Cahiers de Chaillot Septembre 2002 n° 54 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? Pierre Hassner En janvier 2002, l’Institut d’Études de Sécurité (IES) est devenu une agence autonome de l’Union européenne, basée à Paris. Suite à l’Action commune du 20 juillet 2001, il fait maintenant partie intégrante des nouvelles structures créées pour soutenir le développement de la PESC/PESD. L’Institut a pour principale mission de fournir des analyses et des recommandations utiles à l’élaboration de la politique européenne. Il joue ainsi un rôle d’interface entre les experts et les décideurs à tous les niveaux. L’IESUE succède à l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’UEO, auquel une décision du Conseil de l’UEO avait donné naissance en 1990 afin de catalyser le débat européen en matière de sécurité. Les Cahiers de Chaillot sont des monographies traitant de questions d’actualité et écrites soit par des membres de l’équipe de l’Institut soit par des auteurs extérieurs commissionnés par l’Institut. Les projets sont normalement examinés par un séminaire ou un groupe d’experts réuni par l’Institut et sont publiés lorsque celui-ci estime qu’ils peuvent faire autorité et contribuer au débat sur la PESC/PESD. En règle générale, la responsabilité des opinions exprimées dans ces publications incombe aux auteurs concernés. Les Cahiers de Chaillot peuvent également être consultés sur le site Internet de l’Institut : www.iss-eu.org Cahiers de Chaillot septembre 2002 n° 54 Version originale La traduction anglaise est également disponible Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? Pierre Hassner Institut d’Etudes de Sécurité Union européenne Paris L’auteur Pierre Hassner est directeur de recherches émérite au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales de la Fondation nationale des Sciences politiques (Paris). Il enseigne au Centre européen de l’Université Johns Hopkins (Bologne) et a été professeur invité aux universités de Chicago et de Harvard. Il est l’auteur de La Violence et la Paix : de la bombe atomique au nettoyage ethnique (Paris, rééd. Points, Seuil, 2002) et de nombreux travaux sur la sécurité européenne, le nationalisme, le totalitarisme, l’intervention humanitaire et, plus généralement, la guerre et la paix. Institut d’Etudes de Sécurité Union européenne Paris Directeur : Nicole Gnesotto © Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne, 2002. Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. ISSN 1017-7574 Publié par l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne, imprimé à Alençon (France) par l’Imprimerie Alençonnaise, conception graphique : Claire Mabille (Paris). Sommaire 1 2 3 n° 54 septembre 2002 Préface Nicole Gnesotto 5 Introduction 7 Histoire et contradictions de l’Amérique • Traditions et tendances • Dilemmes et priorités 13 Opinion publique, médias, militaires et politiques • Une opinion publique complexe • Des militaires insatisfaits • Oscillations au sommet 22 La stratégie américaine après le 11 septembre • Guerre au terrorisme 38 Conclusion • La force de l’empire ou l’empire de la force ? • Et l’Europe ? 46 13 20 22 28 34 38 46 48 Préface Nicole Gnesotto n an après, qu’est-ce que l’Amérique ? Depuis les attentats du 11 septembre 2001, cette question n’en finit pas de troubler les partenaires de Washington. Dans l’Union, les Européens ont réagi en effet autant aux réactions américaines au terrorisme qu’à la menace terroriste elle-même. Avec un mélange de solidarité instinctive et de scepticisme croissant sur les orientations choisies par Washington, avec autant de fascination que d’incompréhension face à une effervescence politique américaine qui, de l’Afghanistan à l’Irak, de la mobilisation anti-terroriste à la dénonciation de la Cour pénale internationale, de l’obsession technologicomilitaire à la raréfaction des visions politiques, bouscule toutes les certitudes et les données traditionnelles des débats transatlantiques. Les Etats-Unis évoluent-ils sur une autre planète, dans un système de références désormais différent de celui des Européens ? Les attentats du 11 septembre ont-ils créé une rupture totale dans la relation que l’Amérique entretient avec le monde extérieur ou existe-t-il, dans l’héritage et la culture stratégiques des EtatsUnis, des fondements historiques, des tendances lourdes qui permettraient de mieux comprendre, à défaut d’approuver, les nouvelles attitudes des Etats-Unis face à la force et à l’usage de la force dans les relations internationales ? Nul autre que Pierre Hassner, actuellement directeur de recherches émérite au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales de Sciences Po, ne pouvait conjuguer autant d’ampleur dans la réflexion stratégique et de connaissance concrète des Etats-Unis - et notamment des responsables actuels de l’administration Bush - pour pouvoir répondre à ces questions. Dans cet essai brillantissime, Pierre Hassner, qui fut aussi récemment senior visiting fellow à l’Institut, recherche et décortique, de la guerre de sécession à celle de Corée, de l’endiguement des Soviétiques à la guerre contre le terrorisme, les ingrédients politiques et technologiques qui nourrissent aujourd’hui l’unilatéralisme et l’exceptionnalisme américains. « De la guerre totale à la guerre sans risque et désormais à la guerre sans règles », ce Cahier de Chaillot dresse l’histoire d’une relation tout à fait particulière que l’Amérique entretient avec l’usage de la force, aux trois niveaux déterminants de toute politique : les opinions, les responsables militaires et les élites politiques successivement en charge du destin américain. Devenue « aussi vulnérable qu’invincible », aussi « souverainiste pour elle-même qu’interventionniste pour les autres », l’Amérique du post-11 septembre repose donc aux Européens l’éternel défi de la conciliation des U 5 Préface principes et du réalisme, du droit et de la force. Elle devrait obliger à une réflexion européenne enfin commune sur le monde de l’après-terrorisme ce qui serait un minimum - mais surtout sur les complémentarités possibles des puissances américaine et européenne, s’il est encore temps pour une telle conjugaison des contraires. Paris, juillet 2002 6 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? Introduction Il n’y a pas de société ni de politique sans contradictions, mais certaines sont plus contradictoires que d’autres. C’est certainement le cas des Etats-Unis. Raymond Aron avait relevé un paradoxe classique en donnant pour titre à son livre sur les Etats-Unis : « La République Impériale »1. Ce paradoxe a une double dimension : les institutions de la république (faites pour garantir l’équilibre des pouvoirs et les droits des citoyens) sont-elles adaptées à la gestion d’un empire ou nuisent-elles à la capacité de décision et de continuité qu’implique celle-ci ? Inversement, les dépenses – en ressources et en attention – de la fonction impériale et surtout les méthodes employées pour la conquérir et la conserver ne mettentelles pas en question la santé économique, politique et morale de la métropole républicaine ? Ces dilemmes sont rendus encore plus aigus lorsque, d’un côté, il ne s’agit pas d’une république classique, à la romaine, mais d’une société bourgeoise, individualiste, centrée sur la prospérité plutôt que sur la guerre, et, d’autre part, du premier empire vraiment mondial, à une époque où les menaces qui pèsent sur l’humanité mettent en premier plan, au-delà des intérêts de l’hyperpuissance, ceux du système international et ceux de la planète elle-même. Enfin et surtout, pour notre sujet, les tensions (et les manières contradictoires de les résoudre) auxquelles tous les Etats doivent faire face aujourd’hui plus qu’à d’autres époques, et les Etats-Unis plus que d’autres Etats, concernent l’emploi de la force. Entre l’utopie négative, hobbesienne, de la guerre de tous contre tous et l’utopie chrétienne positive de la renonciation universelle à la violence, le compromis des Etats modernes encore théorisé par Raymond Aron dans Paix et Guerre entre les Nations2 consiste à se réserver à la fois le monopole de la violence à l’intérieur et le droit de l’exercer entre eux sous forme de guerre. La fragilité de ce compromis éclate aujourd’hui où la guerre entre Etats est rendue très improbable, voire dans certains cas impensable par un certain nombre de facteurs, alors que les guerres civiles et la violence 1. Raymond Aron, République Impériale : Les Etats-Unis dans le monde - 1945-1972, CalmannLévy, Paris, 1973. 2. Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, Paris, 1962. 7 1 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? sociale se répandent. C’est particulièrement net dans le cas des Etats-Unis dont la situation impériale brouille la distinction entre l’intérieur et l’inter-étatique. Mais le cas américain comporte des paradoxes spécifiques qui nous mettent sur la voie des problèmes qui nous occuperont dans ce Cahier. Les Etats-Unis subissent et tolèrent beaucoup plus de violence à l’intérieur de leurs frontières que la plupart des Etats modernes, comme en témoignent la non-interdiction des armes à feu et le maintien de la peine de mort, et sont beaucoup plus réticents à risquer la vie de leurs soldats à l’extérieur, en s’efforçant de réduire les pertes par le recours à la technique ou aux alliés. Si l’utilisation des supplétifs ou des troupes indigènes est classique pour les puissances coloniales et celle des alliés pour les puissances maritimes, la foi dans le remplacement du risque physique par la technique est caractéristique des Etats-Unis, puissance plus avancée que les autres dans la conception moderne ou bourgeoise de la société, alors que la pratique de l’autodéfense individuelle à l’intérieur et de la peine capitale renvoie à un passé pré-moderne resté plus vivace qu’ailleurs. Cependant, cette combinaison paradoxale de tradition et de modernité, voire de passéisme et de futurisme semble, comme l’articulation de la violence à l’intérieur et à l’extérieur, fondamentalement modifiée par le choc du 11 septembre. Certes, les réactions américaines à celui-ci confirment certaines tendances permanentes ou apparues au cours des années précédentes : c’est le cas pour la préférence accordée aux solutions militaires malgré la grande supériorité des Etats-Unis dans d’autres domaines, et pour la combinaison des sentiments croissants de vulnérabilité et d’invincibilité. Mais pour d’autres, comme la répugnance à s’engager durablement à l’extérieur, le refus du risque ou l’attachement au règne de la loi ou la division de la société, ce type d’attentat terroriste provoque des renversements spectaculaires. Une société dont on déplorait la double tendance à la fragmentation et au repli sur soi devient une société unie dans la lutte contre l’ennemi terroriste et contre ses soutiens aux quatre coins du monde. Certes cette société et surtout son action continuent d’être soumises à des tensions et de rechercher des objectifs contradictoires. Mais la manière dont ces contradictions sont perçues ou dissimulées, gérées ou résolues, est en quelque sorte inversée. On saisit ainsi la dialectique des permanences et des changements qui caractérise particulièrement l’histoire américaine. Les 8 Introduction tensions sont permanentes, mais il y a des périodes où elles mènent à la paralysie, d’autres où elles aboutissent à des compromis efficaces, d’autres enfin où le balancier passe abruptement d’un extrême à l’autre. Certains auteurs ont ainsi cru déceler des cycles dans la politique étrangère américaine3, alternant entre l’isolationnisme ou le retrait et l’expansionnisme ou l’internationalisme. Dans cette perspective, après l’activisme lié à la guerre froide et le retrait lié à l’échec vietnamien, Reagan aurait inauguré un cycle de ré-affirmation américaine (« America is back ! » succédant à « Come Home America ! ») qui serait repris et prolongé sous George W. Bush après les présidences de transition plus timides de George Bush senior et de Bill Clinton (encore que chacune des deux ait eu des aspects offensifs – sur les plans diplomatique et militaire pour Bush avec la gestion de la réunification allemande et la guerre du Golfe, sur les plans économique et idéologique pour Clinton avec son engagement pour le libre-échange et pour l’encouragement de la démocratie à travers le monde). Ce serait, cependant, céder à un déterminisme quelque peu mécanique et faire bon marché des chocs venus de l’extérieur (Pearl Harbour, 11 septembre) et de l’existence de situations d’urgence et de menaces réelles (les deux guerres mondiales, Hitler, Staline, le terrorisme), qui n’ont pas été inventées par les EtatsUnis pour les besoins de la cause. Mais il reste que la réponse à ces chocs a été en grande partie fonction du sentiment de puissance et de dynamisme procuré par l’évolution intérieure, notamment économique et technique, de l’Amérique. Le 11 septembre (comme l’attaque contre le navire de guerre Maine qui déclencha la guerre contre l’Espagne) est intervenu au terme d’une période de croissance américaine impressionnante. Une partie des élites américaines brûlait de traduire cette croissance intérieure en une politique extérieure plus conquérante ou dominatrice. Le thème néo-impérial, la référence à Theodore Roosevelt, étaient présents dans une partie de la droite américaine mais apparaissaient comme relativement marginaux. Le choc du 11 septembre d’une part, la facilité apparente de la victoire en Afghanistan de l’autre leur ont donné un écho et une légitimité qu’ils n’avaient pas. C’est la combinaison premièrement d’un nouveau sentiment de vulnérabilité, deuxièmement d’une indignation morale devant l’hostilité gratuite d’une partie du monde et la solidarité insuffisante d’une autre partie, et troisièmement d’un sentiment de puissance 3. Arthur M. Schlesinger Jr., The Cycles of American History, Houghton Mifflin Co., New York, 1987. 9 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? sinon d’infaillibilité inégalée, qui rassemble aujourd’hui les dirigeants, les idéologues impériaux et l’Américain moyen qui, hier, n’avait aucune envie d’aventures extérieures. Etre à la fois une victime innocente, incomprise et menacée, et une puissance irrésistible si elle se décide à éliminer ses adversaires, tel est le cocktail qui, pour un temps et peut-être pour un temps seulement, semble rendre les Américains si unis et si imperméables aux objections extérieures, y compris et peut-être surtout celles de leurs alliés, et celles de leurs intellectuels libéraux qui font presque figure d’émigrés de l’intérieur. Mais la formule unificatrice de la guerre contre le terrorisme conçue comme une défense illimitée et préventive ne recèle pas moins de contradictions que la formule précédente, résumée par le titre du livre de David Halberstam sur l’emploi de la force pendant les présidences de Bush senior et de Clinton : War in a Time of Peace4. On peut l’illustrer par les positions d’un critique virulent de la phase précédente, partisan encore plus passionné de la nouvelle politique, Charles Krauthammer. Celui-ci, qui avait célébré dès la chute de l’Union soviétique « le moment unipolaire », avait critiqué les notions de « maintien de la paix » (indigne d’une superpuissance : « we don’t peace-keep »5, annonçait-il avec mépris) et surtout, d’intervention militaire humanitaire dont il avait annoncé le décès dans un article percutant et, en partie, irréfutable : l’intervention militaire humanitaire est, disait-il, condamnée par essence à échouer car, pour réussir, elle devrait assumer des risques et des coûts qu’un Etat n’assume que pour sa propre survie6. Avec l’élection de Georges W. Bush et, surtout après le 11 septembre, Charles Krauthammer annonce triomphalement qu’enfin le système international prend forme, celle d’une guerre bipolaire entre l’empire américain et le terrorisme islamique7. Et il fustige les rares critiques, américains ou européens, qui réclament, comme ceux des interventions humanitaires de naguère, une « stratégie de sortie » de l’Afghanistan : cette notion, dit-il, n’a de sens que pour les « guerres de choix » (wars of choice), non pour « les guerres de nécessité » : pour celles-ci, il n’y a pas d’autre sortie que l’anéantissement de l’adversaire ; c’est : « il meurt ou tu meurs »8. Bien évidemment, les contradictions de cette conception qui semble, peu ou prou, partagée par George Bush et Ariel Sharon, ne sont pas moindres que celles de l’intervention militaire humanitaire. La notion de guerre s’applique-t-elle à la lutte contre le terrorisme ? La nécessité de la légitime défense s’étend-elle à la préemp- 4. David Halberstam, War in a Time of Peace: Bush, Clinton and the Generals, Scribner Book Company, New York, 2001. 5. Charles Krauthammer, The Washington Post, 18 décembre 2001. 6. Charles Krauthammer, « The Short, Unhappy Life of Humanitarian War », The National Interest, 57, automne 1999, pp. 5-9. 7. Charles Krauthammer, « The Real New World Order. The American Empire and the Islamic Challenge », The Weekly Standard, 12 novembre 2001. 8. Charles Krauthammer, « The Axis of Petulance », The Washington Post, 1er mars 2002, et « They Splutter Through The War », The Washington Post, 22 mars 2002. 10 Introduction tion, à l’autre bout du monde ? La guerre est-elle par essence totale, illimitée, ne connaît-elle pas d’autres formes et d’autres issues que l’anéantissement de l’adversaire ? S’il n’y a pas de compromis avec les terroristes, si ni les causes qu’ils prétendent servir, ni les populations sur lesquelles ils s’appuient, ni le reste du monde, alliés, rivaux ou spectateurs, ne sont pris en compte, le résultat n’est-il pas soit une guerre indéfinie contre le monde entier, finissant par reconstituer une coalition hostile, soit un isolement total des Etats-Unis résultant de l’empire universel qui les laisserait maîtres du monde en attendant les révoltes futures ou, au contraire, du retour à l’isolationnisme à la suite d’un ou de plusieurs désastres, financiers, sociaux et surtout humains ? Les articles des experts stratégiques et politiques anglais les plus proches des Etats-Unis comme Michael Howard et Shirley Williams9 semblent aussi dévastateurs que l’étaient, précédemment, ceux de Charles Krauthammer. Il y aura donc bien une troisième phase par rapport à l’avant et à l’après-11 septembre, mais son caractère est impossible à déterminer puisqu’il dépendra à la fois des réactions extérieures et des divisions intérieures qu’elles réveilleront. Le 11 septembre a été un tel choc précisément parce qu’il a confronté trois mondes à la fois liés et totalement étrangers l’un à l’autre : celui de la société moderne, bourgeoise et technique, celui des réactions de ses adversaires, et celui des traditions propres américaines, en partie prémodernes, manichéennes, violentes et fondamentalistes à leur manière, réveillées et renforcées par l’attaque. La dialectique entre société transnationale, traditions nationales et logique de la confrontation a peu de chances de trouver une solution prévisible et durable. Le grand paradoxe américain, dénoncé par les critiques tout au long du siècle mais particulièrement manifeste ces dernières années, était l’écart entre les objectifs des Etats-Unis et les moyens qu’ils étaient prêts à leur consacrer ou les sacrifices qu’ils étaient prêts à accepter – en d’autres termes entre leurs ambitions et leur position impériales d’une part, le caractère de leur système politique, de leur société, de leurs valeurs de l’autre. Pendant la guerre froide, la nature de l’adversaire, l’existence des armes nucléaires et la lucidité des dirigeants ont réussi à concilier ces exigences contradictoires malgré des bavures comme le maccarthysme et un échec historique, celui du Vietnam. Comme dans ce cas, lors des heurts entre principes ou objectifs, d’une part, et répugnance au 9. Cf. Michael Howard, « What's in a Name ? », Foreign Affairs, janvier-février 2002, et Shirley Williams, « Please, America, listen to your foreign friends », The International Herald Tribune, 29 mars 2002. 11 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? sacrifice de l’autre, ce sont les premiers qui ont cédé, au Liban sous Reagan, en Somalie, en Haïti, ou, d’une autre manière, à Srebrenica ou au Rwanda sous Clinton. Aujourd’hui, l’heure est plutôt à donner le primat à la guerre contre le terrorisme, au risque d’altérer le caractère de la société américaine, et en faisant appel à des traditions plus martiales, qu’il s’agisse de Theodore Roosevelt qui disait « Unless we keep the barbarian virtues, gaining the civilized ones will be of little avail »10 ou des traditions pré-chrétiennes comme dans le dernier livre de Robert Kaplan : Warrior Politics : Why Leadership Demands a Pagan Ethos11, dû au même auteur dont un précédent ouvrage (Balkan Ghosts) est censé avoir dissuadé Bill Clinton de s’engager dans les Balkans. L’Amérique va-t-elle retrouver l’esprit du Far West ou celui de l’empire romain en pariant, avec Robert Kaplan, « qu’il n’y a pas de monde moderne », en faisant donc mentir Benjamin Constant, pour qui vouloir transformer des individus modernes en Spartiates comme la Révolution française ou en soldats romains comme Napoléon ne pouvait aboutir qu’à la tyrannie, et, surtout, en tournant le dos à toute sa tradition récente, qui consistait à être à l’avant-garde de la modernité, celle du capitalisme et de la mondialisation ? Ou assistons-nous simplement à un « syndrome post11 septembre » qui ne ferait que recouvrir ou remplacer « le syndrome post-vietnamien » ? On ne peut le prédire, faute de connaître la nature et l’ampleur des prochains chocs. Mais on peut baliser le terrain des développements futurs en retournant en arrière, pour analyser le répertoire des réactions américaines possibles. Nous examinerons successivement les traditions et tendances de l’histoire américaine, les dilemmes et débats postérieurs à la guerre froide mais antérieurs au 11 septembre, et les transformations introduites par celui-ci avant de revenir à notre interrogation sur l’avenir et de conclure sur la place et les rôles possibles de l’Europe dans cet affrontement de la « nouvelle Rome » et des « nouveaux barbares ». 10. Cité par David Healy, U.S. Expansionism: the Imperialist Urge in the 1890s, University of Wisconsin Press, Madison (Wis.), 1970, p. 115. 11. Robert D. Kaplan, Warrior Politics : Why Leadership Demands a Pagan Ethos Random, House, New York, 2001. 12 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? Histoire et contradictions de l’Amérique 1 Traditions et tendances L’image que les Etats-Unis présentent aux Européens a toujours été à la fois celle de leur avenir et celle de leur passé. Tocqueville y voyait surtout la préfiguration de l’avenir des sociétés démocratiques, mais il soulignait en même temps qu’avec leur montée en puissance et leur sortie de l’isolement, le rôle du pouvoir exécutif et de la bureaucratie s’accroîtrait, sur le modèle européen. Hegel, reprenant la phrase de Napoléon : « Cette vieille Europe m’ennuie » considérait, dans son Esthétique, que l’épopée, remplacée par le roman bourgeois en Europe, n’était plus possible qu’en Amérique où la prouesse individuelle pouvait encore être célébrée ; mais lui aussi pensait qu’avec le développement économique et la différenciation sociale viendraient d’une part l’Etat rationnel et d’autre part la monotonie prosaïque et le primat de la vie privée caractéristiques du monde moderne. Ni l’un ni l’autre n’auraient été surpris de voir coexister, à notre époque, les traces et la nostalgie du passé pionnier, l’évangile de la concurrence, et la conviction de constituer l’exception qui doit servir de modèle à l’humanité ou lui dicter ses règles sans pour autant s’y soumettre elle-même. Cependant, vu d’Europe, mais aussi dans une grande mesure, selon une interprétation américaine traditionnelle, on peut lire l’évolution de la politique extérieure des Etats-Unis à la lumière d’une double opposition : celle de l’idéalisme et du réalisme, et celle de l’isolationnisme et de l’internationalisme (ou de l’impérialisme). Les Etats-Unis seraient passés de l’idéalisme au réalisme sous l’influence des théoriciens venus d’Europe (de Hans Morgenthau à Henry Kissinger) et de l’isolationnisme à l’impérialisme (avec Theodore Roosevelt) et à l’internationalisme (avec Woodrow Wilson et Franklin Roosevelt) sous l’effet de la montée en puissance à la fois de l’Amérique elle-même et de ses rivaux potentiels. Déjà, la dualité des termes d'impérialisme et d'internationalisme indique que ces oppositions sont rien moins que claires et évi13 1 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? dentes. On a montré depuis longtemps que l’isolationnisme et l’internationalisme américains avaient, chacun, une version ou une face soit idéaliste soit intéressée et, réciproquement, que la recherche de l’intérêt national comme celle de la vertu pouvaient les mener soit à l’engagement extérieur soit au retrait12. Surtout, des travaux récents ont bien montré que la conviction puritaine de la coïncidence entre l’intérêt propre des Etats-Unis et celui du Bien n’était jamais absente, que l’isolationnisme réel n’avait jamais existé ou, en tout cas, n’avait jamais été synonyme de passivité quand il s’agissait des intérêts américains (entre 1801 et 1904 les Etats-Unis ont envoyé leur marine et leurs Marines 101 fois en Asie, en Afrique, en Méditerranée et en Amérique latine, pour prévenir ou punir des atteintes aux citoyens ou aux biens américains), que les termes appropriés étaient ceux d’exceptionnalisme et d’unilatéralisme. Pour comprendre leur contenu, leur évolution et leur pertinence quant au problème de l’intervention militaire, il faut distinguer les fins et les moyens, la diplomatie et la stratégie, l’évolution de la société américaine et celle du monde international. Analysant la rencontre de l’Amérique et du monde depuis 177613, l’historien Walter McDougall oppose deux conceptions de l’exception américaine, inspirant huit politiques successives, toutes marquées, à des degrés divers, du sceau de l’unilatéralisme. Ce qu’il appelle l’Ancien Testament est inspiré par l’idée de l’Amérique comme Terre Promise : il s’agit avant tout de défendre ce que l’Amérique est et devient, comme exemple de régime fondé sur la liberté, notamment par rapport aux querelles et aux ambitions du Vieux Continent. Il y inclut l’exceptionnalisme et l’unilatéralisme, mais aussi la doctrine du système américain et l’expansionnisme continental au nom de l’idée de « Destinée manifeste ». Ce qu’il appelle « Le Nouveau Testament », qui prend le dessus après 1898, repose sur l’idée d’Etat croisé. Il concerne plutôt ce que l’Amérique fait et la manière dont elle veut transformer le monde : il s’agit de l’impérialisme progressiste de Theodore Roosevelt, du Wilsonisme ou internationalisme libéral, de l’endiguement et de ce qu’il appelle le Global Meliorism ou la volonté de « faire du bien » ou de guérir les maux de l’humanité14. McDougall considère l’« Ancien Testament » comme à la fois plus moral et plus réaliste que le « Nouveau », sans dissimuler l’hypocrisie qui pouvait se cacher derrière l’égoïsme vertueux du premier, et le réalisme que la nouvelle puissance américaine a pu, au 12. Robert Osgood, Ideals and SelfInterest in America’s Foreign Relations, University of Chicago Press, Chicago, 1953. 13. Walter A. McDougall, Promised Land, Crusader State. The American Encounter with the World since 1776, Houghton Mifflin, Boston (Mas.), 1997, ch. 2. 14. Ibid., Introduction p. 10. 14 1 Histoire et contradictions de l’Amérique XXe siècle, sembler donner aux ambitions du second. Il se livre à une critique féroce du wilsonisme, de son hubris et de son dogmatisme, et à une critique plus modérée du « méliorisme ». Ce qui semble résulter le plus clairement de la comparaison des politiques successives, c’est qu’il y en a deux qui combinent vraiment morale et réalisme, souci des principes et de l’équilibre : c’est celle des Pères Fondateurs, combinant exceptionnalisme et « système américain », et celle de l’endiguement. La première est bien résumée dans la formule de Daniel Webster, selon laquelle le degré de proximité et la taille de l’adversaire ne changent rien aux principes, mais modifient complètement le caractère prudent ou imprudent de leur application, et dans celle de John Quincy Adams, selon laquelle l’Amérique souhaite la liberté et l’indépendance de tous mais ne s’engage que pour les siennes propres (discours du 4 juillet 1821). La deuxième, le containment, est à la fois et indissolublement une défense de la liberté contre le totalitarisme et une défense de l’équilibre contre l’ambition hégémonique d’un rival continental. La différence entre les deux est que la première interdit les entangling alliances et que la seconde innove en acceptant d’engager les Etats-Unis dans une alliance permanente matérialisée par l’intégration de ses forces et une présence physique à durée indéterminée dans des terres lointaines. Encore faut-il remarquer premièrement qu’il s’agit d’organisations et d’alliances dominées par les Etats-Unis, deuxièmement que ceux-ci n’ont, à aucun moment, manqué de se réserver un résidu d’unilatéralisme et de liberté de choix, et, troisièmement, que leur enthousiasme (très partiel) pour le multilatéralisme de l’organisation internationale semble être limité aux lendemains de guerre (SDN après la première, ONU après la seconde, ONU à nouveau dans les premières années de l’après-guerre froide) et être mis en question lorsque, à l’intérieur de ces organisations, leur primauté est, ou risque d’être, contestée et lorsque l’urgence de la menace ou du défi extérieurs semble disparaître ou, au contraire, s’intensifier, tout en les mettant en cause directement comme après le 11 septembre15. Les Etats-Unis retrouvent alors l’inspiration anglo-américaine de la puissance insulaire, dont le privilège est (contrairement aux puissances continentales) d’avoir le choix de l’engagement ou du retrait, qui essaie avant tout de jouer sur l’engagement et l’équilibre des autres, et dont la force, surtout maritime dans un cas, aérienne dans l’autre, peut être engagée plus ou moins selon les 15. Cf. Stanley Hoffmann, « The Crisis of Liberal Internationalism », dans World Disorders : Troubled Peace in the Post Cold-War Era, Rowman and Littlefield, Lanham (Md), 1998, ch. 5, pp. 70-88. 15 1 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? cas, « tak[ing] as much, or as little, of the war as he will » selon la formule de Francis Bacon16. Cette liberté d’action réservée à ceux qui ne sont pas, comme les continentaux, soumis à la nécessité permanente de défendre leur pré carré encourage l’idée du remplacement de la guerre par le commerce : si l’isolationnisme américain reproduit le « splendide isolement » britannique, les deux approches combinent l’option du retrait politique et militaire avec le maintien et l’encouragement des liens économiques, et avec une propension aux idées humanitaires et universalistes. Sur le plan diplomatico-militaire proprement dit, la flexibilité permet une plus grande économie d’hommes et d’argent : ainsi l’Angleterre manœuvrait-t-elle entre les puissances continentales et, à l’intérieur de son empire, envoyait-elle à la bataille les troupes d’élites formées à partir de minorités indigènes. Il existe cependant entre ces deux traditions des différences significatives à la fois sur les plans moral et politique et sur le plan stratégique. L’individualisme américain, la méfiance envers l’Etat, la tradition des milices de la guerre d’Indépendance et celle du Far West expliquent à la fois, d’une part, l’importance de la violence individuelle et la résistance au contrôle des armes à feu à l’intérieur et, d’autre part, l’importance attachée à la vie de chaque soldat américain : le modèle est toujours celui d’individus se rassemblant volontairement et temporairement pour donner la chasse aux criminels ou pour les éliminer. Par ailleurs, si la tradition britannique préférée est celle de la stratégie indirecte, faite de ruse et de manœuvre, la tradition américaine est plutôt celle du choc frontal et massif : les deux stratégies se sont confrontées en permanence durant la Seconde Guerre mondiale à propos du débarquement en Europe. Mais c’est là justement qu’interviennent l’histoire du XXe siècle et les transformations opérées par les guerres (celles de Corée et du Vietnam plus encore, peut-être, que celle des deux guerres mondiales), les nouvelles possibilités de la technique tant en matière de destruction que de transport, et le nouveau primat des Etats-Unis, dans leur conception de l’emploi de la force. Peut-être la matrice originelle est-elle celle de la Guerre de Sécession où l’enjeu (l’esclavage et la survie de l’Union) était quasi absolu, la stratégie poursuivie celle de l’anéantissement, où l’innovation technologique contribuait au caractère meurtrier, où, proportionnellement, le nombre des pertes militaires américaines fut 16. Cité par John Keegan, The First World War, Edition 2000, Vintage, Vancouver (Wash.), p. 45. 16 1 Histoire et contradictions de l’Amérique supérieur à celui de toutes les guerres du XXe siècle, où les limitations qui avaient émergé en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles (comme la distinction des combattants et des non-combattants) étaient refusées (tout comme les règles de chevalerie ou les critères de proportionnalité et de discrimination de la tradition chrétienne) au nom du principe énoncé par le général Sherman : « War is hell ». Dans les deux guerres mondiales on retrouve ce qu’on a appelé « the American way of war »17 : un objectif radical à caractère de croisade, la construction d’une force militaire massive, la poursuite des opérations militaires qui, se donnant « un seul but, la victoire », fait abstraction des considérations politiques sur l’aprèsguerre. Cependant, dès 1945, l’apparition des armes nucléaires et la perspective d’une confrontation avec l’allié soviétique représentent un défi radical pour cette tradition. La politique de l’endiguement et la stratégie de la dissuasion impliquent un rôle de la force essentiel, mais négatif, qui se satisfait de l’absence de défaite en attendant que l’évolution économique et sociale entraîne la consolidation du camp occidental et la décomposition du camp soviétique. A la marge, des interventions par la menace (comme pour la république d’Azerbaïdjan en 1946) ou la subversion (comme le renversement de Mossadegh en 1953) contribuent de manière plus active au maintien du statu quo. C’est la guerre de Corée qui introduit une série de révolutions et de frustrations par l’idée d’un emploi limité de la force au service non de la victoire totale mais d’un statu quo local. Contrairement à la logique militaire américaine, exprimée, au départ, par le général Omar Bradley (« It is the wrong war at the wrong place, at the wrong time, and with the wrong enemy ») et, en cours de route, par le général Mac Arthur, désireux de bombarder la Chine, voire d’utiliser la bombe atomique (« Il n’y a pas de substitut à la victoire »), les nouvelles circonstances et l’autorité du président Truman imposèrent un engagement terrestre, long, frustrant, coûteux en vie humaines et pour l’économie américaine. De là datent une tension et une alternance toujours renouvelées entre pouvoir politique et pouvoir militaire et entre la stratégie du tout ou rien et celle du gradualisme et de la guerre limitée. Les frustrations de celle-ci produisent avec John Foster Dulles le slogan politique du refoulement opposé à l’endiguement et la stratégie des représailles massives et du recours privilégié à l’arme aérienne. 17. Cf. Russell F. Weigley, The American Way of War, University of Indiana Press, Bloomington (Ind.), 1983. 17 1 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? Mais l’inaction au moment de Dien Bien Phu et de la révolution hongroise montre son absence de crédibilité, surtout dans la nouvelle situation de parité nucléaire avec l’URSS. Dès lors prolifèrent les doctrines de guerre limitée et de riposte graduée ou flexible. Promues avant tout par une nouvelle école de stratèges civils issus en majorité de l’économie, elles prétendent intégrer le militaire et le politique au service d’une diplomatie de la violence ou d’une « négociation coercitive », où la force servirait moins à détruire l’adversaire ou à occuper son territoire qu’à influencer ses calculs. L’évolution de la technique permettrait ainsi une stratégie fine de micro-gestion ressuscitant les principes de proportionnalité et de discrimination, et cette stratégie pourrait être gérée directement, en temps réel, par l’autorité politique. Cette révolution a semblé faire merveille dans la crise de Cuba : même s’il s’agit moins d’un triomphe américain qu’on ne le crut à l’époque, le résultat fut certainement plus favorable aux EtatsUnis et à la paix que ne l’eût été une intervention militaire, préconisée par les généraux. En revanche, la guerre du Vietnam fut le Waterloo de la diplomatie coercitive et de la micro-gestion politique18. Le président Lyndon B. Johnson voulait décider lui-même des cibles de tous les bombardements et mener une escalade graduelle sans dépasser le niveau tolérable par l’opinion américaine. Mais les destructions opérées, tout en étant trop lentes et progressives pour faire plier les Vietnamiens, finirent par être humainement et moralement inacceptables pour une opinion américaine qui assistait en direct par la télévision aux horreurs de la guerre, où se trouvaient engagés certains de ses fils. La fin sans gloire a engendré, entre les trois groupes de la trinité clausewitzienne - gouvernement, armée, peuple -, une méfiance réciproque qui a duré au moins jusqu’au 11 septembre et n’est pas complètement surmontée. Les militaires critiquaient le gradualisme imposé par les politiques et estimaient qu’en y « mettant le paquet » dès le départ, ils auraient pu gagner la guerre. Ils estiment en outre avoir été lâchés par la société américaine à un moment où, militairement, ils étaient proches de la victoire et ce, en grande partie à cause de la presse et de la télévision. D’où une réaffirmation de la doctrine traditionnelle exigeant une force prépondérante avant de s’engager et un usage précoce de cette force, une répugnance à tolérer l’intrusion des civils dans la poursuite des opérations, une 18. Cf. Pierre Hassner, « On ne badine pas avec la force », Revue Française de Science Politique, 1971. 18 1 Histoire et contradictions de l’Amérique tentative de contrôler la communication et l’information du public, enfin et peut-être surtout un effort pour éviter de porter la responsabilité d’échecs éventuels, en exigeant la participation d’unités extérieures aux forces armées proprement dites (comme la garde nationale) à toutes les interventions militaires et en prenant le maximum de précautions pour éviter les pertes dans les rangs américains. La première mission des forces armées semblait désormais être de se protéger elles-mêmes. De leur côté, les politiques s’efforçaient, autant que les militaires, d’éviter d’être mis en accusation en cas d’échec. Plus encore que ces derniers, ils insistaient sur la nécessité d’éviter les pertes américaines, craignant la révolte de l’opinion publique : d’où le retrait précipité de Reagan au Liban et de Clinton en Somalie dès les premiers morts américains et en Haïti devant une foule hostile attendant sur les quais l’arrivée des soldats américains. L’ironie est que ce public, dont militaires et politiques craignaient tant les réactions, semble beaucoup plus complexe et dans sa composition et dans ses jugements que ne tendaient à l’imaginer ses dirigeants. Beaucoup dépend de l’autorité et du pouvoir de persuasion de ces derniers. Mais surtout, depuis la fin de la guerre froide, une situation nouvelle s’est fait jour. La perception de la menace communiste provoquait une homogénéisation forcée à la fois des situations extérieures et du public américain. La disparition de l’Union soviétique a confronté les Etats-Unis, d’une part, à une multiplicité de conflits ou de situations anarchiques appelant l’intervention d’un sauveur ou d’un policier extérieur et, d’autre part, à des menaces potentielles et diverses à leur hégémonie. D’où la renaissance d’un débat sur les priorités de l’action américaine dans le monde et sur ses méthodes, qui s’est poursuivi tout au long de l’administration Clinton et a été relancé sous l’administration Bush. Celle-ci retrouve sous une forme nouvelle le problème du rapport entre anciennes et nouvelles menaces, entre intérêts nationaux au sens étroit (ce qu’Arnold Wolfers appelait « possession goals ») et intérêts nationaux au sens large (« milieu goals »)19 entre unilatéralisme et multilatéralisme, avec une tendance à privilégier de plus en plus le premier terme de ces alternatives, retrouvant ainsi une tradition historique alors que, peut-être, la constellation actuelle du système international tendrait à privilégier le second. 19. Arnold Wolfers, Discord and Collaboration : Essays on International Politics, The Johns Hopkins Press (Md), Baltimore, 1962, ch. 5. 19 1 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? Dilemmes et priorités C’est justement tout l’objet du débat. En un sens, l’administration Bush arrivait à son heure : à la jonction de ce qu’on pourrait appeler le « post-Vietnam » et la « post-guerre froide », renouvelés par ce qu’on pourrait appeler le « post-Somalie » et le « pré-Chine ». La guerre du Vietnam avait engendré de manière durable la peur du bourbier, celle des victimes inutiles et la crainte pour les politiques comme pour les militaires d’assumer la responsabilité d’interventions risquées. En même temps, la fin de la guerre froide rendait justement ces interventions moins risquées (le risque d’escalade et de généralisation ayant diminué, sauf pour les cas directement liés à la Russie ou à la Chine, comme la Tchétchénie ou le Tibet), et plus tentantes, car à la bipolarité se substituaient à la fois le danger de l’anarchie et l’espoir d’un ordre international, la multiplication des guerres civiles et l’exigence humanitaire ou éthique de secours aux victimes. D’où l’effort pour concilier la prudence et l’activisme, par des interventions à coûts et à risques limités mais dont, du coup, les espoirs de succès en étaient réduits d’autant. D’où, enfin, en réponse, un plaidoyer croissant pour, d’une part, donner la priorité aux intérêts nationaux américains par rapport aux tâches d’intérêt mondial, et, d’autre part, pour que les militaires reviennent à leur tâche traditionnelle de dissuasion, de défense et, éventuellement, de combat contre des puissances rivales plutôt que de se transformer en policiers ou en infirmiers. Tout naturellement, l’administration Bush s’est, dès la campagne électorale de 2000, faite le porte-parole de cette deuxième tendance, plus nationale que mondiale sur le plan politique et plus classique qu’innovatrice sur le plan militaire. Mais elle ne faisait qu’accentuer un virage déjà présent dans l’administration Clinton après la Somalie et qui était annoncé et réclamé par des analystes civils démocrates presque autant que républicains et par les soutiens sociologiques du parti républicain comme les militaires et l’industrie d’armement - en quête d’ennemis ou de défis futurs tels que la Chine permettant de justifier une course aux armements technologiques plutôt que des engagements ingrats et ambigus. C’est pourquoi, pour analyser la politique américaine envers l’emploi de la force, notamment en Europe, nous prendrons les trois termes de la trinité de Clausewitz dans l’ordre inverse du sien. Nous commencerons par le peuple, dont les volontés ou les réac20 1 Histoire et contradictions de l’Amérique tions constatées ou anticipées ont servi d’impulsion ou d’alibi aux politiques gouvernementales. Celles-ci hésitaient, dans le cas de Clinton, à imposer aux militaires des actions ou des méthodes dont ils ne voulaient pas. Dans le cas de Bush, elles ont bénéficié du glissement à droite de ces derniers et cherché à répondre à leurs attentes, avant de se trouver (provisoirement) sur la même longueur d’onde à la suite du 11 septembre. 21 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? Opinion publique, médias, militaires et politiques 2 Une opinion publique complexe Le Congrès Comme nous l’avons suggéré au chapitre précédent, tout part, en principe, du peuple. Mais qui peut parler en son nom ou interpréter sa volonté ? D’abord, bien sûr, ses représentants élus. Et effectivement, le Congrès a joué un rôle important, surtout depuis les victoires républicaines aux élections parlementaires de 1992 et 1994, pour limiter la liberté d’action de l’exécutif, voire pour se substituer à lui20. Ce rôle n’est pas forcément allé dans le sens de l’inaction ou du repli, puisque le Congrès est à l’origine de la plupart des innombrables sanctions économiques visant une cinquantaine de pays, ou de lois violant la souveraineté de pays étrangers souvent alliés, pour imposer à leurs firmes de se conformer aux embargos décidés par les Etats-Unis (Helms-Burton, d’Amato, etc.). Il n’a jamais, en dernière analyse, en dépit du War Powers Act, voté à la suite du Vietnam, bloqué les actions militaires décidées par l’exécutif, bien que la guerre du Golfe ait été approuvée d’extrême justesse, que le Congrès ait constamment rogné sur les crédits destinés aux interventions de Bosnie et du Kosovo et menacé de les supprimer, et qu’il ait réagi à la débâcle somalienne en exigeant le retrait des troupes américaines et en s’opposant à ce que celles-ci soient, à l’avenir, sous commandement étranger. Il a certainement joué un rôle décisif dans le changement de cap de l’administration Clinton passant, après la Somalie, du « multilatéralisme agressif » à une conception de l’intervention qui insistait avant tout sur l’intérêt national des Etats-Unis et sur le maintien de leur liberté d’action. C’est en effet sur l’intérêt national comme critère et sur l’unilatéralisme comme méthode - ainsi que sur le refus de risquer des vies américaines, surtout pour des causes désintéressées - que la majorité républicaine, et en particulier les nouveaux parlemen- 20. Cf. Ivo Daalder, « The United States and Military Intervention in Internal Conflicts », dans Michael E. Brown (dir.), The International Dimension of Internal Conflict, MIT, Cambridge (Mas.), 1996, p. 476480 : « An Asservative Congress ». 22 2 Opinion publique, médias, militaires et politiques taires plus durs idéologiquement et plus ignorants des réalités internationales que leurs prédécesseurs, ont bâti leur image de marque : refus du Traité d’interdiction des essais nucléaires, refus du Protocole de Kyoto sur l’environnement, refus de la Cour pénale internationale, méfiance envers l’ONU (et envers toute organisation multilatérale qui ne serait pas dominée par les EtatsUnis), refus de payer les sommes dues à celle-ci et indispensables à son fonctionnement. A la veille du 11 septembre, on pouvait se demander, d’une part, si cet unilatéralisme agressif était bien conforme à la volonté des électeurs américains et, d’autre part, si le renversement de majorité au Congrès modifierait les attitudes dominantes et si la majorité démocrate pèserait autant auprès du président républicain que le Congrès républicain l’avait fait auprès du président démocrate. Sur le premier point, nous verrons que les sondages permettent d’en douter. Sur le second, il est difficile de faire des prévisions globales. Mais, provisoirement au moins, l’attaque terroriste a imposé un quasi-silence aux critiques démocrates. Les médias Ils constituent un autre facteur abondamment cité, d’une part, comme exprimant et modelant à la fois l’opinion publique, et, d’autre part, comme déterminant et limitant à la fois la politique du gouvernement américain. Une évidence tout d’abord : la place décroissante qu’occupaient ces dernières années les affaires internationales dans les médias américains, écrits et surtout télévisuels. Ne font-ils que refléter les désirs du public ou au contraire contribuent-ils à les façonner ? Comme toujours, les deux explications sont vraies mais le résultat est là : le pays dont le rôle est le plus important à l’échelle de la planète est celui où, dans les médias, le repli sur le local, phénomène qui caractérise tous les pays développés depuis la fin de la guerre froide, est le plus développé. Selon une enquête citée par Pierre Melandri et Justin Vaïsse, les informations télévisées du soir accordaient 45% de leur temps aux affaires étrangères dans les années 1970 mais seulement 13,5% en 199521. Le fossé s’est accru entre la majorité du public et les élites plus ou moins spécialisées qui lisent les trois ou quatre journaux nationaux où (de manière elle aussi décroissante) la politique étrangère continue à occuper une place importante. Mais, comme nous le 21. Pierre Melandri et Justin Vaïsse, L'Empire du Milieu, Odile Jacob, Paris, 2001, p. 402. 23 2 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? verrons, un public inattentif n’est pas un public isolationniste22. Autant que de l’ignorance du public, les gouvernants se plaignent de ses réactions émotionnelles, et là aussi, les médias sont les premiers accusés : à la sous-information ordinaire s’ajoute, selon l’expression de P. Melandri et J. Vaïsse, la surinformation en temps de crise : c’est le fameux effet CNN qui occupe une place importante dans la discussion sur les interventions humanitaires. Les adversaires de celles-ci soulignent qu’elles se produisent là où les caméras témoignent des crimes ou des famines, comme en Somalie, non là où elles sont absentes comme au Soudan. Les gouvernements justifient leurs demi-mesures par le raisonnement suivant : « Nous aurions préféré nous abstenir mais l’effet CNN, le spectacle des horreurs sur le petit écran créait une demande irrésistible de l’opinion publique pour faire quelque chose. Mais pour agir efficacement, il faudrait risquer des pertes dans nos rangs et le même effet CNN se retournerait contre nous. En voyant leurs fils être abattus ou humiliés, les mêmes qui nous demandent aujourd’hui de « faire quelque chose » se retourneraient contre nous, nous reprocheraient de les avoir écoutés et réclameraient le retrait immédiat ». Il y a certainement, une fois de plus, du vrai dans cette argumentation. La télévision encourage sans aucun doute la tendance des sociétés démocratiques à éprouver de vifs sentiments d’indignation morale ou de solidarité sans accepter les coûts des remèdes. D’autre part, les gouvernements savent se servir des émotions suscitées par les horreurs télévisées : les tournants de l’action occidentale en Bosnie ont été précédés par des crimes spectaculaires serbes qui semblent avoir été l’occasion de lancer des actions décidées antérieurement ; la grande erreur de Slobodan Milosevic au Kosovo a été l’expulsion d’un million d’Albanais, dont le sort retransmis par la télévision a été un facteur décisif pour le soutien apporté par les opinions occidentales à l’intervention de l’OTAN. Mais toutes les études détaillées montrent que l’effet CNN est largement surévalué. Comme l’indique Warren P. Strobel23, il n’y a pas d’exemple qu’il ait changé l’orientation de la politique américaine : il y a eu des interventions non précédées d’images télévisées, et des crimes de masse (comme le génocide rwandais) dont l’horreur, largement diffusée, n’a pas empêché l’administration Clinton de refuser d’intervenir et de bloquer les velléités onusiennes. Dans les cas plus fréquemment cités, la Somalie et le Kosovo, la « couverture » télévisée a suivi l’intervention plus qu’elle ne l’a 22. Ole Holsti, « Public Opinion and Foreign Policy », dans Robert Lieber (dir.), Eagle Rules ? Foreign Policy and American Primacy in the 21st Century, Prentice Hall and J. Woodrow Wilson Center, New York, 2002. 23. Warren P. Strobel, « The Media and U.S. Policies towards Intervention: a closer look at the CNN effect », dans Chester Crocker et Fen Osler Hampson avec Pamela Aall (dir.), Managing Global Chaos: Sources of and Responses to International Conflict, United States Institute of Peace, Washington (D.C.), 1999, p. 358. 24 2 Opinion publique, médias, militaires et politiques causée. Surtout, le recours trompeur à l’effet CNN montre que le gouvernement américain (qui n’est pas seul dans ce cas) s’abritait, sincèrement ou non, derrière une crainte des réactions populaires (refus de réactions d’abandon, refus de toutes pertes américaines) qui n’était qu’en partie justifiée par le témoignage des sondages. Les sondages En effet, si l’on s’adresse directement à ceux-ci, qui permettent après tout (surtout à travers des enquêtes minutieuses et régulièrement organisées par le Chicago Council of Foreign Relations et par certaines autres équipes interdisciplinaires) un accès plus précis et plus direct à la mythique « volonté populaire » que le Congrès ou les médias, on est amené à soupçonner un véritable détournement par les élites gouvernantes ou du moins à mettre en doute la représentation qu’elles s’en font et qu’elles prétendent refléter. Premièrement, une enquête qui a fait sensation a montré que, en principe, l’Américain moyen n’était ni isolationniste ni surtout unilatéraliste, qu’il était majoritairement favorable à l’ONU et à l’aide au développement, qu’il souhaitait que les Américains agissent dans un cadre multilatéral, y compris avec des troupes représentant 20% de la force d’intervention, proposition très supérieure à celle que l’on constate dans les Balkans même si les personnes interrogées croient qu’elle s’élève aujourd’hui à 40%24. Pourquoi l’idée contraire est-elle si communément admise ? Les auteurs de l’étude l’attribuent à l’arrivée, après 1994, de jeunes « congressmen » agressivement unilatéralistes et souverainistes qui donnent le ton et ils parlent de « trahison ». Ils reconnaissent cependant que celle-ci n’est possible que parce que les opinions modérées de la majorité des électeurs n’avaient pas la même priorité pour ces derniers et n’étaient pas vécues avec la même intensité que celles des idéologues. La passivité ou le manque d’intérêt de la majorité laisse la voie libre à l’activisme de ces derniers. Encore faut-il remarquer que, depuis la chute du communisme, ce sont les idéologues nationalistes, qu’ils soient isolationnistes ou impérialistes, qui donnent le ton. Un autre argument peut être soulevé pour limiter la portée des résultats de Steven Kull et I.M. Destler : les réponses à un sondage général et hypothétique ne préjugent pas des réactions à chaud de l’opinion, si elle était sommée d’assumer dans la vie réelle les coûts 24. Steven Kull et I.M. Destler, Misreading the Public - The Myth of a New Isolationism, Brookings, Washington (D.C.), 1999. 25 2 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? auxquels elle a souscrit en principe. Cette critique conserve une part de validité qui explique, sans nécessairement la justifier, la méfiance des gouvernants persuadés de la volatilité de l’opinion et de la fragilité de son engagement international. Cependant, elle est elle-même largement invalidée par le fait que, devant les événements de Mogadiscio, qui amenèrent Bill Clinton à retirer précipitamment ses troupes de Somalie pour éviter d’autres pertes, la première réaction du public américain fut de faire venir des renforts (37%), de mener des représailles (26%) et de continuer la stratégie suivie (10%). Pour la Bosnie, le soutien à l’intervention américaine, certes fluctuant et jamais franc et massif (contrairement à celui accordé à la guerre du Golfe même dans l’hypothèse de 5000 pertes américaines), a été en moyenne de 67%. Pour le Kosovo, une nette majorité était favorable à l’intervention aérienne, et une majorité moins nette, mais toujours supérieure à 50%, à l’intervention terrestre honnie par le gouvernement américain et le Pentagone25. D’ailleurs, une enquête comparative de 1999 portant sur le public, les dirigeants civils et les élites militaires, montre que sur six scénarios hypothétiques (concernant l’opposition au nettoyage ethnique au Kosovo), le premier groupe aurait accepté plus de pertes américaines que le second26. Il est clair que l’idée reçue de l’inacceptabilité des pertes pour les Américains demande à être analysée de manière beaucoup plus différenciée, aussi bien en ce qui concerne les catégories sociales que la nature des objectifs et des conflits. Il y a, évidemment, non point une coïncidence mais des recoupements et des corrélations remarquables entre ces critères. Trois traits en partie contradictoires caractérisent l’attitude du public américain : l’individualisme, le moralisme et l’exceptionnalisme. L’individualisme entraîne une absence de respect pour la raison d’Etat, surtout celle des autres, et l’idée (en régression à la suite du 11 septembre) de la supériorité de l’individu et de ses droits sur l’Etat et ses exigences. Le moralisme comporte une tendance au manichéisme et à la criminalisation de l’adversaire, mais aussi une disponibilité à agir en faveur d’un monde pacifique et démocratique. L’exceptionnalisme entraîne une tendance du public à considérer les Etats-Unis comme habilités par la pureté de leurs intentions et l’excellence de leur régime à juger du bien et du mal, à donner de bons et de mauvais points aux autres, à punir les méchants et les perturbateurs, à ne pas reconnaître d’autorité juridique supérieure à celle qui émane du peuple américain lui-même, 25. Bruce W. Jentleson, Coercive Prevention : Normative, Political and Policy Dilemma - U.S. Institute of Peace, Washington (D.C.), octobre 2000, p. 27 26. Ole Holsti, op.cit. dans note 22, p. 78. Voir également Peter D. Feaver et Christopher Gelpi, « How Many Deaths are Acceptable ? A surprising answer », Washington Post, 7 novembre 1999, rendant compte d'une enquête du Triangle Institute for Security Studies. 26 2 Opinion publique, médias, militaires et politiques et à considérer comme une insulte toute velléité extérieure de jeter un doute sur leurs intentions ou de leur appliquer les critères qu’il applique aux autres. Mais ces caractéristiques qui tendent, en se combinant, à dresser le portrait classique de ce que Stanley Hoffmann a appelé le « syndrome wilsonien », ou de l’oscillation entre l’idéalisme visant à sauver le monde et l’isolationnisme visant à s’en échapper, sont tempérées à la fois par des divisions politiques à l’intérieur du public et par une prudence ou un bon sens qui, régulièrement, font reculer les tendances extrémistes. Le clivage entre Démocrates et Républicains, réapparu après la guerre froide, se retrouve dans les réponses aux sondages. Les électeurs démocrates sont davantage sensibles aux grandes causes humanitaires, les électeurs républicains aux intérêts américains au sens étroit ou, du moins, à une vision « réaliste » fondée sur des considérations de puissance. D’où leur critique traditionnelle, selon laquelle les démocrates engagent inconsidérément l’Amérique dans des guerres qui ne sont pas imposées par l’intérêt national mais répugnent aux dépenses et à l’effort militaire nécessaires pour les gagner. Deux autres clivages, allant plus ou moins dans le même sens, ont été soulignés récemment. On a identifié une tradition « jacksonienne »27 (à côté des traditions classiquement répertoriées du jeffersonisme isolationniste, du wilsonisme idéaliste et du hamiltonisme réaliste) et une tradition sudiste, opposée à celle de la Nouvelle Angleterre28. Les deux clivages, qui se recoupent en grande partie, définissent une fraction importante de la population américaine qui serait à la fois populiste, individualiste et martiale, favorable au port d’armes, à l’autodéfense, à la chasse à l’intérieur et à l’intervention militaire à l’extérieur, mais pourvu qu’il s’agisse d’intérêts américains tangibles. Elle s’opposerait ainsi à la fois à la version isolationniste et à la version idéaliste ou wilsonienne du pacifisme. Il est clair que, récemment, les attitudes « jacksoniennes » ont tendu à prendre le dessus, même quand les administrations démocrates, sous Carter et Clinton, voire à certains égards républicaines sous Reagan et, dans une certaine mesure, sous George W. Bush29, adoptaient un style wilsonien. Il est vrai que, parmi les intellectuels, un certain nombre de personnalités traditionnellement pacifistes ou, en tout cas, hostiles à l’emploi de la force au Vietnam ou en Amérique latine, sont devenues interventionnistes au nom 27. Walter Russell Mead, Special Providence, American Foreign Policy and How It Changed the World, Alfred A. Knopf, New York, 2001, ch. 2 et 6. 28. Michael Lind, « Civil War by other Means », Foreign Affairs, 78 (05), sept.-oct. 1999. 29. Max Boot, « George W. Bush: the « W » stands for Woodrow », The Wall Street Journal, 2 juillet 2002. 27 2 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? de l’opposition aux crimes de masse, notamment en Yougoslavie. Mais elles trouvent peu d’écho dans les masses populaires. Sans tomber dans les excès souverainistes, isolationnistes ou impérialistes de la droite républicaine, le public américain était déjà avant le 11 septembre plus favorable aux interventions militaires ou plus disposé à accepter des pertes lorsqu’il s’agissait de s’opposer à des agressions contre les Etats-Unis et leurs alliés que pour promouvoir la démocratie ou la modernisation des sociétés. Et son soutien dépend en grande partie des chances de succès de l’opération et de la clarté avec laquelle elle est présentée par les autorités. C’est un public « passablement prudent », préoccupé avant tout d’affaires intérieures, mais mobilisable, dans certaines limites, par les élites qui se réclament de lui, parfois abusivement. C’est vers celles-ci que l’on doit se tourner pour comprendre les paradoxes des attitudes américaines envers l’emploi de la force, et avant tout vers celles dont c’est la vocation et qui y sont le plus réfractaires, à savoir les militaires. Des militaires insatisfaits La position des militaires face au problème de la force est au carrefour d’un nombre impressionnant de contradictions et de paradoxes. Nous avons déjà fait allusion aux plus manifestes d’entre eux : la répugnance des spécialistes de la force à employer celle-ci et, en cas d’emploi, leur double répugnance à risquer des pertes et à accepter des limites, les deux convergeant dans la préférence pour l’action aérienne et la répugnance pour les interventions au sol et pour les tâches de maintien de l’ordre et de la paix. Le problème tient à la difficulté de concilier la tradition militaire américaine, les possibilités nouvelles offertes par la technique et les nouveaux défis lancés par les guerres civiles, les Etats en décomposition et le terrorisme. Mais, derrière cette série d’attitudes et de réactions liée à l’affrontement avec le monde extérieur, s’en profile une autre, peutêtre plus fondamentale encore, celle de leurs rapports avec la société américaine dans son ensemble et avec ses élites politiques et intellectuelles en particulier. La tradition militaire américaine est celle du tout ou rien. La question de la justice se pose pour la finalité de la guerre ellemême, le jus ad bellum, non pour la manière de la livrer, le jus in bello. Il s’agit d’appliquer le plus tôt possible, une force décisive de préfé28 2 Opinion publique, médias, militaires et politiques rence écrasante (« overwhelming ») pour obtenir la destruction de l’adversaire sans trop faire de détail. Plus qu’à la guerre comme instrument de la politique et plus, surtout, qu’à la guerre comme étape d’un ensemble comprenant le maintien de la paix et l’administration des territoires conquis, c’est soit à la croisade soit à l’élimination des Indiens soit à la guerre civile (donc à trois types d’affrontement dans lesquels la réciprocité et la légitimité de l’adversaire ne sont pas reconnues), que cette tradition peut se référer. Certes, elle a toujours accordé un grand prix à la vie individuelle, mais en faisant une distinction absolue, dans la tradition que Walter Russell Mead appelle « jacksonienne », entre celle des Américains et celle des autres. Elle a observé une continuité entre l’intérieur et l’extérieur, entre le temps de paix et le temps de guerre, mais dans la mesure où l’armée était vécue comme le prolongement des milices d’autodéfense des citoyens. Or, depuis la guerre froide et surtout pendant la période qui lui a succédé, ces tendances ont été battues en brèche à la fois par les défis de la politique et les opportunités de la technique. Mener, selon l’expression de David Halberstam, « la guerre en temps de paix » implique un contrôle de l’escalade qui est, bien plus encore qu’au sens où l’entendait Clemenceau, « une affaire trop sérieuse pour être laissée aux militaires ». Le principe de Clausewitz qui prend le dessus n’est pas celui de la guerre d’anéantissement, c’est celui de l’adaptation des moyens militaires aux fins politiques, voire celui pour qui « tout l’art de la guerre se transforme en simple prudence, même lorsqu’on en vient à l’épreuve de la guerre réelle, dont l’objet principal sera d’empêcher l’équilibre instable de pencher soudain à notre désavantage et la demi-guerre de devenir une guerre complète »30. « Les événements évoluent », comme l’écrit admirablement le général Clark à propos du Kosovo, « de la diplomatie appuyée sur la dissuasion de la menace, à la diplomatie appuyée sur la force, et finalement à la force appuyée sur la diplomatie »31. Une triple contrainte s’instaure, celle de l’opinion publique intérieure, imposée à la fois par la démocratie et par la révolution des communications qui permet aux citoyens de voir, en direct ou presque, les horreurs de la guerre, celle des populations de l’adversaire ou des tiers spectateurs, qu’il s’agit d’influencer favorablement ou du moins de ne pas dresser contre soi, enfin celle des alliés qui, dans une guerre de coalition, surtout menée par l’OTAN, ont voix au chapitre quant aux méthodes employées (intervention terrestre ou non, sélection des cibles dans le cas du Kosovo, etc.). 30. Carl von Clausewitz, De la Guerre, traduction française, Paris, Ed. de Minuit, 1955, Livre VIII, ch.6, A, p. 703T 31. Wesley Clark, Waging Modern War, New York, Public Affairs, 2001, p. 457. 29 2 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? C’est là ce que le général Clark appelle les conditions spécifiques de la guerre moderne qui entrent en conflit à la fois avec la logique militaire pure et avec la tradition militaire américaine. Ce double conflit est multiplié et rendu particulièrement aigu par l’expérience du Vietnam. Pour Clark, comme pour Powell, celle-ci a mené à une critique du « gradualisme »32, de l’escalade lente et homéopathique imposée par les politiques et par les stratèges civils, et de la prétention présidentielle à micro-diriger la conduite de la guerre. D’où, sur le plan stratégique, la volonté de ne pas se laisser imposer des interventions dont les objectifs, les moyens et les « stratégies de sortie » ne seraient pas clairs, de n’intervenir qu’en cas de supériorité massive et d’assurance d’une guerre courte, de réclamer le maximum d’autonomie dans la conduite des opérations et, en même temps, de « mouiller » ou d’impliquer au maximum les politiques et la société pour éviter de se voir imputer les pertes américaines ou les défaites éventuelles. L’autre révolution technique, celle de la précision, facilite à la fois la discrimination, la proportionnalité et le contrôle politique, peu prisé des militaires américains, mais aussi le rôle privilégié de l’arme aérienne et donc les chances de l’impunité et de la victoire rapide minimisant le risque à combattre avant tout, celui de l’enlisement, du « quagmire » (bourbier) à la vietnamienne et du « mission creep » (dérive) amenant les militaires à assumer des tâches civiles dangereuses et peu gratifiantes. Dès avant la guerre du Kosovo, des auteurs militaires ou exmilitaires comme John Hillen (conseiller du candidat George W. Bush) justifiaient l’abandon de l’Afghanistan après la défaite des Russes en 1989 et la répugnance aux interventions mineures et aux rôles de maintien de la paix par la formule « Superpowers don’t do windows »33 (Les superpuissances ne nettoient pas les carreaux). Pendant la guerre du Kosovo comme pendant l’intervention antitaliban en Afghanistan, les officiers de l’Air Force comme leur commandant le général Michael Short, se sont plaints amèrement de l’obligation d’éviter les victimes civiles qui était contre-productive tant au point de vue de l’efficacité militaire qu’à celui de la protection des militaires américains. Au Kosovo, le général Clark s’est trouvé pris entre plusieurs feux, défendant l’intervention dans les Balkans contre une hiérarchie soucieuse de ne préparer que le scénario canonique de deux grandes guerres au Moyen-Orient et en Asie, une campagne aérienne plus musclée contre les objections 32. Ibid., pp. 5-8. 33. John Hillen, « Superpowers Don't Do Windows », Orbis, vol. 41, n. 2, printemps 1997, pp. 241258. 30 2 Opinion publique, médias, militaires et politiques des alliés, en particulier des Français, la nécessité de préparer une intervention terrestre, ou du moins de ne pas l’exclure, contre les partisans militaires du « tout-aérien » comme le général Short, les partisans politico-militaires du non-engagement, comme le secrétaire à la Défense William Cohen et les Joint Chiefs of Staff (chefs d’état-major des armées), et les partisans politiques du moindre risque électoral, comme le président Clinton et ses conseillers. Nous touchons ici la deuxième grande série de contradictions, celle qui oppose la société militaire et la société civile. Il y avait bien évidemment incompatibilité maximale entre le président Clinton (opposant à la guerre du Vietnam, préoccupé avant tout d’économie et de politique intérieure, et incarnation de l’Amérique permissive et individualiste) et les militaires. Mais cela permettait à ces derniers une plus grande autonomie et une plus grande intervention dans les affaires politiques (dont le général Powell alors président des Joint Chiefs ne se privait pas pour s’opposer aux interventions) puisque Clinton manquait de l’autorité nécessaire pour les rappeler à l’ordre. Un paradoxe (ou une dialectique) similaire se fait jour dans les relations globales entre les militaires et la société américaine. Premièrement, les militaires sont beaucoup plus respectés et populaires aux Etats-Unis que dans les autres pays occidentaux : en témoignent les nombreux généraux devenus présidents et le rôle politique d’un Marshall ou d’un Powell. Deuxièmement, ils se considèrent (ou se considéraient jusqu’au 11 septembre) comme des mal-aimés aussi bien sur le plan budgétaire (qu’il s’agisse des soldes ou du budget global de la défense) que sur celui des valeurs : l’autorité, la hiérarchie, le patriotisme, le courage, l’esprit de sacrifice leur paraissaient disparaître dans une Amérique hédoniste, permissive, relativiste, individualiste et satisfaite. Politiquement, ils étaient de plus en plus à la droite de leurs concitoyens34 et s’inscrivaient en grande majorité dans l’une des deux cultures que nous avons distinguées plus haut, celle du retour aux valeurs traditionnelles. Mais en même temps, dans leur refus des aventures et des risques, voire des déplacements et de l’inconfort, dans la priorité accordée à la protection des forces, et aux solutions techniques, dans la bureaucratisation, ils se rapprochaient de plus en plus des tendances montantes dans la société civile. A la fin des années 1990, la question était justement de savoir si l’on allait vers un fossé croissant entre les militaires attachés aux valeurs traditionnelles qui étaient inséparables de leur vocation et de leur efficacité 34. Ole Holsti, « A Widening Gap Between the U.S. Military and Civilian Society ? Some Evidence, 1976-1996 », International Security, hiver 1998-1999, vol. 23, n. 3, pp. 5-42. 31 2 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? et une société qui s’en éloignait pour tomber dans le confort matérialiste (« Au XXIe siècle », disait un ancien militaire, « l’Amérique sera sans doute « fat, smart and happy » [repue, branchée et heureuse], tandis que ses soldats feront la police aux confins de son empire pour garder les conflits qui ont affligé l’Afrique, les Balkans et le Moyen-Orient aussi éloignés des préoccupations publiques que possible »35) ou si, au contraire, l’on assisterait à une « civilianisation de la société militaire ». Une fois de plus, le 11 septembre a changé tout cela. Déjà, pendant la campagne électorale, George W. Bush avait insisté sur la nécessité de satisfaire les revendications des militaires, d’augmenter leurs soldes et le budget de la défense en général, et surtout de les délivrer des missions qui n’appartenaient pas à leur vocation : celle-ci, disait-il, était de« fight and win wars » (livrer et gagner des guerres), et sa conseillère, Condoleezza Rice, renchérissait, faisant écho à la formule citée plus haut de John Hillen, qui devait faire partie de l’administration et avait été l’un des rédacteurs du grand discours de politique extérieure du candidat Bush, en déclarant : « Ce n’est pas au 82nd Airborne [unité d’élite de parachutistes] de conduire les enfants à l’école maternelle ». Mais, d’une part, Bush, s’il était l’élu de la majorité des militaires, ne l’était que d’une petite moitié de la nation. D’autre part, s’il s’efforçait de satisfaire certaines revendications matérielles des militaires et affichait sa communauté de valeurs avec eux, il était loin de s’en remettre à eux au point de vue de l’organisation et de la stratégie. Son élection marquait le retour d’une espèce honnie par eux entre toutes : les stratèges civils. Sous leur inspiration, le secrétaire à la Défense s’efforçait d’imposer une réforme du Pentagone dans le sens de la flexibilité et de la mobilité qui se heurtait à la résistance obstinée de la hiérarchie des quatre armées. Celle-ci, et avec elle l’inertie bureaucratique, semblait bien avoir le dessus lorsque le coup de tonnerre du 11 septembre vint tout résoudre : il n’y avait plus à se disputer entre projets traditionnels et novateurs puisque l’augmentation du budget militaire permettait d’adopter les uns sans rejeter les autres. Surtout, ce n’est pas désormais la société militaire qui se civilianise, loin de là, c’est la société civile qui se militarise. La guerre contre le terrorisme devient l’alpha et l’omega de la politique étrangère américaine, et elle est conçue de manière exclusivement militaire. Les drapeaux américains fleurissent sur toutes les maisons et les boutonnières, l’Amérique, directement blessée et 35. « The Future of American Military Culture », Orbis, vol. 43, n° 1, hiver 1999, pp. 9-59. La citation est de Ralph Peters, rapportée par John Hillen dans son article : « Must military culture reform ? », p. 53. 32 2 Opinion publique, médias, militaires et politiques menacée, se lance à la poursuite de ses ennemis sans les réserves traditionnelles quant au risque de pertes (encore qu’au début de la guerre d’Afghanistan le souci d’épargner les vies américaines ait amené les Etats-Unis, dans un premier temps, à confier les missions dangereuses à leurs alliés afghans, ce qui a sans doute permis à Ben Laden de s’échapper), ni aux objections juridiques ou humanitaires. C’est sur sa qualité de chef de guerre que George Bush assoit son autorité et son prestige présidentiels. Le thème des vertus guerrières à retrouver et celui de la vocation impériale à découvrir deviennent dominants, et « l’esprit de conquête » s’étend désormais à tous les Etats soupçonnés d’aider les terroristes ou de fabriquer des armes de destruction massive, la préemption unilatérale se substituant à la dissuasion. Et, pourtant, une fois de plus la satisfaction des militaires n’est pas complète car ils se trouvent de nouveau aux prises avec les stratèges ou idéologues civils qui, plus guerriers que les militaires, souhaitent en découdre tout de suite avec les Etats terroristes, à commencer par l’Irak, tandis que les militaires réclament la prudence et sont réticents à se lancer dans des aventures dangereuses. On retrouve ainsi une vieille dualité, sauf que traditionnellement c’est le département d’Etat qui est le plus interventionniste et le Pentagone qui est le plus prudent. Aujourd’hui ce sont les civils du Pentagone qui sont les plus portés à l’action militaire et les soldats, plus réticents, trouvent un allié dans le département d’Etat, à la tête duquel se trouve l’ancien chef d’état-major des armées. Enfin, la réforme stratégique et organisationnelle se poursuit, elle semble privilégier d’une part la technique conduisant à une automatisation croissante où le rôle du militaire est remplacé par des mécanismes automatiques (avec les dangers d’erreurs inévitables), et d’autre part l’engagement physique direct des forces spéciales. Les gros bataillons de l’armée de terre, les chars, les bombardiers furtifs sont en danger, et c’est la combinaison de l’arme aérienne, de la technologie de l’information et des « forces spéciales » qui semble constituer la nouvelle formule. En même temps, nouvelle ironie, les fonctions de maintien de la paix et de l’ordre et d’interposition auxquelles les militaires américains et l’administration Bush étaient quasi unanimement réfractaires semblent s’imposer de l’Afghanistan au ProcheOrient et prendre une importance qui ne permet pas de les laisser aux alliés et aux supplétifs, ce qui relance spectaculairement la responsabilité du politique. 33 2 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? Oscillations au sommet Comme le disait le président Truman, « the buck stops here » (c’est ici que ça se passe). C’est au gouvernement et en dernière analyse, au président, qu’il revient de décider en dernière instance sur l’emploi de la force. « Intelligence de l’Etat personnifié » selon Clausewitz, il est censé définir et défendre l’intérêt national. Mais celui-ci se subdivise entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’intérêt de la société ou du peuple et celui de la nation ou de l’Etat. A leur tour, ceux-ci se subdivisent entre, d’une part, à l’intérieur, la somme des intérêts particuliers et de l’intérêt public et, d’autre part, à l’extérieur, entre l’intérêt national au sens étroit, le « possession goal » de Arnold Wolfers, et l’intérêt impérial, le « milieu goal » , celui de l’empire, de l’alliance ou du système international que les Etats-Unis prétendent diriger. Les politiques d’un Clinton ou d’un Bush sont faites de ce triple arbitrage entre les intérêts particuliers et l’intérêt général, les objectifs intérieurs et extérieurs et, parmi ces derniers, les intérêts nationaux directs ou étroits et larges ou indirects. Leur politique envers l’emploi de la force représente une dimension importante de ces attitudes et de ces priorités plus générales qui déterminent le style et le contenu de leurs présidences respectives. On peut dire, schématiquement, que les arbitrages de Clinton et de Bush sont opposés et complémentaires. La priorité de Clinton était, en quelque sorte, à la fois intérieure et globale, celle de Bush est davantage nationale et impériale. Clinton mettait davantage l’accent sur ce que Josef Nye appelle le « soft power »36, l’influence par la séduction économique et culturelle, et Bush le met sur le « hard power », l’influence par la contrainte militaire ou économique. Du point de vue des valeurs, l’un représentait ce qu’on appellerait en France le libéralisme culturel, celui d’une génération libérée ou affranchie, dont la morale était celle de l’autonomie, de la tolérance et de la compassion, l’autre la réaction d’une Amérique traditionnelle attachée aux valeurs de la famille et du puritanisme, de l’ordre et de l’autorité ou les redécouvrant à travers une renaissance religieuse de style fondamentaliste et une nostalgie de l’Amérique des pionniers. Les succès de l’un sont souvent attribués à une certaine féminisation de l’électorat, ceux de l’autre à un certain culte de la virilité retrouvée. Selon les traditions historiques distinguées par les historiens comme Walter R. Mead et Walter A. McDougall, Bush représente l’alliance d’une base jacksonienne et d’un complexe 36. Joseph S. Nye, Bound to Lead : the Changing Nature of American Power, Basic Books, New York, 1990 et The Paradox of American Power. Why the world's only superpower can't go it alone, Oxford University Press, Oxford, 2002. 34 2 Opinion publique, médias, militaires et politiques militaro-industriel hamiltonien, alors que chez Clinton on pouvait trouver des tendances à la fois wilsoniennes et jeffersoniennes, c’est-à-dire un plus grand attachement à l’égalité et aux problèmes des défavorisés à l’intérieur, au rayonnement de la démocratie à l’extérieur. Naturellement, ces oppositions sont caricaturales : la foi dans le capitalisme et dans les progrès de la technologie militaire est commune aux deux administrations, Bush et les Républicains ont dénoncé et attribué aux démocrates la croissance des pouvoirs de l’exécutif que craignait Jefferson. Surtout, les deux administrations ont connu (et, pour Bush, continuent à connaître) des divisions et des oscillations spectaculaires. Mais il reste qu’après une période d’hésitation, lorsque l’une et l’autre ont été amenées à choisir leur orientation de base en politique étrangère et plus particulièrement concernant l’usage de la force, leur tempérament, leur idéologie et, last but not least, la conjoncture les ont conduites dans des directions sinon opposées, du moins nettement distinctes. Clinton, dont la campagne électorale avait été placée sous le signe du slogan « It’s the economy, stupid ! » se désintéressait, au départ, de la politique internationale (sauf, précisément, pour la politique économique extérieure où il fut d’une efficacité remarquable). Lorsqu’il éprouva le besoin, commun à tous les présidents américains et particulièrement aigu après la fin de la guerre froide et donc de l’endiguement, d’avoir une doctrine de politique étrangère, celle qui fut formulée par son conseiller de sécurité, Anthony Lake, consistait à poursuivre l’élargissement de la zone de démocratie, donc de prospérité et de paix, en encourageant les réformes chez les pays de l’Est et du Sud et leur adhésion aux organisations occidentales. Il s’agissait d’accompagner le mouvement de la mondialisation, de le gérer et de l’orienter dans un sens multilatéral dans la mesure où le Congrès des Etats-Unis le permettait. Les intérêts des Etats-Unis comme première puissance mondiale capitaliste et démocratique se confondaient, dans cette perspective, avec les progrès du libéralisme et de la tolérance entre races et cultures dans un monde qui correspondait à la projection de son modèle. C’est ce que A. Lake appelait un « néo-wilsonisme pragmatique »37. Celui-ci impliquait l’emploi de l’arme économique, non de l’arme militaire. Quand il s’agissait de celle-ci, Clinton était porté à l’abstention et, en tout cas, à la réduction des risques à la fois par son propre penchant pacifique, par son absence d’assu- 37. Cf. James Chace, « War without Risk ? », The New York Review of Books, 28 mars 2002, p. 33. 35 2 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? rance et d’autorité en matière stratégique et auprès des militaires (l’amenant, en particulier, à ne pas s’opposer au général Powell, toujours partisan de la prudence, quand celui-ci était chef d’étatmajor), enfin et peut-être surtout par la peur des réactions populaires en cas de victimes. Si, cependant, Clinton s’est trouvé à plusieurs reprises engagé dans des interventions militaires, ce fut pour des raisons de politique intérieure comme à Haïti, ou pour ne pas avoir à intervenir de manière plus dangereuse pour évacuer ses alliés, comme en Bosnie, ou sous l’influence de conseillers comme la secrétaire d’Etat Madeleine Albright, ou Richard Holbrooke, chargé de la crise yougoslave, qui avaient une conception plus clausewitzienne de l’emploi de la force comme instrument de la politique et n’hésitaient pas à se heurter à ce propos aux militaires, ou au secrétaire à la Défense, William Cohen. Mais il rejoignait ces derniers pour éviter les risques liés à l’engagement terrestre (d’où la désastreuse déclaration destinée à rassurer l’opinion intérieure mais qui rassurait du même coup Slobodan Milosevic, selon laquelle il n’était pas question d’intervention terrestre au Kosovo). D’où la réponse maladroite et symbolique (bombardement d’une usine au Soudan et d’un camp de Ben Laden en Afghanistan par des missiles de croisière) aux attentats de 1995. D’où, surtout, l’abstention face au massacre de Srebrenica et au génocide rwandais (qu’il était même interdit d’appeler par son nom, de peur que la reconnaissance du génocide ne délégitime l’inaction) à propos de laquelle Clinton devait plus tard exprimer son repentir. Quant au rôle des forces américaines pour le maintien de la paix, il était soumis à des conditions restrictives imposées par les réticences des militaires et du Congrès mais ne se heurtait pas à une opposition de principe. Dès avant l’élection de 2000, on avait pu voir se dessiner chez George W. Bush des attitudes différentes de celles de son prédécesseur sur plusieurs de ces points. Certes, il avait, encore moins que lui, axé sa campagne sur la politique étrangère, et on le savait particulièrement peu au fait des questions internationales. Mais le personnage qu’il s’était composé et l’électorat sur lequel il s’appuyait ne le prédisposaient pas à la sympathie pour les interventions humanitaires et les institutions multilatérales. Sans complexe envers l’emploi de la force à l’intérieur, puisque, comme gouverneur du Texas, il détenait le record des exécutions capitales, qu’il était partisan d’une politique pénale dure et qu’il s’opposait à la limitation de la possession individuelle des armes à feu, il ne 36 2 Opinion publique, médias, militaires et politiques donnait cependant pas de signe d’une volonté de domination impériale à l’extérieur ou d’un goût pour les aventures militaires. Si, pour lui, les militaires étaient faits pour livrer et gagner des guerres plutôt que pour maintenir la paix, on ne voyait guère de quelles guerres il pouvait s’agir. L’augmentation du budget de la défense semblait devoir être destinée d’une part aux conditions de vie des militaires, d’autre part à l’innovation technologique, en particulier au projet de défense antimissile. Sur le plan géostratégique, la puissance américaine semblait surtout orientée vers le maintien de sa suprématie par rapport à un challenger éventuel, en particulier la Chine, et vers le risque d’un conflit avec celle-ci à propos de Taïwan. 37 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? La stratégie américaine après le 11 septembre 3 Guerre au terrorisme La première année de la présidence Bush fut marquée certes par la nomination à des postes clés d’adversaires idéologiques de la négociation et de l’arms control et par la dénonciation d’une série de traités multilatéraux au nom de la liberté d’action et des intérêts immédiats des Etats-Unis ; mais elle n’en resta pas moins incertaine ou hésitante quant aux priorités de ces derniers en termes d’action internationale. Ce fut le 11 septembre qui, en deux heures, donna à George W. Bush une politique extérieure qui se résume en trois mots : guerre au terrorisme. Elle combine le triple avantage d’être aussi simple et universelle que l’endiguement du communisme, par opposition aux incertitudes et aux complexités de l’aprèsguerre froide, de susciter l’adhésion quasi unanime du peuple américain, et, tout en s’imposant avec une évidence quasi irrésistible, de correspondre aux instincts de George Bush et aux idées de certains de ses conseilleurs les plus influents. En un sens, on peut dire que la relative ignorance du monde extérieur, commune à George Bush et à la majorité des Américains, leur a permis d’être immédiatement (et de rester dans une large mesure un an après) sur la même longueur d’onde : le coup de tonnerre de cette attaque incompréhensible ne pouvait qu’annoncer une ère radicalement nouvelle et un ennemi absolu à éradiquer, justement, tout aussi radicalement. Le double sentiment de vulnérabilité vaguement pressentie et d’une puissance sans rivale dont nous avons déjà parlé prenait brusquement corps dans l’idée d’un ennemi, incarné et symbolisé par Ben Laden mais présent partout, qu’il fallait et que l’on pouvait éliminer. « We have found our mission »(Nous avons trouvé notre mission) s’écriait George Bush. Cette formule (comme celle, malencontreuse, de « croisade ») prend une signification religieuse au sens large, importante pour le président lui-même, protestant « born again »et pour une partie croissante de son électorat issu de la droite chrétienne. Tout aussi 38 3 La stratégie américaine après le 11 septembre naturellement, l’instinct du Far West, de la lutte impitoyable pour l’existence où il s’agit d’éliminer les adversaires sans se soucier de règles ou de nuances, s’imposait au Texan d’adoption comme aux Sudistes ou aux Jacksoniens, dont l’influence montante était déjà décelée à la fin des années 1990. Enfin, à l’intérieur de l’élite politique républicaine, le groupe des néo-conservateurs et des « Reagan democrats », ni spécialement religieux ni spécialement populistes, mais fortement pro-Israéliens et méfiants à l’égard des Arabes et des Européens, et surtout en réaction contre la vulgate relativiste, tolérante, libérale, humaniste, permissive, individualiste, égalitaire et compassionnelle des années Clinton et de la modernité en général, appelaient l’Amérique à assumer le rôle d’un empire bienveillant, affirmant son autorité et, pour cela, retrouvant les vertus martiales de l’antiquité romaine. Or plusieurs de leurs représentants les plus brillants, des conseillers écoutés du secrétaire à la Défense et du vice-président, comprirent tout de suite que le 11 septembre leur offrait une occasion unique de faire avancer leurs idées aux dépens de la prudence du secrétaire d’Etat et de son souci de collaboration internationale. George Bush a constamment oscillé jusqu’ici entre les deux lignes. Contrairement aux attentes de ceux qui craignaient une riposte immédiate et irréfléchie dans le style cow-boy et de ceux qui préconisaient une attaque immédiate contre l’Irak, il choisit de donner sa chance à la ligne Powell, c’est-à-dire à une attaque mûrement préparée contre l’Afghanistan, précédée de la formation d’une large coalition. Mais la victoire (au moins apparente et provisoire), plus rapide et spectaculaire que prévu, rendait l’avantage à la ligne maximaliste, produisant une sorte d’ivresse ou d’hubris sans précédent : « désormais, délivrés de la culpabilité et de la compassion »38, n’ayant plus à tenir compte ni des frontières ni des alliés, les Etats-Unis auraient trouvé dans la combinaison de la supériorité technologique, de forces spéciales aguerries et d’alliés locaux la combinaison gagnante qui leur permettrait d’imposer leur ordre au monde. Entre temps, évidemment, la complexité de l’Afghanistan, celle du Proche-Orient, la double impossibilité pour les Etats-Unis de s’en dégager ou d’y imposer leur volonté, les résistances régionales et les difficultés techniques d’une opération militaire destinée à renverser Saddam Hussein, tempèrent le triomphalisme initial et réintroduisent la complexité. A travers des débats intérieurs mais publics et des oscillations spectaculaires, l’administration Bush 38. Robert L. Bartley, « Conquering Guilt, Forging a New Era ? », The Wall Street Journal, 11-12 janvier 2002. Voir également « At dawn in a New Diplomatic Era », The Wall Street Journal, 18 juin 2002 39 3 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? apprend tant bien que mal la complexité du monde et les limites de la puissance. Mais au-delà des divergences et des évolutions, le consensus américain sur la politique envers le terrorisme reste solide et mérite d’être examiné dans la mesure même où, d’une part, il n’est pas sérieusement contesté aux Etats-Unis et où, d’autre part, il n’est pas partagé par le reste du monde et, en particulier, par les Européens quant à sa priorité et à son intensité. Par certains côtés, la menace terroriste a rapproché les EtatsUnis et l’Europe : elle a amené les uns et les autres à admettre davantage la nécessité de s’engager à l’extérieur, y compris avec leurs propres troupes, en rendant les Américains plus conscients de leur vulnérabilité et les Européens plus solidaires, comme l’indique le recours à l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord, et plus conscients du rôle dirigeant inévitable de la seule puissance mondiale. Mais elle a en même temps mis davantage encore l’accent sur la disparité des capacités militaires et des énergies mais aussi sur celle des conceptions de l’adversaire commun et de la manière de le combattre. La conception qui préside désormais à la stratégie américaine a été résumée par Harvey Sicherman, directeur du Foreign Policy Research Institute, basé à Philadelphie, comme suit : w C’est le terrorisme qui est l’adversaire : c’est l’usage du terrorisme défini comme la prise délibérée de civils comme cibles qui identifierait l’ennemi, non son idéologie ou sa religion. w Le terrorisme est international, et pas seulement transnational. Les terroristes sont liés à des Etats bien précis qui les aident ou les emploient. Selon l’expression de Bush, « quiconque abrite ou aide un terroriste sera considéré comme un terroriste ». w Le front est partout. Il inclut non seulement la politique étrangère, mais aussi la politique intérieure, y compris les problèmes d’immigration, les contrôles financiers et les libertés civiles longtemps considérées pour acquises. w Tous les Etats sont forcés de se livrer à un choix stratégique. Les Etats hostiles aux Etats-Unis ou même figurant sur la liste des Etats terroristes sont admis à changer de camp s’ils abjurent leurs politiques antérieures et paient leur droit d’entrée dans la coalition conduite par Washington en collaborant à l’effort commun selon ses instructions39. 39. Harvey Sicherman, « Finding a Foreign Policy », Orbis, printemps 2002, pp. 219-220. 40 3 La stratégie américaine après le 11 septembre Chacun de ces quatre points contient une partie incontestable qui dérive de la logique même de la situation et que tout gouvernement à la place de celui de George W. Bush et tout pays à la place des Etats-Unis seraient amenés à adopter. Mais chacun recèle des ambiguïtés, des difficultés et des dangers qui permettent des interprétations et des accents divergents par rapport à ceux qui sont adoptés aujourd’hui par les Américains. D’où, dès aujourd’hui, des controverses, des malentendus, et peut-être demain des échecs et des renversements brutaux. Sur le premier point, celui de la guerre contre le terrorisme comme tel, il contient un message moral incontestable et salutaire – à savoir la condamnation inconditionnelle des attaques délibérées contre les populations civiles ou du « terrorisme aveugle ». Mais lorsqu’il s’agit de traduire cette condamnation morale en stratégie politique et militaire, les difficultés commencent. La rhétorique, sinon la pratique, américaine semble, tout autant que pour le communisme mais avec encore beaucoup moins de justification, postuler qu’elle livre bataille à un adversaire centralisé, doté d’un objectif, d’une stratégie et d’un commandement uniques, ou du moins à un « axe du mal » unique. Mais, premièrement, malgré les ramifications insoupçonnées d’Al-Qaida et les contacts entre terroristes allant de l’Irlande à la Colombie et de la Libye au Pays basque, il s’agit souvent d’actions parallèles également condamnables dans leurs moyens mais différentes dans leurs origines et leurs objectifs. Les combattre requiert de tenir compte de cette diversité surtout si l’on se propose de tarir leur recrutement plutôt que de l’alimenter par la répression. Deuxièmement, si le critère discriminant est celui de la mort ou de la souffrance infligée aux populations civiles, il doit s’appliquer également aux bombardements stratégiques (ceux de la Seconde Guerre mondiale, ceux de la Russie en Tchétchénie, ceux que l’aviation américaine a pratiqués au Vietnam et aurait souhaité pratiquer en Serbie), aux représailles sur les villes ou les villages ou à la plupart des embargos. Sinon, la guerre au terrorisme est ouverte à au moins quatre interprétations. Il peut s’agir d’une Sainte Alliance de tous les Etats quels qu’ils soient contre tous les mouvements insurrectionnels, où chacun apporte sa propre définition du terrorisme correspondant à ses adversaires nationaux ou idéologiques. Il peut s’agir d’une guerre contre les mouvements terroristes mondiaux et transnationaux ou des mouvements locaux, qu’ils soient nationalistes ou religieux. Il peut s’agir encore d’une action de police inter41 3 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? nationale contre les coupables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide, quel qu’en soit le statut étatique ou non étatique. Il peut s’agir enfin d’une guerre des EtatsUnis et de ceux qui veulent se joindre à eux, contre ceux des terroristes qui s’attaquent à eux et à leurs alliés (au premier chef les terroristes islamiques), en laissant de côté les autres, voire en s’alliant à eux. Il est clair que la politique et l’opinion publique américaines tendent aujourd’hui à négliger ces distinctions et à confondre les deux dernières options, dans la mesure où les Etats-Unis et ceux qui leur veulent du bien sont considérés comme le Bien tandis que ceux qui leur veulent du mal sont considérés comme le Mal. Le deuxième point de la nouvelle stratégie concerne les Etats. Là aussi il est difficile de ne pas convenir qu’il y a des Etats terroristes qui financent et organisent eux-mêmes des attentats ou qui soutiennent des organisations terroristes transnationales, que, même lorsque celles-ci sont apocalyptiques ou suicidaires, elles bénéficient parfois du soutien financier ou logistique de certains Etats et que l’on ne saurait combattre efficacement le terrorisme sans le priver de ces soutiens ou de ces sanctuaires. Mais comment identifier les Etats en question ? La conception américaine des « Etats voyous » ou de l’« axe du mal » dresse une liste, d’ailleurs variable, d’Etats qui se placeraient en dehors de la société internationale et perdraient, du même coup, leur droit à l’indépendance ou à la souveraineté. Mais à quoi les reconnaît-on ? Au critère de l’aide au terrorisme s’ajoute celui de la fabrication, de la possession ou de la recherche d’armes de destruction massive. Mais celleci est la chose du monde la plus partagée, y compris par les EtatsUnis eux-mêmes. Le cas idéal est celui d’un Etat qui à la fois disposerait d’armes de destruction massive et aiderait le terrorisme, rapprochant ainsi l’humanité du danger suprême, à savoir l’utilisation de celles-là par celui-ci. Une fraction de l’administration Bush conduite par le secrétaire adjoint à la Défense Paul Wolfowitz s’est efforcée de démontrer que l’Irak représentait précisément ce cas idéal, que non seulement – ce qui est incontestable – il cherchait à se doter d’armes nucléaires et avait utilisé des armes chimiques contre sa propre population, mais qu’il était le complice, voire l’inspirateur ou l’organisateur, de l’attentat contre les Twin Towers et des lettres à anthrax. Cette tentative a, pour l’instant, échoué, ce qui n’empêche pas ses auteurs de plaider pour une attaque immédiate 42 3 La stratégie américaine après le 11 septembre visant à renverser Saddam Hussein, au motif que, même s’il ne l’a pas fait jusqu’ici, il pourrait, étant un ennemi des Etats-Unis, s’allier dans l’avenir à des organisations terroristes de type Al-Qaida et leur fournir des armes de destruction massive. Or l’idée de base est que les Etats-Unis ne peuvent pas se permettre de courir ce risque : ils doivent prendre les devants et « mettre fin » à tous les Etats qui soit soutiennent le terrorisme, soit cherchent à se doter d’armes de destruction massive, ou « changer leur régime ». Quand ils seront des démocraties, ils ne seront plus des ennemis ni des Etats-Unis ni d’Israël ni de la paix internationale. On retrouve ainsi une sorte de « wilsonisme botté » au sens où l’on a appelé Napoléon la « révolution bottée ». Mais surtout cette doctrine implique une double révolution, d’une part stratégique, d’autre part politique, juridique et morale. Au point de vue stratégique, à l’âge de la dissuasion succèderait celui de la préemption. L’attaque par surprise, que toute la doctrine de l’âge nucléaire cherchait à éviter, deviendrait la règle. On peut y voir une conséquence logique de l’apparition d’organisations terroristes qu’on ne peut dissuader en les menaçant de représailles puisque, d’une part, elles recherchent le suicide et le martyre et que, d’autre part, elles ne disposent pas d’un territoire et d’une infrastructure qui les rendraient vulnérables. Mais on peut considérer aussi, surtout si à leur place on s’attaque d’avance aux Etats susceptibles de les soutenir ou de se joindre à elles, que c’est ouvrir la porte à la situation la plus instable qui soit, celle du « dilemme de sécurité », de « la peur réciproque de l’attaque par surprise » et de l’avantage à la première frappe. Au point de vue juridique, la légitime défense s’étendrait à la guerre préventive, la souveraineté serait réservée aux Etats pacifiques et démocratiques, les dilemmes de l’intervention seraient tranchés dans un sens radical qui impliquerait une révision non moins radicale de la Charte de l’ONU. En l’absence d’une autorité mondiale, cela impliquerait un droit absolu pour certains Etats, c’est-à-dire essentiellement pour les Etats-Unis, de disposer de l’indépendance et du régime intérieur d’autres Etats – suspects d’être des Etats brigands. Ce qui n’est pas sans poser des problèmes moraux et politiques. Le troisième principe de la nouvelle stratégie s’appuie lui aussi sur des constatations irréfutables. D’une part, le 11 septembre consacre l’érosion de plus en plus évidente des frontières entre 43 3 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? l’intérieur et l’extérieur, l’armée et la police, le privé et le public, le centre et la périphérie ; d’autre part, en cas de danger grave, les privilèges et les droits des individus et des sociétés peuvent être mis en cause au nom du salut commun. Mais on distingue précisément les gouvernements tyranniques des autres selon la manière dont ils utilisent la situation exceptionnelle pour la rendre permanente au lieu de viser le retour à la normalité et au respect du droit. On ne peut pas dire, jusqu’ici, que les libertés publiques et individuelles des citoyens aient été gravement atteintes au nom de la lutte contre le terrorisme aux Etats-Unis ou dans les autres démocraties occidentales. Mais on doit remarquer la différence radicale entre le traitement pratiqué envers les citoyens américains et les autres. Qu’il s’agisse de leur vie risquée au combat ou de leurs droits, les membres de la communauté américaine sont infiniment plus précieux ou plus intouchables que les autres. Ces autres, on peut chercher à les éliminer purement et simplement s’ils sont des terroristes, ou à les détenir et les interroger indéfiniment sans défenseurs s’ils sont des suspects ou des étrangers en situation irrégulière. D’une conception de la guerre sans morts où il ne s’agissait que de paralyser l’adversaire à une conception de la guerre totale où il s’agit de le détruire pour éviter qu’il vous détruise, le renversement potentiel est radical. De la guerre sans risques on passerait à la guerre sans règles. Certes, les deux peuvent être combinés : la tendance au remplacement du risque individuel par la technique persiste malgré la redécouverte des forces spéciales et de leurs prouesses ; à la limite, la destruction de l’adversaire peut être d’autant plus totale et arbitraire qu’elle serait confiée à la réaction automatique d’un Predator ou d’un autre véhicule sans pilote. On n’en est pas là. Au contraire, en Afghanistan, le souci d’épargner autant que possible les populations civiles a continué d’être une préoccupation plus prioritaire pour l’armée américaine (malgré certaines tendances de l’Air Force évoquées plus haut) que pour aucune autre armée à aucune autre époque de l’Histoire. Mais l’idée que les règles impliquent la réciprocité et qu’on n’a pas à les appliquer à l’égard des sauvages qui n’en respectent aucune et sont donc à éliminer comme des bêtes malfaisantes a bien fait sa réapparition. Enfin, le quatrième principe, lui aussi justifié par le fait que, devant l’« hyper-terrorisme », le double jeu politique et la tolérance au nom de ses motivations psychologiques et politiques sont, jus44 3 La stratégie américaine après le 11 septembre tement, intolérables, ne s’en heurte pas moins à des dangers moraux et à des obstacles politiques rédhibitoires. L’idée de ne connaître, dans la lutte contre le terrorisme, que des alliés ou des adversaires en obligeant tous les Etats à un choix radical encourage les « effets d’aubaine », en amenant à fermer les yeux sur les atteintes aux droits de l’homme ou les oppressions collectives si elles se justifient au nom de la lutte contre le terrorisme. L’exemple de la Russie en Tchétchénie est particulièrement édifiant à cet égard. Mais ce choix radical est impraticable et les Etats-Unis euxmêmes sont forcés de composer avec l’ambiguïté de leurs alliés : leurs relations avec les Etats arabes dits modérés en souffrent mais n’en sont pas rompues pour autant. On peut dire que la crise du Moyen-Orient, comme d’ailleurs l’évolution de l’Afghanistan après les Taliban ainsi que celles de l’Inde et du Pakistan amènent à une redécouverte forcée par les Etats-Unis de la complexité et de l’ambiguïté. D’une manière plus générale, on peut parier que de l’intérieur (des Etats-Unis et de l’administration Bush elle-même) et de l’extérieur (de la situation objective et des réactions des autres pays), des freins et des réactions en sens inverse apparaîtront et se renforceront. Mais comme nous l’avons dit au début, nul ne peut savoir s’ils aboutiront à un équilibre dynamique, à une paralysie ou à un autre cycle des oscillations américaines traditionnelles. 45 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? Conclusion La force de l’empire ou l’empire de la force ? En tout cas, dans la phase actuelle, les tendances de la présidence Bush que nous avons décrites ne sont pas de pures aberrations passagères. Elles correspondent à la rencontre de certaines traditions profondes et quasi permanentes des Etats-Unis (exceptionalisme, manichéisme, unilatéralisme) et de certaines données structurelles incontournables de la scène internationale actuelle : l’énorme différence de puissance technologique et militaire entre les Etats-Unis et tous leurs alliés, concurrents ou rivaux potentiels, et le caractère radical de la menace terroriste. Cette rencontre ne pouvait pas ne pas mener à la fois à une situation impériale et à une tentation impérialiste d’autant plus frustrantes pour les Etats-Unis et pour les autres que cette tentation est vouée à l’échec. Jamais la formule de Hegel sur Napoléon et la conquête de l’Espagne – « l’impuissance de la victoire » – n’aura été plus vraie. Jamais, non plus, les formules de la sagesse classique prévenant contre l’hubris et l’excès de pouvoir comme dans les phrases de Edmund Burke citées par Owen Harries et William Pfaff : « I must fairly say, I dread our own ambition. I dread our being too much dreaded… We may say that we shall not abuse this astonishing and hitherto unheard of power. But every other nation will think we shall abuse it. It is impossible but that, sooner or later, this state of things must produce a combination against us which may end in our ruin » n’auront été plus à propos. (« Je dois le dire franchement, je crains notre propre ambition. Je crains qu’on ne nous craigne trop… Nous pouvons dire que nous n’abuserons pas de ce pouvoir étonnant et sans précédent. Mais chaque autre nation craindra que nous n’en abusions. Il est impossible que tôt ou tard cet état de choses ne produise pas une combinaison qui peut aboutir à notre ruine »)40. Le phénomène central qui rend ces avertissements pertinents est le droit absolu que s’arrogent actuellement les Etats-Unis de juger souverainement du bien et du mal, notamment en ce qui 40. Edmund Burke, « Remarks on the Policy of the Allies with Respect to France », dans Works of Edmund Burke, Little Brown & Co, Boston, 1901, vol. 4, p. 157, cité par Owen Harries, « The Anglosphere Illusion », The National Interest, printemps 2001, pp. 135-136. 46 Conclusion concerne l’emploi de la force, et de s’exempter avec une bonne conscience totale des règles qu’ils proclament et appliquent pour les autres. Qu’un chef d’Etat accusé d’être criminel comme Milosevic soit traité comme tel et que la Serbie soit contrainte de le livrer au Tribunal pénal international de La Haye pour l’ex-Yougoslavie sous peine de se voir supprimer son aide, mais qu’il soit inconcevable qu’un Américain soit jugé par une Cour internationale n’en est qu’une illustration parmi d’autres. On peut dire que l’après-guerre froide est dominée, sur le plan international, par l’opposition des interventionnistes et des souverainistes. Pour les Etats-Unis, cette opposition est facilement résolue : ils sont radicalement souverainistes pour eux-mêmes et radicalement interventionnistes envers les autres (sur le plan du droit sinon sur celui de la pratique où, malgré les adjurations de ceux qui veulent les transformer en féroces guerriers, ils continuent à préférer la direction globale à l’engagement direct). C’est la définition même d’une mentalité impériale. Sans doute le retour du thème impérial est-il dans l’ordre des choses. Mais tout le problème, comme le fait remarquer Roberto Toscano, du ministère italien des Affaires étrangères41, est de savoir s’il s’agit d’un empire hobbesien, où le souverain est au-dessus des lois qu’il édicte, ou d’un empire lockéen, où il est lui-même tenu par ces lois. Une autre manière d’énoncer la même idée est en termes d’asymétrie. C’est en effet ce concept qui caractérise le mieux la situation actuelle et ce, doublement. D’une part, nous sommes à l’ère des conflits asymétriques entre grandes puissances technologiques et terroristes ou insurgés forts de leur pouvoir de nuisance et de leur capacité de sacrifice. D’autre part, sur le plan même des puissances étatiques, il y a asymétrie à l’intérieur du système international comme de l’Alliance atlantique, entre la puissance américaine et les autres. Mais, dans les deux cas, la clé est dans la combinaison de l’inégalité ou de l’asymétrie et de la réciprocité. Dans le premier, les Américains et, dans une certaine mesure, les autres pays développés, sont tentés de réduire l’asymétrie en adoptant les méthodes de leurs adversaires. Légitime s’il s’agit de descendre du ciel de la technologie sur la terre de la guérilla et du contre-espionnage, cette réaction est dangereuse si elle ne préserve pas la différence essentielle entre les sociétés libérales et les autres. Inversement, dans le second cas, les Etats-Unis sont tentés de maintenir et de consolider l’asymétrie constitutive de la situation 41. Dans un article à paraître dans la revue Aspenia (Rome, n. 19, 2002) 47 Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? impériale, alors que celle-ci ne peut se maintenir qu’assortie d’une dose de réciprocité, même partiellement apparente ou factice42, dans les obligations et les délibérations. L’Empire ne peut se consolider qu’avec une dose de multilatéralisme, qui elle-même présuppose, à l’intérieur d’une hégémonie inévitable, une dose de multipolarité. Mais cela, bien sûr, ne dépend pas uniquement des Etats-Unis. C’est beaucoup leur demander que de vouloir qu’ils offrent la réciprocité à des alliés qui ne sont pas capables de l’assumer ni même de la revendiquer. C’est ici que les choix de l’Europe, malgré l’asymétrie inévitable, peuvent influencer ceux des Etats-Unis. Et l’Europe ? Le rôle de l’Europe est d’être un facteur d’équilibre et de contrebalancer ou de modérer les oscillations américaines, de réduire les tensions entre les Etats-Unis et le reste du monde. L’Europe n’a jamais cru à la guerre sans risques, elle ne doit pas davantage se laisser entraîner à la guerre sans règles. Combiner le risque assumé et la règle respectée est au contraire sa vocation. De même, plutôt que la souveraineté affirmée totalement pour soi et niée totalement pour les autres, elle doit être à l’avant-garde de la souveraineté partagée (entre associés volontaires) et respectée (y compris envers les adversaires quand ceux-ci sont accessibles à la dissuasion et à la négociation). Mais cela exige qu’elle ait une position commune plutôt que d’être divisée entre Etats modernes et sociétés post-modernes. Cela exige qu’elle ne répudie pas totalement la force, qu’elle soit suffisamment capable de l’exercer pour coopérer avec les Etats-Unis et éventuellement se passer d’eux. Sinon, le dialogue entre l’« arrogance de la puissance » (W. Fulbright) et l’« arrogance de l’impuissance » (Hedley Bull) risque de se perpétuer ou de se muer en affrontement ou en séparation. Une telle issue serait d’autant plus déplorable que, contrairement à la thèse de Robert Kagan43, elle n’est rendue inévitable ni par la puissance (toute relative quant à ses résultats) des EtatsUnis ni par la faiblesse (toute relative quant à son potentiel) de l’Europe. Le politologue bulgare Ivan Krastev disait que les Américains se sentent en guerre, et les Européens s’efforcent d’en prévenir une. En fait, les uns et les autres sont en guerre contre Al-Qaida puisqu’elle est en guerre contre eux mais doivent s’efforcer 42. Coral Bell, « American Ascendancy and the Pretense of Concert », The National Interest, 57, automne 1999. 43. Robert Kagan, « Power and Weakness », Policy Review, 113, juin-juillet 2002. 48 Conclusion d’empêcher que cette guerre ne devienne celle de l’Occident contre les Arabes, l’Islam, ou l’ensemble du Sud. Cette double considération devrait être commune aux Etats-Unis et à l’Europe, mais c’est un fait que les Européens tendent à sous-estimer la gravité de la guerre contre le terrorisme et les Américains le danger de sa généralisation en « guerre des cultures » ou en guerre mondiale. Si la tentation actuelle des Etats-Unis est celle de la surévaluation de la force, celle de l’Europe est celle de sa sous-évaluation. Il est vrai que la vocation première de l’Europe actuelle par rapport aux autres époques et aux autres régions est de montrer la voie de sociétés orientées par la recherche de la paix et de la prospérité, de la liberté et de la justice, plutôt que de la domination et de la gloire. Mais si l’épée n’est plus l’axe du monde44, comme le pensait Charles de Gaulle dans sa jeunesse, la Politique agricole commune ne l’a pas non plus transformée en charrue. L’Europe ne peut échapper au tragique de la politique qui veut que, pour conserver et promouvoir le bien, il faille résister au mal et parfois l’infliger. Contrairement aux manichéens et aux relativistes, la vocation de l’Europe est de comprendre et faire comprendre avec Arthur Koestler que l’Occident défend une demi-vérité contre un mensonge total. Contrairement aux militaristes et aux pacifistes, elle peut et doit rester fidèle à la phrase d’André Malraux, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : « Il est juste que la victoire appartienne à ceux qui ont fait la guerre sans l’aimer ». 44. Charles de Gaulle, Le Fil de l’Epée, Berger-Levrault, Paris, 1932 et Plon, Paris, 1971. 49 Cahiers de Chaillot Tous les Cahiers de Chaillot peuvent être consultés sur internet : www.iss-eu.org n°53 Elargissement et défense européenne après le 11 septembre juin 2002 Jiri Sedivy, Pal Dunay et Jacek Saryusz-Wolski ; sous la direction de Antonio Missiroli n°52 Les termes de l’engagement : le paradoxe de la puissance américaine et le dilemme transatlantique après le 11 septembre mai 2002 Julian Lindley-French n°51 De Nice à Laeken : Les textes fondamentaux de la défense européenne avril 2002 réunis par Maartje Rutten, Volume II n°50 Quel statut pour le Kosovo ? octobre 2001 Dana Allin, Franz-Lothar Altmann, Marta Dassu, Tim Judah, Jacques Rupnik et Thanos Veremis ; sous la direction de Dimitrios Triantaphyllou n°49 Elargissement : une nouvelle OTAN octobre 2001 William Hopkinson n°48 Nucléaire : le retour d'un Grand Débat juillet 2001 Thérèse Delpech, Shen Dingli, Lawrence Freedman, Camille Grand, Robert A. Manning, Harald Müller, Brad Roberts et Dmitri Trenin ; sous la direction de Burkard Schmitt n°47 De Saint-Malo à Nice : les textes fondateurs de la défense européenne mai 2001 Réunis par Maartje Rutten n°46 Le Sud des Balkans : vues de la région avril 2001 Ismail Kadare, Predrag Simic, Ljubomir Frckoski and Hylber Hysa ; sous la direction de Dimitrios Triantaphyllou n°45 L'intervention militaire et l'Union européenne mars 2001 Martin Ortega n°44 Entre coopération et concurrence : le marché transatlantique de défense janvier 2001 Gordon Adams, Christophe Cornu et Andrew D. James ; sous la direction de Burkard Schmitt n°43 L'intégration européenne et la défense : l'ultime défi ? novembre 2001 Jolyon Howorth n°42 Défense européenne : la mise en œuvre septembre 2001 Nicole Gnesotto, Charles Grant, Karl Kaiser, Andrzej Karkoszka, Tomas Ries, Maartje Rutten, Stefano Silvestri, Alvaro Vasconcelos et Rob de Wijk ; sous la direction de François Heisbourg n°41 L'Europe et ses boat people : la coopération maritime en Méditerranée juillet 2000 Michael Pugh n°40 De la coopération à l'intégration : les industries aéronautique et de défense en Europe juillet 2000 Burkard Schmitt n°39 Les Etats-Unis et la défense européenne Stanley R. Sloan avril 2000 L’attitude des Etats-Unis envers l’emploi de la force a-t-elle changé depuis le 11 septembre 2001 ? Sont-ils en train de passer de la tentation du retrait ou de l’isolationnisme à celle de l’impérialisme, et à l’intérieur de celui-ci, d’un impérialisme libéral, fondé sur le dynamisme économique, à un impérialisme musclé, fondé sur la force militaire ? La combinaison du sentiment d’être vulnérable, d’être attaqué d’une manière incompréhensible et injuste et néanmoins d’être invincible, produit-elle un «syndrome post-11 septembre » qui succèderait au « syndrome post-vietnamien », mais, comme lui, ne représenterait qu’une phase d’une évolution américaine qui pourrait bien être cyclique ? Pour tenter d’éclairer ces questions, sinon d’y répondre, ce Cahier de Chaillot s’est efforcé d’adopter une approche historique et sociologique. Il commence par retracer l’histoire de la politique extérieure américaine et de ses contradictions, en s’efforçant de dépasser les oppositions classiques entre idéalisme et réalisme, et entre isolationnisme et internationalisme, et en s’arrêtant plutôt aux notions d’exceptionnalisme et d’unilatéralisme. Il analyse les contradictions entre la tradition militaire américaine et les efforts des stratèges civils pour utiliser les possibilités de limitation, de flexibilité et de contrôle introduites par la technique moderne. Pour comprendre les attitudes américaines actuelles, il analyse successivement le rôle de l’opinion publique telle qu’on peut la saisir à travers les médias et les sondages, celui des militaires et celui des élites politiques et des gouvernements successifs. On découvre que l’opinion publique est moins isolationniste et moins réticente à accepter des pertes de vies américaines qu’on ne l’a dit, que ceux qui s’y refusent le plus sont les militaires, que ceux-ci sont à la fois plus respectés et plus insatisfaits qu’ailleurs, qu’entre eux et les politiques règne, depuis le Vietnam, une méfiance réciproque qui conduit parfois à la paralysie. Ce qui frappe le plus, cependant, c’est le changement introduit par le 11 septembre. Toutes les divisions mentionnées semblent, du moins pour l’instant, surmontées. L’Amérique a trouvé une politique étrangère qui se résume en une mission : celle de la guerre contre le terrorisme. Mais celle-ci pose autant de problèmes qu’elle n’en résout, qu’il s’agisse de la définition du terrorisme ou de celle de la guerre. De l’Afghanistan au Proche-Orient, l’expérience devrait rappeler aux Etats-Unis la complexité et l’ambiguïté de la réalité internationale et les limites de la force militaire. Entre une Amérique saisie par la fièvre patriotique et martiale et une Europe plus hésitante, moins dynamique, mais plus consciente des pièges et des dangers de l’aventure militaire, le décalage est certain et préoccupant, mais le dialogue, si chacun consentait à écouter l’autre, pourrait être fécond. publié par l’Institut d’Etudes de Sécurité de l’Union européenne 43 avenue du Président Wilson 75775 Paris cedex 16 tél.: +33 (0) 1 56 89 19 30 fax: +33 (0) 1 56 89 19 31 e-mail: [email protected] www.iss-eu.org prix : 6 €Euros