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ACTION CHRETIENNE RURALE DES FEMMES
ACRF ASBL
Rue Maurice Jaumain, 15 B-5330 Assesse
Editrice responsable : Léonie Gérard
www.acrf.be - [email protected]
ETHIQUE(S) : QUELQUES ITINERAIRES
ET REPERES ANTHROPOLOGIQUES
POUR PLUS D’HUMANISATION
L’ACRF a décidé de se pencher sur des questions considérées par nombre de nos membres comme sensibles, difficiles et délicates, les
questions dites bioéthiques qui concernent plus particulièrement le début et la fin de vie ainsi que la manipulation du vivant.
Ces questions nous touchent parce que, derrière les débats, se trouvent des situations et des épreuves vécues par des hommes et des femmes
dans leur chair et dans leur humanité. Afin de pouvoir réfléchir et prendre des décisions de façon autonome, afin de comprendre les enjeux
et les décisions prises et à prendre par nos parlementaires lorsqu’ils ou elles doivent légiférer sur de telles matières, nous avons souhaité nous
donner les moyens de la réflexion.
Avant de s’interroger sur des situations particulières comme avortement, soins palliatifs, euthanasie, fécondation in vitro, cellules souches,
mères porteuses, nous avons voulu poser des balises. On parle en ces matières d’éthique, de morale mais, au fait, sait-on ce qu’est une
décision éthique? Quelle est la différence entre morale et éthique? Nous avons interrogé Bernadette Wiame qui nous propose une mise en
perspective de la question en termes d’itinéraires et de repères pour déboucher sur une exigence d’universalité. Nous l’y rejoignons : il y a
des choix à faire !
1. Morale et/ou éthique?
Faut-il distinguer entre morale et éthique ? A vrai dire, rien dans l’étymologie ou dans l’histoire de l’emploi des
mots ne l’impose : l’un vient du grec, l’autre du latin, et les deux renvoient à l’idée de moeurs (ethos, mores) ; on
peut toutefois discerner une nuance, selon que l’on met l’accent sur ce qui est estimé bon ou sur ce qui s’impose
comme obligatoire. C’est le philosophe Paul Ricoeur qui va guidé la réflexion. Par convention, il réserve le terme
« éthique » pour la visée d’une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes, et celui de « morale » pour
le côté obligatoire, marqué par des normes, des obligations, des interdictions caractérisées à la fois par une exigence
d’universalité et par un effet de contrainte.
On reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée de la vie bonne et obéissance aux normes l’opposition entre
deux héritages : l’héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique (de telos,
signifiant « fin ») ; et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc par
un point de vue déontologique (déontologique signifiant précisément « devoir »).
2. La visée éthique selon Ricoeur et la nature des
arguments selon Kohlberg
Les arguments que nous utilisons pour justifier une action bonne ou mauvaise possèdent une force qui leur vient
du pôle à partir duquel ils sont définis.
Pour Ricoeur, on peut dégager trois pôles à partir de la définition qu’il donne de la visée éthique à poursuivre par
chaque individu, chaque pôle renforçant le précédent:
« avoir une vie bonne » (bien vivre),
« avec et pour les autres »,
« dans des institutions justes ».
Le psychologue Kohlberg est parvenu à une idée comparable en analysant les arguments fournis par une multitude
de personnes à des situations problématiques du type du dilemme de Henri. Plus la personne a une vision large et
complète sur le monde, plus ses arguments sont solides et élaborés car ils tiennent compte de beaucoup plus de
choses à la fois.
Il est intéressant d’approfondir les trois termes de la vision éthique en conjuguant le point de vue de Ricoeur et
Kohlberg, c.à.d. philosophique et psychologique. Ces trois termes sont indissociables même si pour la clarté de
l’exposé, ils sont ici présentés séparément. Cet approfondissement se fera en trois temps:
Quel est le pôle de préoccupation ?
Dans ce cadre, qu’est-ce qu’une action bonne ?
Exemples d’arguments basés sur la définition d’une action bonne.
« Avoir une vie bonne » - vivre bien
Quel est le pôle de préoccupation ?
« Je » = le Soi, Moi, ma vie, mon bien-être, mon bonheur. Je me préoccupe de l’impact que mes actions
ont sur moi et sur ma vie personnelle
Dans ce cadre, qu’est-ce qu’une action bonne ?
« Avoir une vie bonne » ou vivre bien, c’est faire ce qui répond à mes besoins personnels, ce qui va servir
mes intérêts, ce qui n’impliquera pas de conséquences négatives pour moi, ce qui ne m’apportera pas
d’ennuis
Exemples d’arguments basés sur la définition d’une action bonne
« J’ai volé cet argent parce que j’en avais besoin pour acheter ces baskets ».
« Je ne vole pas parce que je ne veux pas aller en prison ».
Ajouter le terme « avec et pour les autres » permet de voir plus loin.
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« Avoir une vie bonne » - vivre bien « avec et pour les autres »
Quel est le pôle de préoccupation ?
« Tu » = l’Autre, les autres « Je ». Prendre conscience d’être un « je » conduit à découvrir que les autres se
considèrent aussi comme des « je ». Ici je me préoccupe de« l’Autre » en tant qu’un « Je » égal à moi et
donc de l’impact que mes actions ont sur lui, dans mes relations avec lui. La vie bonne n’est donc pas la
« bonne vie » qui serait simple égoïsme du chacun pour soi.
Dans ce cadre, qu’est-ce qu’une action bonne ?
« Avoir une vie bonne » ou vivre bien, « avec et pour les autres », c’est faire ce qui va plaire aux autres, ce
que les autres disent être bien, ce qui va les aider ; c’est avoir de bonnes intentions vis-à-vis d’eux.
C’est encore considérer que l’ordre social a été établi pour assurer le bon fonctionnement des relations
entre les gens et qu’il faut donc le respecter. De la même manière, toute personne qui garantit cet ordre (ce
que l’on appelle l’Autorité) doit être respectée.
Exemples d’arguments basés sur la définition d’une action bonne
« Cela ne se fait pas »; « c’est un comportement excentrique, il peut choquer les gens, donc, c’est mal »;
« voler est mal car la personne volée avait sans doute besoin de cet argent pour acheter quelque chose
d’important pour elle » ; « se moquer des autres est mal car je n’aimerais pas que l’on se moque de moi » ;
« tant que cela ne dérange personne …» ; « il n’a pas mal agi car il croyait bien faire »; « il faut respecter le
code de la route parce que si chacun fait comme il lui plaît, il y aurait des embouteillages partout, des
accrochages, etc. » ; « c’est interdit par le règlement. »
Si l’on tient compte du troisième terme « dans des institutions justes » de la définition, on élargit encore le point de
vue, cette fois sur le monde.
« Avoir une vie bonne » - vivre bien « avec et pour les autres » « dans des institutions justes »
Quel est le pôle de préoccupation ?
« Ils, elles, on » = les autres, pris comme un tout. L’ensemble des êtres humains d’une société, voire
l’ensemble de l’humanité prise comme une fin en soi. Une fois que l’on a découvert que les autres sont
égaux à nous et qu’ils « méritent », de la même façon que nous, tout ce que nous « méritons », nos
préoccupations se définissent en termes de droits et de devoirs des personnes; les notions de responsabilité
individuelle et collective prennent du sens et l’idée de justice fait son apparition. On ne se préoccupe plus
seulement des autres pris individuellement, mais on se voit dans un système où tout le monde est relié.
Notre souci porte alors sur la garantie que donne une société d’assurer le bien-être de tous. Cette garantie
résiderait dans des institutions justes.
Dans ce cadre, qu’est-ce qu’une action bonne ?
« Avoir une vie bonne » ou vivre bien, « avec et pour les autres », « dans des institutions justes », c’est agir
en respectant l’autre comme soi-même dans le cadre d’institutions qui garantissent le respect de valeurs et
de principes fondamentaux (la vie des êtres humains, leur intégrité physique et psychologique, leurs droits,
généraux, etc.). Ainsi, bien agir, c’est agir en référence à l’ordre social pour autant qu’il est au service du
bien-être des personnes. Si tel n’est pas le cas, il n’est plus bien de vivre selon cet ordre et l’on se doit
(notion de devoir) d’aller à son encontre (désobéir à des lois injustes par ex). Ici, bien agir, c’est agir en
fonction de l’idée que l’on se fait du bien-être de l’humanité, de ses droits et de ses devoirs envers elle.
Exemples d’arguments basés sur la définition d’une action bonne
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« Tricher est immoral car c’est une pratique qui introduit de l’inégalité entre les personnes » ; « Henri doit
voler le médicament pour sauver sa femme car le respect de la vie vaut et nécessite que l’on transgresse
tout ce qui va à son encontre » ; « même si tu sais pertinemment qu’il n’y a pas de radar, cela n’enlève rien à
la gravité de ton excès de vitesse : tu es responsable de la vie des gens que tu risques de renverser » ; « ce
que Martin Luther King a fait en encourageant les gens à transgresser les lois de discrimination raciale dans
les autobus est très bien parce que ces lois sont mauvaises : elles blessent et humilient des êtres humains ».
2. Le triple soin
Parlant de la vie bonne pour moi, pour toi et tous les autres, Ricoeur aime souligner le mode grammatical de cette
expression. C’est encore celui de l’optatif et non déjà celui de l’impératif. Cest, au sens le plus fort du mot, un
souhait : « Puissé-je, puisses-tu, puissions-nous vivre bien ! » Si le mot « souhait » paraît trop faible, nous pouvons
parler de « souci ». D’autres encore, comme Michel Dupuis, philosophe à l’UCL, parlent volontiers de « soin » :
soin de soi, soin de l’autre, soin de l’institution.
Partons de la vision naïve de la relation de soin1 : les choses paraissent simples, les rôles sont clairs. Le soignant
soigne le soigné. Et pas l’inverse, par exemple. Ni autre chose que le soigné, pourrait-on ajouter. Et pourtant…
si l’on regarde de plus près, on pourra distinguer trois niveaux ou trois couches de soin, chacune étant nécessaire
pour la réussite du soin en question.
Le premier niveau du soin vise paradoxalement l’acteur ou le sujet du soin
. Dans son activité pratique
(comme soignant dans une équipe, par exemple, comme enseignant par rapport à ses élèves ou encore comme
policier ayant le souci de l’ordre public), l’acteur de soin doit avoir une certaine (bonne) idée de soi, de son rôle
précis et concret dans l’ensemble. Se pose ici la question du sens de la vie vécue, tant professionnelle que privée. Se
logent ici les troubles ou les doutes sur le sens de ce qui est fait, et donc éventuellement une source d’épuisement
professionnel. Il est donc important de prendre soin de son « âme », c’est-à-dire de son individualité la plus
précieuse, mais la plus fragile. L’examen de sa vie est une action de bienveillance à l’égard de soi, un regard bien sûr
mais comme une prise de conscience qui entame le changement, le mouvement, la réorientation peut-être. Au sens
de Ricoeur, cette couche du soin est le lieu de l’estime (ou de la non estime) de soi, première condition nécessaire
de la réussite du soin.
Le deuxième niveau du soin vise logiquement l’objet visible et officiel de soin
: le plus souvent, le patient
(ou l’élève ou la personne interpellée en rue). Cet « objet » peut être nommé de son nom propre : autrui. Autrui est
cet individu unique, présent dans mon champ de vision, dans cette largeur étroite de ma vision où il occupe
pratiquement toute la place (pas de vue périscopique chez l’humain, nous sommes faits pour rencontrer des
visages). L’autre est unique à l’instant donné du soin, éphémère en ce sens, mais authentiquement saisi, compris,
entendu : rencontré. On trouve ici la couche de l’authentique sympathie, de la sollicitude, de la reconnaissance
d’autrui, deuxième condition nécessaire de la réussite du soin. Mais ces deux éléments fondamentaux en appellent
un troisième, comme à la recherche d’un équilibre jusque là trop précaire (l’équilibre sur deux pieds reste fragile).
1 « Soin, souci, attention » seront utilisés ici comme pratiquement synonymes.
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Le troisième niveau du soin complète comme le trépied : la rencontre adéquate avec autrui
et le sens vital
qu’en reçoit notre identité, cette rencontre adéquate doit aussi être juste, c’est-à-dire qu’elle doit trouver sa limite
(par exemple en terme de durée) parce que les autres sont là, eux aussi, qui ont droit à la même rencontre : les
autres patients, les proches du patient, les autres collègues (les autres élèves, leurs parents, etc.). C’est ici le lieu de la
justice et du politique et de leurs outils, les régulations, les institutions qui organisent le partage des ressources.
Troisième condition nécessaire de la réussite du soin.
Et nous pouvons faire l’hypothèse, généralement confirmée par l’expérience des praticiens, que si l’une ou l’autre
des couches vient à manquer – par défaut d’estime de soi, ou de sollicitude, ou de justice – le soin est manqué.
3. Pour veiller au soin : nécessité d’articuler
éthique et morale
Ricoeur prend position et défend :
1) la primauté de l’éthique sur la morale
: pour lui, le niveau de la norme, de la loi est très important mais il n’est
pas le premier. La visée éthique précède et donne du souffle à la question du que dois-je faire? Ce sont les valeurs qui
donnent sens aux lois et non l’inverse.
2) la nécessité néanmoins pour la visée éthique de passer par le crible de la norme : c’est à cause de la
violence qu’il faut passer de l’éthique à la morale. Il faut se mettre à l’évidence, le rapport spontané d’homme à
homme, c’est l’exploitation, c’est une situation où l’un exerce un pouvoir sur l’autre, et où par conséquent à l’agent
correspond un patient qui est potentiellement la victime de l’action du premier. Sur cette dissymétrie de base se
greffent toutes les dérives maléfiques de l’interaction: cela va depuis l’influence jusqu’au meurtre et à la torture, en
passant par la violence physique, le vol et le viol, la contrainte psychique, la tromperie, la ruse, etc. Face à ces
multiples figures du mal, la morale s’exprime par des interdictions : « Tu ne tueras pas ». « Tu ne mentiras pas », etc.
La morale, en ce sens, est la figure que revêt la sollicitude face à la violence et à la menace de la violence. A toutes
les figures du mal de la violence répond l’interdiction morale. Là réside sans doute la raison ultime pour laquelle la
forme négative de l’interdiction est inexpugnable (= forteresse imprenable).
3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée, de repasser de la morale à l’éthique
lorsque la norme
conduit à des conflits pour lesquels il n’est pas d’autre issue qu’une sagesse pratique qui renvoie à ce qui, dans la
visée éthique, est le plus attentif à la singularité des situations.
Tous nous sommes confrontés à un moment donné à un tragique de l’action sur le fond d’un conflit de devoir
(conflit, par exemple entre le je et le tu : se suicider pour ne pas dénoncer ses compagnons sous la torture). C’est
pour faire face à cette situation qu’une sagesse pratique est requise, sagesse liée au jugement moral en situation et
pour laquelle la conviction est plus décisive que la règle elle-même. Parce que ces situations singulières sont souvent
des situations de détresse nous devons jouer finement entre la sollicitude adressée aux personnes concrètes et le
respect des règles morales et juridiques indifférentes à ces situations de détresse. Cette sagesse pratique n’est
toutefois pas arbitraire, dans la mesure où elle trouve ses ressources dans le sens éthique le plus originaire, dans des
valeurs fondamentales qui ne sont pas passées dans la norme.
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