HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET Laurence DECOBERT 1992 Henry Du Mont naquit vers 1610 à Looz (Borgloon en flamand), petit village flamand de l’ancien pays de Liège, d’Henry de Thier, Wallon originaire de Villers-l’Évêque près de Liège, et d’Élisabeth Orbaen, Flamande d’Ulbeek, près de Looz. L’enfant fut sans doute baptisé à l’église Saint-Odulphe de Looz, mais les registres paroissiaux étant détruits pour cette période, son acte de baptême a bel et bien disparu. Les parents de Du Mont vivaient à Looz depuis leur mariage, semble-t-il. On ignore tout de la profession d’Henry de Thier. S’agissait-il d’une activité commerciale, comme paraissent l’indiquer certains documents ? Quoi qu’il en soit, la ville de Looz, au riche passé historique, restait suffisamment importante pour offrir de larges possibilités d’activités. Vers 1613, le couple de Thier met au monde un second enfant, Lambert. Le calme relatif qui régnait encore dans la région à cette époque ne devait guère durer. Guerre, occupation de troupes et pillages semaient la désolation parmi les populations des campagnes. Cela explique probablement le départ de la famille vers la ville plus sûre et fortifiée de Maastricht. Le frère d’Henry de Thier, Lambert de Thier, se trouve alors chapelain de l’église Saint-Servais de la ville. Il accueille la famille de son frère, et se chargera rapidement de l’éducation des deux enfants. C’est sans doute sous son impulsion que Henry et Lambert entrent en 1621 au sein de la maîtrise de Notre-Dame de Maastricht. Henry Du Mont, alors appelé Henry de Thier, ou a Monte – en latin –, va acquérir à la maîtrise une solide éducation générale et musicale. À Notre-Dame, les enfants reçoivent un enseignement philosophique, théologique et musical. Parallèlement, ils font leurs humanités au collège des jésuites de Maastricht. Leurs études musicales sont complètes : contrepoint, composition, basse continue, instruments leur sont enseignés, tandis que les enfants participent à la psalmodie du chœur, en échange d’un maigre salaire en nature. Henry Du Mont étudie l’orgue, son frère Lambert apprend aussi le basson. Du Mont n’a que seize ans lorsque le chapitre de Notre-Dame lui accorde une gratification assez exceptionnelle pour son âge. Celui-ci est pourvu de son premier bénéfice ecclésiastique, la prébende musicale de Sainte-Anne, réservée à un musicien. Les qualités et le travail du jeune musicien ont donc été remar- 128 LE CONCERT DES MUSES qués par ses maîtres, qui trouvent ainsi un moyen de l’en récompenser. D’ailleurs, celui-ci, bien qu’il poursuive encore ses études générales et musicales, ne fait plus partie des enfants de chœur. Sans doute accompagne-t-il déjà certains offices à l’orgue. En septembre 1629, la carrière d’Henry Du Mont prend un tournant significatif. Il est nommé par les chanoines organiste de Notre-Dame. Cependant, sa formation traditionaliste et son apprentissage à Maastricht nécessitent un regard vers de nouveaux horizons. Rapidement, Du Mont obtient un congé de deux mois “pour se perfectionner dans les secrets de l’orgue”. On suppose que ce voyage, qui sera suivi de quelques autres, a pour destination la ville de Liège, située à une trentaine de kilomètres de là – à une journée de marche environ. Liège, par sa position géographique, est alors un véritable creuset dans lequel se mêlent diverses tendances artistiques, et plus particulièrement musicales, que le jeune Du Mont brûle sûrement d’approcher. De brillants maîtres et pédagogues y enseignent. Le plus célèbre d’entre eux demeure certainement Léonard de Hodemont, maître de musique de la cathédrale Saint-Lambert. Si aucune preuve réelle ne subsiste de leçons prises par Du Mont auprès du maître liégeois, l’influence de ce dernier sur le compositeur semble confirmer cette hypothèse suggérée par de nombreux musicologues, à commencer par Sébastien de Brossard lui-même – dans le Catalogue des livres de musique de sa bibliothèque. Au cours des années 1630, Du Mont obtient plusieurs congés du chapitre de Notre-Dame de Maastricht. À la fin de 1632, son frère Lambert le remplace comme organiste de l’église. Notre musicien se consacre sans doute alors à l’étude de l’orgue auprès des maîtres liégeois, percevant toujours les revenus de sa prébende de Sainte-Anne. Un voyage plus lointain semble peu probable, puisque les registres capitulaires de l’église ne signalent rien de tel. Pourtant, l’été 1638, Henry Du Mont a disparu de la ville de Maastricht : il ne s’est pas présenté devant le chapitre de Notre-Dame depuis plusieurs mois. Rappelé à l’ordre par les chanoines, il ne réapparaît pas. L’organiste, à la recherche d’une situation plus élevée que celles qu’il avait occupées jusqu’ici, devait se résoudre à l’exil de son pays de Liège. Paris offrait à ce talent en pleine maturité de véritables chances de carrière brillante. Dès 1638, celui qui n’est encore que Henry de Thier s’installe selon toute vraisemblance dans la capitale du royaume de France. DÉBUTS PARISIENS À Paris, Du Mont commence sans doute modestement par tenir les orgues d’un couvent, les communautés religieuses étant innombrables dans la ville à cette époque. Rapidement pourtant, le voici à la tribune de l’église Saint-Paul, probablement d’abord comme suppléant de l’organiste titulaire. Le 4 avril 1643, il est L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 129 officiellement engagé comme organiste de l’église – il le restera toute sa vie –, et c’est sur ce contrat d’engagement que figure la première mention connue du nom de Du Mont, traduction française de son nom wallon. Saint-Paul, église paroissiale d’une ancienne paroisse royale, reste l’une des églises les plus importantes de la capitale. Son organiste doit un service relativement chargé, mais la rémunération est en conséquence. Henry Du Mont, dès son engagement officiel, est l’un des organistes les mieux payés de Paris. Il bénéficie en outre d’un logement gratuit situé dans le “passage Saint-Pierre”, maison qu’il occupera jusqu’à sa mort quelque quarante années plus tard. Son talent, ses qualités d’improvisateur, et peut-être une protection haut placée, ont permis cette rapide ascension. Dès lors, la position du musicien est assurée, et il va consacrer les années suivantes à asseoir sa notoriété. Outre son activité d’organiste, Henry Du Mont compose, enseigne probablement. Également claveciniste, comme tous les maîtres du clavier, le musicien participe à des concerts privés donnés dans les salons mondains. Avec ses confrères luthistes, violistes, et de célèbres chanteurs, ils ravissent les mélomanes qui se retrouvent régulièrement à ces “assemblées de concerts”. Ainsi se fait peu à peu connaître notre homme, et se répandent ses compositions vocales et instrumentales, bien avant qu’elles soient imprimées. Dès 1647, l’organiste reçoit ses “Lettres de naturalité”. Désormais sujet de Louis XIV, il obtient un premier bénéfice ecclésiastique en France – la cure de Saint-Germain d’Alizay, dans le diocèse de Rouen. Peu après la parution de ses Cantica sacra – sa première publication, en 1652 –, il pénètre enfin à la Cour grâce à sa nomination comme claveciniste du duc d’Anjou, frère du roi. Les musiciens du futur Philippe d’Orléans sont d’ailleurs les mêmes que ceux qui se produisent ensemble au cours des réunions musicales parisiennes. Au Louvre, près de l’enfant qu’est encore le duc d’Anjou, le surcroît de travail ne doit pas être très lourd, et Du Mont peut encore aisément concilier ses diverses activités. Malgré une notoriété grandissante, il n’a pas renié sa patrie d’origine, puisqu’il y retourne en 1653 pour épouser la fille d’un notable de Maastricht, Mechtel Loyens – celle-ci disparaîtra prématurément en 1660. Pendant les années 1650, Henry Du Mont n’a guère la possibilité de se rendre à Maastricht. Son frère Lambert, prêtre de la cathédrale Notre-Dame, règle pour lui un certain nombre de formalités notariales. En revanche, lorsqu’il s’agit de mettre en place d’importantes dispositions concernant sa mère, Du Mont n’hésite pas à faire le voyage en pays de Liège – comme en septembre 1658 – en compagnie de son épouse. À la même époque, nous voyons le musicien entretenir une correspondance assidue avec l’érudit hollandais Constantin Huyghens, compositeur à ses heures. Comme il se plaît à le faire avec les plus grands musiciens de son temps, 130 LE CONCERT DES MUSES Huyghens échange avec Du Mont des réflexions d’ordre musical, et requiert ses avis et conseils. Il est clair que l’organiste de Saint-Paul est maintenant devenu l’un des meilleurs musiciens de la capitale. Ses ambitions ne vont d’ailleurs pas tarder à être satisfaites. UNE POSITION À LA COUR En 1660, dès le mariage du roi avec l’infante Marie-Thérèse, la Musique de la jeune reine est constituée. La création de ce nouveau corps de musiciens est une aubaine pour ceux qui convoitent une place dans l’entourage royal. Henry Du Mont est nommé organiste de la reine, ce qui représente pour lui l’antichambre de la Musique du roi. Il faut dorénavant attendre qu’une charge plus élevée et proche du souverain se libère. Une opportunité se fait jour en 1662, le sousmaître de la Musique de la Chapelle Jean Veillot ayant disparu pendant l’été. Ce n’est qu’en juillet 1663 qu’une sorte de concours semble organisé pour remplacer le défunt sous-maître. Henry Du Mont et Pierre Robert, maître de musique de Notre-Dame de Paris, sont choisis pour occuper le poste en alternance, Thomas Gobert demeurant toujours à la Chapelle pendant un semestre. L’année suivante, Gabriel Expilly se joint aux deux nouveaux sous-maîtres, mais il ne demeurera à cette charge que quelques années. Henry Du Mont occupe enfin les plus hautes fonctions de la Cour dans le domaine de la musique sacrée. Il a fallu plus de vingt ans au musicien liégeois pour mener à bien ses ambitions, mais persévérance et protections ont eu raison des difficultés, s’il en fut. Les vingt dernières années de la vie de Du Mont vont lui permettre de conforter sa position, en accumulant les plus hautes fonctions et les bénéfices accordés aux serviteurs du roi. S’il a édité auparavant un volume de Meslanges, en 1657, et des Airs à quatre parties (paraphrases de psaumes en français), en 1663, deux de ses publications les plus importantes sont dédiées au roi, et leurs pièces destinées à la Musique de la Chapelle, en 1668 et 1681 : les Motets à deux voix, puis les Motets à II, III et IV parties. Ses grands motets seront quant à eux imprimés “par exprès commandement de Sa Majesté” après la mort du musicien en 1686. En marge de ces publications attachées au répertoire de la Cour, Du Mont publie aussi en 1669 ses Messes en plain-chant qui, contrairement au reste de son œuvre, restèrent chantées jusqu’à nos jours. Dès 1667, Henry Du Mont obtient en bénéfice l’abbaye de Silly-en-Gouffern, près d’Alençon. Toujours scrupuleux dans ses activités, il prend très à cœur sa tâche d’abbé, et gère l’abbaye jusqu’à sa mort, se rendant fréquemment sur place. Les responsabilités attachées à cette fonction sont telles que le musicien L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 131 cède sa charge d’organiste de la Reine en survivance à Antoine Foucquet, futur organiste de l’église Saint-Eustache. S’il conserve une partie des gages de ce poste, Du Mont laisse désormais Foucquet l’exercer à sa place, cela jusqu’à la disparition de Marie-Thérèse en 1683. À partir de 1668, Du Mont et Robert se partagent seuls le poste de sous-maître de la Chapelle du roi. Puis le musicien accumule les charges à la Cour : compositeur de la Musique de la Chapelle au décès de Thomas Gobert, il devient ensuite maître de la Musique de la reine, et obtient divers bénéfices. Un canonicat au chapitre de Saint-Servais de Maastricht vient couronner cette brillante carrière, dans la ville même de son enfance. Malgré une intense activité, Henry Du Mont, déjà âgé, se rend régulièrement auprès des siens à Maastricht, et veille à ce que les membres les plus démunis de sa famille profitent de sa réussite : la majeure partie de ses revenus sont redistribués avec soin à chacun d’eux. Après avoir demandé au roi “son congé à cause de son infirmité” en 1683, Du Mont se retire dans sa modeste demeure du passage Saint-Pierre. Il s’y éteindra le 8 mai 1684, et sera enterré aux côtés de son épouse “près de la chapelle des fonts” dans l’église Saint-Paul. La disparition du vieux sous-maître clôt définitivement une période de la vie musicale de la Chapelle du roi. Avec ses successeurs s’ouvre une nouvelle ère, qui jettera un voile sur les précurseurs tels que Du Mont, les plongeant dans un regrettable oubli. LA NAISSANCE DU GRAND MOTET Dans le domaine musical, les années 1660-1670 sont dominées par la naissance de deux genres aussi fondamentaux l’un que l’autre : le grand motet et la tragédie en musique. Si l’un comme l’autre paraissent issus du vaste programme politique de Louis XIV, tous deux voient en réalité leurs sources bien en deçà de la volonté royale. Mais sans aucun doute l’impulsion donnée par le roi a largement favorisé l’éclosion de ces genres. Lully, dont les initiatives sont encouragées à l’extrême par Louis XIV, est le créateur de la tragédie en musique. Par ailleurs, la musique religieuse est dirigée, à la Cour, par Henry Du Mont et Pierre Robert. Mais c’est Henry Du Mont qui reste le principal créateur du genre du grand motet. La réputation acquise par Lully grâce à ses œuvres lyriques – et aux privilèges exorbitants accordés au compositeur par Louis XIV – s’est répercutée inévitablement jusque sur sa musique religieuse. Ses grands motets, comme la plupart de ses compositions, sont restés en faveur longtemps après sa mort, ce 132 LE CONCERT DES MUSES qui n’est pas le cas des œuvres de Du Mont. Cependant celui-ci, avec une personnalité tout à fait exceptionnelle, façonnée grâce à une parfaite assimilation des langages franco-flamand, italien et français, va véritablement fixer les bases de ce genre typiquement français que ses successeurs, tel Michel-Richard de Lalande, porteront à son apogée. Né avec Henry Du Mont, le grand motet restera en faveur à Versailles jusqu’à la Révolution. Mais avant d’en retracer l’histoire, il convient de préciser ce que l’on entend aujourd’hui par grand motet. Cette appellation désigne une composition religieuse, dont le texte, en latin, n’a pas nécessairement de fonction liturgique précise. L’effectif vocal comprend un chœur ou grand chœur et un ensemble de solistes ou petit chœur, ces deux chœurs étant soutenus par un orchestre. Les grands motets sont plus longs et plus majestueux que les petits motets, qui ne font intervenir que quelques solistes. Le terme de grand motet n’était d’ailleurs pas utilisé à l’époque, ces pièces étant simplement appelées motets ou motets à deux chœurs. Conçu au départ pour la Chapelle du roi, ce genre figura également au XVIIIe siècle au répertoire du Concert Spirituel. L’emploi du double chœur, élément caractéristique de cette forme, remonte en France aux premières années du XVIIe siècle. Mais il faut attendre les essais de Guillaume Bouzignac, compositeur de la première moitié du siècle, d’origine languedocienne, pour que le procédé soit utilisé différemment. Influencé par les styles catalan et italien, celui-ci fait dialoguer entre eux deux chœurs d’inégale importance, voire un soliste et un chœur, concevant ainsi de véritables scènes sacrées. Rien ne prouve que Bouzignac se soit rendu à Paris, et que les compositeurs de la période suivante aient eu connaissance de ses œuvres. À la même époque, Nicolas Formé, sous-maître de la Chapelle de Louis XIII et musicien favori du roi 1, publie une messe à double chœur (aujourd’hui disparue). Il nous reste notamment de lui le motet Ecce tu pulchra es, qui met en jeu deux chœurs inégaux, l’un grand, l’autre petit. Cette nouvelle tendance influença toute la musique religieuse de l’époque suivante. En 1638, Thomas Gobert 2 remplace Formé à la tête de la Chapelle. La plupart de ses œuvres ont malheureusement disparu, mais nous savons par sa correspondance qu’il composait pour la Chapelle des motets à grand chœur et petit chœur, ce qui indique que les innovations de ses prédécesseurs étaient assimilées. Ce type de motet semble déjà un embryon du grand motet, tel qu’en composera Henry Du Mont. L’usage du grand chœur alternant avec un ensemble de 1. 2. Nicolas Formé (1567-1638). Chanteur talentueux, il entra à la Chapelle du roi comme chantre en 1590, puis obtint la charge de sous-maître en 1609. Formé était le musicien favori de Louis XIII. Thomas Gobert (mort en 1672), sous-maître de la Chapelle du roi de 1638 à 1667. L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 133 solistes, le tout reposant sur une basse continue, paraît alors s’imposer à la Chapelle du roi. Au début des années 1650, ce procédé est également utilisé par les compositeurs étrangers à la Cour. Ainsi, Henry Du Mont publie en 1652 ses Cantica sacra – il n’est alors que simple organiste de l’église Saint-Paul –, et envisage pour l’une des pièces du recueil la possibilité d’une alternance grand chœur / solistes. Le sous-maître de la Chapelle Jean Veillot 3 adopte pendant les années 1650 la formation que les grands motets conserveront par la suite. Ajoutant aux deux chœurs un orchestre à cordes à cinq parties, il intercale des ritournelles indépendantes entre les passages pour solistes et les chœurs, et dans les tutti, les voix du grand chœur sont doublées par les instruments. Deux œuvres de Veillot seulement, datant probablement de la fin des années 1650, sont parvenues jusqu’à nous. À cette époque, il semble que ces motets pour grand effectif vocal et instrumental étaient exécutés lors de fêtes, de commémorations. Ainsi, à l’occasion de la paix des Pyrénées en 1660, Veillot compose un Te Deum faisant appel aux Vingt-Quatre Violons du roi et à “tous les meilleurs symphonistes de Paris”. Comme la plupart des compositions de cette période, l’œuvre a disparu, mais elle empruntait sans doute sa forme au grand motet naissant. En 1663 puis en 1664, la Chapelle du roi recrute trois nouveaux sous-maîtres, qui occuperont leur poste pendant un trimestre chacun – un quartier – en alternance avec Thomas Gobert toujours présent. Henry Du Mont, Pierre Robert et Gabriel Expilly ont désormais la lourde charge de diriger le chœur de la Chapelle, et de composer les motets pour la royale institution. On connaît mieux, pour cette période, le déroulement des offices royaux, et les renseignements se font plus précis quant au rôle de la Musique et des musiciens de la Chapelle. Chaque jour, Louis XIV entend la messe basse dans sa chapelle, sans doute après une matinée consacrée aux Conseils, et avant le “dîner” (le déjeuner). C’est à ce moment qu’intervient la Musique de la Chapelle. Des motets accompagnent la messe du début à la fin, faisant de cet office un véritable concert. À ce sujet, Pierre Perrin 4 apporte un témoignage fondamental dans la préface de ses Cantica pro Capella Regis, en 1665. Lorsqu’il écrit ces poèmes latins destinés à être mis en musique par les sous-maîtres du roi, Perrin calcule la longueur des textes en fonction de leur utilisation à la Chapelle : — “Pour la longueur des Cantiques, comme ils sont composez pour la Messe du Roy, où l’on en chante d’ordinaire trois, un grand, un petit pour l’élévation et un Domine 3. 4. Jean Veillot (mort en 1662), sous-maître de la Chapelle de 1643 (au moins) à 1662. Pierre Perrin (1620-1675), fondateur de l’Académie d’opéras en 1669, et librettiste de Pomone (musique de Cambert). Il a également écrit des poèmes latins destinés à être mis en musique (sous forme de motets), parmi lesquels les Cantica pro Capella Regis, Paris, R. Ballard, 1665. 134 LE CONCERT DES MUSES salvum fac Regem : j’ay fait les grands de telle longueur, qu’ils peuvent tenir un quart d’heure, estans composez et sans trop de répétitions, et occuper depuis le commencement de la messe jusqu’à l’élévation. Ceux d’élévation sont plus petits et peuvent tenir jusqu’à la postcommunion que commence le Domine.” Un grand motet est donc chanté quotidiennement pendant la messe royale (le Domine salvum pouvant aussi prendre cette forme). À l’époque où écrit Perrin, chanteurs et musiciens de la Chapelle interprètent cette pièce entre le début de la messe et l’élévation. La durée d’un quart d’heure semble d’ailleurs assez brève : soit le prêtre officie particulièrement vite, soit ce temps n’est qu’indicatif. Les œuvres, en effet, restent souvent trop courtes pour atteindre ce quart d’heure fatidique. Bon nombre de motets d’Henry Du Mont semblent ne pas dépasser les dix minutes. On peut dans ce cas imaginer que deux grands motets étaient exécutés de façon consécutive. Quoi qu’il en soit, la nécessité de jouer chaque jour au moins un grand motet impose aux sous-maîtres de concevoir un nombre important de pièces, afin de s’adapter aux circonstances des fêtes religieuses, et, plus simplement, de varier le caractère des œuvres. Pour cette raison, dès le début de son trimestre à la Chapelle, chaque sous-maître a déjà constitué le répertoire qu’il fera exécuter devant le roi pendant les trois mois à venir. Au début de chaque quartier, on imprime à la Cour un petit livret de Motets et élévations pour la Chapelle du Roy, destiné au roi, à la famille royale, aux chanteurs, et contenant uniquement les paroles des motets exécutés pendant la messe 5. Les œuvres sont donc composées à l’avance, et seront interprétées en alternance au cours des messes basses. Grâce aux livrets des Motets et élévations de 1666, nous savons que trois ans après leur entrée à la Chapelle, Du Mont et Expilly possédaient respectivement un répertoire de trente et de trente-cinq grands motets. Dès leur nomination à la tête de la Chapelle, ce répertoire devait déjà comporter au moins une vingtaine de pièces. DES CHAPELLES TRÈS DIVERSES Chaque jour de leur service, les musiciens de la Chapelle attendent donc le roi dans la chapelle du château où il se trouve, afin d’accompagner la messe basse. Pendant les années 1660-1670, la Cour reste itinérante et déménage sans cesse. Jusqu’en 1671, Louis XIV aime partager son temps entre le Louvre, puis les Tuileries – après le décès d’Anne d’Autriche en 1666 –, et Fontainebleau, SaintGermain-en-Laye, avec parfois quelques échappées à Versailles ou à Chambord. 5. On évalue mal le degré de liberté accordé aux sous-maîtres dans le choix de ces textes littéraires. Le maître de la Chapelle, supérieur hiérarchique des sous-maîtres, intervenait peut-être dans ce domaine précis. L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 135 À partir de 1672, le roi n’habite plus à Paris. Il s’installe soit à Saint-Germain, soit à Versailles, sans pour autant délaisser Chambord, qu’il affectionne en automne – saison des chasses à courre –, et Fontainebleau. Plus tard, en 1682, se fait l’emménagement définitif à Versailles, qui n’est pourtant encore qu’un gigantesque chantier. Les musiciens du roi, en particulier ceux de la Chapelle, doivent donc accompagner le souverain, et s’adapter tant bien que mal à ces déménagements incessants. Du fait de cette instabilité, la messe basse du roi est célébrée dans des églises ou des chapelles très diverses. Quels sont ces lieux dans lesquels les musiciens de la Chapelle accompagnent le service religieux ? À Paris, la chapelle édifiée en 1659, “de forme ronde et non ovale, et presque bâtie en Sallon, dans le Louvre au Grand Pavillon” 6, accueille régulièrement le roi et sa famille. Louis XIV assiste souvent à la messe en l’église Saint-Germainl’Auxerrois, paroisse royale, située à proximité du Louvre. D’autres églises de la capitale reçoivent plus exceptionnellement la famille royale : l’église des Théatins, le couvent des Feuillants, près des jardins des Tuileries. Lorsque le roi séjourne dans l’un de ses châteaux, le service quotidien est célébré dans la chapelle du palais. Chambord, Fontainebleau, Saint-Germain possèdent ainsi leur chapelle particulière. À Versailles, celle-ci se déplace au fur et à mesure de l’évolution des travaux. De 1663 à 1669, une “chapelle en face des cuisines” 7, édifiée par Le Vau, succède à la précaire chapelle de Louis XIII située le long de la face sud, à l’intérieur de la cour de Marbre. Ce nouvel édifice se trouve donc au bout de l’aile nord de Louis XIII. Lorsque l’enveloppe du petit château primitif est construite, une nouvelle chapelle prend à nouveau place dans l’aile sud, mais ne subsiste que quelques années. En 1673, on déplace l’édifice religieux vers l’est, dans la même aile (aujourd’hui salle du Sacre). De belles dimensions, avec un magnifique plafond de Le Brun, des arcades en plein cintre et huit colonnes de marbre devant la tribune, cette chapelle accueille les sous-maîtres et la Musique jusqu’en 1682. Les cérémonies, au son des grands motets de Du Mont, de Robert, plus rarement de Lully, devaient déjà avoir un certain faste dans ce vaste édifice. Enfin, avec l’installation définitive à Versailles naît le projet d’une chapelle royale provisoire, que remplacera un sanctuaire définitif, situé à une extrémité de l’aile nord. Mais avec les difficultés financières de la seconde partie du règne, la chapelle définitive ne verra le jour qu’en 1710. Du Mont ne connut pas le bâti6. 7. Jean Loret, La Muze historique, Paris : 1650-1665. Ici, lettre du 22 février 1659. Hélène Himelfarb, “Lieux éminents du Grand Motet…”, Le Grand Motet français (1663-1792), Actes du colloque international de musicologie , éd. J. Mongrédien et Y. Ferraton, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1986. 136 LE CONCERT DES MUSES ment de Jules Hardouin-Mansart et de Robert de Cotte. En revanche, il travailla dans la chapelle provisoire durant deux quartiers – en 1682 et 1683 –, avant d’abandonner sa charge à la Chapelle du roi. Ce lieu, sobre et lumineux, n’offrait aux musiciens qu’une tribune étroite et décentrée. C’est pourtant ici que les sous-maîtres successeurs de Du Mont et de Robert, Michel-Richard de Lalande et ses confrères, accompagnèrent la messe du roi pendant vingt-sept ans. CHANTEURS ET INSTRUMENTISTES DE LA CHAPELLE Dans ces chapelles aux dimensions et aux styles divers, le chœur, les instrumentistes dirigés par le sous-maître prenaient place dans la tribune réservée à cet effet, et interprétaient grands et petits motets. Les grands motets requéraient un effectif conséquent avec un chœur généralement à cinq voix, quatre à six chanteurs solistes, un orchestre plus ou moins important selon les circonstances, la basse continue à l’orgue, au théorbe, à la basse de viole. Si on évalue très mal les effectifs réels de la Musique de la Chapelle avant les années 1660, ceux-ci sont mieux connus sous la direction d’Henry Du Mont et de ses collègues, tout au moins en ce qui concerne les années 1675-1680. Le chœur de la Chapelle se compose de chantres, soit officiers – détenteurs d’un office dont ils perçoivent les gages –, soit simples ordinaires – qui n’apparaissent pas sur les listes d’officiers mais travaillent régulièrement – ou encore extraordinaires – qui n’interviennent que ponctuellement. Ceux-ci, de la même manière que les sous-maîtres, n’exercent qu’une partie de l’année, souvent pendant un semestre, parfois pendant un trimestre seulement. Tout cela complique considérablement le dénombrement de ce personnel. Pour l’année 1680 par exemple, le nombre de chanteurs du chœur de la Chapelle peut être estimé à une cinquantaine de personnes environ. Il faut ajouter à ce total les enfants, ces pages de la Chapelle dont s’occupaient les sous-maîtres, et qui tenaient dans le chœur la partie de soprano – ou dessus. Ils étaient huit par semestre. Les cinquante chantres ne travaillant approximativement que pendant la moitié de l’année, l’effectif réel dont disposaient les sous-maîtres se monte alors à trente-sept ou trente-huit personnes, y compris les enfants. Cet effectif laisse aux compositeurs de grandes possibilités. Parmi ces chanteurs se trouvent bien entendu des solistes que rien ne distingue de leurs collègues sur les listes du personnel de la Chapelle. Ils ont été remarqués par le roi, et les gazettes de l’époque vantent leur talent : c’est le cas de Blaise Berthod, de Claude Le Gros, célèbres voix de dessus. Les tessitures vocales sont d’ailleurs multiples, des basses aux dessus, en passant par toutes les variantes de tailles – basses-tailles, tailles, hautes-tailles –, les hautes-contre, les bas-dessus, le chœur restant exclusivement masculin. À cette époque en effet, aucune femme ne chante encore dans les motets à la Chapelle. Celles-ci ne se joindront aux hommes que très progressivement, et au cours des années 1680 seulement. L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 137 Dès l’entrée de Du Mont et de Robert à la Chapelle en 1663, les possibilités offertes par le chœur semblent grandes. Mais il faut émettre cette réserve que les chanteurs disponibles ne sont peut-être pas tous requis en même temps. Cependant, lorsque cela est nécessaire, un chœur numériquement important est à la disposition des compositeurs. Et dès cette époque, l’exécution des grands motets, désormais quotidienne, requiert un grand nombre d’exécutants. Enfin, gazettes, ambassadeurs étrangers en visite et Mémoires s’accordent pour décrire, à l’occasion de grandes fêtes, l’intervention d’un nombre considérable de chanteurs. Le 24 avril 1660, Jean Loret dans sa Muze historique relate un “concert admirable” où chanteurs et instrumentistes “étoient plus d’une centaine à former ces divins acords”. En avril 1664, à l’occasion des Ténèbres célébrées aux Feuillants, Loret fait état de “six-vingt [cent vingt] chantres excélents”. Le 26 novembre 1667, lors de la Sainte-Cécile aux Augustins, ce sont “six beaux Chœurs” qui charment les fidèles. Ces descriptions donnent une idée de l’ampleur de ces extraordinaires cérémonies. La musique y prend le pas sur le religieux. Il n’est guère étonnant que les messes quotidiennes chez le roi nécessitent “seulement” plusieurs dizaines de chanteurs. Cela demeure modeste en comparaison de la centaine de chantres requis dans des circonstances plus exceptionnelles. Dans les grands motets, les voix sont également soutenues par un orchestre. Si les Vingt-Quatre Violons de la Chambre, les Hautbois, voire les Trompettes de l’Écurie peuvent, lors des fêtes décrites par Loret, tenir cette place, c’est un orchestre plus réduit qui intervient au cours des messes ordinaires. Les “symphonistes” de la Chapelle, comme on les appelle plus tard, ne sont pas officiers du roi. Aucune charge n’a été créée pour ce corps de musiciens apparu plus tardivement que les autres – depuis l’introduction, récente, des instruments à l’église, pendant la messe du roi. Tous sont donc simples ordinaires, et payés sur la cassette de Louis XIV. Cet orchestre de la Chapelle demeure relativement réduit des années 1660 à 1700. Les cordes sont une dizaine environ, auxquelles il convient d’ajouter une basse de viole et un théorbe pour la basse continue, une ou plusieurs flûtes, un cromorne, plusieurs serpents 8, l’un d’eux sans doute remplacé par un basson dans les années 1670. Les hautbois ne semblent pas systématiquement utilisés. Ceux de l’Écurie étaient probablement requis lors des exécutions sortant de l’ordi- 8. Serpents et cromornes, sans être indiqués sur les partitions, étaient toujours présents dans les œuvres religieuses de cette époque, avec pour rôle de renforcer les parties extrêmes du chœur. Apparenté à la trompette par son embouchure, le serpent, dont le nom est justifié par sa forme repliée, était un instrument grave qui soutenait les voix de basse du chœur. Le cromorne, instrument à anche double enfermée dans une crosse, jouait le même rôle que le serpent, et se joignait parfois aux instruments de la basse continue. 138 LE CONCERT DES MUSES naire. En revanche, l’organiste présent pendant les offices est officier de la Chapelle. L’importance de cette charge est telle qu’en 1678, celle-ci est partagée entre quatre musiciens, qui tiendront désormais les orgues alternativement – pendant un quartier chacun. Cet effectif reste un minimum, les autres départements musicaux de la Maison du roi – la Chambre, l’Écurie – se trouvant à la disposition des sous-maîtres lors des grandes cérémonies. Cela laisse donc au compositeur une grande liberté. Si certaines contraintes, comme la forme générale des motets, lui sont imposées par la tradition de la musique religieuse à la Cour, une autonomie considérable lui est accordée en ce qui concerne l’agencement des voix et des instruments, le plan des pièces, le choix des textes littéraires, le style – du moins à cette époque d’élaboration du genre du grand motet. Henry Du Mont va en user, adaptant son expérience liégeoise à cette vaste entreprise, profitant aussi de sa familiarité avec les œuvres religieuses de dimensions plus réduites, qui préfiguraient déjà les motets exigés par le cérémonial de la Cour de Louis XIV. LES GRANDS MOTETS DE DU MONT Les œuvres d’Henry Du Mont presque exclusivement vocales ne donnent qu’un aperçu de la production réelle du compositeur. La majeure partie d’entre elles ayant été publiée chez Robert puis Christophe Ballard entre 1652 et 1686, il est aisé de les dénombrer : les petits motets pour quelques voix solistes sont près de cent vingt, auxquels il faut ajouter une soixantaine de chansons et d’airs en français – sur des paraphrases des psaumes. Vingt grands motets ont été imprimés et six demeurent manuscrits, mais les livrets de Motets et élévations pour la Chapelle du Roy dont il est fait mention plus haut signalent également quarante-trois motets dont la musique a aujourd’hui disparu. Au total, Du Mont a donc composé environ soixante-dix grands motets, dont il ne nous reste malheureusement que vingt-six exemples. On connaît le répertoire de son collègue à la Chapelle, Pierre Robert, pour ce qui est de l’année 1678 : ce dernier avait composé après quinze ans à la tête de la Musique de la Chapelle une cinquantaine de grands motets. Quant à Du Mont, il possédait déjà à la même époque un corpus de soixante-trois motets pour solistes, chœur et orchestre. Enfin, le grand Lully, s’il s’est, lui aussi, aventuré dans le domaine de la musique religieuse, était avant tout homme de théâtre. Sa production de motets à deux chœurs atteint une douzaine de pièces, toutes composées pour des circonstances bien précises, telles que le baptême du Dauphin en 1668, ou le concours de la Chapelle en 1683. La production de Du Mont dépasse donc de loin celle de ses collègues de la Cour. On ne peut mieux la comparer qu’à L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 139 celle de Michel-Richard de Lalande, son illustre successeur, qui s’élève à près de quatre-vingts grands motets. Ceux de Du Mont semblent bien tous avoir été composés pour la Chapelle royale. Seules les pièces avec lesquelles il y entre en 1663 – il est aujourd’hui impossible de déterminer de quels motets il s’agit –, sans doute une quinzaine, ont été conçues auparavant, et ont pu être exécutées ailleurs que chez le roi. Loret signale en effet dans La Muze historique des auditions publiques de motets de Du Mont dès 1659, en l’église de la Merci, puis à l’occasion de la SainteCécile, “dans l’Eglize des Célestins”. Cette dernière cérémonie avait été organisée à l’initiative de M. de Saint-Mémin, contrôleur général des finances du duc d’Orléans. Les “divers Motets Angéliques, que Du Mont avoit composez” n’étaient-ils pas certains des grands motets qui appartiendront ensuite au répertoire de la Chapelle de Louis XIV ? Quoi qu’il en soit, pour le recrutement des sous-maîtres en 1663, une sorte de concours avait été organisé, les musiciens étant sélectionnés après l’audition d’un ou plusieurs motets. Loret, toujours lui, apporte à ce sujet un témoignage assez clair : — “Après les essais qu’on a faits De quantité de Gens parfaits En profession Muzicale, Pour la Chapelle Royale, Par mérite et non par bonheur, Avoir la maîtrize et l’honneur, Le Roy, dont l’oreille est sçavante En cette science charmante, Par un vray jugement d’Expert, A choizi Dumont et Robert, Tous-deux rares, tous-deux sublimes, Et tous-deux excellentissimes ; Bref, chacun demeure d’acord Que sans faire à personne tort De ceux qui parurent en lice, On leur rend à tous-deux justice : De la Cour c’est le sentiment, Et le nôtre, pareillement.” Du Mont, comme ses collègues, avait donc conçu pour cette occasion un certain nombre de pièces. Il entrait au sein de la Chapelle avec un répertoire déjà prêt à être monté et exécuté au cours des offices de son quartier. Pourtant, si ces motets, probablement élaborés pendant les années 1650, ont été chantés indépendamment de la Cour dans des églises parisiennes, au cours de cérémonies exceptionnelles, il est peu probable qu’ils aient été composés pour l’église Saint-Paul dans laquelle Du Mont était organiste. La réputation du chœur de cette église n’était guère brillante, et l’on rapporte à ce sujet les propos signifi- 140 LE CONCERT DES MUSES catifs de Mme de Sévigné, paroissienne de Saint-Paul : Ah, que cela est faux ! Ne croyez pas que je renonce à la foi : je n’en veux pas à la lettre, ce n’est qu’au chant, s’écria celle-ci lors d’une messe à Saint-Paul 9. Aucun document, aucune gazette de l’époque ne mentionne de cérémonies accompagnées d’une musique remarquable dans cette église. Les grands motets du sous-maître ont donc avant tout été conçus pour la Chapelle du roi. Les œuvres conservées aujourd’hui – vingt-six seulement – font intégralement partie du répertoire de la Chapelle, et leurs textes figurent tous, sans exception, dans les livrets de Motets et élévations pour la Chapelle du Roy. Ces livrets présentent d’ailleurs un intérêt certain, puisqu’ils permettent notamment de connaître le contenu littéraire des motets, et de là les supports latins les plus prisés des compositeurs de l’époque. La source favorite des musiciens reste le livre des Psaumes de l’Ancien Testament. En effet, l’une des conséquences les plus significatives du concile de Trente est, au XVIIe siècle, la redécouverte des saintes Écritures, avec en particulier une large diffusion des Psaumes. Les traductions ou paraphrases des Psaumes révèlent cette littérature dès le début du siècle. Au cours des années 1650, les musiciens empruntent à l’évêque Antoine Godeau sa Paraphrase des Psaumes de David publiée en 1648. Enfin la diffusion du psautier latin / français, à partir de 1664, achève de familiariser les fidèles avec les poèmes du roi David. Le genre du grand motet s’inscrit exactement dans cette évolution et se développe, exploitant de plus en plus souvent les textes du psautier, conjointement à la diffusion générale des psaumes. Les premiers grands motets de Du Mont, Robert, Expilly, Lully, sont fréquemment composés sur des textes de psaumes. Mais les musiciens utilisent aussi d’autres sources littéraires. En cela, Henry Du Mont et ses collègues adoptent la même attitude. Si les textes choisis par le compositeur sont des psaumes pour moins de la moitié d’entre eux, les autres supports sont des cantiques empruntés aux saintes Écritures, des hymnes et des prières de la liturgie catholique, ainsi que des poèmes écrits par Pierre Perrin et des textes anonymes de l’époque. Aux côtés des psaumes, Du Mont affectionne particulièrement la poésie de Pierre Perrin, du moins jusque vers 1674. Une douzaine de motets sont composés sur des cantiques du poète. Ces vers proviennent des Cantica pro Capella Regis, édités chez Ballard en 1665, et du Recueil de Paroles de Musique, dédié à Monseigneur Colbert, manuscrit (1666). Ces poèmes circulaient depuis quelques années déjà, puisque Perrin cite lui-même dans ses ouvrages les noms de ceux qui ont déjà mis 9. Gilles Ménage, Menagiana, Paris, 3 / 1715, t. I. L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 141 en musique tel ou tel cantique. Leur conception semble d’ailleurs intimement liée à l’apparition du culte gallican vers 1660. Durant ces années-là, les compositeurs de musique religieuse se plaisent à adapter ces textes latins. Gobert, Lully, Expilly et Du Mont sont les plus assidus à suivre ce courant. Pierre Robert, quant à lui, ne choisit qu’un seul poème du librettiste, mais pour un petit motet – une élévation. Gobert met en musique quatre cantiques sous forme de motets à deux chœurs, Expilly, sept, Lully, deux, et Du Mont, douze. Perrin écrivait ses textes latins expressément pour la Chapelle royale, ou pour des personnages de l’entourage immédiat du roi. Du Mont fut, à notre connaissance, le musicien du roi le plus attiré par ces cantiques religieux. L’écrivain fournit de nombreux textes parfaitement adaptés à l’usage auquel ils étaient destinés : longueur, thèmes développés, correspondaient à ce qu’attendaient les compositeurs de Louis XIV. Du Mont, en bon courtisan, se soumit aux désirs du roi et se conforma au courant gallican naissant. À l’instar de celui-ci, Gabriel Expilly exploite couramment les cantiques de Perrin. Il s’agit bien d’un engouement très ponctuel, car après 1674, tout au moins chez Du Mont, les textes de Perrin sont abandonnés. Le librettiste malchanceux de Pomone, fondateur de l’Académie d’opéras, emprisonné en 1672, meurt d’ailleurs en 1675. Henry Du Mont choisit également des hymnes, des cantiques et des prières de la liturgie catholique. Plus d’une dizaine de textes de motets font appel à ce type de source. Les compositeurs affectionnent le Cantique des Cantiques, et Du Mont, comme ses contemporains, a plusieurs fois recours à ces paroles. Il compose aussi un Te Deum, un Veni Creator, un Ave Maris Stella, un Magnificat – l’un des plus beaux motets du sous-maître –, un Benedictus Dominus – pièce imposante et majestueuse, sur les paroles du cantique de Zacharie. La mise en musique de ces textes est habituelle à l’époque, et le demeurera au cours des décennies suivantes – en particulier celle des hymnes et des cantiques. Enfin, les autres motets sont composés sur des poèmes anonymes du siècle, certains d’un style très proche des cantiques de Pierre Perrin. Parfois, le poème contient un verset de psaume, ou bien des passages entiers du Cantique des Cantiques. D’autres textes célèbrent des circonstances particulières : “Pour M. le Légat”, chanté sans doute à l’occasion de la visite du légat 10, “Pour la paix et l’unité de l’Église”, ou encore “Actions de Grâce du Roi Très Chrétien”. XVIIe Si le recours à ces poèmes est fréquent durant les premières années de Du Mont à la Chapelle, cette utilisation se fait plus rare par la suite. En 10. Le cardinal Flavio Chigi, légat du pape, se trouvait en visite à la Cour de France en juillet 1664. À Fontainebleau, il dit deux messes basses avec la Chapelle royale. Le motet de Du Mont Jubilemus – “Pour M. le Légat” – fut sans doute chanté à cette occasion. 142 LE CONCERT DES MUSES revanche, Du Mont puise de plus en plus son inspiration dans le livre des Psaumes. Un tiers de ses motets sont construits sur des psaumes de David avant 1666, la moitié des œuvres entre 1667 et 1675, et près des deux tiers après 1675. De plus en plus, le compositeur préfère des supports littéraires directement empruntés aux saintes Écritures. Les poésies latines anonymes du XVIIe siècle et celles de Perrin sont peu à peu délaissées. En cela, Henry Du Mont annonce des choix qui se feront plus précis encore chez ses successeurs : les quatre cinquièmes des grands motets de Michel-Richard de Lalande sont des psaumes. Quelle que soit leur origine, les paroles des motets proclament la gloire du Seigneur et de l’Église catholique. Mais au second degré, c’est la grandeur du roi et du royaume qui est chantée. Le mot Rex – roi – est souvent prononcé au cours des psaumes, ce qui rend l’allusion plus claire encore. Le compositeur exploite régulièrement ce thème. On comprend aisément qu’à la Cour, où la musique se doit de louer la politique du Roi-Soleil, il ne puisse en être autrement. D’autres textes de motets sont des prières, souvent adressées à la Vierge – Memorare, O Dulcissima, Magnificat. Du Mont compose aussi, plus rarement, des grands motets sur des paroles en forme de dialogue, fait qui ne semble guère se reproduire chez ses successeurs. Les paroles de louange dominent donc, et celles-ci donnent lieu, pour les œuvres dont la musique subsiste encore, à des compositions enjouées, dans lesquelles les passages jubilatoires – le plus souvent confiés aux chœurs – sont fréquents. Les supplications et les textes concernant la Vierge produisent des morceaux d’une grande profondeur expressive. Quant aux dimensions des motets, elles demeurent assez inégales, ce qui laisse supposer que les œuvres brèves ou de longueur moyenne étaient sans doute communément chantées, alors que d’autres plus longues et plus majestueuses – un peu plus du quart des grands motets de Du Mont – étaient réservées aux circonstances plus exceptionnelles. Les textes littéraires susceptibles d’engendrer des œuvres imposantes (douze à quatorze versets ou strophes) sont peu nombreux, moins d’une dizaine. Enfin, il faut ranger à part les deux psaumes de dimensions exceptionnelles, de dix-neuf et vingt versets – Memento Domine et Miserere –, et le Te Deum exécutés les jours de grandes fêtes. Dans ses adaptations musicales, Henry Du Mont suit toujours de près le plan des textes littéraires, obéissant généralement aux coupes des versets ou des strophes, lorsque le poème en comporte. Parfois le compositeur morcelle ces paragraphes, exploitant une formation musicale sur un vers, puis une formation différente au vers suivant, bien que ces deux ou trois vers appartiennent à la L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 143 même strophe, ou au même verset. Une telle construction est généralement liée au sens des paroles, mais tous les motets ne présentent pas un tel découpage des textes. Parfois, au contraire, deux versets ou strophes sont enchaînés, formant une même section. Le compositeur ne dédaigne pas les répétitions de fragments de texte, utilisant aussi, à l’occasion, différentes formations vocales pour répéter des paroles similaires. Cependant, ces morcellements du texte et ces répétitions respectent toujours scrupuleusement les paroles latines. Les redites tiennent compte de la signification des phrases et n’en modifient jamais le sens. Au contraire, ce moyen permet de mettre en valeur des passages importants du texte. Mais de tels procédés pouvaient parfois conduire les compositeurs à des abus. Les auteurs de l’époque ne se privent pas de dénoncer la mauvaise connaissance du latin de la plupart des musiciens contemporains. Pierre Perrin en témoigne dans la Préface des Cantica pro Capella Regis : — “Ie sçay […] que la meilleure partie des Musiciens sçavent aussi trop peu dans la langue Latine pour les bien comprendre et les bien exécuter.” Bénigne de Bacilly, dans ses Remarques curieuses sur l’Art de bien chanter (1668), fait une allusion aux mauvaises habitudes de certains compositeurs : — “À propos duquel [le latin] je diray en passant que l’on devroit prendre garde de ne pas répéter des sens si imparfaits et si extravagans, que la construction mesme en fust intéressée, et tout à fait barbare, comme il arrive dans les Compositions de ceux qui, faute d’entendre la Langue Latine, croyent qu’ils peuvent impunément répéter à la fin de leur Gloria Patri, un Seculorum amen, seculorum amen, et toûjours Seculorum amen, jusques à ce qu’ils en soient las.” Henry Du Mont, élevé dans une maîtrise de cathédrale, au sein de laquelle l’enseignement paraît avoir été des plus complets, et où il acquit vraisemblablement de solides notions de latin, n’appartient pas à ce groupe de musiciens incultes. Habitué à manier des textes latins depuis des années, il comprend cette langue sans difficulté. Accompagnant la messe à l’orgue depuis l’âge de dix-neuf ans, il était littéralement baigné par ce langage depuis sa plus tendre enfance. Il est clair, à la lecture de sa musique, que le sens profond des mots qu’il traduit musicalement ne présente pour lui aucun mystère. Du Mont respecte scrupuleusement les règles de prononciation de la prosodie latine de cette époque. La souplesse de sa déclamation, le “naturel” de certaines phrases proches du récitatif témoignent d’une parfaite maîtrise de la langue de l’Église. Respectant les conditions imposées par sa charge à la Chapelle du roi, Henry Du Mont, à l’instar de ses collègues de la Cour, compose donc des grands motets sur des paroles latines alors en usage : psaumes, cantiques, hymnes, poèmes de 144 LE CONCERT DES MUSES Perrin et d’auteurs anonymes de l’époque. Il choisit des textes de longueur moyenne, qui lui permettent de produire des œuvres convenables pour durer du début de la messe jusqu’à l’élévation, pouvant “tenir un quart d’heure”, selon l’affirmation de Pierre Perrin, les motets plus longs étant conçus pour des jours de fêtes plus extraordinaires. Dès son entrée à la Chapelle, nous l’avons vu, Du Mont possède un répertoire assez considérable d’une quinzaine de grands motets. Si certaines de ces œuvres sont publiées en 1686, soit deux ans après la disparition du sous-maître, la composition des pièces se répartit sur toute la période durant laquelle il dirige la Chapelle du roi. Jusqu’en 1675, le compositeur conçoit régulièrement des motets, au rythme approximatif de trois par an – non compris les petits motets que Du Mont fournit aussi pour les offices royaux. En 1675, le répertoire de la Chapelle comprend déjà cinquante-six grands motets d’Henry Du Mont. On ignore, cependant, si toutes les œuvres inscrites au répertoire sont encore régulièrement exécutées, ou si seules les dernières composées ainsi que les plus prisées d’entre elles sont chantées pendant les messes quotidiennes. Pourtant, les textes latins de tous ces motets demeurent imprimés dans les recueils de Motets et élévations. À partir de 1675, Du Mont ralentit quelque peu son rythme de composition. Ce sont un ou deux motets par an, voire aucun à certaines périodes, comme en 1681. Sans doute l’âge du musicien – soixante-dix ans en 1680 –, ses multiples tâches et de fréquents voyages à Maastricht pour des raisons professionnelles et familiales sont-ils à l’origine de cette faible production. En outre, son œuvre est maintenant suffisamment considérable pour qu’il se permette de conserver ce corpus tel quel. Il prépare d’ailleurs à cette époque une édition de ses grands motets, vingt d’entre eux seulement, chez Christophe Ballard, par “exprès Commandement de Sa Majesté”. Pierre Robert et Lully font de même avec quelques-uns de leurs motets, vingt-quatre pour Robert, et six pour Lully – qui n’en composa que douze. Or Du Mont disparaît en mai 1684, alors que, sans doute, il travaillait à cette publication, corrigeant les copies de ses œuvres, ajoutant selon son habitude des précisions d’interprétation. Les grands motets de ses collègues paraissent en 1684, les siens ne verront le jour que deux ans plus tard, en 1686. Certaines de ces pièces imprimées comportent d’ailleurs de nombreuses annotations intéressantes, des indications de tempo, des viste et des lentement, des preste, des gayement et des légèrement, des fort et des doux, alors que d’autres en sont malheureusement complètement dépourvues. Le compositeur n’eut donc pas le temps d’achever ce travail avant de mourir. Quelques motets manuscrits appartiennent aussi à la collection de Sébastien de Brossard. Ce sont là les seuls témoignages de cette œuvre monumentale conçue avant tout pour la Chapelle de Louis XIV avant l’installation définitive de la Cour à Versailles. L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 145 Les œuvres de Du Mont présentent une incroyable diversité de caractères, même si la marque du compositeur se fait sentir à tout instant, et en fait des pièces uniques, assez éloignées de celles de ses contemporains. Il est même difficile de classer ces œuvres en quelconques catégories. Le musicien semble laisser aller son inspiration à partir du texte littéraire qu’il a choisi. Il est aussi possible que les circonstances pour lesquelles certaines pièces étaient composées, circonstances que nous ignorons aujourd’hui, aient déterminé telle ou telle adaptation. Architecture instrumentale et vocale, structure, écriture des motets présentent des caractères bien spécifiques qui placent l’œuvre de Du Mont quelque peu en marge de celles des compositeurs de son temps. L’orchestre pour lequel opte le sous-maître témoigne bien de cette indépendance par rapport aux “modèles” de la Cour. S’il a souvent recours à un ensemble à cinq parties – avec deux violons, deux altos (ou haute-contre et taille de violon) et basse continue –, Du Mont s’en tient rarement à ce type de formation. La diversité des ensembles instrumentaux reste remarquable : écriture en trio – deux violons et basse continue –, quatuor – avec une seule partie d’alto – ou à la française – violon, deux altos et basse continue –, ou encore à cinq parties, mais avec une seule partie de violon, trois altos, et la basse continue. Pourtant, d’après les partitions, le compositeur ne requiert jamais d’autres instruments que les cordes (et un basson dans le motet Benedicam Dominum). Mais on sait que des flûtes, plus tard des hautbois, s’ajoutaient éventuellement aux violons, théorbe et basse de viole exécutant avec l’orgue la basse continue. L’accompagnement orchestral des chœurs offre la particularité de posséder, dans nombre de motets, une partie de dessus de violon totalement indépendante. Ni Robert ni Lully ne tentent une telle innovation. Sans doute les essais de Du Mont dans les petits motets – certains comportent des parties de violon ajoutées, et indépendantes des parties vocales – ne sont-ils pas étrangers à ces tentatives. Quant aux parties instrumentales intermédiaires (haute-contre et taille de violon), elles exécutent souvent, dans l’accompagnement des chœurs, une ligne mélodique assez éloignée de la stricte doublure d’une voix. Elles acquièrent ainsi une grande liberté, tout en enrichissant l’harmonie. Les épisodes symphoniques, ouvertures, symphonies, ritournelles, présentent aussi une grande variété, les symphonies d’ouverture demeurant les meilleurs exemples de cette inspiration fertile. Au début de sa carrière à la Chapelle du roi, le compositeur ne paraît pas trouver indispensable la présence d’une ouverture en introduction à ses motets. Deux des œuvres n’en comportent pas et se conforment en cela au modèle développé par Jean Veillot jusqu’en 1662. L’existence d’une symphonie au début des motets s’impose peu 146 LE CONCERT DES MUSES à peu, au fur et à mesure que cette forme se fixe. Si la préférence de Du Mont va à certaines structures, on ne trouve pas chez lui de formule stéréotypée, comme cela semble être le cas dans les motets de Pierre Robert. Chez Du Mont, chaque ouverture reste le plus souvent intimement liée au motet luimême, soit directement par un motif mélodique ou rythmique, soit par son caractère déjà en accord avec le thème développé dans l’œuvre. Certaines de ces symphonies empruntent leur forme aux ouvertures des œuvres théâtrales de l’époque – ouvertures “à la française” –, avec une première partie lente à quatre temps en rythmes pointés, une seconde partie à trois temps rapides, avec entrées successives des voix, et une sorte de coda rappelant la première section. L’influence de la tragédie en musique naissante se fait déjà sentir de manière imperceptible. Cela ne fera que croître. Du Mont exploite aussi durant ses dernières années à la Chapelle la forme de l’allemande AA / BB, qui engendre des ouvertures nobles et majestueuses. Le compositeur intègre aussi des passages purement instrumentaux au sein des sections chantées, soit que les instruments reprennent ou annoncent des motifs vocaux, soit que seules des formules rythmiques particulières évoquent une section déjà entendue, soit enfin que le caractère des symphonies et ritournelles reste en adéquation parfaite avec les sections chantées voisines. Ces épisodes instrumentaux sont enchaînés avec les passages vocaux environnants, introductions et conclusions instrumentales jouant également un rôle de transition entre les différentes sections. Elles permettent de rompre la monotonie d’une trop longue partie chantée, et allègent le discours musical. UNE RHÉTORIQUE MUSICALE Par ailleurs, on observe encore cette extrême diversité dans la forme, la déclamation, l’accompagnement des récits 11 et des petits ensembles vocaux – ensembles de solistes. C’est toujours l’absence d’uniformité qui domine ici. Le texte, encore une fois, est la source d’inspiration du compositeur. Dans les récits, la déclamation évolue d’un récitatif proche du rythme parlé des mots à un arioso très ample et expressif. Les sections chorales, enfin, peuvent atteindre une intensité dramatique rare. Une savante construction contrapuntique – entrées des voix et des instruments, traitement simultané de deux motifs mélodiques différents –, la mobilité des voix, la disposition des parties vocales et instrumentales, les dissonances expres- 11. À ne pas confondre avec “récitatif”. Ici, “récit” signifie qu’une seule voix chante. L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 147 sives contribuent à créer cette perfection sonore. Les plus beaux chœurs appartiennent sans conteste aux œuvres les plus développées et destinées sans doute à accompagner les cérémonies exceptionnelles de la Cour : Magnificat, Benedictus, Benedic anima mea, O Dulcissima. Le pas décisif que Du Mont fait franchir au genre du grand motet s’observe tout particulièrement dans la structure d’ensemble des différentes pièces. Les chœurs, tels des points culminants, rythment le déroulement des motets, et jouent de plus en plus un rôle d’articulation entre les sections des œuvres. Dans les motets les plus élaborés, chaque partie s’ordonne généralement selon une progression qui prend sa source dans les récits, puis les ensembles de solistes, jusqu’au chœur – parfois même deux chœurs consécutifs –, clé de voûte de l’édifice. Toutefois, nombreux sont les motets dans lesquels l’aspect formel demeure secondaire, au profit d’une esthétique du détail encore dominante. Le plan des pièces suit alors de près le texte littéraire, avec l’enchaînement bref de formations vocales contrastées, à la manière de certains petits motets des années 16501660 – dans les Cantica sacra de Du Mont, ou les Meslanges d’Étienne Moulinié. Une telle construction n’est pas sans évoquer les motets du sous-maître Jean Veillot, en particulier O filii et filiæ. Dans les œuvres plus tardives, le poème conserve aussi toute sa valeur, mais le musicien accorde la primauté à l’élément musical, et à l’organisation des formations vocales et instrumentales entre elles. Le souci de contrastes et d’opposition de masses sonores est constamment présent, mais se voit désormais soumis à une logique précise. Les chœurs n’apparaissent plus simplement dans un but d’opposition avec la petite formation vocale précédente, mais également comme point culminant, aboutissement et résolution d’une tension accumulée dans la succession des récits, ensembles et symphonies. Bien que cette logique formelle reste encore timide chez Du Mont, les sections largement développées, avec plusieurs récits ou ensembles de solistes s’accomplissant dans un chœur final, ne sont pas rares. Si l’on observe les plans généraux des motets de Du Mont selon l’ordre chronologique de leur composition, une évolution vers des plans bien architecturés, à mouvements séparés – à “numéros” – apparaît distinctement. Chaque mouvement présente alors une grande homogénéité, qui le distingue des sections voisines. L’esthétique du détail se voit peu à peu supplantée par un souci formel de plus en plus nécessaire. Le dernier motet connu de Du Mont (Benedic anima mea) date de 1679-1680. Sa structure annonce nettement celle des grands motets postérieurs, les dernières pièces de Lully, et les premières compositions de Michel-Richard de Lalande. 148 LE CONCERT DES MUSES UN LANGAGE PERSONNEL Le langage d’Henry Du Mont a ceci de particulier sinon d’exceptionnel qu’il s’est élaboré sous l’influence des différentes traditions auxquelles s’est confronté le musicien. De ses origines liégeoises à son établissement dans notre pays, Du Mont assimile les particularités d’écriture des Franco-Flamands, celles des Italiens, puis celles des Français. Le caractère cosmopolite du pays de Liège le familiarise avec des langages auxquels les musiciens français demeurent encore étrangers pendant les premières décennies du siècle. Né et éduqué dans la principauté de Liège, Du Mont se trouve dès son enfance imprégné du langage polyphonique franco-flamand. Son apprentissage auprès de Léonard de Hodemont 12 et des compositeurs liégeois lui fait connaître dès sa vingtième année à la fois un style rigoureux, issu de l’ancien contrepoint, et une écriture déjà sous l’emprise des procédés d’origine italienne. Messes et motets sont encore composés, à Liège, au début du XVIIe siècle, selon la tradition franco-flamande, à laquelle viennent s’ajouter les techniques de la basse continue et du double chœur. Lors de ses séjours dans cette ville, Du Mont ne peut pas manquer de subir ces influences. Avant tout, le musicien a été marqué dès son enfance liégeoise par le langage modal, et cette couleur teinte subtilement son œuvre, malgré une affirmation de plus en plus franche de la tonalité. Mais surtout, c’est une persistance du contrepoint qui s’affiche tout au long de ses compositions, en particulier des grands motets, avec leurs chœurs dans lesquels, plus que partout ailleurs, cette écriture trouve son épanouissement. Les compositeurs français contemporains de Du Mont ne font jamais usage du contrepoint d’une manière aussi habile et aussi développée. Chez Pierre Robert par exemple, lorsqu’un chœur débute de manière contrapuntique, très vite, le compositeur revient à une écriture homophone, avec quelques imitations. Si Du Mont procède quelquefois de la sorte, il va généralement beaucoup plus loin dans la construction architecturale des ensembles. Le musicien a intégré dans la forme du grand motet ces procédés d’écriture directement hérités de la tradition franco-flamande. Son utilisation du contrepoint trouve ici son expression la plus parfaite. C’est aussi à Liège, semble-t-il, que Du Mont se familiarise avec le style italien. Dès le début du XVIIe siècle, les compositeurs liégeois ont eu recours aux procédés d’écriture ultramontains. Léonard de Hodemont, maître du musicien 12. Léonard de Hodemont (1575-1636), maître de musique de la cathédrale de Liège, compositeur et pédagogue. On suppose que Henry Du Mont fut l’un de ses élèves. L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 149 de Louis XIV, utilise habilement ces “italianismes” fort prisés des compositeurs liégeois des années 1620-1630. Il aime tout particulièrement les mélismes et les vocalises qui mettent en valeur la voix. Du Mont apparaît d’ailleurs comme plus modéré que son aîné sur ce point précis. Les emprunts du compositeur au langage de ses homologues italiens demeurent très sages, et cette retenue est une preuve de la transmission indirecte de cette influence. Jamais, en effet, Du Mont n’a recours à des modulations complexes, éloignées, comme on peut en rencontrer chez les Italiens. S’il met parfois en valeur le texte par des effets particuliers, il n’abuse pas des madrigalismes. En revanche, dans ses grands motets, le langage de Du Mont témoigne, malgré cette mesure, d’une nette attirance pour les effets expressifs et certains traits d’écriture typiquement italiens, ce qui le place encore en marge de ses collègues de la Cour. Ainsi, les dissonances expressives, destinées à mettre en exergue un mot, une phrase, demeurent fréquentes dans les grands motets, mais elles n’apparaissent que lorsque le texte le commande expressément. Cette influence italienne apparaît cependant plus franchement dans certains petits motets du sous-maître, et dans son Dialogus de anima. Les grands motets font preuve d’une plus grande retenue, en particulier dans la traduction musicale du texte littéraire. Sans doute un certain respect de la tradition française est-il imposé par la magnificence et la pompe de la Cour. La venue en France de Du Mont, puis son installation définitive dans le royaume de Louis XIV (jusqu’à devenir rapidement l’un de ses sujets) lui permettent enfin d’allier à un style déjà très personnel – il a trente ans lorsqu’il arrive chez nous – des principes de composition typiquement français. Les impératifs de ses emplois à la Cour le contraignent d’intégrer dans son langage certains aspects de cette tradition. Les modèles de ses prédécesseurs Formé, Veillot, Gobert fournissent au compositeur la forme du grand motet naissant, à laquelle il devra se soumettre, tout en l’enrichissant de ses apports personnels. Par ailleurs, la Musique de la Chapelle, avec son chœur d’hommes et d’enfants, son ensemble instrumental, lui apporte le matériau nécessaire à la composition des œuvres, tout en lui laissant la liberté de l’utiliser comme il l’entend. Enfin, notre tradition offre à Du Mont un large éventail de rythmes de danses, dans lesquels baigne toute la musique française de cette époque. Dès ses premières compositions – certains petits motets des Cantica sacra – le compositeur utilise ces rythmes de sarabandes, ces allemandes, ces menuets, ces gigues, loures et gaillardes. Les grands motets contiennent presque tous des fragments de sarabande, danse noble et grave, qui convient mieux que toute autre à la musique religieuse. Dans notre pays, et parmi les compositeurs de cette époque, Henry Du Mont constitue donc une personnalité à part. Plus que les musiciens intimement fran- 150 LE CONCERT DES MUSES çais, tel Michel Lambert, il exploite les procédés expressifs italiens et le contrepoint de ses ancêtres flamands. Moins marqué que les Français qui étudièrent en Italie, comme Marc-Antoine Charpentier, il conserve une retenue dans l’usage de ces traits expressifs particuliers à la musique ultramontaine. Pour Du Mont, l’adéquation entre texte et musique reste capitale, sans pour autant tomber dans un excès de figuralisme. L’amalgame de ces influences engendre un style très personnel, aisément reconnaissable, qui ne paraît guère évoluer au cours des années 1663-1680, période de maturité du compositeur. EN CONCLUSION Il demeure aujourd’hui difficile d’attribuer à Lully, à Robert ou à Du Mont telle ou telle des innovations dans le genre du grand motet. Devant une connaissance très approximative, voire inexistante (pour la plupart des motets de Pierre Robert) des périodes de composition des œuvres, rien ne permet d’affirmer lequel de ces compositeurs a influencé les autres. Les sous-maîtres dès leur entrée à la Chapelle du roi en 1663 possédaient vraisemblablement un répertoire conséquent. Dès 1659-1660, des motets de Du Mont sont chantés dans les églises de Paris. Mais ces pièces sont-elles des grands motets ? Les descriptions restent trop vagues pour nous renseigner sur l’ampleur des œuvres. De même, le premier témoignage concernant un motet de Lully ne date que de septembre 1660, et comme dans le cas de Du Mont, c’est le gazetier Loret qui décrit la cérémonie religieuse. Rien ne prouve qu’il s’agit d’un grand motet. Lully compose ensuite, en 1664, un Miserere que le valet de Chambre de Louis XIV, Dubois, cite dans ses Mémoires. Il est donc certain aujourd’hui que Henry Du Mont avait composé plusieurs grands motets avant 1663, et de ce fait, avant le Miserere de Lully. Il semble bien que l’attribution de cette évolution à Lully – et à lui seul – soit due à une suite d’affirmations sans fondement, sans aucun regard sur la musique elle-même, colportées depuis le XVIIIe siècle. Le Surintendant de la Musique de la Chambre contribua sans doute à l’élaboration du genre, et cette participation est à prendre en compte. Mais Du Mont pousse plus loin que Lully les expériences déjà tentées dans les petits motets, et cela des années avant son entrée à la Chapelle. C’est peut-être en comparant les deux motets de Jean Veillot avec les derniers motets de Du Mont (O Dulcissima, Benedic anima mea) que s’observe le mieux l’évolution que celui-ci imposa à cette forme en une vingtaine d’années. La richesse des grands motets d’Henry Du Mont s’oppose à l’apparente uniformité des motets de ses deux contemporains, Pierre Robert et Jean-Baptiste Lully. Du Mont, bien plus que ses collègues, s’attache à traduire avec une rare L. DECOBERT : HENRY DU MONT ET LE GRAND MOTET 151 justesse le sens profond des paroles des psaumes, des cantiques et des poèmes latins. Il possède aussi, en plus de ces compositeurs, un exceptionnel talent d’architecte sonore, qui se manifeste le plus parfaitement dans les chœurs en écriture fuguée, dans lesquels les entrées vocales et instrumentales, les motifs mélodiques sont choisis et agencés avec soin. Chez Lully et Robert, une telle recherche n’apparaît pas dans ce sens-là. Si tous trois ont participé à l’évolution structurelle du grand motet vers un plan à mouvements indépendants, Du Mont a poussé plus loin que les deux musiciens la plupart des tentatives qui ont contribué à fixer cette forme. Ses œuvres, exécutées à la Cour jusqu’en 1683, marquèrent les compositeurs qui eurent la chance de les entendre. Les futurs sousmaîtres, Lalande, Minoret, Colasse, les compositeurs parisiens, comme Charpentier, les jeunes pages de la Chapelle, tel Desmarest, subirent l’influence de Du Mont. Parmi les aspects particuliers au style de Du Mont, certains se sont perpétués jusque dans les grands motets de ces musiciens. Ainsi, les formes variées des symphonies d’ouverture des motets de Du Mont se retrouvent parfois chez Lalande, qui utilise comme son prédécesseur la structure inspirée de l’ouverture “à la française”. Du Mont a transmis à ses successeurs cet usage de l’écriture contrapuntique hérité de ses origines flamandes, qu’il avait si parfaitement appliqué à la forme du grand motet. Ni Lully ni Robert n’ont poussé aussi loin les évolutions dans ce domaine. En revanche, Lalande, Charpentier, Desmarest, Colasse, Minoret, s’ils affectionnent l’écriture verticale et homophone dans les chœurs – écriture dont Lully a donné le modèle le plus achevé –, poursuivent les efforts de Du Mont. Dans les dernières années du siècle, les compositeurs, dont Michel-Richard de Lalande, vont même exceptionnellement jusqu’à élaborer une structure proche de celle de la fugue. À l’origine de cette amplification de l’écriture fuguée, il faut bien voir une impulsion donnée essentiellement par Henry Du Mont. Enfin, l’indépendance d’une partie de violon dans les chœurs de nombreux motets de Du Mont est un procédé que Lalande reprend et développe dès ses premières œuvres. Chez Minoret et Colasse, on rencontre quelquefois, au cours des chœurs, des parties instrumentales ornées, voire différentes des parties vocales. Ici encore, la contribution de Du Mont à la généralisation de ce procédé d’écriture est indéniable. Certains des traits caractéristiques du grand motet tel qu’il se présente au début du XVIIIe siècle sont donc directement issus des recherches d’Henry Du Mont. Les innovations de notre compositeur ont grandement contribué à donner au genre ses fondements, et la plupart d’entre elles seront parfaitement intégrées à partir de Michel-Richard de Lalande. L’ombre dans laquelle le tout-puissant 152 LE CONCERT DES MUSES Lully a placé nombre de ses contemporains n’a pas épargné Du Mont, qui, de plus, disparut trois ans avant le Surintendant. Si bien que, moins de cent ans plus tard, en 1769, les sous-maîtres de la Chapelle du roi et les surintendants de la Chambre pouvaient affirmer que “les sous-maîtres qui ont précédé Lully étoient des musiciens d’un médiocre talent” 13 ! C’est ce jugement sans aucun fondement qui paraît s’être propagé jusqu’à nos jours. Les œuvres d’Henry Du Mont vont désormais retentir de nouveau pour les mélomanes du XXe siècle, afin que soient enfin réhabilités les “heureux talens pour la Musique” et le “beau génie” 14 du sous-maître de Louis XIV. 13. On peut lire cette affirmation dans un Mémoire de 1769, concernant une querelle entre les sous-maîtres et les surintendants de la Musique du roi. Cf. Marcelle Benoit et Catherine Massip, “Maîtres et surintendants du roi au XVIIIe siècle”, Recherches sur la musique française classique, XXVI (1986). 14. Titon du Tillet, Le Parnasse françois, Paris, 1732.