La civilisation islamique et le droit international.
Yadh Ben Achour,
professeur à l’Université de Carthage, ancien doyen de la facultés des sciences
juridiques, membre de l’Institut de droit international.
La civilisation constitue la synthèse la plus vaste d’un groupe social donné. Elle
englobe la culture et les arts, la religion, la vie politique et celle de l’Etat, l’esprit
civique majoritaire, les mœurs, les modes de production, le système juridique,
les sciences, les œuvres de l’esprit.
La civilisation ne se confond ni avec un Etat ni avec un territoire. Elle
peut englober plusieurs Etats (la civilisation occidentale), plusieurs langues ou
même plusieurs religions (la civilisation indienne) ou bien, au contraire, se
limiter à une seule langue (la civilisation arabe) ou une seule religion (la
civilisation islamique).
Dans la définition d’une civilisation un facteur déterminant va servir de
critère : ce peut être le critère linguistique, territorial, étatique, religieux,
ethnique ou racial. La civilisation islamique est définie par les autres et se définit
elle-même par le critère religieux. Elle englobe par conséquent toutes les
cultures, tous les Etats, toutes les sociétés qui partagent en commun des
conceptions métaphysiques et un culte se réclamant d'une religion monothéiste
qui est l'islam et dont on connaît la genèse et le développement historique1.
Comment comprendre et traiter un sujet sur la civilisation islamique et
le droit international ? Pour le faire, plusieurs écueils doivent être évités,
notamment de considérer la civilisation islamique, comme un phénomène au
dessus du temps, ou d’être animé par les démarches laudatives ou agressives.
La civilisation islamique est changeante et ses positions sur le droit
international ne peuvent pas être les mêmes au cours de l’histoire. Par ailleurs,
une étude sérieuse ne peut ni être guidée par le désir de faire de l’islam le lieu
de toutes les vertus, ni de le charger de tous les vices. De nombreuses recherches
veulent nous persuader que la civilisation islamique classique est fondatrice en
matière de droits de l’Homme, de droit de la paix, de droit des traités ou de droit
humanitaire. D’autres veulent nous convaincre, au contraire, que l’islam est et
sera toujours l’adepte de l’esclavage, de la violence, et du totalitarisme. Ces
démarches essentialistes sont erronées, subjectives et dangereuses.
Une autre difficulté de taille nous fait face. Pour traiter notre sujet, il
faut savoir qui parle au nom d’une civilisation. Une civilisation est représentée
tout d'abord par les Etats qui la composent, ensuite par les organisations
internationales représentatives de cette civilisation. Mais il ne faut pas s'arrêter
là. En effet, des personnalités éminentes du monde de la culture, des partis de
masse, des organisations non gouvernementales, peuvent fort bien exprimer les
1 Sur ces questions, Yadh Ben achour, Le rôle des civilisations dans le système international, Droit et
relations internationales .Bruylant, et éditios de l’université de Bruxelles, 2003.
1
idées et les points de vue d'une civilisation. Ainsi, la civilisation islamique
s'exprime tout d'abord par la voie de ses différents Etats composants. Elle
dispose également d'une organisation internationale constituée par l'ensemble de
ces Etats, l'Organisation de la Conférence islamique2, enfin elle s'exprime par
des personnages de notoriété publique internationale appartenant à la civilisation
islamique ou par des partis de masse dominant les terrains politiques nationaux
aussi bien que la scène internationale.
Si l’on veut sérieusement s’interroger sur les points de vue de la
civilisation islamique sur le droit international, il ne faut pas exclure les acteurs
qui nous dérangent et sélectionner ceux qui nous arrangent. Ben Laden est un
terroriste dangereux et nuisible. Mais, ce point de vue n’a pas, sur le plan de
l’efficacité, plus de valeur que le sien. Que cela plaise ou déplaise, il représente
une part de civilisation islamique, autant que les manifestants qui, en 1979, ont
envahi l’ambassade des Etats-unis à Téhéran et retenu son personnel en otages,
en violation des règles élémentaires du droit international général. Ne pas en
tenir compte, c’est agir en idéologue et non pas en homme de science.
À ce niveau, déjà, nous pouvons constater que l'attitude de la civilisation
islamique face au droit international est une attitude éclatée et contradictoire.
La plupart des Etats, ainsi que l'Organisation de la conférence islamique,
adhèrent au droit international dans son ordre global, sa structure et ses
procédures. Comme on a pu l’écrire : "Au plan politique et idéologique, l'ordre
international est marqué par la domination sans partage des valeurs du
libéralisme politique et de ses trois piliers : démocratie, droits de l'Homme et
état de droit. Il est important de préciser que ce modèle n'est officiellement et
publiquement contestée en son principe que par très peu d'Etats et de
mouvements politiques"3.
Cependant, s'agissant du droit international matériel, en particulier celui
qui est relatif aux droits civils et politiques et aux droits de l'Homme, les Etats et
l'Organisation de la conférence islamique éprouvent des difficultés réelles avec
la substance du droit international, public ou privé. Les autres acteurs
représentatifs de la civilisation islamique divergent profondément. Certains
admettent l'ordre international sans aucune réserve, d'autres le rejettent
radicalement parce qu'ils le considèrent comme un ordre impérial de
domination et d’injustice, d'autres expriment des attitudes ambiguës où se
mêlent l'adhésion et le rejet.
2 L'Organisation de la conférence islamique, créée au premier sommet de Rabat en septembre 1969, suite à
l’incendie de la mosquée Al Aqsâ de Jérusalem, est donc un regroupement civilisationnel d’Etats, une
organisation intergouvernementale entre pays musulmans. Ces derniers n'ont pas été définis. Il existe au sein de
l'organisation des Etats entièrement musulmans, mais il existe également des pays majoritairement ou même
partiellement musulmans. L'Organisation de la conférence islamique compte aujourd'hui cinquante-sept Etats.
3 Slim Laghmani, : "Le nouvel ordre politique international et son impact sur le droit internationalé", in, Slim
Laghmani, Ghazi Ghraïri, Salwa Hamrouni, Affaires et documents de droit international, C.P.U., Tunis, 2005,
p.10.
2
I- La civilisation islamique et l’ordre général du droit international.
-A-
Une première observation s'impose : les Etats islamiques ont
définitivement rompu avec la doctrine classique et traditionnelle du droit
international, telle qu'elle a été élaborée au moyen-âge par les générations
successives des grands juristes de l'islam, comme Shaïbani4, Mawardi5, Ibn
Taymiya6.
Cette conception avait été construite autour de quelques concepts
fondamentaux : l'ummah (communauté globale des croyants) porteuse d'un
message divin à l'humanité tout entière, en particulier par la voie du fath
(conquêtes territoriales, ouverture du monde à l'islam) et du Jihâd (combat au
service de la cause religieuse). Il s'en suit par conséquent une sorte de
topographie juridique qui divise le monde en cercle de l'identité, l'ummah, cercle
des alliances en paix conventionnelle avec l'islam (dar a sulh ) et cercle de
l'hostilité et de la guerre (dar al harb). Le sort de la guerre, de la paix et des
échanges humains et commerciaux était régi par un droit des traités ('uhûd) qui
réglait le sort des trêves, des rançons, des droits de passage inoffensif et des
sauf-conduits, des taxes et droits de douane. Ce droit des traités était régi par le
principe du respect des engagements mainte fois consacré par le texte
coranique7. Le droit des minorités en terre d'Islam était réglé par les règles de la
dhimma, qui accordait aux sujets non musulmans la protection de leur culte, et
de leurs biens, en contrepartie du paiement d'un impôt, la jizia8. Les fondateurs
de la théorie juridique islamique classique ont également élaboré une théorie de
la guerre et du droit humanitaire, pour régler le sort des prisonniers et celui des
populations non combattantes9. Cette conception du droit international a été
abandonnée par la force des choses et des évènements du monde contemporain.
Cependant, la civilisation islamique reste encore partiellement attachée à
sa philosophie politique traditionnelle et au statut de la loi religieuse (shari’a), ce
qui explique certaine réticences à l’égard du droit international que nous
analyserons par la suite.
4 L’auteur du traité sur la conduite de l’Etat (749-805). « Le grand livre de la conduite de l’Etat », traduction
française Muhammad Hammidumllah, Ankara, 1989.
5 Auteur du traité de droit public islamique ( 974-1058). « Les statuts gouvernementaux », traduction française
Fagnan, Jourdan, Alger, 1915.
6 Auteur encyclopédique du 13 ème siècle ( 1263-1328).
7 Coran, Sourate de la Génisse, verset 177. Sourate de l’Ascension, Verset 34.
8 A. Fattal, Le Statut légal des non-musulmans en pays d’islam, Imprimerie catholique, Beyrouth,
1958. Y. Ben Achour, « Ummah islamique et droits des minorités », Mélanges M. Charfi, C.P.U.,
Tunis, 2001. Draz, « Le droit international public et l’islam », Revue égyptienne de droit international
public, 1949.
9 Ammeur Zemmali, Combattants et prisonniers de guerre en droit islamique et en droit international
humanitaire, thèse de doctorat, Faculté de droit de Genève, 1993.
3
Malgré les percées de la philosophie rationaliste, et de la théologie fondée
sur la raison et le libre arbitre10, il reste que la pensée qui a dominé et domine
aujourd'hui encore l'ensemble de l'islam et qui est devenue la pensée majoritaire
des croyants, tourne autour des conceptions déterministes, dans lesquelles la
souveraineté de Dieu est inconditionnée et absolue et la liberté de l'Homme,
autant que sa raison, inconsistante et faible. Dans cette philosophie, la nature de
l'Homme est conçue à la fois comme corrompue et perfectible. Le mal (fasâd)
qui a valu à l'homme sa chute dans l'univers terrestre continue à produire ses
effets. En effet, il va détruire et désinstaurer l'ordre de l'univers voulu par Dieu.
Mais ce dernier n'abandonne pas l'homme, il le guide tout au long de l'histoire
du monde, jusqu'au jour dernier. Jusqu'à la survenance de ce jour, par
conséquent, l'ordre de l'univers devra être constamment restauré. Et cette
restauration aura lieu par la révélation, le droit, et la violence restauratrice
irréprochable. Cette violence punitive et restauratrice s'exercera aussi bien par la
volonté de Dieu, agissant directement sur le cycle des événements, que par la
volonté de l'homme et du pouvoir redressant les torts, réprimant les
transgressions, sanctionnant les injustices.11
Si on tentait de résumer la philosophie politique de l'islam par trois
mots, on choisirait volontiers les trois métaphores coraniques du Livre (kitâb),
de la Balance (mîzân) et du Fer (hadîd). Le Livre représente la révélation, c'est-
à-dire l'ensemble des prescriptions et ordres que Dieu a révélés aux hommes afin
de les guider dans leur vie terrestre, les soulager de leurs maux, et les tirer de
leur égarement. La Balance représente le symbole universel de la justice et du
droit. Quant au Fer, il est le signe de la violence et de la contrainte, mais d'une
violence éducative, légitime, destinée à combattre les effets dévastateurs du mal
humain sur l'ordre divin. Ces trois métaphores sont condensés dans le verset 25
de la Sourate du Fer : "Nous avons envoyé nos prophètes avec des preuves, nous
fîmes descendre avec eux le Livre et la Balance, pour que les hommes
accomplissent la justice. Nous fîmes également descendre le Fer, dans lequel il y
a grande violence, et bienfaisance pour les hommes12" Ce verset résume la
philosophie politique la plus généralement partagée par l'ensemble des croyants
en islam.
La vie humaine, par suite de l'inconsistance de la raison humaine et de sa
faible capacité de discerner le bien absolu, dépend d'un Texte, le Coran, qui fixe
la voie (shari'a), c'est-à-dire le droit. Ce droit issu de la volonté immuable de
Dieu, est donc frappé du sceau de la parole divine, et se trouve par conséquent
revêtu de la sacralité elle-même. C'est ce Texte qui fixe les critères pour
maintenir la balance droite, autrement dit pour déterminer les principes et les
10 Sur ses questions, S.Laghmani, Eléments d’histoire de la philosophie du droit. Le discours fondateur du droit. Tome
premier, La nature, la révélation et le droit. CERES Production, Fondation nationale de la Recherche
scientifique,1993, p. 174 et ss. Et Tome deuxième, La modernité, l’Etat et le droit, Centre de publication
universitaire,1999.
11 Y.Ben Achour, « Violence et politique en Islam », Lignes, Paris 1995, No 25, p 159. Rev. Tu. Dt., 1995, p. 23.
12 Traduction personnelle.
4
règles de conduite que l'homme doit observer pour être un homme bon, juste,
vertueux, aimé de Dieu. En cas d'inconduite, de violation des préceptes de droit
et de justice fixés par le Texte, le fer, le Sabre », dira Ibn Taymiya),
interviendra pour redresser les torts, réprimer les violations, réparer les
injustices. Cela révèle une autre forme de violence sacrée, la violence punitive.
La société islamique étant fondée essentiellement sur l'allégeance par la foi,
se trouve naturellement conduite à accepter une théorie ecclésiale et
communautaire du lien politique. Les doctrines théologico-politiques constituées
très tôt dans l'histoire de l'islam, ont élaboré une théorie spectrale de l'ordre
politique dans laquelle la communauté des croyants, unie par le lien de la foi, et
à ce titre quasiment infaillible, décide de ses affaires conformément au droit
révélé, livre la guerre à l'incroyance et aux idoles, combat les dissidences et les
schismes à l'intérieur de la communauté, sous la conduite d'un chef pieux,
éclairé et sage, le khalife. Secoué dés le début de son existence par toutes sortes
de dissidences, l'islam majoritaire va se barder d'une théorie radicalement
hostile à la libre pensée et aux innovations blâmables (bid'a).
Les développements que nous venons de consacrer à la philosophie
politique et sociale de l'Islam sont évidemment exagérément simplifiés. Ils
expriment pourtant les plus grands dénominateurs communs entre tous les
islams, dans leurs quinze siècles de profondeur historique, et dans l'immense
extension de leur implantation géographique. Cela ne veut évidemment pas dire
que ces conceptions expriment l'essence même de l'islam. Depuis le XIXe siècle,
l'Islam est entré dans une phase historique grandiose et nouvelle, à la fois de
conquête et d'échec, dans son face-à-face avec la modernité mondiale.
-B-
Comme nous l'avons indiqué, les Etats islamiques adhèrent dans leur
ensemble à la structure et aux normes du droit international public tel qu'il est
défini aujourd'hui par ses textes constitutifs, la Charte des nations unies, le statut
de la Cour internationale de justice, la Convention de Vienne sur le droit des
traités de 1969, la Convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques
et celle de 1963 sur les relations consulaires, les pactes de 1966 sur les droits
civils et politiques, économiques, sociaux et culturels.
L’idée est simple. Pour faire partie du monde, faire entendre sa voix,
participer à la vie de la communauté internationale, il n'y a pas réellement de
choix. Il faut se constituer en Etat, représenter un peuple ou une nation, être
membre de l'Organisation des Nations Unies et de son système, adhérer au droit
des traités internationaux, participer aux grandes conférences mondiales qui
tentent de régler les problèmes généraux de la planète, partager un certain
nombre de conceptions communes sur la souveraineté de l'Etat et ses limites, les
procédures de représentation et d'échange dans les relations entre Etats, se
soumettre à des codes juridiques conventionnels relatifs au droit de l'espace
5
1 / 19 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !