Nietzsche estime à ce moment-là que le nihilisme de son temps trouve son origine dans l’histoire
de la pensée (religion, philosophie) depuis les Grecs. Il nous reste à nous débarrasser
définitivement de cette philosophie héritée et à comprendre que nous pouvons nous-mêmes
créer nos propres valeurs.
Le concept de nihilisme se déploie au XXème siècle, servant alors à désigner le nazisme,
le consumérisme, l’impérialisme américain, etc. On a en général le sentiment que tout est
« mort » : mort de Dieu, de l’art et de la littérature (Dada, Duchamp, Malevitch, surréalistes,
situationnistes, art contemporain), de la politique (nous vivrions le siècle de la « mort des
idéologies »), de l’histoire (« fin de l’histoire » chez Fukuyama), de l’amour, de la révolution, de la
philosophie, etc., etc., etc. Heidegger observe le déploiement de ce nihilisme, dont il reprend le
concept à Nietzsche.
Ce concept connaît ensuite une certaine fortune chez d’autres penseurs. La philosophie
post-heideggérienne, notamment française (philosophie de la différence, voir plus haut) entend elle
aussi « dépasser » le nihilisme, et même dépasser l’ensemble de l’histoire de la métaphysique. Par
exemple, la métaphysique occidentale est « phallogocentrique » pour Derrida, c.à.d. repose sur un
privilège accordé au phallus et au logos. Et il s’agit donc de dépasser « les préjugés de la
métaphysique occidentale », en accusant ses prédécesseurs, y compris ceux qui ont voulu faire la
même chose, d’être « restés prisonniers des préjugés de la métaphysique occidentale ».
Le mot-clé de la modernité philosophique depuis Descartes ou Kant est en effet celui de
dépassement : Descartes dépasse l’aristotélisme, Kant le dogmatisme, Fichte dépasse Kant,
Schelling dépasse Fichte, Hegel dépasse Schelling, Nietzsche dépasse l’histoire classique,
Heidegger dépasse Nietzsche, Derrida dépasse Heidegger, etc. Ce qui n’avait aucun sens pour un
scolastique (avant Descartes donc), qui interprétait Aristote (et la Bible) sans intention aucune de
les « dépasser ». En politique et en art, c’est pareil : toute entreprise est avant-gardiste (avant-
gardes littéraires et artistiques mais aussi parti « léniniste » d’élites révolutionnaires), c.à.d. veut
« faire table rase » de tout ce qui a précédé, veut « faire événement » dans l’histoire et « dépasser »
les inconséquences des précédents.
C’est ici qu’arrive Mehdi Belhaj Kacem. Pour lui, il faut sortir de cette « philosophie du
dépassement », dont il trouve le concept dans l’Aufhebung hégélienne et la catharsis aristotélicienne.
Nous ne devons pas chercher à « dépasser », mais au contraire à « répéter » car la répétition est
toujours créatrice. Ce sera le concept de « mimesis », sur lequel je reviendrai plus loin.
Pour Mehdi Belhaj Kacem, le concept philosophique de nihilisme « toujours à dépasser »
nous dissimule un grand problème – le vrai problème de la philosophie : son incapacité à penser le
concept de Mal. Ici, Mehdi Belhaj Kacem s’inspire d’Adorno (« écrire un poème après Auschwitz est
barbare »). Disons qu’on peut grossièrement tracer sur ce thème deux directions philosophiques
dans l’histoire : la tradition de Levinas, Adorno, Benjamin, Schürmann, Kierkegaard, qui
considèrera que la philosophie doit penser les souffrances individuelles des hommes ; et la grande
tradition « officielle » idéaliste (Hegel, Kant, Descartes, Husserl, Platon), qui considèrera avec
Badiou que « Auschwitz n’est pas un sujet pour la philosophie ».
Mehdi Belhaj Kacem radicalise cette observation : il y a la philosophie qui se rapproche
d’une pensée du Mal (Schelling, Adorno, Schürmann) et la philosophie qui reste envers et contre
tout une « pensée du Bien », c.à.d. une philosophie qui place une idée (éternelle) sur un piédestal,
et pour qui toutes les choses réelles ne sont que des simulations imparfaites de l’idée, des
simulacres. Tout ce qui compte, pour Badiou par exemple, c’est l’Idée, ce qu’il appelle
« l’hypothèse communiste ». Et peu importent les victimes (c’est ce que dit Mehdi Belhaj Kacem).