4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4LIVRES ET IDÉES 4DOSSIER LE MODÈLE NORDIQUE ALEXANDER STUBB * En quoi l’Europe a changé la Finlande Longtemps limitée dans sa liberté d’action par son voisinage avec l’Urss, la Finlande a attendu patiemment le moment où elle pourrait rejoindre l’Europe. Ce souhait sentimental de se sentir libre de construire son avenir avec les autres pays européens s’est doublé de la nécessité de trouver des débouchés après l’effondrement soviétique. Allant jusqu’au bout de sa démarche, la Finlande est le seul pays nordique à avoir adopté l’euro, la monnaie de l’Union et la monnaie de son principal partenaire commercial qui est désormais l’Allemagne. A u début des années1990, le moins que l’on puisse dire est que la Finlande ne se portait pas bien. Le pays souffrait d’une des pires récessions économiques qu’il ait connues dans son histoire. Il fallait résoudre le problème d’un chômage à deux chiffres et définir l’avenir vers lequel le pays souhaitait s’orienter. La Finlande était à la croisée des chemins et les problèmes qui se posaient ne se limitaient pas à un mauvais réglage conjoncturel. Plusieurs raisons expliquent la crise que traversait alors le pays. La principale était la chute de l’Union soviétique. La disparition de l’Urss signifiait des change- ments profonds dans l’environnement de la Finlande. Pendant près de cinquante ans, l’économie finlandaise avait reposé sur les débouchés que lui fournissait l’Urss. Sur le plan politique, les relations entre les deux pays étaient savamment organisées selon des règles précises, au point de fournir au vocabulaire de la diplomatie un mot nouveau, celui de finlandisation. La finlandisation, c’est un mode de relation dans lequel le pays dominé s’interdit tout commentaire sur ce qui ce passe chez son puissant voisin et règle sa diplomatie de façon à ne jamais se trouver en opposition avec lui. En échange, il conserve son autonomie intérieure. * Député finlandais au Parlement européen (groupe du Parti populaire européen).Texte en anglais. Traduction : Sociétal. COMMENT LA FINLANDE S’EN EST SORTIE ? L’ habitude des Finlandais de vouloir respecter leurs engagements et de préférer l’action aux discours verbeux et vains a ses avantages et ses inconvénients. En cas de sérieuses difficultés, il faut constater que les avantages l’emportent sur les inconvénients. Pour sortir de la crise du début des années 1990, la première réforme a été d’augmenter considérablement les dépenses de recherche et de développement. Cette politique a été plus qu’un rattrapage après des années de vaches maigres pour les chercheurs. Elle a été une politique réfléchie et volontariste tendant à faire de la Finlande une économie fondée sur la connaissance. à la fin des années 1980, la Finlande consacrait l’équivalent de 1 % de son PIB aux dépenses de R&D. Au milieu des années 1990, ce taux atteignait 4 % . Cet effort soutenu n’a jamais été remis en cause, même au moment du creux de la vague, en 1991. Pour compléter cette première réforme, la Finlande a entrepris simultanément d’améliorer son système scolaire. La deuxième réforme, qui fut très difficile à faire passer sur le plan politique, a été la baisse des prestations versées par le système de sécurité sociale. La troisième a été une libéralisation générale de l’économie. Elle a commencé par le secteur des télécommuni- Sociétal N° 52 g 2e trimestre 2006 109 4REPÈRES ET TENDANCES 4CONJONCTURES 4DOSSIER 4LIVRES ET IDÉES LE MODÈLE NORDIQUE cations puis a été étendue à celui de la santé. Les secteurs restés publics ont été soumis à de nouvelles règles tendant à reproduire un cadre concurrentiel. L’idée était de renforcer la partie publique de l’économie en l’obligeant à adopter des nouvelles façons de penser et d’agir. Une des priorités était de montrer que l’efficacité économique n’était pas incompatible avec d’autres objectifs, comme celui de préserver l’environnement ou de garantir l’égalité au travail des différentes communautés (par exemple des hommes et des femmes). Un des atouts qui a favorisé le redressement finlandais est la conviction qui s’est répandue dans le pays que le fait d’être petit pouvait être un avantage. Dès lors que les distances sont courtes, les échanges sont facilités. Comme la population est peu nombreuse, les entreprises sont de petite taille, si bien que la bureaucratie y est de faible importance et l’information y circule rapidement. Les équipes de recherche sont facilement en contact les unes avec les autres, les dirigeants se connaissent tous. L’ambiance générale qui règne dans l’économie finlandaise est un peu celle de coopération et de stimulation réciproque qui règne dans un laboratoire. La Finlande est pauvre en ressources naturelles et est située plutôt à l’écart des grandes puissances économiques et politiques. Cela a toujours obligé les Finlandais à se montrer imaginatifs et ouverts à tous ceux qui venaient vers eux. Au début des réformes, le doute sur leur pertinence était réel. C’est par un dialogue social permanent que les Finlandais se sont convaincus qu’ils ne pouvaient pas faire autrement. Ce qui a été fait devait l’être et cela a suffi a emporter l’adhésion des Finlandais. Une fois que leur conviction est faite, les Finlandais se montrent en général d’une grande constance dans leur action et d’une volonté inébranlable. REJOINDRE LA FAMILLE EUROPÉENNE L’ 110 adhésion à l’Union européenne en 1995 est incontestablement l’événe- Sociétal N° 52 g 2e trimestre 2006 ment majeur de l’histoire récente de la politique du projet. Pour avoir été un Finlande. D’autant que la marche à l’intédes lieux stratégiques de la guerre gration européenne a été très rapide. En froide, la Finlande sait que la paix n’est dix ans, la Finlande est passée d’une situajamais acquise. Si la menace communiste tion où son économie et sa vie politique a disparu, d’autres extrémismes se font étaient déterminées quasi exclusivement aujourd’hui menaçants, et un petit pays par ce qui se passait en Union isolé pourrait facilement en soviétique à une situation où devenir la proie. En tant que Pour avoir été elle a la même devise que la voisins de l’ancienne Union France et l’Allemagne et où soviétique, les Finlandais un des lieux elle participe au même titre savent que la liberté est un stratégiques de que ces deux pays moteurs bien précieux qu’il faut saula guerre froide, de la construction eurovegarder sans faiblir. Ils péenne aux décisions prises à savent aussi que les sociétés la Finlande sait Bruxelles. Cette évolution n’a qui ignorent la démocratie que la paix pu avoir lieu à une telle et l’état de droit finissent n’est jamais vitesse que parce que depuis par sombrer dans la misère. longtemps les Finlandais acquise. avaient pris l’habitude de penEnfin, en rejoignant l’Europe, ser en Européens. les Finlandais ont eu l’impression de se donner la possibilité d’acCe besoin d’Europe est non seulement céder sans entrave à tout un monde de sentimental mais il correspond à une créativité culturelle et d’échange d’idées. nécessité économique. La période qui On est plus intelligent et plus efficace sépare la chute de l’Urss de l’adhésion quand on peut se mesurer à d’autres de la Finlande à l’Union européenne en avec comme seul objectif de mieux se 1995 compte parmi les plus noires de comprendre. son histoire économique. BILAN DE L’ADHÉSION À L’EUROPE Compte tenu de la dimension de son économie, la Finlande sait qu’elle a tout intérêt à associer son destin à un ensemble dynamique et significativement plus important qu’elle. Un temps, l’Union soviétique a pu jouer ce rôle d’entraînement. Après sa faillite, elle a dû céder la place à l’Union européenne en tant que partenaire privilégié de la Finlande. Forte de constat, la Finlande a rejoint l’Europe avec l’idée qu’aucun membre de l’Union ne peut assurer durablement sa croissance sans le vaste marché constitué par les autres. Pour les autorités d’Helsinki, il est clair que la pire attitude pour un pays européen est de chercher un avantage immédiat et à courte vue dans les négociations de Bruxelles sans voir l’avantage que peuvent apporter des concessions. Sans une intégration économique poussée, l’Europe est condamnée à reculer face aux grands ensembles asiatiques ou nord-américain. Ayant toujours milité pour cette adhésion, j’ai décidé d’en souligner a priori les avantages et de donner des exemples incontestables des bénéfices qu’en a tirés la Finlande. à l’attente sentimentale et à la nécessité économique les Finlandais ajoutent une troisième justification à leur adhésion à l’Union européenne. C’est la dimension Sur le plan économique, les bénéfices de l’adhésion sont évidents. La Finlande a trouvé des débouchés importants chez ses nouveaux partenaires. Pour une D ans quelle mesure l’adhésion à l’Europe a-t-elle changé la Finlande, alors que la faillite soviétique l’avait déjà contrainte à s’adapter à un monde nouveau ? Il est difficile de donner une réponse claire à cette question. Beaucoup des changements dus à l’adhésion – négatifs ou positifs – sont encore probablement ignorés non seulement du grand public mais aussi des décideurs et des analystes. Chacun a sa vision des conséquences des mutations dues à l’Europe et l’unanimité sur ce sujet est impossible EN QUOI L’EUROPE A CHANGÉ LA FINLANDE petite économie excentrée comme la Finlande, la question des débouchés est essentielle et les nouveaux marchés ainsi ouverts à ses entreprises ont relancé sa croissance économique. L’adoption de l’euro a permis d’éliminer tout risque de change sur des pays aussi important que l’Allemagne, la France ou l’Italie, et a de ce fait constitué un facteur de stabilité. Dans une zone économique de l’importance de l’Union européenne, la concurrence qui s’installe entre les différents pays conduit à leur spécialisation. La Finlande, grâce à son effort sur la recherche et sur l’éducation, s’est spécialisée dans les industries innovantes. Elle a construit en très peu d’années une industrie des télécommunications qui est une référence mondiale. Les industriels finlandais n’ont pu le faire et s’engager dans une telle voie que parce qu’ils avaient la certitude de pouvoir écouler avec une certaine sécurité leurs produits sur le marché vaste et solvable de l’Union européenne. C’est grâce aux économies d’échelle dues à la dimension du marché européen que la Finlande a pu mettre sur pied une des économies les plus compétitives du monde. Sur le plan politique, le bénéfice est réel. Il est d’ailleurs partagé. Grâce à la Finlande, l’Union européenne a une dimension nordique. Elle a une frontière avec la Russie au travers d’un pays qui, dans les années récentes, a toujours entretenu avec elle des relations apaisées. Une des ambitions de la Finlande est d’être un élément d’équilibre dans la Baltique, jouant pleinement la solidarité avec les autres membres de l’Union européenne qui bordent cette mer tout en ayant un lien historique privilégié avec la Russie. CULTURE, CUISINE … DEVENIR PLEINEMENT EUROPÉEN L a Finlande se flatte aujourd’hui de ne plus être un pays un peu provincial perdu dans le Grand Nord. La Finlande est désormais un pays qui compte en Europe et pour qui l’Europe compte. Cela se voit non seulement dans les statistiques mais également dans la vie quotidienne des Finlandais. Ils sont devenus des Européens à part entière, passionnés par tout ce qui se passe dans l’Union. Ils sont plus tolérants et plus curieux des autres, et cette évolution n’est due ni à la ruse des autorités ni à des contraintes juridiques pour les changer mais bel et bien à leur volonté et à leur enthousiasme. Leur attitude a changé au fur et à mesure qu’ils ont voyagé et accueilli des visiteurs étrangers. Se rendre en vacances dans un pays de l’Union européenne est devenu banal au point qu’en 2004, 18 % des Finlandais l’ont fait. Dans le même temps, il est de plus en plus fréquent que des touristes viennent en Finlande. Et le monde des affaires se déplace énormément. Les autorités d’Helsinki se félicitent de cette évolution et cherchent à l’encourager chez les jeunes. 30 000 étudiants finlandais se sont rendus à l’étranger dans le cadre du programme Erasmus et presque autant d’étudiants européens sont venus en Finlande dans ce même cadre. Les coutumes européennes pénètrent en Finlande. La mode, l’architecture, l’urbanisme, la gastronomie, tout un monde nouveau se construit autour de références venues de Londres, Milan, Paris ou Berlin. Des cafés semblables à ceux que l’on trouve dans les capitales européennes se multiplient dans les grandes villes et une vie nocturne tend à s’y développer. Une chose toutefois demeure : la culture du respect de l’autre, de l’écoute et de la curiosité intellectuelle. Selon des rapports récents sur les modes de vie européens, il y aurait un lien direct entre l’habitude des jeunes Finlandais de lire une grande quantité de journaux et les résultats particulièrement brillants qu’ils obtiennent aux tests PISA servant à évaluer le niveau scolaire des différents pays. ÉVITER TOUT RETOUR AU PROTECTIONNISME L a Finlande a montré ces dernières années qu’un pays excentré pouvait jouer un rôle non négligeable dans la vie politique et économique de l’Europe. Il suffit de vouloir se situer au cœur des décisions prises en commun et non de chercher à les fuir. Pour un petit pays, le Conseil européen et la Commission sont les éléments-clés du processus de décision en Europe. Il faut que ces deux institutions soient puissantes et efficaces car sinon le pouvoir serait confisqué par les trois ou quatre pays les plus importants. Pour la Finlande, plus on avance vers une Constitution définissant clairement le rôle de chacun, plus on intensifie l’intégration économique, et mieux l’Europe se porte. En Finlande, en été, il y a des millions de moustiques qui font un bruit d’enfer. Mais ce bruit, on ne peut l’entendre qu’en Finlande, car ces moustiques sont en fait minuscules. On peut dire la même chose de l’Europe. Certains pays peuvent faire beaucoup de bruit mais, seuls, ils sont minuscules et ne peuvent gêner que leurs voisins. Il est dommage que certains dirigeants européens aient tendance à l’oublier. Des exemples inquiétants de protectionnisme, des discours nationalistes grandiloquents sont apparus en Europe ces derniers temps. Certains dirigeants, notamment à la tête des grands pays, reviennent des Conseils européens en proclamant devant les représentants de la presse qui les accueillent qu’ils ont bien défendu l’intérêt national et qu’ils ont remporté une grande victoire sur les autres pays. Ils ne réalisent pas que leur victoire est à courte vue, qu’elle se fait non seulement au détriment de leurs partenaires mais aussi de l’Union tout entière, et qu’ils finiront eux-mêmes par en subir les conséquences négatives. Ce genre d’attitude sape la crédibilité de l’Europe et menace son existence même. L’Union européenne est un plus pour ses membres. Ceux qui ont attendu pendant des années avant de pouvoir la rejoindre veulent qu’elle vive, car elle signifie plus de sécurité, plus d’efficacité économique, plus de puissance politique. La libre circulation des hommes et des biens, des capitaux et des idées est essentielle, elle améliore la vie de tous et prépare l’avenir. Chaque citoyen européen de bonne foi peut le mesurer. Il faut donc aller de l’avant. g Sociétal N° 52 g 2e trimestre 2006 111