurier de Bergerac, débuta comme apprenti puis ouvrier imprimeur. Il épouse en 1848 Adèle Lavertujon,
fille de son patron. Fixé ensuite à Bordeaux, il achète en 1850 une petite imprimerie, la société Edouard Faye.
Au début du second Empire, Haussmann, préfet de la Gironde, avait lancé en janvier 1853 le journal La Gironde
avec l'appui de Delamarre, propriétaire de La Patrie, un journal parisien. Gustave Gounouilhou achète La
Gironde en août 1854 pour relancer cette feuille qui ne compte que 500 abonnés. Il prend comme rédacteur en
chef son beau-frère, André Lavertujon, qui avait publié quelques travaux sous le nom d'André Gilson.
L'orientation du journal, d'abord imprécise, devient nettement antigouvernementale en 1857 lorsqu'il prend parti
contre la municipalité d'Antoine Gautier, dévoué au régime impérial. Le quotidien bordelais devient
progressivement un des principaux organes de l'opposition démocratique et libérale au régime de Napoléon III. Il
subit plusieurs avertissements, une suppression de deux mois en 1864, et un procès en 1869 avec peines
d'amende et de prison pour les responsables. Lavertujon fut plusieurs fois candidat malheureux de l'opposition
aux élections législatives de 1869. Le salon de Gounouilhou-Lavertujon fut le siège de la vie politique bordelaise
où les hommes de 1848 rencontraient la nouvelle génération des médecins, ingénieurs, entrepreneurs,
professeurs, hommes de lettres, hostiles à l'Eglise catholique et influencés par le positivisme, la franc-
maçonnerie et la Ligue de l'enseignement. A Paris, Lavertujon fonde La Tribune avec Eugène Pelletan et Glais-
Bizoin.
Ami de Léon Gambetta, Lavertujon devient après le 4 septembre 1870 secrétaire adjoint du gouvernement de
défense nationale avec Jules Ferry puis rédacteur en chef du Journal officiel (1871). Il fut aussi président de la
commission de classement des papiers saisis au palais des Tuileries. Nommé par Thiers consul général à
Amsterdam, il démissionne vite le 27 mai 1873, pour entrer au journal Le Temps, chargé de la chronique
économique. En avril 1879, il est battu aux élections partielles de Bordeaux par Auguste Blanqui et reprend une
activité diplomatique : consul général à Anvers (1880), à Naples (1881), ministre plénipotentiaire en Argentine
et Uruguay (1882), membre de la commission européenne du Danube (1883), ministre à Mexico (1885). En fait,
il semble qu'il n'ait pas rejoint ses postes de Buenos Aires et de Mexico et qu'il se soit contenté de son poste de
président de la délégation française à la commission internationale pour la délimitation des frontières dans les
Pyrénées. C'était plus près...
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Parallèlement, Gounouilhou, son beau-frère, lance en 1872 un journal bon marché à 5 centimes. Sous la direction
d'Eugène Ténot rédacteur en chef, La Petite Gironde devient l'un des grands journaux de province de la IIIe
République avec un tirage de 20 000 exemplaires et de 200 000 en 1914. Un groupe se constitue alors avec en
plus des deux quotidiens l'installation d'une agence de presse à Paris en 1894 et en 1883 la création à Bordeaux
par les Gounouilhou et Ernest Lavertujon, neveu d'André, de La Société des Annonces de l'Agence Havas.
Il y a donc autour de Lavertujon un réseau familial dans les domaines de la presse et de la politique ; Gustave
Gounouilhou préside en 1895 le Congrès international de la presse qui se tient à Bordeaux, il a autour de lui son
gendre Jules Chapon (1839-1906) un ancien professeur qui prend en 1890 la rédaction en chef bordelaise. Sur le
plan politique, Henri Lavertujon (1855-1907) fut député (1889-1898) et sénateur de la Haute-Vienne (1900-
1907).
André Lavertujon fut élu le 31 juillet 1887 sénateur de la Gironde et réélu le 5 janvier 1888. Hostile à Boulanger,
il fut élu (8e sur 9) membre de la commission des neuf chargée, le 22 avril 1889, de l'instruction et de la mise en
accusation dans le procès du général. Dans la Chambre haute où il siège jusqu'en 1897 dans les rangs de la
gauche modérée, il joua un rôle important surtout dans les questions des rapports de l'Eglise et de l'Etat.
En 1897, il ne se présenta pas aux élections sénatoriales et se retira à Ault dans la Somme où il écrivit des
ouvrages littéraires et philosophiquesiv[vi], souvent publiés par l'imprimerie Gounouilhou de Bordeaux. Il
mourut le 1er septembre 1914 à Ault.
Les traditions journalistiques et politiques se prolongèrent dans la famille Gounouilhou. Lavertujon-Chapon au
XIXe siècle en particulier dans deux de ses petits-neveux : Marcel Gounouilhou (1882-1939) fut député du Gers
(1919-1923) et maire d'Arcachon (1929-1938) ; les œuvres de Jean Gounouilhou, littérateur (1882-1909) furent
publiées en 1910. André Lavertujon est donc un personnage important dans la préparation et le déroulement de
la IIIe République. Par son journal, La Gironde, il en est le précurseur, par son rôle en 1870-71, il en est un des
organisateurs, par sa réflexion philosophique il a voulu en être à partir de 1897 un des consolidateurs et
théoriciens. Ses biographes ne sont pas d'accord sur son appartenance au mouvement de pensée de la franc-ma-
çonnerie, selon certaines sources, il était membre de la Loge française Elue écossaise.
Un document de 1868, imprimé à Bordeaux chez A. Lavertujon, porte pour titre Lettre adressée à ses frères en
Maçonnerie (par Aug. Lavertujon, imprimeur, au sujet de la suspension de ses paiements). Il s'agit dans le titre
d'Auguste... et non d'Alfred ou d'André... Mais ce document montre bien qu'un imprimeur de la famille des
Lavertujon faisait bien partie de la société de pensée où l'opposition à l'Empire et à l'Eglise se développait depuis
quelques années.
En 1869, André Lavertujon est à l'apogée de sa carrière journalistique : il est alors rédacteur en chef de La
Gironde dont son beau-frère Gounouilhou est propriétaire et imprimeur, rédacteur bihebdomadaire du Journal
du Havre, rédacteur «ad libitum» de la Nouvelle Réforme, correspondant du Journal de Genève, il est alors élu
en septembre 1869 président du syndicat de la presse démocratique de Paris et des départements. Il avait aussi
fondé en juin 1868 en compagnie d'Eugène Pelletan, Alexandre Glais-Bizoin et Ferdinand Hérold,
l'hebdomadaire La Tribune. En 1870 enfin, il mène avec Jules Ferry et Léon Gambetta une violente campagne
antiplébiscitaire dans le Comité central de Paris. Tous les membres de ce groupe d'opposition sont quelques mois
plus tard les fondateurs et les organisateurs de la Défense nationale et de la IIIe République.
Comme les Pelletan étudiés récemment par Paul Basquiat, les Lavertujon-Gounouilhou de Bordeaux constituent
une puissante dynastie de la bourgeoisie républicaine du Sud-Ouest qui a régné sur la vie politique et
intellectuelle de la Gironde pendant plusieurs décennies entre 1854 et 1914. Sur le plan de l'imprimerie, la firme
Gounouilhou a publié les œuvres des grands auteurs bordelais : Ausone, Montaigne, Pierre de Brach,
Montesquieu, Léo Drouyn, parfois en relations avec la Société des Bibliophiles de Guyenne. Dans le domaine de
la presse, des dizaines de titres autour de La Petite Gironde ont accentué la marche vers le monopole de
l'information réalisé au XXe siècle. Il est évident que La Gironde et La Petite Gironde ont été de puissants
artisans pour la républicanisation et la laïcisation de l'opinion publique dans le Sud-Ouest au moment où la
presse devenait véritablement le «quatrième pouvoir» prévu par Edmond Burke, à la fin du XVIIIe siècle.
Mais toute politique est la mise en application d'un système idéologique plus large qui peut, chez certains,
prendre la forme d'une véritable mystique. André Lavertujon a connu dans les milieux intellectuels parisiens les
thèses de Charles Fourier et d'Auguste Comte autour des années 1848. S'il semble avoir abandonné les
premières, il est resté toute sa vie fidèle aux secondes.
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Les vues les plus originales de Lavertujon concernent la Révolution française et l'évolution de l'humanité. Pour
lui, le premier phénomène marque une vaste explosion où un verbe nouveau doit régir une Ere nouvelle ; en fait,
la révolution doit avoir pour nom exact la Révolution occidentale car elle intègre les deux Amériques. Ce qui est
attendu c'est un nouveau régime «qui se réclame spéculativement de la positivité et affectivement de l'Humanité
(et) fondé sur l'entière prépondérance du sentiment social qu'il a pour destination de systématiser, en lui
conférant la suprématie». Au régime mental ancien où la base essentielle était la croyance en des Dieux, ou un
Dieu, toute vue générale constituant un Théologoumène dans le nouveau régime de l'Humanité, toute pensée
d'ensemble concernant la religion, la morale, la société, la science, la politique et l'histoire est un
sociologoumène (goumène signifiant recherche, principe).
Au milieu de controverses érudites et un peu répétitives, Lavertujon paraît obsédé plus de trente ans après par le
cas Renan et le scandale de La vie de Jésus. Selon lui, le cours de Renan au Collège de France a été une véritable
révolution en destituant officiellement Jésus de sa divinité. Renan a fait connaître un public le résultat de
l'exégèse biblique et a été ainsi «l'agent actif de la Révolution». Mais Renan est aussi critiqué, Lavertujon lui
reproche la «pleine anarchie mentale où il vivait», son individualisme aristocratique et sa religion purement
indviduelle.
«Si j'étais chef d'école, je n'aimerais que les disciples qui se sépareraient de moi» disait Renan et il pensait être
suprêmement libéral en présentant comme un idéal cette idolâtrie de la dispersion. C'est le fameux «culte
intérieur», le seul qui compte, nous affirme-t-on, chaque âme un peu noble l'élaborant pour son usage privé et
personnel. Quoi de plus délicieusement aristocratique ! Seulement un tel individualisme n'est rien que la
négation insolente de la notion même de religion».
Contre Ernest Renan, André Lavertujon se pose en disciple d'Auguste Comte et de Pierre Laffitte. Les
épigraphes des différents chapitres du numéro 5 du Bellérophon sont des citations de Renan, mettant en cause la
méthode et les résultats de Comte, tandis que les sociologoumènes sont des fragments du philosophe positiviste
qui sont des réponses adaptées à ces attaques violentes. Des exemples «La méthode de M. Comte est le plus par
a priori» — «M. Comte n'entend rien aux sciences de l'histoire parce qu'il n'est pas philologue».
Lavertujon ne cesse de lancer des pointes contre le fondateur des études sémitiques en France. Il critique l'erreur
déplorable dont Renan fut le plus séduisant interprète : «incohérence, fausseté et danger des théories sur le Dieu
sans réalité, sur les croyances sans dogme et sur la religion sans culte». Il ne cesse aussi de montrer son
opposition à l'arianisme : «L'arianisme entravait notre marche normale vers la finale adéquation du divin et de
l'humain, point de départ et point d'arrivée de l'évolution religieuse universelle».
Le but ultime de Lavertujon semble être le «moralisme» religieux et social à tendance universaliste. Disciple du
Français Bertrand et de l'Allemand Adolf von Harnack, Lavertujon est un adepte du positivisme religieux et du
moralisme défini par lui-même comme «une opinion d'après laquelle la moralité conçue comme ayant une valeur
absolue est l'objet essentiel de l'homme et le but dernier du monde».
Les dernières maximes de Bellérophon sont les «sociologoumènes de direction religieuse» qui ont l'ambition de
mettre la science comme base du dogme nouveau,
«Substituer la foi démontrable au théologisme épuisé»,
«La foi doit être essentiellement objective puisque le dogme positif consiste dans la connaissance réelle de
l'ordre universel»,
«L'existence d'un ordre immuable constitue la première base, à la fois spontanée et systématique, de la vraie
religion».
La dernière phrase affirme d'une façon catégorique «L'homme devient de plus en plus religieux». Cette religion
de l'Humanité qui relique dans le passé et l'oubli les théologistes, des déistes, les panthéistes et les athées. La
religion de l'avenir consistera en grande partie dans le culte des grands hommes vraiment supérieurs. Une autre
approche de la nouvelle religion est de «développer l'amour universel d'après une activité guidée par une foi
démontrable».
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En fait, il est difficile de distinguer dans les ouvrages ce qui est de Lavertujon lui-même et des grands fondateurs
du positivisme, Auguste Comte et Pierre Laffitte en particulier.
Remarquons seulement deux faits : d'abord au moment où Charles Maurras, lui-même positiviste, est influencé
par Pierre Laffitte et oriente le nouveau royalisme vers le positivisme et l'histoire, André Lavertujon, homme
politique républicain, estime que le positivisme peut et doit devenir la base idéologique de la nouvelle
république. Ensuite, Lavertujon est entraîné et a entraîné ses contemporains dans un courant de morale sans
référence à une révélation quelconque fondée sur les droits de l'Homme, la croyance en la divinité de l'Humanité
et le culte des grands hommes.
Ce courant positiviste et religieux se retrouve à la fois chez Pierre Leroux vers 1840, chez Léon Bourgeois vers
1900 et chez de nombreux hommes politiques français du XXe siècle.
Lavertujon ne croit pas possible une religion individuelle ; ce qu'il faut à une société, c'est posséder en commun
des vérités dont nul ne doute et qui, par là, procurent à tous le contentement et la paix :
«Un ensemble de vérités qu'on a cessé de contester, qui ne se discutent plus et dont le nombre, à mesure qu'il
augmente, étend et garantit davantage la sécurité et le bonheur des hommes, voilà la religion. C'est la dernière
des misères intellectuelles de faire de ce mot admirable un jouet pour les esthètes sans occupation, un tremplin
pour les dilettantes de l'anarchisme mental et moral. Ce n'est pas de disputes que nous avons besoin, mais de
convictions unanimes telles que les souhaitait le noble Spinoza. Toute divergence d'opinion qui s'efface est pour
la religion un accroissement. Son progrès consiste en l'accord acquis sur des points chaque jour multipliés, car
la profonde parole : «L'homme devient de plus en plus religieux», n'a pas, je suppose, d'autre sens. La religion
effectivement a pour objet essentiel, sinon unique, de régler les cœurs et de rallier les âmes ; toutes les âmes,
celles des ignorants et celles des instruits ; les cœurs simples et les esprits d'élite, ceux-ci garantissant la
rationalité du dogme, ceux-là le réchauffant de leurs robustes ardeurs et de leurs naïves tendresses, afin que,
tous, nous puissions vivre dans le repos joyeux d'une solide et commune foi».
En 1902 des passages du Bellérophon insistent sur le poids du passé et la volonté de connaître l'histoire :
«Nous nous agitons, les morts nous mènent»,
«La philosophie positive est la connaissance systématique de l'humanité».
Bien que le culte de l'Humanité se rapproche de la philanthropie franc-maçonne, il ne semble pas que Lavertujon
ait été membre actif de la franc-maçonnerie. Il est d'ailleurs très critique, à la fin de sa vie, vis à vis des francs-
maçons français :
«Je puis dire que l'institution maçonnique est ce qu'il y a au monde de plus contraire à l'esprit positif :
et cela sous des formes infiniment plus surannées et risibles que les rites catholiques, lesquels ont, au
moins, un apparat et une valeur esthétique impossibles à contester» (dans Gambetta inconnu, 1905).
André Lavertujon se montre un fidèle admirateur de Pierre Laffitte lorsque, sénateur, il demanda, afin de sortir
de l'anarchie morale de l'époque, la création d'une chaire de morale positive au Collège de France. Son projet ne
fut pas accepté mais ce fut l'occasion pour l'un de leurs adversaires politiques, mais néanmoins proche par
certains points, Charles Maurras, de porter des jugements nuancés. Pour ce dernier, les modernes disciples de
Comte étaient des «esprits profondément sérieux, méthodiques, fort soucieux de la discipline intellectuelle...
(pour eux) il est moins question de détruire la vieille foi que de la remplacer à l'aide de notions tirées de la
science réelle chez ceux qui l'ont irrévocablement condamnée». Cependant, Maurras s'oppose au projet de
Lavertujon pour deux raisons : d'une part la morale scientifique et naturelle voulue par Comte n'existe pas
encore, d'autre part la nouvelle chaire ferait double emploi avec celle de Pierre Laffitte consacrée à l'histoire
générale des sciences.
Cette affaire montre à l'évidence les liens étroits, même s'ils étaient souvent conflictuels, entre un certain nombre
d'intellectuels entre 1860 et 1914 : Pierre Laffitte, André Lavertujon, Charles Maurras, Anatole France, qui
écrivaient dans d'innombrables revues ou journaux et qui causaient beaucoup dans les salons et les cafés
parisiens.
A la suite de Taine et de Renan – et parfois contre eux ––, Laffitte et Lavertujon ont été les théoriciens et les
artisans d'une République conservatrice. Ils refusaient à la fois la réaction et la révolution. La réaction était celle
des partisans des anciens régimes monarchique ou bonapartiste, la révolution était celles des radicaux ultra-
démocratiques et des socialistes proudhoniens ou marxistes.
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