Rapport d`activité sur les recherches effectuées

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 Laboratoire d’Excellence HASTEC Rapport d’activité final Contrat Post‐doctoral Année universitaire 2013‐2014 par Pierre Vesperini RETOUR SUR L’ÉTHIQUE DES ANCIENS : POUR UN EXAMEN CRITIQUE DES THÈSES DE PIERRE HADOT ET DE MICHEL FOUCAULT Laboratoire de rattachement : LEM (Laboratoire d’études sur les monothéismes ‐ UMR 8584 Correspondant scientifique : Philippe Hoffmann Programme Collaboratif 2 : « Savoir scientifique, savoir religieux, savoir sociaux » Programme Collaboratif 6 : « Culture des sciences et technologie des savoirs » Sommaire Résumé du projet de recherche – Page 2 Développement et résultats de la recherche – Page 3 Activités en rapport avec le projet de recherche – Page 8 Activité en rapport avec le LabEx HaStec – Page 9 Publications en rapport avec le projet de recherche – Page 10 Autres exposés, conférences et activité de recherche – Page 11 Autres publications – Page 12 Annexes – Page 13 1
Résumé du projet de recherche
Retour sur l’éthique des Anciens :
pour un examen critique des thèses de Pierre Hadot et de Michel Foucault
Dans le cadre de mes recherches post-doctorales sur les différents sens du mot philosophia
dans l’Antiquité, j’avais été de plus en plus amené à étudier l’éthique ancienne, et, ce faisant, de
plus en plus amené à me confronter aux thèses de Pierre Hadot et de Michel Foucault en la
matière.
Ces deux approches ont révolutionné la façon dont les historiens et le public cultivé
conçoivent aujourd’hui la philosophie antique, et leur influence n’a cessé de grandir, au point
qu’aujourd’hui on peut dire non seulement qu’elles font autorité, mais qu’elles définissent, aux
yeux d’un nombre croissant de nos contemporains, ce qu’il faut entendre par « philosophie
antique ». C’est la raison pour laquelle il m’a semblé important, pour éviter que ces deux grands
penseurs ne deviennent des figures doxiques et préserver ainsi la fécondité scientifique de leurs
travaux, de se livrer à un examen critique de leurs thèses. J’avais divisé cet examen en deux
grandes parties :
Il s’agissait d’une part d’essayer de resituer dans leur temps et dans leur parcours
personnel et intellectuel les travaux de Pierre Hadot et de Michel Foucault, de façon à les arracher
à cette espèce d’atemporalité à laquelle les réduit leur utilisation contemporaine, et de mieux faire
apparaître aussi tout ce qui les séparait et qui est trop souvent gommé.
Il s’agissait d’autre part de mettre en lumière trois dimensions de l’éthique ancienne que je
crois essentielles, et qui ont été négligées ou ignorées par Pierre Hadot et Michel Foucault,
comme d’ailleurs par la plupart des historiens de la philosophie antique :
1. la dimension religieuse de l’éthique ancienne : bien vivre, c’est vivre selon les dieux. Ce rapport
aux dieux est constamment présent dans l’éthique des Anciens, et est tout aussi constamment
ignoré par les savants contemporains.
2. la dimension physique de l’éthique ancienne : dans notre culture, le « spirituel » s’oppose au
« matériel », au « physique », et donc décrire l’éthique ancienne en termes d’« exercices spirituels »,
ou encore traduire askèsis par « ascèse » au lieu de le traduire par « entraînement », empêche
d’apercevoir l’écart infranchissable qui sépare l’éthique des Anciens de l’éthique chrétienne : les
exercices préconisés par les philosophes concernaient autant l’âme que le corps, et l’âme était
visée non pas en tant qu’entité isolable du corps, mais comme ce qui gouverne le corps. Les
philosophes partageaient donc avec les médecins et les entraîneurs sportifs une même
compétence sur la bonne façon de gouverner l’âme et le corps, qui reste encore en grande partie à
étudier ;
3. la dimension sociale de l’éthique ancienne : l’éthique des Anciens ne visait pas à constituer les
individus en « sujets », à leur faire inventer certains « styles d’existence », et ne procédait pas d’un
« souci de soi », mais visait ce que les Anciens appelaient une « orthopraxie », orthopraxia. C’est-àdire agir correctement, le caractère correct de l’acte étant défini par les conventions sociales.
Donc bien vivre, c’est vivre en bon père, en bon concitoyen, vivre en homme, toujours en
suivant les normes sociales, et non pas, sauf dans des cas très minoritaires, vivre en adoptant un
mode de vie spécifique, différent des autres.
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Développement et résultats de la recherche Mon projet visait à « historiciser » les travaux de Pierre Hadot et de Michel Foucault sur l’éthique ancienne, et, à partir de là, à revisiter celle‐ci en mettant en lumières des aspects qui en auraient été méconnus. Je vais brièvement donner les résultats auxquels je suis parvenu sur ces deux plans, l’un historiographique, l’autre historique, et donner aussi les questionnements nouveaux qui en sont sortis, et dans lequel je suis actuellement engagé. Ce texte servira ainsi de présentation aux travaux que je joins en annexe. On pourrait dire que, parmi les antiquisants, les uns conçoivent leur travail comme une activité professionnelle, distincte de leur vie privée, et les autres le conçoivent comme une partie, voire comme la totalité, de leur existence. Aucune de ces deux catégories, en tant que telle, n’est « meilleure » que l’autre. Il est vrai que la première semble moins prometteuse que la seconde. Mais un « professionnel » scrupuleux peut faire progresser la science bien davantage qu’un savant « engagé », que sa passion pourrait égarer. Dans la deuxième catégorie, on pourrait encore distinguer entre les savants qui sont animés par un pur « pathos de la vérité », qui sont obsédés par la recherche du vrai et la réfutation du faux, et les savants qui, à travers leur recherche, poursuivent une quête personnelle, existentielle. Un Pierre Bayle, un Louis Robert, pourraient entrer dans le premier groupe : ils veulent dire le vrai et démasquer leurs collègues paresseux, brouillons, conformistes. Pierre Hadot et Michel Foucault appartiennent, sans qu’on puisse je crois le contester, au deuxième groupe. À travers leurs travaux, c’est aussi un parcours personnel qu’ils suivaient. Michel Foucault le reconnaît, du reste, dans un texte cité par Didier Éribon au début de sa biographie, et c’est aussi ce qui sous‐tend tout le livre d’entretiens de Pierre Hadot avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, La Philosophie comme manière de vivre : un homme aussi pudique que Pierre Hadot ne se serait jamais livré à des confidences aussi personnelles parfois, s’il n’avait voulu indiquer par là que son travail devait être situé dans un parcours existentiel. S’il est vrai qu’on ne saurait transformer en hiérarchie la dichotomie que j’ai proposée entre savant « professionnels » et savants « existentiels », il est cependant juste dire que les grandes révolutions historiographiques sont souvent le fait des seconds : ils cherchent et ne trouvent pas autour d’eux, dans l’état de la science qui les entoure, de quoi satisfaire leur quête. Ils vont donc chercher ailleurs, ou chercher autrement, et c’est alors, quand la passion qui donne la puissance de travail est associée au sang‐froid de la critique, que ces savants peuvent révolutionner leur discipline et produire un nouvel état de la science. Aujourd’hui, les conceptions de Pierre Hadot, prolongées par celles de Michel Foucault, dominent le discours historiographique sur l’éthique ancienne. Elles courent ainsi le risque de se transformer en doxa. Montrer l’enracinement existentiel de leurs conceptions, ce n’est donc pas les réfuter, mais les relativiser, les sortir de leur statut de « vérités irréfutables ». Il faut partir de Pierre Hadot, qui a – de l’aveu de l’intéressé lui‐même – influencé de façon décisive le travail de Michel Foucault. Au début de ma recherche, je pensais que l’idée de « la philosophie comme mode de vie » était due à trois facteurs : les expériences mystiques de « sentiment océanique » que Pierre Hadot avait connu dès son enfance ; son éducation catholique, « dans les jupes de l’Église » (de là, pensais‐
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je, le recours à une expression aussi surdéterminée que celle d’« exercices spirituels » ; et enfin, les différentes « philosophies de l’existence » qui formaient l’environnement intellectuel d’un jeune homme de sa génération, au sortir de la guerre. Tout cela, du reste, était bien connu : on en trouve témoignage dans le livre d’entretiens dont j’ai parlé, dans les récits – écrits ou oraux – de ceux qui ont bien connu Pierre Hadot, comme Richard Goulet ou Philippe Hoffmann, ou encore dans les travaux de Mercè Prats sur la jeunesse catholique de Pierre Hadot1. Ces trois points me semblent toujours incontestables, j’ai peu de choses à ajouter, si ce n’est peut‐être que la conception de la philosophie comme « manière de vivre » et « exercices spirituels » était vraiment, plus qu’on ne le croit souvent, dans « l’air du temps ». P. Hadot lui‐même d’ailleurs l’a laissé entendre, en citant à plusieurs reprises, pour illustrer sa conception, le livre de Paul Rabbow (1954) sur la « conduite des âmes » (Seelenführung) et la Methodik der Exerzitien in der Antike ou encore la phrase de Victor Goldschmidt sur les dialogues de Platon, qui « veulent former plutôt qu'informer ». Mais on la trouve aussi, énoncée telle quelle, dans Épicure et ses dieux (1946) du père Festugière, que Pierre Hadot connaissait bien et cite d’ailleurs dans son article classique sur les « exercices spirituels », ou encore – et ici la coïncidence est d’autant plus extraordinaire que le texte était probablement inconnu de Pierre Hadot – chez Jacques Lacan, selon qui le scepticisme antique consistait en « exercices spirituels correspondant sûrement à une praxis éthique »2. Le texte de Lacan date du 15 février 1967, donc bien avant que Pierre Hadot ne publie ses recherches. Mais je crois, et ceci me servira de transition, que, quelle que soit la distance intellectuelle qui le sépare de Pierre Hadot, il partageait avec lui un dialogue permanent avec la spiritualité catholique (notamment avec son frère dominicain), et l’héritage de l’idéalisme allemand (on sait l’importance qu’eurent chez Lacan les cours de Kojève sur la Phénoménologie de l’Esprit). À ma connaissance, on n’a pas remarqué que la définition des « exercices spirituels » donnée par Pierre Hadot en 1974 et reprise ensuite jusqu’à N’oublie pas de vivre, son dernier livre, en passant par le Voile d’Isis, était formulée dans la langue de l’idéalisme allemand (« Esprit objectif », « totalité du psychisme » dont la pensée (l’entendement) ne serait qu’une expression ponctuelle)3. L’idéalisme allemand dont se nourrit cette définition n’est pas celui de Hegel (« Esprit objectif » y a un sens très différent de celui auquel pense Hadot), mais celui de Goethe, de Hölderlin, de Novalis et de Schelling. Il me semble que, bien davantage que son éducation catholique, bien davantage que les philosophies de l’existence auquel il s’est initié, c’est cette tradition de l’idéalisme allemand qui constitue le terrain à partir duquel P. Hadot a abordé l’Antiquité. Dès lors, il apparaît que les critiques qui voyaient dans son expression d’« exercices spirituels » une sorte de catholicisme déguisé, et dont il se plaignait régulièrement (jusque dans 1
Il s’agit d’un mémoire de master 1 « Henri, Jean et Pierre Hadot, trois intellectuels catholiques » et d’un mémoire de
master 2 « Histoire de cinq clercs dissidents », encore inédits, réalisés sous la direction de Frédéric Gugelot. Je
remercie très chaleureusement Mercè Prats d’avoir bien voulu me communiquer ces mémoires passionnants.
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Cité par J. Allouch, La psychanalyse est-elle un exercice spirituel ? Réponse à Michel Foucault, Paris, EPEL, 2007, p. 61. Ce
texte est à son tour cité par Jacques Le Brun dans une conférence passionnante intitulée « Spiritualité ». Je le remercie
de m’avoir communiqué son texte.
3
Dans le premier texte, on lit (20022, p. 21) : « le mot “spirituel” permet bien de faire entendre que ces exercices sont l’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l’individu et surtout il révèle les vraies dimensions de ces exercices : grâce à eux, l’individu s’élève à la vie de l’Esprit objectif, c’est‐à‐dire se replace dans la perspective du Tout ». Dans le second, on lit (p. 352) : « Cette allusion à l’immortalité, c’est‐à‐
dire finalement à la puissance de l’esprit, laisse entrevoir que le thème du voile d’Isis est interprété à l’époque romantique dans la perspective d’une philosophie idéaliste. Dévoiler Isis, c’est reconnaître que la Nature n’est autre que l’Esprit inconscient de lui‐même, que le Non‐moi qu’est la Nature est finalement identique au Moi, que la Nature est la genèse de l’Esprit. Malgré les différences profondes qui existent entre les diverses philosophies romantiques, qu’il s’agisse de Fichte, de Schelling, de Hegel, mais aussi de Novalis, la même tendance fondamentale à identifier, dans différentes perspectives, la Nature et l’Esprit, reste constante ». Cf. aussi N’oublie pas de vivre.
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N’oublie pas de vivre), manquaient leur cible. Les « exercices spirituels » de P. Hadot n’ont rien à voir avec ceux d’Ignace de Loyola : il suffit d’ailleurs d’ouvrir les Exercices spirituels du fondateur de l’ordre des Jésuites pour s’en rendre compte. En revanche, ils poursuivent, à leur façon, la tradition de l’idéalisme allemand, telle qu’elle se prolongeait aussi chez Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger, et bien sûr Wittgenstein. Mais il semble que Pierre Hadot n’ait dévoilé que très progressivement son appartenance à cette tradition. Les trois articles consacrés à Wittgenstein sont parus avant la publication de ses recherches sur l’Antiquité, et n’établissent jamais de rapport avec l’Antiquité. Il s’agit de présentations, d’ailleurs impressionnantes par leur maîtrise et leur clarté, de la pensée de Wittgenstein, aussi bien de l’auteur « mystique » du Tractatus que du penseur des « jeux de langages », de l’auteur des Recherches philosophiques. C’est seulement dans son livre d’entretiens que Hadot fera référence à Wittgenstein, mais surtout au Wittgenstein « mystique ». Celui des « jeux de langage » est invoqué comme maître de philologie, mais de façon assez peu convaincante, dans la mesure où, dans le même livre, Hadot cite comme documents de la « vie philosophique » des comédies athéniennes ou des épigrammes de l’Anthologie, sans donc tenir compte de leur statut très particulier en tant que « jeux de langage ». C’est probablement à partir de son élection au Collège de France que Pierre Hadot s’est senti davantage libre d’affirmer son lien à la tradition idéaliste allemand : dans le recueil de ses articles intitulé Exercices spirituels et philosophie antique, il joint un index des passages tirés de Kierkegaard et de Nietzsche. Il préface une réédition du volumineux essai d’Ernst Bertram consacré à Nietzche. Cette préface était d’ailleurs un geste presque provocateur, car Bertram, après avoir appartenu au cercle de Stefan George, était devenu nazi. Son Nietzsche n’est donc pas du tout le Nietzsche qui se voyait héritier des moralistes français et de Voltaire, mais le Nietzsche lyrique de Zarathoustra, que les soldats allemands lisaient en 1914, celui de Rilke aussi (autre grande référence de Pierre Hadot). Le geste de publier cet index locorum à la fin de son recueil était une manifestation, une profession de foi on ne peut plus éloquente : l’auteur montrait qu’on ne pouvait lire les Anciens sans passer par ces deux grands philosophes. Et de fait, une figure aussi fondamentale que Socrate est interprétée à partir de Kierkegaard que de Nietzsche. Cette appartenance à la tradition idéaliste allemande apparaît enfin dans les derniers livres, les plus personnels aussi : le Voile d’Isis, et le N’oublie pas de vivre, où les exercices spirituels antiques sont directement mis en parallèle avec des textes de Goethe. Ainsi s’éclaire aussi le rapport ambigu de la notion d’« exercices spirituels » au religieux. Certes, il n’est pas question d’y voir un quelconque rapport avec le catholicisme. Et Hadot a même de façon catégorique – et d’accord en cela avec l’histoire de la philosophie traditionnelle, qu’il suffise de penser à Bréhier – opposé « philosophie antique » et « religion »4 : « On doit prendre soin de distinguer rigoureusement religion et philosophie. […] Il faut employer le mot « religion » pour désigner un phénomène qui comporte des images, des personnes, des offrandes, des fêtes, des lieux, consacrés à Dieu ou aux dieux. Ce qui n’existe absolument pas dans la philosophie. » On le voit, cette « religion » que P. Hadot exclut de la « philosophie antique », c’est la religion « rituelle ». À la place, il érige, avec ses « exercices spirituels », une attitude de l’âme qui, comme il y insiste, s’ouvre à une expérience mystique, où « tout le psychisme » est mobilisé. Ce faisant, il rejoint 4
P. Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, 2003 [2001], p. 71‐72. 5
les idéalistes allemands, qui eux aussi tentent de dépasser la religion rituelle pour atteindre une expérience spirituelle. En ce sens, s’il y a une généalogie religieuse à la pensée à Pierre Hadot, elle se situe non pas du côté du catholicisme, mais de la théologie protestante, à laquelle l’idéalisme allemand n’a cessé de se confronter. Chez Foucault, je retrouve la même généalogie idéaliste, mais cette fois avec une nette prédominance de Hegel. Je ne développerai pas ici ce point car je l’ai fait dans le premier texte que je joins, intitulé « Pour une archéologie comparatiste de la notion de « spirituel ». Michel Foucault et la « philosophie antique » comme « spiritualité », qui paraîtra dans les actes d’un colloque consacré au rapport de Foucault aux religions. Ce résultat n’est bien sûr que provisoire. Mais je crois que la généalogie idéaliste de la révolution opérée par Pierre Hadot et Michel Foucault dans l’étude de l’éthique antique peut éclairer aussi bien leurs apports que leurs limites. Une recherche historique qui s’ancre dans cette tradition philosophique (donc dans une certaine conception de ce qu’est la philosophie) ne peut que négliger ou ignorer les aspects de l’éthique ancienne sur lesquels je crois qu’il faut attirer l’attention : esthétiques, sociaux, religieux, physiques. J’en viens maintenant aux pistes nouvelles qui sont nées de ce travail. Comme on le verra dans le texte n° 1, en travaillant sur la catégorie de « spirituel » ou de « spiritualité » employée par Pierre Hadot et Michel Foucault, je me suis aperçu que cette catégorie allait de pair avec d’autres catégories, qui lui étaient opposées, ou qui lui étaient associées. On pouvait ainsi construire une sorte de cartographie de l’imaginaire savant, appliqué non seulement à la « philosophie antique », mais aussi à l’histoire des religions (j’en donne plusieurs exemples). Il faudrait faire la généalogie de cette cartographie savante. Nous utilisons couramment des catégories qui ne vont nullement de soi, par exemple quand nous parlons de savoirs « spirituels », « techniques », « intellectuels », « magiques », « religieux ». Bien des fois, du reste, ces problèmes sont signalés, mais souvent uniquement dans les pages liminaires des études savantes. La classification des écrits hermétiques en écrits « techniques » et écrits « philosophiques » est par exemple toujours en usage, chez des auteurs qui commencent souvent par dire qu’elle est au fond inadéquate. Une autre piste ouverte par ce travail, c’est la prise de conscience de ce que la « philosophie antique » est toujours un objet construit par les savants eux‐mêmes. Je me suis donc lancé dans l’étude de l’histoire de l’histoire de la philosophie. J’ai fait ainsi connaissance avec des ouvrages remarquables, mais, de façon étonnante, ignorés par les historiens de la philosophie antique. Même « l’école de Lille », qui pourtant a fait de l’histoire réflexive une sorte de mantra, ne semble pas s’être intéressée à la question de savoir à partir de quand, par exemple, on a décidé que la philosophie commençait avec les Grecs, avec Thalès, etc. On ne sera pas étonné de voir que l’idéalisme allemand joua un rôle décisif dans ce processus. Pendant tout le XVIIIe siècle, la « philosophie barbare » est une partie obligée de toute histoire de la philosophie. Je joins donc le manuscrit d’un article intitulé « De Thalès à Anaxagore : les Ioniens à l’école des dieux » consacré à une partie de ce problème, que je viens de soumettre aux Annales (texte n° 2). Une troisième piste, tout à fait inattendue, et sur laquelle je peux difficilement m’exprimer tant je suis encore dans l’étape du déchiffrement et des balbutiements, c’est l’aspect ludique de bien des textes que nous rangeons dans la tradition éthique et dans lesquels nous voyons par conséquent des textes sérieux. Je me suis demandé à quels « jeux de langage » correspondaient les discours « bariolés » de Bion de Borysthène, dialogues de Ménippe, les épigrammes de Timon de Phlyonte, les satires de Lucilius ou de Varron, le discours d’Œnomaos de Gadara contre les oracles (peut‐on sérieusement penser que les oracles dénoncés par le Cynique, tous mythologiques, étaient jugés dignes de foi par ses auditeurs ?). On parle parfois de « cynisme littéraire » comme d’une évolution du cynisme, sans voir qu’il est déjà présent chez Antisthène et chez Diogène. Il y a là, dans cette 6
« littérature » morale paradoxale, faite à l’évidence pour plaire, des « jeux de langages » qui, me semble‐t‐il, n’ont pas encore été interprétés correctement, soit que ces textes aient été négligés, soit qu’ils aient été interprétés comme des écrits « sérieux », poursuivant des fins édificatrices. Je signale enfin que mon projet de faire une traduction commentée les lettres de Marc Aurèle a accepté par la maison d’édition Fayard. On trouvera un échantillon de ce travail dans le texte n°1, qui montre la richesse et la densité de ces lettres. Je joins également un article à paraître dans Anabases, publié en marge de mon projet de recherche, dans le cadre de la préparation d’un livre sur Lucrèce, mais que je me permets de joindre dans la mesure où, en critiquant l’usage de la notion de « poésie didactique » à propos des textes antiques, il s’insère dans les deux programmes collaboratifs dont relevait ma recherche : « Savoir scientifique, savoir religieux, savoir sociaux » et « Culture des sciences et technologie des savoirs » ; -
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Activités en rapport avec le projet de recherche – Page 22 octobre 2014 : « Pour une archéologie comparatiste de la notion de « spirituel ». Michel Foucault et la
‘philosophie antique’ comme forme de ‘spiritualité’ », communication au colloque « Foucault et les
religions » organisé par Jean-François Bert à l’université de Lausanne.
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Activité en rapport avec le LabEx HaStec – Page Participation au séminaire de Christian Jacob « La construction sociale des savoirs : approches comparatives », EHESS.
Membre depuis 2011 du groupe Episteme, dirigé par Christian Jacob, préparant le volume 3 des Lieux de
savoirs, « La Construction sociale des savoirs ».
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Publications en rapport avec le projet de recherche – Page « Pour une archéologie comparatiste de la notion de « spirituel ». Michel Foucault et la
‘philosophie antique’ comme ‘spiritualité’ » », à paraître dans les actes du colloque « Foucault et
les religions » (Lausanne, 22-24 octobre 2014).
« De Thalès à Anaxagore : les Ioniens à l’école des dieux » (soumis à la revue des Annales).
« Marc Aurèle, la ‘vérité héroïque’ et la mélancolie », à paraître dans le prochain fascicule de la
Revue de philologie.
« Les Écrits à soi-même de Marc Aurèle. Essai de lecture pragmatique » (soumis à la Revue des Études
Anciennes).
[Ces deux dernières publications sont en rapport avec le projet de recherche, mais je ne les ai pas
jointes en annexe, car la phase principale de leur écriture est antérieure à l’année de la bourse]
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Autres exposés, conférences et activité de recherche
8 avril 2015 : conférence prévue au séminaire PLH-ERASME, Université Toulouse 2 « Circulation des
savoirs et structuration des réseaux savants dans l’Empire “gréco-romain” » : « Quand les savants
modernes font l’histoire des « savoirs » anciens : problèmes de méthode ».
10 et 11 mars 2015 : conférences prévues au « Centro Antropologia del Mondo Antico » (AMA) de
l’Université de Sienne.
11 février 2015 : conférence prévue au séminaire « Prendre les Anciens au mot : quand savoir, c’est dire et
faire » : « Des pratiques de philosophia à la philosophie à la philosophie comme discipline »
15 mai 2014 : « Pragmatiques romaines de la philosophia. Un parcours textuel, de la République à la
christianisation de l’Empire », conférence prévue au séminaire d’Alain Boureau, Béatrice Delaurenti et
Sylvain Piron, « Atelier d’anthropologie scolastique : questions disputées en histoire intellectuelle du
Moyen Âge » (EHESS). 4 avril 2014 : communication à la journée d’étude « L’Antiquité des autres » organisée par le séminaire
« Antiquité, territoire des écarts » : « La poésie didactique dans l’Antiquité : une invention des Modernes ».
Disponible en ligne sur academia.edu.
27 novembre 2013 : « Retour sur les mains de l’intellect », communication au séminaire de Christian Jacob,
La construction sociale des savoirs : approches comparatives, EHESS.
Disponible en ligne : http://lieuxdesavoir.hypotheses.org/1255
17 octobre 2013 : « Écarts et ressemblances : Réponse à Florence Dupont », Introduction à la 2e année du
séminaire, « À chacun ses écarts ».
Disponible en ligne : http://institutdeshumanites.fr/sites/default/files/seminaires/Reponse-PierreVesperini.pdf 11
Autres publications
1. « Façons grecques et façons romaines de ‘faire passer les savoirs’ La catégorie
historiographique de la transmission à l’épreuve de l’Antiquité » (accepté par la revue Anabases).
2. « Les logoi philosophoi face aux images » (accepté par la revue Mètis).
3. « Qu’est-ce que les logoi philosophoi ? » (accepté par la Revue de Synthèse).
4. « Le sens du mot humanitas à Rome » (accepté par les Mélanges de l’École française de Rome).
5. « La poésie didactique dans l’Antiquité : une invention des Modernes » (à paraître dans le
prochain fascicule d’Anabases).
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Annexes 13
Texte n° 1 Pour une archéologie comparatiste de la notion de « spirituel ». Michel Foucault et la « philosophie antique » comme « spiritualité » Much too little is made of the fact that we count the words ‘soul’ and ‘spirit’ as part of our educated vocabulary. Compared with this, the fact that we do not believe that our soul eats and drinks is a trifling matter. An entire mythology is stored within our language5. Cette rencontre consacrée aux interactions entre la pensée de Michel Foucault et l’histoire des religions me donne l’occasion d’interroger l’usage qui est fait de la catégorie de « spirituel » à la fois dans le domaine de l’histoire des religions antiques et dans le domaine de l’histoire de la philosophie antique. Ce que la pensée savante moderne nomme le « spirituel » définit en effet un territoire commun aux deux disciplines. La thèse que je souhaiterais défendre est simple : je crois que l’usage de la catégorie de « spirituel » ou de « spiritualité », à propos de la culture antique, pose problème, pour au moins deux raisons : son sens en français (mais cela vaut aussi pour les autres langues du discours savant) est notoirement vague et plastique ; d’autre part, ce sens me paraît toujours dériver de la culture savante du XIXe siècle, et être par conséquent inadéquat pour décrire des pratiques antiques. Pour démontrer cette thèse, il faudrait relever toutes les catégories antiques que nous traduisons par « spirituel », ce qui ferait apparaître immédiatement leur hétérogénéité (pour le seul grec : psuchikos, noètos, pneumatikos, logikos) et les interpréter non pas à partir de nos conceptions modernes du spirituel (qui sont elles‐mêmes plurielles), mais à partir de la culture antique ; et d’autre part, il faudrait se demander pourquoi et depuis quand nous parlons de « spirituel » comme nous en parlons6. Cette double démarche relève donc à la fois d’une anthropologie historique de l’Antiquité et d’une anthropologie des représentations savantes modernes. Pour résumer cette démarche d’un mot : il s’agit d’une archéologie, au sens où Michel Foucault entendait ce terme. La notion de « spirituel » fait partie de « ces synthèses toutes faites » que le premier Foucault appelait à « remettre en question ». Il ajoutait ceci : « Il faut […] s’inquiéter devant ces découpages ou groupements dont nous avons acquis la familiarité. Peut‐on admettre, telles quelles, la distinction des grands types de discours, ou celle des formes ou des genres qui opposent les unes aux autres science, littérature, philosophie, religion, histoire, fiction, etc., et qui en font des sortes de grandes individualités historiques ? Nous ne sommes pas sûrs nous‐mêmes de l’usage de ces distinctions dans le monde de discours qui est le nôtre. À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’analyser des ensembles 5
6
L. Wittgenstein, Remarks on Frazer’s Golden Bough, 1930-1931.
Cf. J. Le Brun, 2014.
14
d’énoncés qui étaient, à l’époque de leur formulation, distribués, répartis et caractérisés d’une tout autre manière »7. Il me semble en effet que, dans le discours savant, la catégorie de « spirituel » fait partie de ces « grandes individualités historiques » qui, en relation avec d’autres, sont au principe d’une série de « distinctions » qui organisent un certain discours savant, dont je propose ici une esquisse empirique, à partir de la lecture d’ouvrages récents, portant sur l’histoire de la philosophie antique ou des religions antiques : 7
M. Foucault, 1969, p. 32-33.
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Matériel, concret, corps
Rituel (fêtes, cérémonies, offrandes, sacrifices)
« Religieux » (dans un sens péj.)
Technique (dimension magique, superstitieuse)
Spirituel, intellectuel, âme
Spirituel
Spirituel Éthique, philosophique, Religiosität (Discours de Schleiermacher)
Actes, orthopraxie
Doctrines, orthodoxie
« Intéressé », instrumental
« Désintéressé » », contemplatif
Extérieur
Intérieur
Collectif, national, politique/sacerdotal
Individuel, subjectif, personnel Médiation
Relation directe de l’individu au divin
Contrainte sociale : cité, quartier, profession, Conversion, choix, « volontaire »
famille..., automatisme
Particulier, local
Universel
Pluralisme confus, mythes
Recherche de la vérité, rationalisation
Polythéiste
Monothéiste
Archaïque
Moderne
Anthropomorphique Abstrait
Iconique
Aniconique
Peuple
Élites
Orient
Grèce, Occident, Europe
Religions poliades (Grèce, Rome)
Religions orientales
Religions orientales
Philosophie
« Paganisme »
Judaïsme
Judaïsme
Christianisme
Dans cet imaginaire savant, qui date du XIXe siècle mais qui détermine encore aujourd’hui bien des interprétations des religions antiques, l’histoire est une évolution, un lent processus de « rationalisation »8, de « modernisation »9, d’ « intériorisation »10, de « philosophisation »11, qui doit conduire d’une religiosité rituelle, technique, primitive, sociale, iconique, mythologique, vers une religiosité spirituelle, intellectuelle, moderne, individuelle, aniconique, philosophique, etc., d’une religion confuse, concrète, intéressée (donc technique), à une religion épurée, cohérente, intérieure, contemplative. Dans cet imaginaire savant, les positions des différentes religions, à l’exception peut‐être du christianisme, ne sont jamais définitivement posées, mais toujours relatives les unes aux autres. Par exemple, pour certains auteurs, la « religion grecque » paraîtra moins « spirituelle » que le christianisme, mais elle le sera déjà plus que les « religions orientales ». Pour d’autres, au contraire, les « religions orientales » viendront apporter à la « religion païenne » une dimension de spiritualité 8
Cf. e. g. la comparaison que fait Weber entre les « cultes à mystères » et le christianisme en tant que religion à confession (1996, p. 180) : « […] l’exigence de pureté rituelle… a été rationalisée en pureté spirituelle à l’égard du péché […] ».
9
J. Scheid, 2001, p. 135-138.
G. Stroumsa, 2005, p. 27 : « S’il fallait préciser en un mot la nature de ce changement,
j’accpeterais l’analyse hégélienne mettant l’accent sur lintériorisation de la religion, quitte à
préciser et à qualifier sérieusement l’emploi de ce terme ».
11
P. Athanassiadi & C. Macris, 2013.
10
16
qui lui manquait. La « religion romaine », sans intérêt (ohne Interesse) car « geistlos », aura néanmoins cet avantage sur la « religion grecque » qu’elle présente une « tendance à l’intériorisation » et est capable de ressentir « le frisson devant le divin »12. Le judaïsme est un excellent exemple de cette relativité des positions : il est tantôt placé du côté gauche, en tant que religion orthopraxique, par opposition à un christianisme qui serait plus « spirituel », et tantôt du côté droit, par rapport au « paganisme ». On pourrait en dire autant de ce qu’on appelle encore aujourd’hui « la Gnose »13. Dans cet imaginaire, on parle en termes de grandes « individualités historiques » et de « synthèses toutes faites », comme en témoigne le grand nombre d’‐ismes ou d’Idealtypen wébériens (le philosophe, le Juif, le Gnostique, etc.). Je ne prétends pas que cet imaginaire savant soit aujourd’hui universellement partagé. Je pense même qu’il y a peu de disciplines qui ont autant réfléchi à l’histoire de leurs catégories et de leurs problématiques que l’histoire des religions antiques, surtout si on la compare à l’histoire de la philosophie antique14. Mais, contrairement à d’autres catégories de l’histoire des religions – comme les notions de « mythe », de « rituel », de « magie », de « sacrifice », de « monothéisme » et de « polythéisme », de « rites de passage », de « religion » elle‐même – la catégorie de « spirituel », à ma connaissance, n’a pas fait l’objet d’une critique historiographique générale. Par ailleurs, cet imaginaire savant reste encore très présent dans l’historiographie récente des philosophies ou des religions antiques, explicitement ou non15. En témoigne la permanence de ce qu’on peut appeler le mythe de « l’époque axiale »16, ou encore de l’idée que la religion de l’Antiquité tardive aurait été spiritualisée grâce à la philosophie17. Et enfin, bien souvent, on remarque que les historiens anthropologues qui veulent remettre en cause cette hiérarchie, le font à partir de cette hiérarchie elle‐même, par exemple en défendant la « valeur spirituelle » ou « intellectuelle » des « religions rituelles »18. Une archéologie de la notion de « spirituel » et de ses usages dans le discours savant me semble donc toujours d’actualité. Je prendrai ici comme exemple l’interprétation de la philosophie antique par Michel Foucault. 12
Cf. les passages de Hegel relevés par John Scheid (1988, p. 443-444).
Encore une « grande individualité historique, magistralement déconstruite par M. A. Williams
dans son grand livre de 1997 et ses articles postérieurs (cf. en dernier lieu M. A. Williams, 2013 et
2014).
14
Cf. les remarques de Ph. Borgeaud, 2013 a, p. 131-132 et 2013 b, p. 175-199.
15
De là le livre récent de J. Scheid, 2013, contre une lecture « phénoménologique », issue de la
théologie protestante, des religions antiques. Cf. encore, par exemple, à propos de la théurgie
néoplatonicienne, l’oscillation de l’historiographie : tantôt la théurgie est interprétée comme un
« attirail de superstition » opposé aux pratiques théoriques rationnelles des Néoplatoniciennes,
tantôt elle est au contraire réhabilité comme une « pratique intellectuelle et d’élévation spirituelle »
(R. Koch-Piettre, 2005, p. 199).
16
En dehors de Karl Jaspers, la théorie a été illustrée par S. N. Eisenstadt ou encore par J.
Assmann. Pour des exemples récents, cf. K. Armstrong, 2006 ; M. Liverani, 2010, p. 275-290 ; les
études réunies par R. N. Bellah & H. Joas, 2012.
13
17
P. Athanassiadi et C. Macris, 2013.
18
J.-P. Vernant, 1990, p. 9 : « Les religions antiques ne sont [pas] moins riches spirituellement
que celles d’aujourd’hui. Elles sont autres ». J. Scheid a renoncé à ce terme « anachronique »
(2013, p. 215).
17
Il est extrêmement frappant de constater que dans l’interprétation foucaldienne de la philosophie antique, le programme archéologique, qui avait été appliqué à tant de disciplines (histoire des idées, histoire des sciences, de la médecine, de la psychiatrie, de la prison, histoire littéraire) – a laissé place à un discours dans lequel on retrouve les découpages traditionnels, avec de « grandes individualités historiques » et des « synthèses toutes faites ». Il s’agit en effet d’y faire une « histoire de la pensée », de « la culture », de « la spiritualité », de « la morale »19. « La philosophie » et « son lien permanent à la vérité »20 est opposée à « la rhétorique »21. Des « notions » comme le « souci de soi », la parrèsia, la « vérité », y « courent »22 tout le long d’une histoire continue, où sont convoqués des textes correspondant à des énonciations très diverses (tragédies, dialogues, lettres, histoires), sans que soit interrogée leur énonciation singulière, et qui est abordée dans une perspective téléologique – la philosophie antique étant conçue comme une activité dont l’Église prendra la relève23. Dans cette interprétation, la philosophie antique est définie comme « spiritualité ». La notion apparaît dans L’Herméneutique du sujet, et la définition qu’en donne Foucault est très étrange : il propose d’appeler « spiritualité » « l’ensemble [des] recherches, pratiques, et expériences que peuvent être les purifications, les ascèses, les renoncements, les conversions du regard, les modifications d’existence, etc., qui constituent, non pas pour la connaissance, mais pour le sujet, pour l’être même du sujet, le prix à payer pour avoir accès à la vérité »24. Alors que cette définition ne va pas de soi, Foucault ne la commente pas, il l’institue comme une borne posée au début de son cours. De façon encore plus étonnante, alors que, dans son cours, il appuie sa lecture « spirituelle » de la philosophie antique sur Pierre Hadot et son article aujourd’hui classique, « Exercices spirituels » (1977), la définition qu’il donne du « spirituel » est très différente de celle donnée par Hadot. Dans sa définition du « spirituel », Hadot ne mentionne ni le sujet ni la vérité, et encore moins une transformation du sujet par « l’accès à la vérité » : le « spirituel » pour lui se joue dans une relation entre le « moi » et le « monde »25 : Le mot « spirituel » permet bien de faire entendre que ces exercices sont l’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l’individu et surtout il révèle les vraies dimensions de ces exercices : grâce à eux, l’individu s’élève à la vie de l’Esprit objectif, c’est‐
à‐dire se replace dans la perspective du Tout. Nous reviendrons sur ce passage. Dernière étrangeté : Foucault se défend de donner au terme la moindre connotation religieuse – tout comme Hadot d’ailleurs26 – ; et pourtant, dans ses textes sur son expérience des 19
M. Foucault, 2001, p. 11-13 ; 2008, p. 4
M. Foucault, 2008, p. 324.
21
M. Foucault, 2001, p. 15 ; 131 ; 347-348 ; 350 (« énorme partage ») ; 356 ; 369 (« grand conflit
fondamental »)
22
M. Foucault, 2001, p. 11, à propos du « souci de soi »
23
M. Foucault, 2008, p. 320.
24
M. Foucault, 2001, p. 16-17. Je souligne.
25
P. Hadot, 2002, p. 21.
26
Cf. en dernier lieu P. Hadot, 2008, p. 10 : « L’expression ‘exercice spirituel’ […] n’a pas une
connotation religieuse, quoi qu’en pensent certains critiques »..
20
18
révoltes étudiantes à Tunis en 196827, ou encore sur la révolution iranienne28 ou encore sur le bouddhisme zen, il emploie la notion dans un sens religieux29. Comment comprendre, donc, l’emploi de cette notion ? Il me semble que la clé se trouve dans la dernière phrase du cours30 : Comment le monde, qui se donne comme objet de connaissance à partir de la maîtrise de la technè, peut‐il être en même temps le lieu où se manifeste et où s’éprouve le « soi‐même » comme sujet éthique de la vérité ? Et si c’est bien cela, le problème de la philosophie occidentale – comment le monde peut‐il être objet de connaissance et en même temps lieu d’épreuve pour le sujet ; comment peut‐il y avoir un sujet de connaissance qui se donne le monde comme objet à travers une technè, et un sujet d’expérience de soi, qui se donne ce même monde, sous la forme radicalement différente du lieu d’épreuve ? – si c’est bien cela, le défi à la philosophie occidentale, vous comprenez bien pourquoi la Phénoménologie de l’Esprit est le sommet de cette philosophie. Toute cette fin du cours résonne comme un écho à la Phénoménologie de l’Esprit, avec cette idée de chemin vers la vérité qui est « épreuve » (ce que Hegel nomme Erfahrung), de la connaissance comme expérience au sens de la transformation de soi, et cette identité finale entre sujet et connaissance, conscience et vérité. Foucault avait d’ailleurs esquissé ce thème au début de son cours31 : Reprenez toute la philosophie du XIXe siècle – enfin presque toute : Hegel en tout cas, Schelling, Schopenhauer, Nietzsche, le Husserl de la Krisis, Heidegger aussi – et vous verrez comment précisément là aussi, qu’[elle] soit disqualifiée, dévalorisée, critiquement envisagée ou au contraire exaltée comme chez Hegel, de toute façon la connaissance – l’acte de connaissance – demeure liée aux exigences de la spiritualité. Dans toutes ces philosophies, une certaine structure de spiritualité essaie de lier la connaissance, l’acte de connaissance, les conditions de cet acte de connaissance et ses effets, à une transformation dans l'être même du sujet. La Phénoménologie de l'Esprit après tout n'a pas d'autre sens que cela. La grande différence avec Hegel, c’est, d’une part, la disparition du Savoir absolu : le Sujet ne se confond pas avec le Savoir absolu, mais avec une Vérité qui le « sauve ». Et c’est, d’autre part, 27
DE IV, 79 (n° 281) : « l’évidence de la nécessité du mythe, d’une spiritualité » qui donne « le
goût, la capacité et la possibilité d’un sacrifice absolu […] ».
28
« Quel sens, pour les hommes qui habitent [la terre d’Iran], à rechercher au prix même de leur vie cette chose dont nous avons, nous autres, oublié la possibilité depuis la Renaissance et les grandes crises du christianisme : une spiritualité politique. J’entends déjà des Français qui rient, mais je sais qu’ils ont tort ». DE II, p. 694. « dans la politique une dimension religieuse ».
29
DE IV 535 : « Je sais que le savoir a le pouvoir de nous transformer, que la vérité n’est pas
seulement une manière de déchiffrer le monde […] mais que, si je connais la vérité, alors je serai
transformé. Et peut-être sauvé. Ou alors je mourrai, mais je crois, de toute façon, que c’est la
même chose pour moi ».
30
M. Foucault, 2001, p. 467.
31
M. Foucault, 2001, p. 29-30.
19
l’introduction de la technè, qui fait bien sûr penser à la critique de Hegel par Marx, à cela près que ce n’est plus le monde qu’il s’agit de transformer, par des techniques politiques, économiques, mais le soi, par des techniques spirituelles. Foucault ne répète donc pas Hegel. Mais en faisant de l’histoire de la pensée antique le chemin d’épreuve d’un devenir‐Sujet, il inscrit sa recherche dans la lignée de la Phénoménologie de l’Esprit. On peut donc dire que le dernier Foucault a délaissé l’historiographie archéologique, qu’il avait explicitement, résolument opposée à la philosophie de l’Histoire et de l’Esprit hégélienne, notamment dans sa discussion avec Sartre, le « dernier hégélien »32. Foucault a dit à plusieurs reprises l’importance qu’avait eue Hegel pour lui33, notamment dans sa leçon inaugurale au Collège de France, où il succédait à Jean Hyppolite, traducteur de la Phénoménologie de l’Esprit, deuxième grand introducteur en France de Hegel après Kojève, mais toujours en marquant les distances de l’archéologie du savoir avec la philosophie de l’Histoire34. Ce retour à Hegel est donc d’une importance majeure pour comprendre le dernier Foucault. De ce retour témoigne encore cette sorte de confidence faite à ses auditeurs, au tout début du cours suivant, Le Gouvernement de soi et des autres : « Ce projet général […] porte le signe, sinon le titre, de ‘l’histoire de la pensée’ »35. Le titre de la chaire de Foucault était « histoire des systèmes de pensée ». Ici, Foucault revenait au titre de la chaire de Jean Hyppolite 36 : la boucle était bouclée. Si l’on fait, donc, l’archéologie du discours foucaldien sur la philosophie antique, on tombe sur Hegel. Je l’ai dit : la définition que Hadot donnait au mot « spirituel » était différente. Mais elle remontait également à l’idéalisme allemand : l’élévation de l’individu à la vie de l’Esprit objectif est un thème hégélien, ainsi que l’idée d'une « totalité du psychisme » dont la pensée (l’entendement) ne serait qu’une expression ponctuelle37. Mais Hadot donne à « l’Esprit objectif » de Hegel un sens personnel. Chez Hegel, c’est dans les institutions politiques et juridiques que « l’Esprit » s’objective. Chez Hadot, c’est dans le Tout, le cosmos. Les auteurs qui se profilent derrière la définition que donne Hadot du « spirituel », davantage que Hegel, c’est Goethe, Novalis, Schelling, mais aussi Hölderlin, ou encore Wilhelm von Humboldt38. Mais au‐delà de ces différences, si nous faisons 32
Cf. sa polémique de 1966 avec Sartre, « le dernier hégélien », qui avait attaqué Les Mots et les
choses. Ou encore sa critique de Hegel comme totalisateur (DE I 611-612).
33
Dans sa nécrologie de Jean Hyppolite, il n’hésite pas (déjà) à assimiler « la voix de Hegel » à « la
voix de la philosophie elle-même » (DE I, n° 67). Sur le rôle de Jean Hyppolite, cf. D. Eribon,
20113 [1989], p. 39-44. Pour une situation de l’hégélianisme dans le champ philosophique à partir
des années 1930, cf. L. Pinto, 2009, p. 99-107.
34
M. Foucault, 1971, p. 74-82.
35
M. Foucault, 2008, p. 4. L’expression « sous le signe » apparaît déjà à la fin de L’Ordre du dicsours pour exprimer le rapport de Foucault à Hyppolite. De même, Foucault définira en 1984 toute son œuvre comme une « histoire critique de la pensée » (DE IV 632). Cf. encore DE IV 181 : DE IV 180 : contre déterminisme sociologique : « cette chose essentielle dans la vie humaine et les rapports humains, je veux dire la pensée ».
36
Cf. la n. 1 p. 23 dans M. Foucault, 2008.
37
Cf. Encyclopédie, § 379 : l’esprit ne doit pas se concevoir comme un agrégat de facultés séparées, mais comme une « unité vivante » dont le « sentiment de soi » s’oppose spontanément à son éclatement en une diversité de facultés, de forces ou, ce qui revient au même, d’activités conçues comme indépendantes les unes des autres : setzt sich von selbst gegen die Zersplitterung desselben in die verschiedenen, gegeneinander selbständig vorgestellten Vermögen, Kräfte oder, was auf dasselbe hinauskommt, ebenso vorgestellten Tätigkeiten. Je remercie Pierre Thévenin de m’avoir communiqué cette citation.
38
Il suffit de confronter la définition que donne Hadot des « exercices spirituels » dans son célèbre article de 1977 et ce qu’il dit dans son Voile d’Isis, à propos des Disciples à Saïs de Novalis. Dans le premier texte, on lit (20022, p. 21) : « le mot “spirituel” permet bien de faire entendre que ces exercices sont l’œuvre, non seulement de la pensée, mais de tout le psychisme de l’individu et surtout il révèle les vraies dimensions de ces exercices : grâce à eux, l’individu s’élève à la vie de l’Esprit objectif, c’est‐à‐dire se replace dans la perspective 20
l’archéologie du discours assimilant la philosophie antique à une forme de spiritualité, nous tombons sur un « sol », pour le dire avec Foucault, qui est celui de l’idéalisme allemand. La dénégation de la connotation religieuse du terme « spirituel », que l’on rencontre chez Foucault comme chez Hadot, est elle aussi ancrée dans ce sol‐là : le respect distant que Hadot et Foucault témoignent au christianisme, avec l’idée que la spiritualité philosophique vient en quelque sorte l’accomplir, provient directement de l’idéalisme allemand39. Ancrée dans l’idéalisme allemand, la catégorie de « spirituel », appliquée à la philosophie antique, présente un risque évident : celui d’aboutir à un lit de Procuste historiographique, c’est‐à‐
dire d’éliminer les pratiques philosophiques irrécupérables pour l’interprète « spiritualiste », et d’autre part, d’interpréter les témoignages récupérables en leur appliquant un cadre qui leur étranger. Dans l’espace de cette communication, j’en prendrai un seul exemple. Dans son cours, Foucault met en valeur un corpus de textes aussi extraordinaire que négligé : la correspondance échangée entre le rhéteur Fronton et son jeune élève, le prince Marc Aurèle. Mais il va interpréter cette relation comme une relation « spirituelle », dans laquelle il s’agira pour le jeune Marc Aurèle de devenir « sujet » en disant la vérité sur soi à Fronton, en qui Foucault voit un « directeur spirituel » du jeune Marc Aurèle. Cette expression est aujourd’hui encore couramment employée pour parler du Tout ». Dans le second, on lit (p. 352) : « Cette allusion à l’immortalité, c’est‐à‐dire finalement à la puissance de l’esprit, laisse entrevoir que le thème du voile d’Isis est interprété à l’époque romantique dans la perspective d’une philosophie idéaliste. Dévoiler Isis, c’est reconnaître que la Nature n’est autre que l’Esprit inconscient de lui‐même, que le Non‐moi qu’est la Nature est finalement identique au Moi, que la Nature est la genèse de l’Esprit. Malgré les différences profondes qui existent entre les diverses philosophies romantiques, qu’il s’agisse de Fichte, de Schelling, de Hegel, mais aussi de Novalis, la même tendance fondamentale à identifier, dans différentes perspectives, la Nature et l’Esprit, reste constante ». En dernier lieu, il faut bien sûr renvoyer au livre de Hadot sur Goethe. 39
« Monothéisme de la raison et du cœur, polythéisme de l’imagination et de l’art, voilà ce dont
nous avons besoin », affirme le Systemfragment esquissé par Hegel, Schelling et Hölderlin à
Tübingen. Citons encore la célèbre lettre de Hegel à Tholuck du 3 juillet 1826 : « Ich bin ein
Lutheraner und durch Philosophie ebenso gantz im Luthertum befestigt » (citée par Ph. Büttgen, 2011, p. 7).
On pourrait citer bien d’autres documents de ce rapport dialectique à la religion, comme la lettre
de Schleiermacher à Jacobi du 30 mars 1818 avec le commentaire d’E. Brito, 1994, p. 212-217, ou
encore la lettre de Goethe à Zelter du 1er juin 1831, dans laquelle, après la mort de Hegel, il
revient sur la croix de la foi luthérienne que Hegel avait reçue en hommage et dont il lui avait
envoyé un exemplaire : « On ne sait pas ce que ça veut dire. Qu’en tant qu’homme et poète j’aie
su rendre hommage et donner de la beauté à la Croix, je l’ai montré dans mes Stances ; mais il ne
saurait en aucun cas me plaire qu’un philosophe […] mène ses disciples à cette contignation
sèche » (cité par J.-P. Lefebvre, 2000, p. 213-214). La lettre est à lire avec ces observations de
Jacob Taubes (2009, p. 66) : « Je le considère [sc. Goethe] comme la catastrophe de l’esprit
allemand. […] C’est un séducteur, il joue le païen. C’est Nietzsche qui a exactement calculé le prix
à payer pour un tel « paganisme ». Mon problème, ce n’est pas Goethe comme poète. Ce qui me
concerne, c’est Goethe comme fondateur d’une religion, la religion de la culture (Bildungsreligion).
C’est dans cette perspective que je le considère comme catastrophique pour l’esprit allemand.
Une catastrophe qui s’accomplit à une plus petite échelle dans l’humanisme et dans les lycées
allemands, où l’on enseigne des textes antiques comme s’ils étaient de notre époque ». Après la
guerre, l’historien allemand Meinecke proposait, dans la Catastrophe allemande (1946), que chaque
dimanche en fin d’après-midi les jeunes Allemands se réunissent « si possible dans une église »
pour écouter des lectures de Goethe, de Schiller et de Hölderlin. Cf. P. Gay, 1993 [1968], p. 92.
21
des philosophes antiques, y compris quand les savants reconnaissent qu’elle remonte au concile de Trente40. Ainsi, dans une lettre à Fronton que Foucault analyse longuement, Marc Aurèle écrit qu’avant de se coucher, il rend compte à son cher maître (dulcissime) de la journée qu’il a eue41. Cette lettre, pour Foucault, est un « examen de conscience »42. Bien plus, c’est « la lettre la plus caractéristique de ce que […] pouvait être […] la direction de conscience, vécue du côté du dirigé »43. Certes, Fronton n’est pas philosophe, mais cela prouve simplement qu’un ami pouvait tenir sa place44. Il s’agirait donc de faire « le bilan des choses qu’on avait à faire, de celles qu’on a faites, et de la manière dont on les a faites par rapport à la manière dont on aurait dû les faire »45, devant un ami qui joue le rôle de « juge », d’ « inspecteur » ou de « maître »46. Voici cette lettre. Je la donne dans la traduction utilisée par Foucault. Elle remonte, comme le déplorait Foucault, à 1830 (aujourd’hui encore, les lettres de Marc Aurèle n’ont pas fait l’objet de nouvelle traduction), c’est‐à‐dire à l’époque où le texte venait d’être découvert et publié par Angelo Mai dans un manuscrit palimpseste dont une moitié était conservée à la bibliothèque ambrosienne, l’autre à la Vaticane. Le traducteur était un jeune sous‐préfet de Mantes‐la‐Jolie, Armand Cassan. Je transcris donc la traduction ainsi que le texte latin suivi, en mettant en italique les corrections que je lui ai apportées, en mettant en gras les passages supprimés par Foucault, et entre crochets les modifications qu’il a apportées à la traduction qu’il utilisait47 : Ego aliquantum prodormivi propter perfrictiunculam, quae videtur sedata esse. Ergo ab undecima noctis in tertiam diei partim legi ex agri cultura Catonis, partim scripsi ; minus, misere, mehercule quam heri. Inde salutato patre meo, aqua mulsa sorbendo usque ad gulam et rejectanda fauces fovi potius quam dicerem gargarissabi : nam est ad Novium credo, et alibi. Sed faucibus curatis abii ad patrem meum et immolanti adstiti. Deinde ad merendam itum. Quid me censes prandisse? panis tantulum ; cum conchim, caepas et maenas bene praegnatis alios vorantis viderem. Deinde uvis metendis operam dedimus, et consudavimus et jubilavimus et aliquot, ut ait auctor, reliquimus altipendulos vindemiae superstites. Ab hora sexta domum redimus : paululum studui atque id ineptum. Deinde cum matercula mea supra torum sedente multum garrivi. Meus sermo hic erat: Quid existimas modo meum Frontonem facere? Tum illa: Quid autem tu meam Gratiam? Tum ego: Quid autem passerculam nostram Gratiam minusculam? Dum ea fabulamur atque altercamur, uter alterutrum vestrum magis amaret, discus crepuit, id est, pater meus in balneum transisse nuntiatus est. Loti igitur in torculari cenavimus ; non loti in torculari, sed loti cenavimus ; et rusticos cavillantes audivimus libenter. Inde reversus, prius quam me in latus converto ut stertam, meum pensum explico, et diei rationem meo suavissimo magistro reddo, quem si possem magis desiderare, libenter plusculum macerarer. Valebis, mihi Fronto, ub iubi es, mellitissime, meus amor, mea voluptas. Quid mihi tecum est? amo absentem. 40
G. Stroumsa, 2005, p. 191 : « Bien que le concept de direction spirituelle soit post-tridentin, on
l’utilise de droit ».
41
Ad M. Caes. et inv., IV, 6, p. 62-63 VdH.
42
M. Foucault, 20012, p. 1249.
43
M. Foucault, 2001, p. 152.
44
Ibid., p. 153 et 157-158.
45
Ibid., p. 157. Je souligne.
46
Ibid., p. 158.
47
Marc Aurèle à Fronton, IV, 6.
22
Moi je me suis attardé au lit à cause d’un petit frisson qui semble disparu. J’ai donc passé le temps de 5 heures à 9 heures, partie à lire l’Agriculture de Caton, partie à écrire, moins mal qu’hier, heureusement. Puis, après avoir salué mon père, avalant de l’eau miellée jusqu’au gosier et la rejetant, je me suis adouci la gorge plutôt que je ne l’ai [MF: réellement] gargarisée, car je puis le dire, je crois, d’après [MF: l’autorité de] Novius et d’autres. Ma gorge restaurée, je me suis rendu auprès de mon père, et j’ai assisté à son sacrifice. Ensuite on est allé déjeuner. Avec quoi penses‐tu que j’aie mangé ? Avec un peu de pain, pendant que je voyais les autres dévorer des fèves, des oignons et des mendoles bien marinées. Après nous nous sommes mis à moissonner les raisins ; nous avons bien sué, bien hurlé comme des sauvages [AC : crié], et nous avons laissé, comme dit un auteur, pendre aux treilles quelques survivants de la vendange. À midi nous sommes revenus à la maison. J’ai un peu étudié, et cela sans fruit [mais n’importe comment] ; ensuite j’ai beaucoup bavardé avec ma petite mère, qui était assise sur son lit. Voici ce que je disais : Que penses‐tu que fasse mon Fronton, à cette heure ? Et elle : Que penses‐tu que fasse ma Gratia ? Et notre fauvette mignonne, la toute petite Gratia ? Pendant que nous devisions ainsi, et que nous nous disputions à qui des deux aimerait le plus l’un de vous, le disque retentit, c’est‐à‐dire qu’on annonça que mon père s’était mis dans le bain. Une fois baignés, donc, dans le pressoir nous avons dîné ; on ne s’est pas baignés dans le pressoir, mais, une fois baignés, nous avons dîné, et entendu avec plaisir les plaisanteries des rustres. Rentré chez moi, avant de me tourner sur le côté pour ronfler [AC : dormir], je déroule ma tâche, et je rends compte de ma journée à mon excellent [MF : très doux] maître, que je voudrais, au prix de tout mon embonpoint [MF : au prix même de ma santé, de mon bien‐être physique], désirer encore plus que je ne fais [s’il était possible de te désirer davantage, j’accepterais volontiers de souffrir un petit peu plus]. Porte‐toi bien, mon Fronton, qui, en tout lieu, es pour moi ce qu’il y a de plus doux [mon tout plein de miel, mellitissime], mon amour, ma volupté. Mais qu’y a‐t‐il de commun entre nous ? J’aime un absent [MF : Je t’aime]. On le voit : tout le dispositif spirituel est entièrement absent de la lettre à Fronton : il n’y est pas question de devoirs, de « choses à faire », on n’y « examine » rien, et personne ne « juge » personne. En outre, il est bien difficile de considérer qu’assister à un sacrifice, lire Caton, étudier, suer et hurler comme un fou en cueillant les raisins, plaisanter avec sa mère, prendre un bain, banqueter avec les paysans et rire avec eux de leurs plaisanteries, constituent les exercices spirituels d’un soi en train de se constituer en sujet. Comme toujours, c’est seulement en se plongeant dans l’ensemble d’un corpus qu’on peut en comprendre un élément. Dans une autre lettre, Marc Aurèle dit à son maître : aujourd’hui, je n’ai rien fait d’intéressant à te raconter48. Autrement dit : si Marc Aurèle raconte sa journée, ce n’est pas pour faire un examen de conscience, mais pour raconter sa journée à son maître comme il le ferait dans un entretien plaisant (sermo iocosus) : c’est le plaisir du destinataire qui est visé49. Toute la lettre est pleine de clins d’œil, de références et de plaisanteries qui mettent en scène en particulier une rusticité ludique : cela commence par la lecture du de agricultura de Caton, qui ne doit pas être interprétée comme la lecture d’un manuel d’agriculture, mais comme la lecture d’un auteur que nous qualifierions aujourd’hui de « littéraire », dont le style était de nouveau à la mode à l’époque de Marc Aurèle, et dont cet ouvrage convenait parfaitement à une journée de loisir à la campagne. 48
II, 8, 1 : postquam ad te proxime scripsi, postea nihil operae pretium quod ad te scriberetur aut quod cognitum ad aliquem modumiuuaret. Nam dia; tw`n aujtw`n fere dies tramisimus : idem theatrum, idem otium, idem desiderium tuum.
49
Cf. ce qu’écrit Marc Aurèle au moment où il reçoit la lettre de Fronton de fer. als., 4 : modo recepi
epistulam tuam, qua confestim fruar.
23
Ensuite, Marc Aurèle s’amuse à montrer à son maître qu’il utilise un mot choisi, pris chez Novius, auteur que lui a recommandé Fronton pour ses mots amusants (IV, 3, 2), et qui est un auteur d’atellanes, c’est‐à‐dire de farces rustiques50. Marc Aurèle poursuit en taquinant son maître, qui s’inquiète toujours pour sa santé : il a peu mangé, alors que les autres se goinfraient, montrant ainsi sa maîtrise de soi. Ils ne se goinfrent pas d’huîtres, comme avait compris Armand Cassan, mais de mendoles, poissons très bon marché. C’est un repas goulu et rustique qui est mis en scène, pas un repas de luxe. Le jeu de la rusticité continue ensuite avec la phrase et consudavimus et jubilavimus. Le verbe jubilare ne doit pas être simplement traduit par « crier ». Il s’agit là encore d’un mot extrêmement choisi, propre à la langue des rustici, typique de la langue des atellanes, et commenté à ce titre par Varron dans ses écrits sur la langue latine : jubilare, c’est crier « io » comme des rustres51. Marc Aurèle poursuit en citant un autre poète comique latin. Foucault coupe cette citation, de même qu’il coupe le badinage de Marc Aurèle avec sa mère52. Suit une nouvelle plaisanterie, où Marc Aurèle joue sur l’importance de l’ordre des mots dans la phrase. Je n’ai trouvé aucun autre exemple de cena qui se déroulerait dans un pressoir. Je ne tire aucune affirmation de ce silence, mais je me demande si le cadre donné à ce dîner, qui se passe au milieu des « plaisanteries des paysans », n’était pas aussi une manière de « jouer aux rustres ». Foucault interprète la position choisie pour dormir comme « la promesse d’un sommeil chaste », mais le verbe utilisé par Marc Aurèle, « ronfler », s’accorde mal avec cette gravité. De même, il ne dit pas qu’il est prêt à désirer Fronton encore davantage si c’est possible, « au prix même de son bien‐être physique », mais « en souffrant un petit peu plus », plusculum, diminutif qui, là aussi, désamorce tout effet de pathétique. D’une manière générale, les diminutifs qui parsèment cette lettre (matercula, plusculum, passercula, minuscula) ou bien ne sont pas traduits ou bien appartiennent à des passages coupés. La fin de la lettre est également assortie par Foucault d’une gravité qui n’est ni celle de l’original ni celle de la traduction : il n’hésite pas à remplacer la traduction « Quel rapport entre toi et moi ? J’aime un absent » par « je t’aime ». Il s’agissait d’une dernière plaisanterie. Le hiatus brutal quid mihi tecum est ? est peut‐être une citation du Ménechme de Plaute, de même que amo absentem pourrait être une citation de son Amphitryon : Ut, quom absim, me ames, me tuam te absente tamen, dit Alcmène à Jupiter quand l’aube luit53. Mais le motif de l’amour de l’absent était présent ailleurs que chez Plaute : on le retrouve chez Térence, chez Properce, chez Ovide54. En un mot, Marc Aurèle s’amuse. Cette lettre n’est donc pas un examen de conscience, c’est le récit d’une journée d’otium exemplaire, telle qu’on en écrivait à ses amis, telles que Cicéron en écrivait, semées de traits d’esprit et de citations, et telles que Fronton les donnait en modèle à son élève55 : epistulis Ciceronis nihil est perfectius. Mais toutes ces citations explicites ou non, ces plaisanteries, ces badinages, ces mots anciens et poétiques, tout ce qui fait le sel de la lettre pour Fronton, n’intéresse pas l’herméneute hégélien. 50
Sur l’atellane, cf. F. Dupont & P. Letessier, 2011, p. 131-135.
Cf. M. Bettini, 2008, p. 96-100.
52
M. Foucault, 2001, p. 155-156.
53
Plaute, Amph., 541-543.
54
Térence, Eun., 192-193 ; Properce, II, 33, 43 ; Ovide, Tr., V, 5, 23.
55
Ad Ant. imp. et inv., III, 8, p. 104 VdH, en réponse à Marc Aurèle (III, 7, p. 103-104 VdH) :
Ciceronis epistulas si forte electas totas vel dimidiatas habes, inperti aut mone, quas potissimum legendas mihi
censeas ad facultatem sermonis fouendam. Foucault (20011, p. 1245) tenait au contraire à distinguer les
deux correspondances : « dans celles-ci [sc. « les lettres de Cicéron à ses familiers »], il s’agissait du
récit de soi-même comme sujet d’action (ou de délibération pour une action possible) en relation
avec les amis et les ennemis, les événements heureux et malheureux. Chez […] Marc Aurèle […],
le récit de soi est le récit du rapport de soi à soi. »
51
24
Si on adopte à l’égard de la philosophie antique la démarche de l’anthropologie historique, comme cela a été fait pour les religions antiques, on verra qu’au mot philosophia correspondent une multitude de pratiques que, s’il fallait employer des catégories modernes, nous pourrions qualifier de « religieuses », « culturelles », « politiques », « scientifiques ». Les pratiques qualifiées d’« éthiques » par les Anciens ne sont qu’une partie d’entre elles. Deuxièmement, les pratiques éthiques elles‐
mêmes ne sont pas des exercices spirituels, ni au sens de Hadot ni au sens de Foucault. Il s’agit, la plupart du temps, de pratiques d’orthopraxie. Le mot, inventé par Moses Mendelssohn pour décrire le judaïsme, a été utilisé par John Scheid pour rendre compte de la religion romaine, mais on l’utilise encore plus légitimement pour parler de l’éthique ancienne, dans la mesure où on le trouve employé dans les sources elles‐mêmes, aussi bien dans la tradition socratique, chez Télès, que dans la tradition épicurienne, chez Philodème de Gadara, deux auteurs dont la valeur est d’autant plus grande pour mon propos qu’ils ne prétendent nullement à l’originalité 56. L’éthique sert à bien se conduire, c’est‐à‐dire, évidemment pour une société antique, à bien se conduire dans la société. Se mettre à l’école d’Épictète, pour citer un auteur fondamental pour Marc Aurèle, ce n’est pas chercher à approfondir son « moi », mais c’est apprendre à être droit, et être droit, c’est se comporter de manière droite dans la vie sociale : c’est apprendre par exemple les règles du dîner, les règles du bain, les règles qui concernent ce qu’on fait au lit. L’idéal de Marc Aurèle, ce n’est pas de devenir sujet, de devenir « lui‐même »57, c’est de faire correspondre le plus possible son soi à un idéal social, donc à un idéal par définition partagé par la collectivité, et qui ne se réalise qu’en étant vu, qu’en se déployant dans la vie extérieure58 : […] kai; ejqistevon eJauto;n movna fantavzesqai, peri; w|n ei[ ti" a[fnw
ejpanevroito:
tiv
nu`n
dianoh`/…
meta;
parrhsiva"
paracrh`ma
a]n
ajpokrivnaio o{ti to; kai; tov. wJ" ejx aujtw`n eujqu;" dh`la ei\nai o{ti pavnta
aJpla` kai; eujmenh` kai; zw/vou koinwnikou` kai; ajmelou`nto" hJdonikw`n
h] kaqavpax ajpolaustikw`n fantasmavtwn h] filoneikiva" tino;" h] baskaniva"
kai; uJpoyiva" h] a[llou tinov" ejf j w/| a]n ejruqriavseia" ejxhgouvmeno" o{ti
ejn nw/` aujto; ei\ce" […]. […] Et il faut s’habituer à ne penser que des choses telles que si l’on te demandait : « Que penses‐tu maintenant ? », tu puisses répondre sur‐le‐champ « ceci et cela », avec franchise. De sorte qu’il sera évident, à partir de tes réponses, que tout <en toi> est simple, bienveillant, pensé par un vivant sociable, qui ne se soucie pas des plaisirs ni, en 56
Cf. Philodème, Les Choix et les rejets (PHerc. 1251), col. XII, 4 : les lois et la menace de châtiments après la mort conduisent à l’ojrq[o]p[r]axiva mais seulement pour un court moment (pro;" ojlivgon crovnon), contrairement aux « exhortations véridiques » (ajlh[qi]nw`n paragge[l]mavtwn) ; XIII, 7 : la philosophia seule permet d’« agir droit » : di j h|" movnh" e[stin ojrqopragei`n. Et cf. Télès, fr. III, p. 22, 3 Hense : l’exil ne peut pas priver des vrais biens : eujlogistiva", ojrqopragiva", eujpragiva" ktl. 57
M. Foucault, 2001, p. 193 : « […] l’objectif premier de Marc Aurèle, ce qui est pour lui la fin
même de son existence, la cible vers laquelle il doit toujours tendre, ce n’est pas être empereur,
c’est être lui-même. »
58
III, 4.
25
un mot, de toutes les images érotiques59, ni de la gloire, ni de la calomnie, ni des soupçons ni de tout ce qui te ferait rougir si tu devais dire que c’est à cela que tu penses […]. Il n’est pas question ni des rapports entre le moi et le monde, ni entre le sujet et la vérité. Il s’agit d’être, selon le rôle qui nous a été assigné, exemplaire : d’être non pas un des fils de la tunique, mais la petite bande de pourpre qui donne à la toge sénatoriale son éclat et sa beauté60. On pourrait citer d’autres passages chez Marc Aurèle61 et multiplier les exemples chez d’autres auteurs62. Après ce trop bref exemple, je finirai en formulant le vœu qu’un groupe de savants s’attelle à ce qu’on pourrait une « archéologie comparatiste du spirituel ». À partir d’études de cas, situés dans différentes aires culturelles et différentes époques, de l’Antiquité à nos jours, il s’agirait tantôt d’élucider, sans tenir compte de nos a priori, les notions que nous traduisons par « spirituel » ou « esprit »63, et tantôt de montrer que, même lorsque le mot « spirituel » est employé, il n’a pas forcément le sens que nous lui accordons aujourd’hui. Dans ces différentes champs d’études, ce programme pourrait suivre en particulier quatre pistes : -
il interrogerait l’opposition que nous faisons couramment entre spirituel et matériel, ou entre matériel et physique64 ; 59
Ou bien : « de jouissances » en général. Mais le surnom d’un mignon de Vérus, Apolaustus
(SHA, Ver., VIII, 10, connu par plusieurs inscriptions, cf. H. G. Pflaum, 1976, p. 182-183), me
fait penser qu’il s’agit ici plus précisément des images que suscite le désir, comme dans le passage
d’Épictète
60
Cf. Épictète à propos de la question de savoir s’il faut être prêt à mourir pour éviter d’obéir à un ordre infamant (I, 2, 12‐18). ). Pour mesurer la distance qui sépare cette éthique esthétique des Anciens et la nôtre, on peut se reporter au magnifique Journal de Paltinis de Gabriel Liiceanu (1999 [1991]), qui est un peu au philosophe Constantin Noïca ce que les Entretiens d’Arrien furent pour Épictète, car Noïca s’y montre lui aussi un « entraîneur » d’hommes (p. 178‐181) : dans ces entretiens, Noïca condamne la mort en prison du philosophe Mircea Vulcanescu, qui donna sa vie pour sauver celle d’un jeune homme, au nom d’une opposition entre « beau geste » et « éthique mise au service d’une cause », qui aurait été impensable pour un Ancien (p. 214‐215).
61
X, 1 : e[sh/ pote; a\ra, w\ yuchv, ajgaqh; kai; aJplh` kai; miva kai; gumnhv, fanerwtevra tou`
perikeimevnou soi swvmato"… Est‐ce qu’un jour, ô mon âme, tu sera bonne et simple et une et nue, plus visible que le corps qui t’entoure ?.
62
Pour un exposé plus détaillé sur l’éthique ancienne comme orthopraxie, je me permets de
renvoyer à mon article sur les écrits de Marc Aurèle.
63
Par exemple, le sens du mot pneumatikos chez saint Paul, ou encore chez les montanistes ; le
sens du mot rouah et de nefesh dans la Bible, les rouleaux de la mer morte, la littérature rabbinique.
Ron Naiweld m’indique qu’il faudrait en particulier y étudier l’expression rouah ha-qodesh (esprit
saint).
64
Les différentes réalités qualifiées à partir des adjectifs noètos, pneumatikos, psuchikos, sont très
souvent des réalités matérielles, physiques, et visibles. Le pneuma est presque toujours dans
l’Antiquité une réalité physique. Il en va de même de l’anima, comme en témoigne encore le de
anima de Tertullien (cf. par exemple le § 9, où la vision d’une âme sert de preuve à la nature
corporelle de l’âme). Le « mariage spirituel » n’est pas un mariage entre deux âmes, mais entre
deux corps : les conjoints « spirituels » vivent ensemble (on aurait pu imaginer que la cohabitation
de leur corps soit indifférente). Le mariage « spirituel » s’oppose donc au mariage « sexuel », pas
au mariage « physique ».Les rares fois où un terme ancien s’approche d’un des sens de
26
-
-
il interrogerait l’association que nous faisons couramment entre spirituel et « vie intérieure »65, « introspection », solitude de l’individu seul face à Dieu, sans rituel, sans images, et sans relation sociale66 ; il s’attacherait aussi à la persistance du vocabulaire de la spiritualité dans des contextes inattendus des sociétés modernes : dans les techniques de management de grandes entreprises, ou dans les pratiques discursives soviétiques67, encore vivantes dans la Russie actuelle68 ; « spirituel », à savoir son opposition au « corps », je pense ici à l’intelligible de Plotin, on se situe
alors dans un ordre de réalité qui s’oppose à celle dans laquelle se déroule l’expérience humaine,
alors que l’expérience spirituelle au sens moderne se déroule dans le domaine de l’existence. Dans
un travail récent à propos de l’opposition spiritus/caro comme « matrice d’analogie » de la culture
médiévale, A. Guerreau-Jalabert montre comment l’opposition ne se confond pas avec
l’opposition qui nous est familière entre spirituel/matériel : « les reliques sont des objets
spirituels, cependant que les péchés les plus graves, manifestant la prise de pouvoir de la chair sur
l'âme (et produisant donc des âmes charnelles), n'ont pas rapport direct avec le corps ou le
matériel ».
65
Cf. Ph. Büttgen (2011, p. 247‐283), qui, à travers une étude du commentaire de Luther à la première lettre de saint Paul aux Éphésiens, montre bien le glissement qui s’opère de l’Esprit comme Esprit de dieu, à l’esprit comme intériorité, à travers le rapprochement de deux passages du corpus paulinien appartenant à deux contextes différents. Cf. aussi, sur la difficulté des interprètes à prendre en compte la trichotomie paulinienne entre corps, âme, et esprit, le magnifique texte du père de Lubac dans Théologie dans l’histoire (1990, p. 115‐
127). L’ « esprit » dont il est question dans les textes juifs ou chrétiens est beaucoup plus souvent l’esprit de Dieu, voire l’esprit du diable, que l’esprit de l’individu. Cf. ce que dit Ignace de Loyola dans son autobiographie, à propos de sa convalescence : « Il en vint à connaître la diversité des esprits qui s’agitaient en lui, l’un du démon, l’autre de Dieu », ce que son secrétaire Gonçalves da Camara commente ainsi : « Ce fut le premier enchaînement de propos qu’il fit dans les choses de Dieu et ensuite quand il fit les Exercices, c’est d’ici qu’il commença à prendre lumière en ce qui concerne la diversité des esprits ». Cf. aussi les travaux de Michel de Certeau sur la « construction d’un intérieur » (p. 156) chez les Jésuites ou encore chez les spirituels français, par exemple Saint‐Cyran et sa « bibliothèque intérieure » (p. 219) qu’il oppose entre autres aux pratiques d’un Borromée, dévot des saints, pèlerin du Saint‐Suaire, conduisant lui‐même des processions de reliques (p. 129).
66
Cf. e. g. un best‐seller du XVIIe siècle, la Vie spirituelle, adressé à la femme du chancelier Séguier : les pratiques recommandées sont autant intérieures qu'extérieures, extériorisées dans des rites ; et l’on voit aussi que ce sont autant des pratiques individuelles que des pratiques sociales, au sein de groupes de dévotes (dans le cas de Mme Séguier). Je remercie Yannick Nexon, auteur d’un livre à paraître sur le chancelier Séguier, de m’avoir communiqué son manuscrit. 67
Je pense à l’importance de la notion de doukhovnost. littéralement « présence de l’esprit » (doukh,
« esprit »). Malgré la lutte antireligieuse, on évoque la « doukhovnost’ », notamment dans l’art et
la littérature en opposition au caractère terre-à-terre, sans idées (bezideïnyi), c’est-à-dire « sans
convictions », de l’art et de la littérature « petite-bourgeoise » occidentaux. Les artistes et les
écrivains soviétiques qui font du réalisme socialiste "travaillent avec leur âme" parce qu’ils ont des
"convictions profondes à propos de l’ordre social le plus juste au monde ». De ce phénomène
inattendu a témoigné toute une tendance récente de l’historiographie de l’URSS, dans la lignée
des travaux de Michel Foucault sur la subjectivation, avec la parution du livre d’Oleg
Kharkhordin, The Collective and the Individual in Russia (où il reprend le concept de Foucault des
techniques de soi et montre les rapports entre les pratiques d’individuation et les pratiques
d’individualisation dans la société soviétique) et celui de Jochen Hellbeck (Revolution On My Mind)
qui, à partir des études des journaux intimes de l’époque stalinienne, montre la manière dont les
individus travaillaient sur eux-mêmes afin de devenir les citoyens soviétiques parfaits. Je remercie
Larissa Zakharova pour m’avoir fourni ces indications.
68
En octobre 2013, le ministre de la culture Vladimir Medinski, cité par Le Monde (4 juin 2014) a
ainsi déclaré que « les fondements de la politique culturelle de la Russie doivent comporter une
27
-
il étudierait enfin les problèmes de traduction rencontrés par exemple par les missionnaires69 ou les traducteurs de la Bible70. C’est peut‐être là encore avec l’idéalisme allemand que s’invente ce sens du mot « spirituel », dans lequel un partage s’opère entre une intériorité immatérielle, « province de l’âme » pour le dire avec Schleiermacher, vouée à l’authenticité, à la méditation abstraite, et l’extériorité sociale, vouée à l’inauthenticité, au rituel, aux images, etc. grande famille en pleine santé, des loisirs sains, un travail créatif libre, la liberté de penser,
l'apprentissage par soi-même et un travail spirituel permanent ».
69
Je pense ici par exemple au dictionnaire que le franciscain Torribio de Benavente, dit Motolinia,
voulut faire de la langue nahuatl. Il traduit le mot teoyotica par spiritual, parce qu’il vient de teotl veut
dire « Dieu », mais ce mot lui-même se rapportent au mot Teopoa, qui veut dire « souffrance,
affliction, angoisse ». Cet exemple est cité par Ph. Borgeaud (2013 b, ), p. 31, à propos des
recherches du linguiste norvégien L. K. Pharo (2007). Saki Kogure, spécialiste de Foucault, me
dit que la notion de « spirituel » ou de « spiritualité » est intraduisible en japonais, et qu’il a fallu
créer un néologisme calqué sur la racine latine du mot.
70
Cf. les hésitations de Luther sur la traduction de rouah du début de la Genèse : « esprit » (Geist)
ou « souffle » (Braus) ? À son époque, le sens de Geist n’était pas complètement dépourvu de sens
concret : maître Eckhart avait ainsi pu traduire « l’Esprit souffle où il veut » par der Geist geistet wo
er will. Cf. aussi la traduction de la Bible par Rosenzweig et Buber (1925), qui, en réaction contre
la Spiritualisierung Gottes mise en œuvre par la théologie protestante et dénoncée par Rosenzweig
dans l’Étoile de la rédemption, décident de traduire rouah par Braus. Cf. H.-Chr. Askani, 1997, p. 173175.
28
Ouvrages cités K. Armstrong, The Great Transformation. The World in the Time of Buddha, Socrates, Confucius and Jeremiah, Londres, 2006. H.-Chr. Askani, Das Problem der Übersetzung – dargestellt an Franz Rosenzweig. Die Methoden und Prinzipien der
Rosenzweigschen und Buber-Rosenzweigschen Übersetzungen, Tübingen, 1997.
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Texte n° 2 De Thalès à Anaxagore : les Ioniens à l’école des dieux Le « tournant culturel » qui depuis les années 1990 a bouleversé et rénové les études d’histoire des sciences, de la philosophie, des savoirs, aux époques médiévale, moderne et contemporaine, ne semble pas avoir encore atteint l’histoire des sciences, de la philosophie, des savoirs, dans l’Antiquité. Alors que le « grand récit » d’une modernité se construisant à partir d’un combat héroïque de « la » rationalité (scientifique, philosophique, savante) contre « la » religion, n’a plus cours, l’histoire de la philosophie, des sciences et des savoirs en Grèce continue d’affirmer que « la » rationalité grecque s’est construite en dehors de « la » religion, voire dans une critique de « la » religion. Bien plus, après quelques timides remises en cause, ce « récit » a été ces dernières années réaffirmé avec plus de vigueur que jamais. À partir d’une étude de cas, cet article voudrait contribuer à amorcer une discussion sur deux questions. Il s’agirait d’abord de comprendre pourquoi l’Antiquité reste encore aujourd’hui à l’écart du « tournant culturel ». Ensuite, il s’agirait de montrer comment, en contextualisant les pratiques grecques qualifiées aujourd’hui de « scientifiques », « philosophiques », « savantes », on peut en rendre compte autrement qu’en transposant dans l’Antiquité le récit héroïque de la Modernité. L’exemple choisi est un chapitre central du grand récit de la naissance de « la » Raison en Grèce, puisqu’il s’agit de ce qu’on appelle « l’école ionienne », c’est‐à‐dire des « philosophes » qui, de Thalès à Anaxagore, auraient fondé la philosophie en émancipant leur savoir de la « la » religion. Dans un premier temps, je montrerai la persistance et la résistance de ce « récit ». Puis je tenterai de montrer comment, en étudiant et en interprétant les témoignages uniquement à partir de ce que nous savons des pratiques et de représentations propres au monde dans lequel vivaient les Ioniens, on verra que leurs savoirs, y compris lorsqu’ils peuvent à bon droit être qualifiés de « rationnels », ne pouvaient pas se concevoir sans les dieux. À ce titre, ils relèvent tout autant de la discipline « histoire de la philosophie antique » que de la discipline « histoire des religions antiques ». 1. Les Ioniens dans le récit de la Raison grecque. Essayons pour commencer de formuler la base du « grand récit » qui lie les Ioniens à la naissance de « la » philosophie. Il repose sur un postulat : « la philosophie » a été inventée en Grèce ; et sur une définition : « la philosophie » se définit comme une activité consistant à penser en recourant exclusivement à la Raison (par opposition à la foi, à l’autorité, à la tradition, aux pouvoirs, etc.). Par conséquent, on peut dater la naissance de la philosophie du moment où des Grecs, en Ionie, ont rejeté la « pensée religieuse » : les termes dans lesquels cette « pensée religieuse » se formule (dieux, héros, « mythes » et tout ce que nous considérons comme relevant de l’« imaginaire » ou de l’ « irrationnel »), mais aussi l’autorité des discours et des actes formulant explicitement ou non cette pensée (révélations oraculaires, « mythes », rituels, normes traditionnelles). À la place, les Ioniens auraient proposé des explications ne se formulant qu’en termes « positifs » ou « naturalistes », ne faisant reposer leur autorité que sur le caractère rationnel de leur démonstration, cette démonstration étant exposée publiquement, s’offrant ainsi à une 32
discussion publique. Si Thalès, premier des Ioniens, est le premier des philosophes, c’est que, le premier, il attribua à l’univers une cause matérielle, l’eau71. Ainsi serait née « la philosophie », mais aussi « la science », non seulement en Grèce, mais dans le monde en général : d’un passage « du mythe à la Raison », du muthos au logos, selon la formule du livre de Wilhelm Nestle, publié à Stuttgart en 1940 (nous y reviendrons). Dans ce récit, c’est la Nature, la phusis, qui fit l’objet des explications rationnelles des Ioniens, et des « premiers philosophes » en général. C’est dans un deuxième temps, Socrate, en « faisant descendre la philosophie du ciel sur la terre », prenne l’Homme pour objet. L’importance de cette coupure socratique, véritable deuxième naissance de la philosophie, fait qu’on attribue aux premiers philosophes le nom de « Présocratiques »72. Ce récit remonte aux leçons sur l’histoire de la philosophie de Hegel73. C’est lui que nous retrouvons non seulement dans les manuels et les ouvrages de vulgarisation, mais aussi chez la 71
C. Blackwell, « Thales philosophus. The beginning of philosophy as a discipline », dans D. R. Kelley (dir.), History and the Disciplines. The Reclassification of Knowledge in Early Modern Europe, The University of Rochester Press, Rochester (NY), 1997, p. 61‐82. Pour une critique philosophique du raisonnement consistant à reconnaître comme « rationnel » la théorie de l’eau comme principe, cf. H. Heit, « Did Rationality Originate in Ancient Ionia? », Skepsis. A Journal for Philosophy and Interdisciplinary Research, 15, 2004, p. 359‐371. Il montre en effet que, quelle que soit la définition donnée d’un raisonnement « rationnel », il est dans tous les cas arbitraire de qualifier de « rationnelle » la proposition que l’eau est le principe de toutes choses. 72
André Laks, Introduction à la « philosophie présocratique, Paris, 2006, p. 31‐53. 73
Cf. D. Janicaud, Hegel et le destin de la Grèce, Paris, 1975. Sur le Thalès de Hegel, cf. H. Heit, Ursprungsmythos der Vernunft – Zur philosophiehistorischen Genealogie des griechischen Wunders, Königshausen & Neumann, Würzburg, 2007, p. 102‐114. Hegel n’est pas le premier à faire de Thalès le premier philosophe. L’idée apparaît pour la première fois au livre I de la Métaphysique d’Aristote (983 b 20). Mais c’est l’interprétation qu’en donne Hegel qui est nouvelle et qui définit la doxa moderne. Pour l’Aristote de la Métaphysique, les « premiers à philosopher » (983 b 6), ce sont ceux qui recherchent « les principes de toutes choses » (ibid.). Mais Hegel est le premier à donner à cette idée le sens d’un passage de la religion à la philosophie ou du mythe à la Raison. Pour Aristote, l’activité même de la recherche est une activité que nous qualifierions aujourd’hui de « religieuse » : il la compare à l’initiation aux mystères d’Éleusis, comme en témoigne le fragment découvert par Joseph Bidez dans les scholies à Jean Climacus de Michel Psellus (Catalogue des manuscrits alchimiques grecs, t. VI, 1928, p. 161 = de philosophia, fr. 15 b Ross) : to;
didaktiko;n kai; to; telestikovn: to; me;n ou\n prw`ton ajkoh/` toi`" ajnqrwvpoi" paragivgnetai,
to; de; deuvteron aujtou` paqovnto" tou` nou` th;n e[llamyin: o} dh; kai; musthriw`de"
jAristotevlh" wjnovmase kai; ejoiko;" tai`"
jEleusinivai": ejn ejkeivnai" ga;r tupouvmeno" oJ
telouvmeno" ta;" qewriva" h\n, ajll j ouj didaskovmeno". « <savoir> didactique et <savoir> initiatique : le premier type de savoir arrive aux hommes par l’audition, mais le deuxième <arrive aux hommes> lorsque l’esprit subit l’illumination. C’est <ce type de savoir> justement qu’Aristote a nommé « mystérique », en le comparant aux mystères d’Éleusis. Dans les mystères d’Éleusis, en effet, les visions ne faisaient pas l’objet d’un apprentissage, elles venaient frapper l’initié ». Cette comparaison était célèbre puisque le rhéteur Himérius y recourt pour décrire l’activité de son père, philosophe péripatéticien (Or., 20, p. 288 Dindorf) et qu’on la retrouve dans le Dion de Synésius de Cyrène (10, 48 a = Aristote, de philosophia, fr. 15 a Ross). Ces textes, étant évidemment très gênants pour l’historiographie commune de la philosophie antique, quand ils ne sont pas ignorés, sont couramment jugés apocryphes ou métaphoriques (Olof Gigon les a classés parmi les dubia de son édition des fragments d’Aristote). Mais rien n’autorise à les juger tels : pour Aristote, l’activité consistant à philosopher nous rapproche des dieux, dans la mesure où la vie des dieux est contemplation (Métaph., L, 7, 1072, 23 sq.). Philosopher, c’est donc imiter les dieux (Nicomaque, IX, 8, 1178 b 18) « autant qu’il est possible » (Nicomaque, 7, 1177 b 25 ; 15, 1154 b 21 ; Pol., VII, 1, 1323 b 21). Cette recherche est donc, de toute façon, « religieuse », et l’école d’Aristote, comme toutes les écoles philosophiques athéniennes, est une association « religieuse », c’est‐à‐dire une association dont la vie s’organise autour de sacrifices et de banquets rendant un culte aux dieux. En ce qui concerne l’Académie et le Lycée, cf. e. g. Antigone de Carystos, 33
plupart des historiens de la philosophie antiques et des antiquisants, à commencer par Eduard Zeller, dont la monumentale et fondatrice histoire de la philosophie antique s’inscrit explicitement dans l’héritage de Hegel74. Pour employer le langage de l’archéologie foucaldienne, la philosophie de l’Histoire hégélienne constitue le « sol » à partir duquel les antiquisants (parmi les plus grands, citons Diels, Burnet, Guthrie, Snell, Gernet, Bollack, Vernant, Laks) rendirent compte de la naissance de la Raison en Grèce, ainsi que la plupart des grands penseurs de la culture, de Nietzsche, qui rapproche Thalès de Lavoisier et de Laplace75, à Pierre Bourdieu76, en passant par Ernst Cassirer77, Max Weber78, Hans Blumenberg79, et Cornelius Castoriadis80 : tous ont admis l’idée que notre conception de la philosophie provient de la philosophie grecque et que celle‐ci était née d’un passage du mythe à la Raison81. fr. 23 Dorandi = Athénée, XII, 547 f‐548 a : ejpoihvsanto ta;" sunovdou" tauvta" oiJ peri; Plavtwna
kai;
Speuvsippon
[…] i{na
faivnwntai
kai;
to;
qei`on
timw`nte"
kai;
fusikw`"
ajllhvloi"
sumperiferovmenoi, kai; to; plei`ston e{neken ajnevsew" kai; filologiva". « Platon, Speusippe et leurs disciples instituèrent ces réunions afin de montrer qu’ils rendaient un culte aux dieux et qu’ils se comportaient les uns avec les autres en conformité avec la Nature, mais surtout, parce qu’ils visaient la détente et la plaisir des discours savants ». Le fusikw`" des manuscrits ne me semble pas exiger la correction en mousikw`" proposée par Bergk et acceptée par Wilamowitz puis par Tiziano Dorandi dans son édition d’Antigone de Carystos : cf. Strabon, X, 3, 9 : koino;n dh; tou`to kai; tw`n
JEllhvnwn kai; tw`n
barbavrwn ejsti; to; ta;" iJeropoiiva" meta; ajnevsew" eJortastikh`" poiei`sqai, ta;" me;n su;n
ejnqousiasmw/`, ta;" de; cwriv", kai; ta;" me;n meta; mousikh`", ta;" de; mhv, kai; ta;" me;n
mustikw`", ta;" d j ejmfanw`": kai; tou`q j hJ fuvsi" ou{tw" uJpagoreuvei. « Grecs et Barbares ont en commun d’accomplir leurs rituels religieux au moyen de la détente que procurent les fêtes, les uns avec possession, les autres sans ; les uns en musique, les autres sans ; les uns dans le secret, les autres au grand jour. Tel est ce à quoi nous enjoint la nature. ». Appliquée à la nature et à ses principes, la recherche philosophique est en quelque sorte doublement religieuse, dans la mesure où la nature, jusque dans ses manifestations les plus répugnantes en apparence, la nature est « pleine de dieux » (P. A., 645 a). Autrement dit, la recherche des causes à l’œuvre dans la nature, si elle définit la philosophie pour Aristote dans le livre de la Métaphysique, est une activité « religieuse ». Enfin, il convient de rappeler que dans un autre texte, le de philosophia, Aristote faisait commencer la philosophie chez les « barbares », et donnait alors au mot un autre sens. Hegel a donc, pour reprendre une expression d’André Laks, « joué l’Aristote de la Métaphysique contre l’Aristote de Sur la philosophie ». 74
Sur la relation de l’historiographie zellerienne à Hegel, cf. H. Heit, 2007, p. 29, 99-100.
Cf. F. Nietzsche, Les Philosophes préplatoniciens, suivi de Les diadocaiv des philosophes, tr. fr., Combas, [1872] 1994, p. 110‐111. Et p. 107 : « Ce fut [sc. Thalès] un grand mathématicien, grâce à qui la philosophie commença en Grèce. De là vient son sens de l’abstrait, du non‐mythique, du non‐allégorique ». Renvoyons aussi aux pages sur Thalès dans La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, trad.. fr., Gallimard, Paris, 1975, p. 20‐24. 75
76
Cf. P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, 1997, p. 30 : « Le champ philosophique est sans nul doute le
premier champ scolastique qui se soit constitué en s’autonomisant par rapport au champ politique en voie de
constitution et par rapport au champ religieux, dans la Grèce du Ve siècle avant notre ère ; et l’histoire de ce
processus […] est inséparable de l’histoire du processus qui a conduit de la raison analogique (celle du mythe et
du rite) à la raison logique (celle de la philosophie) ». Ce champ est « affranchi des prescriptions de la sagesse
religieuse », et « les mythes et les rites s’y transforment d’actes pratiques de croyances […] en objets
d’étonnement et d’interrogation théoriques […] ».
77
Cf. A. Laks, 2006, p. 131-149.
78
Cf. les textes auxquels renvoie A. Laks, 2006, p. 100-101.
79
Cf. son livre sur Le rire de la servante thrace, trad. fr., L’Arche, Paris, 2000.
80
Cf. C. Castoriadis, Ce qui fait la Grèce 1. D'Homère à Héraclite, Le Seuil, Paris, 2004.
81
Cf. le parcours historiographique proposé par A. Laks (2006), des Lumières à nos jours. Aux auteurs qu’il
passe en revue, ajoutons les noms de François Châtelet, de Jean Bollack, de Pierre Hadot, de Marcel Conche.
34
Le caractère le plus frappant de ce récit, c’est sa persistance : Jean‐Pierre Vernant, qui commence son célèbre article de 1957 par un développement critique sur le « miracle grec », finit non pas par rejeter l’idée d’un miracle grec, mais par en expliquer les conditions de possibilité, c’est‐
à‐dire la cité, avec son espace public82. Autrement dit, il n’élimine pas le miracle grec, il le déplace : le miracle n’est plus l’apparition de la pensée rationnelle, mais l’apparition de la cité, qui va permettre l’apparition de la pensée rationnelle. Vernant critique même les travaux de Cornford83, qui pourtant ne remettait nullement en cause le dogme du rationalisme grec84, pour n’avoir pas suffisamment distingué les premiers penseurs grecs de la pensée religieuse orientale : « rétablir le fil de la continuité historique » ne doit pas faire perdre de vue « le véritablement nouveau : ce par quoi la philosophie cesse d’être le mythe pour devenir philosophie […], la mutation mentale » qui s’est opérée en Ionie85. On pouvait donc se demander, avec Maurice Caveing, si le miracle grec, évacué par la porte, ne rentrait pas par la fenêtre86. Plus récemment furent publiés les actes d’un colloque réunissant dix‐sept savants de renom, organisé en 1996 autour du titre From Myth to Reason87. À l’exception de Claude Calame88, les antiquisants répondaient à la question posée par un oui, assorti de quelques ajustements : en un mot, les choses n’étaient pas aussi simples que les avait pensées Wilhelm Nestle en 1940 : il y avait du logos dans le muthos, et du muthos dans le logos, mais quoi qu’il en soit, pour le dire avec Walter Burkert, « there was a unique development that brought about Greek philosophy and science, something which arose nowhere else and at no other time in just this form, but which has been kept alive until the present day by an uninterrupted tradition of books and of ‘schools’ reading and discussing these very books »89. Même le fait que Nestle ait été membre du parti nazi ne semble pas avoir conduit à remettre en question cette idée que « la philosophie » est née d’un passage « du mythe à la Raison ». Un seul des intervenants, Jan Bremmer, attira l’attention sur ce point : Nestle, alors qu’il était à la retraite et n’avait donc aucune raison de servir le régime par opportunisme, avait été le contributeur régulier d’une revue intitulée Aus Unterricht und Forschung: Wissenschaftliche Zeitschrift auf national‐
sozialistischer Grundlage [« Enseignement et recherche. Revue scientifique nationale‐socialiste »] : il y publia notamment un article sur les juifs dans le monde gréco‐romain (« Die Juden in der griechisch‐römischen Welt », 1935, p. 165 sq.) et un autre consacré à la « pensée du Führer dans la doctrine politique platonicienne et aristotélicienne » (« Der Führergedanke in der platonischen und aristotelischen Staatslehre », 1937, p. 73 sq.). Dans l’introduction même de son livre consacré à la naissance de la philosophie grecque, il écrivait qu’il n’avait été donné qu’aux Aryens (les Grecs étant des Aryens) de parcourir ce chemin du mythe à la Raison, et que si Luther avait osé traité la Raison 82
« Du mythe à la raison. La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque », Annales E. S. C., 1957,
p. 183-206, repris ensuite dans Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, La
Découverte, [1965] 1985, p. 373-403.
83
F. M. Cornford, From religion to philosophy : a study in the origins of western speculation, E. Arnold,
Londres, 1912 ; Principium sapientiae. The Origins of Greek Philosophical Thought, Oxford, 1952.
84
D’après lui, la philosophie « rationalisait » le mythe, cf. F. M. Cornford, 1952, p. 187-188.
85
J. P. Vernant, [1965] 1985, p. 378. La notion de « mutation mentale » vient de la psychologie historique
d’Ignace Meyerson, comme l’a montré A. Laks (2006, p. 88-89).
86
Cf. l’interrogation de Maurice Caveing dans J.-P. Vernant, « Questions de méthode. Dialogue avec Maurice
Caveing et Maurice Godelier », 1975, repris dans J.-P. Vernant, Entre mythe et politique, Le Seuil, Paris, 1996,
p. 105-136, ici p. 113.
87
R. G. A. Buxton (éd.), From Myth to Reason? Studies in the Development of Greek Thought, Oxford, 1999.
88 Seul l’article de C. Calame (1999, p. 140) affirme que les « mythes grecs » sont des lovgoi qui « do not seem to be
markedly differentiated from other types of discourse in which we, by contrast, would perceive the operation of reason ». Sur cette
critique de la catégorie de « mythe », cf. C. Calame, Mythe et histoire dans l’antiquité grecque. La création symbolique d’une
colonie, Les Belles Lettres, Paris 2011 (2e éd. augmentée ; éd. or. : Lausanne, Payot, 1996).
89
De même, G. Lloyd (1999, p. 145-165) s’emploie à montrer, par une comparaison entre la Chine et la Grèce,
que seuls les Grecs distinguaient entre « rationnel » et « imaginaire » et connaissaient la pratique du débat
public.
35
d’« aveugle putain », c’était seulement parce qu’il était influencé par la conception juive selon laquelle l’aspiration des hommes à la connaissance était impie90. Ces informations, apportées au colloque par Jan Bremmer, ne suscitèrent aucun commentaire, ni dans l’introduction de Buxton au volume des actes, ni dans la contribution de Glenn Most, consacrée pourtant à la critique du logos au nom du muthos dans la philosophie allemande de Nietzsche à Adorno. Malgré ce qu’avait montré Bremmer, Most alla même jusqu’à dire que « Nestle n’était pas du tout nazi » et prétendait par son livre « contribuer à l’accroissement de la rationalité dans le monde troublé qui l’environnait »91. André Laks, tout en citant « en passant »92 la phrase sur les Aryens dans son livre sur la « philosophie présocratique », écrit que le nazisme de Wilhelm Nestle ne change rien à la pertinence profonde de son idée93. Et en effet, l’idée d’un passage en Grèce « du mythe à la Raison » n’est pas en elle‐même une idée nazie. Mais le fait qu’elle ait été défendue en cohérence avec la nouvelle normativité promue par le régime nazi aurait dû conduire à s’interroger, non pas sur le caractère nazi de cette idée, mais sur son origine : la philosophie de l’Histoire allemande. Car la « höchstbegabte Rasse » de Nestle est en fait une transposition, dans l’idéologie nazie, du Volksgeist de Zeller et de Hegel, comme l’a montré récemment dans un magistral ouvrage un jeune philosophe allemand, interrogeant de façon critique, dans la lignée de Nietzsche, de Feyerabend et de l’école de Francfort, l’histoire de sa propre discipline94. Rien, même l’engagement nazi d’un de ses défenseurs les plus ardents, ne semble donc pouvoir justifier que l’on aborde de façon critique le récit du passage du mythe à la Raison. Dès lors, après la timide remise en cause représentée par le colloque de Bristol, c’est sans surprise que l’on voit en 2011 l’éminent helléniste Robert L. Fowler publier dans le Journal of Hellenic Studies un article expliquant que, mutatis mutandis, muthos correspond « in important ways » à la notion moderne de « mythe » et logos, qui correspond symétriquement à la notion moderne de Raison, « stands at the beginning of an unbroken tradition of Western rationalism »95. On aurait pu s’attendre à ce que Marcel Detienne, après avoir critiqué Jean‐Pierre Vernant pour n’être pas sorti du mythe du « miracle grec » et du passage du mythe à la raison96, s’attaque à cette question. Mais il ne l’a jusqu’à présent pas fait : il a déconstruit la catégorie de « mythe », mais il n’a pas déconstruit la catégorie de « Raison ». Il a montré par les entreprises comparatives qu’il a dirigées que la « démocratie » n’était pas le monopole des Grecs, mais il n’a pas dirigé cette entreprise comparatiste sur le monopole de « la Raison » par « les Grecs ». Sa postface à la réédition des Maîtres de vérité ne revient pas sur le schéma selon lequel la philosophie serait le produit d’un processus de « laïcisation »97. Et au seuil de son livre sur Apollon, alors même qu’il annonce qu’il va 90
W. Nestle, 1940, p. 13 : « Ein Wort wie das Luthers von der ‘blinden Hure Vernunft’ wäre im griechischen
Kulturkreis unmöglich. Es konnte nur fallen vermöge der Unterordnung unter die jüdische Anschauung, dass
das menschliche Erkenntnisstreben eine Auflehnung gegen Gott sei ».
91
p. 30 : « Nestle was apparently not at all a Nazi himself […] by means of his book help to increase the
rationality in the troubled world around him » (G. W. Most, 1999, p. 30).
92
2006, n. 2 p. 57.
93
« La formule du ‘mythe à la raison’ a été souillée par W. Nestle », mais « l’émergence et le développement de
la rationalité en Grèce comme une sortie hors du mythe […] ne pose aucun problème particulier » (ibid., p. 56).
94
La philosophie, pour Zeller (cité par H. Heit, 2007, p. 131), est « ein einheimisches Erzeugnis aus dem Geist
und den Bildungszuständen des griechischen Volkes ».
D. W.
Graham, Explaining the cosmos : the Ionian tradition of scientific
philosophy, Princeton, 2006. Pour d’autres exemples, cf. H. Heit, 2004, p. 359.
95
R. L. Fowler, « Mythos and logos », Journal of Hellenic Studies, 131, 2011, p. 45-66. Cf. aussi
96
Sur la « vive obsession » du muthos et du logos, cf. M. Detienne, Comparer l’incomparable, Le Seuil, Paris,
[2000], 20092, p. 134-135, 145. Sur le retour de Vernant au mythe du miracle grec, cf. M. Detienne, ibid., p. 150152.
97
M. Detienne, « En ouverture. Retour sur la bouche de la Vérité », repris ensuite dans Les Grecs et nous. Une
anthropologie comparée de la Grèce ancienne, Perrin, Paris, 2005, p. 89-111, ici p. 92 : « Comment se fait le
passage d’une pensée marquée par l’ambiguïté et par sa logique à une autre qui semble ouvrir un nouveau
36
démolir le mythe winckelmannien d’un Apollon aimable et doux, il prévient98 : « Qu’on se rassure. Il n’est pas question de faire oublier l’Apollon enjoignant à Socrate de pratiquer un genre de vie « philosophique » fondé sur la connaissance de soi et l’art de se questionner tout en questionnant autrui ». La furia antropologica épargne donc l’histoire de la philosophie comme Attila épargnait Rome, et l’ironie de l’expression « qu’on se rassure » masque mal le malaise qui entoure l’arbitraire apparent de cette décision99. Très rares sont ceux qui ont voulu réellement remettre en cause cette dogmatique. Peter Kingsley s’y est efforcé, mais en travaillant sur des personnages tels que Pythagore ou Empédocle, que les spécialistes récents situent à la marge de l’histoire de la philosophie antique, quand ils ne les en excluent pas100. Dès lors, P. Kingsley pouvait à loisir mettre en lumière ce qu’il appelait leur « mysticisme » (par opposition au rationalisme prétendu des premiers philosophes), ses collègues lui concédaient bien volontiers ces originaux. Un autre savant, Giorgio Colli, philologue gigantesque et solitaire de l’université de Florence, connu en France pour son édition de Nietzsche, entreprit tout seul de former un nouveau corpus, intitulé La Sagesse grecque, destiné à remplacer le recueil des Présocratiques qui fait autorité, celui de Hermann Diels, révisé ensuite par Walter Kranz. Diels pensait comme Hegel que les incunables de la philosophie avaient été écrits à Milet au VIe siècle avant notre ère, comme il le proclamait encore solennellement quelques semaines avant sa mort, au milieu du désastre de l’Europe101. Nul mieux que lui ne pouvait incarner l’idéal du scientifique et de l’intellectuel moderne : en 1914, il avait refusé de signer l’Appel des 93, dans lequel les gloires de la science (y compris Wilamowitz) et de l’intelligentsia allemandes légitimaient l’invasion de la Belgique et dénonçaient la France et l’Angleterre pour avoir « lâché » contre l’Allemagne « des Nègres et des régime intellectuel, celui de l’argumentation, du principe de non-contradiction, ainsi que du dialogue avec le
sens, avec l’objet d’un énoncé et sa référence ? ». Plus bas (p. 106), il explique que dans son Invention de la
mythologie, il n’avait nullement pour intention d’éliminer la catégorie du mythe, mais simplement de la
« repenser ». Cf. aussi ce qu’il dit du logos, p. 93 : « Par sa fonction nouvelle et qui est fondamentalement
politique, en accord avec l’agora, le logos, parole et langage, devient un objet autonome, soumis à ses propres
lois ».
98
M. Detienne, 1998, p. 10-11.
99
Car on ne peut soupçonner Detienne d’ignorer le problème, cf. e. g. p. 134‐135. De la même façon, on peut se demander, avec André Laks (2006, p. 100‐103), pourquoi Max Weber ne s’est jamais « attaqué » au problème du rationalisme grec. Craignait‐il de devoir renoncer au mythe de la Raison grecque ? Alors qu’il met en place un gigantesque chantier comparatiste, dans lequel il confronte les différents types de rationalité présents dans les différentes civilisations, Weber « n’a jamais traité du rationalisme grec pour lui‐même « n’a jamais traité du rationalisme grec pour lui‐même », « même s’il rend hommage ici ou là au rationalisme grec ». Le « même si » doit sans doute être remplacé comme un « parce que ». Si « la Grèce joue chez Weber un rôle plus discret […] que l’on ne le souhaiterait, au vu de l’importance même qu’il lui reconnaît dans la formation du rationalisme moderne… » (A. Laks, 2005, 103), c’est justement en raison de cette importance : un lecteur de Nietzsche comme Weber soupçonnait sans doute qu’une enquête véritable révélerait que le « rationalisme grec » n’était pas « pour l’essentiel extra‐religieux » (ibid., 102). 100
Le livre de Burkert sur Pythagore (Weisheit und Wissenschaft: Studien zu Pythagoras, Philolaus und Platon,
H. Carl, Nuremberg, 1961, révisé ensuite dans l’édition anglaise de 1972, Lore and Science in Ancient
Pythagoreanism, Harvard University Press, Cambridge [Mass.]) a fait définitivement justice du mythe d’un
Pythagore mystique doublé d’un rationaliste inventeur des mathématiques. En ce qui concerne Empédocle, la
plupart des chercheurs ont abandonné l’idée d’une opposition entre un Empédocle « rationnel », auteur du Sur la
nature, et d’un Empédocle mystique, auteur des Purifications. Cf. en dernier lieu le texte remarquablement
documenté d’Oliver Primavesi, « Empedokles », dans Grundriss der Geschichte der Philosophie. Die
Philosophie der Antike, I, Frühgriechische Philosophie, D. Bremer - H. Flashar - G. Rechenauer (éds.), Bâle,
2013, p. 667-739, en particulier p. 685-694. Cf. aussi les réflexions d’A.-G. Wersinger sur l’inadéquation de la
catégorie moderne de « religion » appliquée à Empédocle, dans sa « Présentation » au dossier de la Revue de
métaphysique et de morale consacré à Empédocle (2012/3, n° 75, p. 291-299, ici p. 293).
101
H. Diels, « Anaximandros von Milet », conférence prononcé au Danemark et en Suède au printemps 1922,
publié après la mort de Diels dans les Neue Jahrbücher für das klassische Altertum, Geschichte und deutsche
Literatur », 51, 1923, p. 65, repris ensuite dans W. Burkert (éd.), H. Diels. Kleine Schriften zur Geschichte der
antiken Philosophie, Hildesheim, 1969, p. 1.
37
Mongols »102. Après le désastre de la guerre, de façon significative, il consumait ses dernières forces dans l’édition, la traduction et le commentaire du de rerum natura, dont Albert Einstein (qui lui aussi avait refusé de signer l’Appel des 93) devait écrire la préface et que Franz Cumont devait (en secret) financer103. C’est donc « contre » le monument de Diels que Colli édifiait sa Sagesse grecque. Les Présocratiques de Diels commençaient par les « Sept Sages », avant de passer à Thalès, le véritable fondateur de la philosophie. Colli commençait, lui, par un magistral premier volume dont les chapitres étaient intitulés « Dionysos », « Apollon », « Éleusis », « Orphée », « Musée », « Hyperboréens ». C’est seulement dans le deuxième volume qu’apparaissait Thalès. Il avait donc réuni dans le premier volume des témoignages et des fragments d’une « sagesse grecque » placée sous le signe de deux dieux (Dionysos et Apollon) et représentée par des personnages fabuleux en lien avec ces dieux (Orphée et Musée, et ceux qu’il appelait les « Hyperboréens », c’est‐à‐dire les personnages des sages venus de la Mer Noire, et qu’on appelle aussi parfois, à la suite d’E. R. Dodds104, les « chamanes grecs »). Colli montrait en effet non pas que la « sagesse grecque » avait une origine religieuse, c’est‐à‐dire (car lui aussi continuait à employer ce vocabulaire) « irrationnelle », « mystique », « mythique », origine religieuse dont elle allait progressivement se détacher pour devenir « philosophie », mais que cette origine constituait aussi une dimension qui allait accompagner la « sagesse grecque » pendant toute l’histoire de la philosophie grecque. Ce premier volume, avec ses commentaires magistraux et son apparat critique extrêmement riche, était une sorte de bombe placée sous le fauteuil de l’historiographie post‐hégélienne ; elle l’ignora105. Pourtant, Colli n’allait pas jusqu’à nier l’essence rationnelle de la philosophie. Il restait en ce sens fidèle à l’historiographie traditionnelle de la philosophie antique et de la philosophie en général. Seulement, il estimait que cette activité s’exerçait dans une sorte de corps à corps permanent avec l’irrationnel, le mystique, le divin. Son attention à la sagesse dionysiaque et à la sagesse apollinienne était de bout en bout une attention de philosophe, et non d’anthropologue ou d’historien. Il ne tenait pas compte de la variété des visages et des modalités d’action de Dionysos ou d’Apollon, tels qu’ils se manifestaient dans les histoires, les représentations et les rituels, variété telle qu’il est impossible de réduire ces dieux (et cela vaut pour tous les dieux du polythéisme grec) à une définition essentialiste. Au contraire, comme Nietzsche, il assimilait Dionysos à une certaine idée de la sagesse, Apollon à une autre : en un mot, il les conceptualisait. J’ai voulu, dans cette première partie, faire simplement constater cette unanimité profonde de tant de grands savants, quels que soient leurs oppositions et parfois leurs affrontements, autour de l’idée d’une philosophie grecque malgré tout, envers et contre tout, « rationnelle », « areligieuse » et « amythique », ainsi que l’échec des tentatives de penser autrement les origines de ce que nous appelons « philosophie ». Comment l’expliquer, à l’heure où toutes les autres périodes de l’histoire des sciences, des savoirs, de la philosophie, font l’objet d’un tel renouvellement historiographique ? Je passe maintenant à l’exemple choisi pour amorcer un débat sur ce récit de la naissance de la Raison en Grèce : les Ioniens. Je commencerai par dire un mot de la méthode suivie : la démarche de l’historien, quand elle prend pour objet une société aussi différente de la nôtre que celle de la Grèce préclassique, implique aussi une démarche d’anthropologue. Or adopter une démarche d’historien anthropologue, c’est être nominaliste. C’est donc commencer par refuser le postulat 102
L. Canfora, 1914, Sellerio, Palerme, 1992, p. 109.
C. Bonnet, « Mise en perspective épistolaire. « Denn ich denke oft im Stillen an Sie. » Hermann Diels et Franz
Cumont : la filiation intellectuelle à l’épreuve de la guerre 14-18 », Anabases, 10, 2009, p. 99-110.
104
E. R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, trad. fr., Flammarion, Paris, [1959] 1977, p. 139-178.
105
Quand Colli n’était pas ignoré, il était traité avec une désinvolture incroyable : en témoigne par exemple le
compte rendu étique accordé par Jonathan Barnes au volume II de la Sapienza greca, cf. Classical Review 29,
1979, p. 242-243.
103
38
selon lequel quelque chose comme « la philosophie » aurait existé à travers les siècles, depuis l’Ionie du VIe siècle avant notre ère. C’est aussi refuser cette même permanence aux catégories à partir desquelles nous pensons la philosophie aujourd’hui – « rationnel » vs. « irrationnel », « Raison » vs. « mythe », « philosophie » vs. « religion » – et partir à la rencontre de personnages du passé, qui ne nous sont rien, qui se présentent à nous comme des étrangers, en essayant de comprendre ce qu’ils faisaient à partir de leur propres catégories, de leurs propres mots. Comme l’observait très justement Richard Buxton dans son introduction au volume des actes du colloque de Bristol, renoncer au schéma du mythe et de la Raison, c’est se retrouver « sans mots »106 : « We might seem to have reached a point where not only does ‘the Greek achievement’ have about it more of the mirage than the miracle, but where we are actually left without a vocabulary for describing the events which were once thought to constitute that achievement ». Cet aveu d’impuissance, remarquable par son honnêteté intellectuelle, n’explique pas simplement pourquoi ce vieux schéma a la vie dure. Il invite aussi à tenter une nouvelle méthode d’approche. Elle doit consister précisément à accepter de se retrouver « without a vocabulary » et à aller écouter les mots des autres. II. Les Ioniens Nous l’avons dit : choisir pour objet d’étude les Ioniens, et non Pythagore ou Empédocle, comme Peter Kingsley, c’est porter la critique au cœur même de la vulgate, en étudiant ses deux figures les plus cruciales107 : Thalès de Milet, le « premier philosophe », fondateur de ce qu’on appelle « l’école ionienne » et Anaxagore de Clazomènes, le dernier représentant de cette école, qui, en s’installant à Athènes à l’époque de Périclès, fait office de chaînon reliant l’école d’Ionie à Athènes108. Et nous montrerons que l’un et l’autre, donc le fondateur du mouvement ionien et celui qui est son point d’aboutissement, loin d’avoir « laissé les dieux à la porte », selon une formule qu’on rencontre partout109, ne pouvaient pas se concevoir, ni eux ni leur savoir ni leur « pensée », sans les dieux. Reconnaissons‐le d’emblée : les témoignages que nous possédons sur Thalès comme sur Anaxagore sont fragmentaires et souvent obscurs (en particulier pour Thalès). J’espère néanmoins qu’en les étudiant pour eux‐mêmes, c’est‐à‐dire sans chercher à y voir les ancêtres de nos propres pratiques théoriques (qu’elles se donnent comme philosophiques, scientifiques), et en les prenant non pas comme des témoignages référant à la réalité objective de Thalès et d’Anaxagore, mais comme aux représentations qui leur étaient rattachées, je pourrai démontrer que, bien loin d’avoir laissé les dieux à la porte, les sofoiv de l’Ionie pensaient avec les dieux. 106
R. Buxton, 1999, p. 11.
Nous disposons de trop peu de témoignages sur la vie d’Anaximandre et d’Anaximène, « intermédiaires »
entre Thalès et Anaxagore, pour que je puisse, sans reconstructions arbitraires, les prendre pour objet d’étude.
Les sources les concernant sont presque toutes uniquement doxographiques.
108
Sur le séjour d’Anaxagore à Athènes, nous avons deux traditions : l’une dit qu’il serait venu au lendemain de
la deuxième guerre médique, l’autre qu’il y aurait philosophé trente ans. Comme il est mort en 428, peu après
son procès et son départ d’Athènes, les deux traditions ne sont pas conciliables et il est vain de prétendre
trancher en faveur de l’une ou de l’autre.
109
L’expression, reprise par Vernant ([1965] 1985, p. 408), parfois attribuée à Lloyd, vient en fait de B. Farrington, cité par G. E. R. Lloyd, Les débuts de la science grecque, trad. fr., Librairie François Maspero, 1974, p. 20. On la retrouve par exemple dans la présentation que l’éditeur fait du volume collectif La pensée antique des fondateurs à Saint Augustin, Paris, 2006 : « Depuis que Thalès, au VIe siècle avant Jésus‐Christ, a commencé à chercher loin des dieux les réponses aux grandes questions du monde, c’est auprès des philosophes grecs que nous avons appris à nous interroger et à développer notre capacité à vivre en harmonie avec le monde. » 107
39
1. Thalès. 1. 1. Thalès à l’école d’Apollon. Thalès, comme Anaximandre110, autre « philosophe ionien », appartenait, disait‐on, à une famille noble, les Thelidai, qui disait descendre de Cadmos, le fondateur mythique de Thèbes111. Mais Hérodote dit qu’il était d’extraction phénicienne112, et il n’est pas certain qu’il ait voulu par là faire allusion au fait que Cadmos, fils d’un roi de Tyr, était « phénicien »113. Rien de certain, donc, sur ses origines. Il n’est pas davantage possible de le situer précisément dans le temps : on peut juste dire qu’il vivait à Milet à l’époque de Crésus, donc dans ce qui était encore, avant sa destruction par les Perses en 494 av. J.‐C., la « parure de l’Ionie »114: une cité extrêmement prospère115, métropole de 90 colonies116, possédant à Didymes un oracle international, sur lequel nous reviendrons. Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est qu’il fut reconnu dès son vivant comme un sage, un sofov". En témoignent un fragment d’Alcée117 et La Liste des archontes de Démétrius de Phalère, selon laquelle Thalès fut « nommé sage » (sofo;" wjnomavsqh) sous l’archontat de Damasios (586/585 av. J.‐C.)118. Qu’est‐ce qu’un sofov", à l’époque de Thalès ? C’est, avant toutes choses, un homme qui voit l’invisible : le passé, le présent et l’avenir119 ; la solution d’une énigme impénétrable120 ; mais aussi ce qui se cache à l’intérieur des choses, leur nature (fuvsi")121. Il est seul à voir clair dans un monde où les autres hommes passent leur temps à trébucher. Cette vision se produit de trois façons différentes : par possession, par intuition directe sans état de possession, mais aussi par conjecture 110
C’était peut-être son parent, Souda, s. v. ; Diogène Laërce, II, 1.
Diogène Laërce, I, 22.
112
I, 170. Sur le commerce entre Milet et le Proche Orient, cf. A. M. Greaves, Miletos : a history, Routledge,
Londres-New York, 2002, p. 99. Sur Milet, on peut également consulter V. B. Gorman, Miletos, the ornament of
Ionia: a history of the city to 400 B.C.E, Ann Arbor (Mich.), 2001.
113
Pace G. Thomson, « From Religion to Philosophy », Journal of Hellenic Studies, 1953, p. 77-84, ici p. 79.
114
Hérodote, V, 28.
115
A. M. Greaves, 2002, p. 96.
116
Pline l’Ancien, V, 112. Cf. A. M. Greaves, 2002, p. 82 et 104.
117
Alcée, fr. 448 Lobel-Page (Himerius, Excerpt. Neap. Or., 28, 2 Colonna) = Thalès, A 10 DK = A 1 Colli :
kai; jAlkai`o" ejn wj/dai`" h/\de [correction de Diels pour ei\ce] Qalh`n o{te kai; Levsbo"
111
panhvgurin [le texte s’interrompt ici]. « Et Alcée célébrait Thalès dans ses chants, lorsqu’il y eut une fête à
Lesbos ». Il me paraît excessivement sceptique de penser qu’il s’agit d’un autre Thalès : un autre sage,
Aristodème de Sparte, était chanté par Alcée (fr. 360 Lobel-Page = Diogène Laërce, I, 31). Je suppose que c’est
pour sa sofiva que Thalès était célébré par Alcée.
118
Diogène Laërce, I, 22 (= Démétrius de Phalère, fr. 149 Wehrli).
119
Il., I, 70 ; Hésiode, Théog., 38. Cf. les pages que Detienne a consacrées à cette sofiva divinatoire.
120
Cf. G. Colli, La Naissance de la philosophie, ch. 4 (« Le défi de l’énigme »), p. 49-58.
121
Cf. Épiménide, fr. B 11 DK = A 4 Colli ; Héraclite, fr. B 123 DK = fr. A 92 Colli : fuvsi" kruvptesqai
filevei [« Nature se cache. »] ; Xénophane, B 34 DK ; Alcméon de Crotone (Diogène Laërce, VIII, 83) : peri;
tw`n ajfanevwn, peri; tw`n qnhtw`n safhvneian me;n qeoi; e[conti, wJ" de; ajnqrwvpoi"
tekmaivresqai. [« Sur les choses invisibles, sur les choses mortelles, les dieux détiennent la connaissance
immédiate. Mais aux hommes, il est donné de conjecturer. »] Il existe donc une fracture entre les dieux et les
mortels. Elle n’a rien à voir avec la fracture métaphysique, qui nous est familière, entre un dieu transcendant et
ses croyants. Les dieux des Anciens ne sont pas transcendants. Cette fracture porte précisément sur la
connaissance de ce qui est caché. Une manifestation remarquable de cette fracture est la différence de langue
entre les dieux et les mortels (cf. J. S. Clay, 1972), telle qu’elle apparaît par exemple dans l’épisode de l’Odyssée
(X, 281-305) où Hermès offre à Ulysse le mw`lu, mais aussi dans le caractère énigmatique de la parole
d’Apollon (cf. G. Colli, 1975, p. 49-69).
40
(au moyen de signes, d’indices qu’on reconnaît). Ces trois façons de « voir » ne s’excluent pas, comme le montre la figure du sage Théoclymène dans l’Odyssée122. Or cette capacité de vision n’est pas le résultat des études ou des recherches du sofov" : elle est un don qui lui vient des dieux : le sage archaïque est, par définition, qeofilhv", aimé des dieux123, et il n’a donc aucune raison de les « mettre à la porte ». Thalès ne fait pas exception à cette règle : il est lui aussi en relation avec les dieux, et en particulier avec Apollon, qui « possède Milet », comme le dit l’hymne homérique124. Plusieurs témoignages le montrent. Il y a d’abord l’histoire du trépied que des pêcheurs de Milet trouvent dans la mer125. Les Milésiens demandent à l’oracle d’Apollon, à Delphes, à qui le trépied doit revenir. Réponse : « à celui qui est le premier par la sofiva ». Ils donnent le trépied à Thalès. Thalès le donne à un autre sage, et le trépied commence un circuit de sage en sage et finit par Solon, qui décide que le premier par la sagesse, c’est le dieu lui‐même, et donc envoie le trépied à Delphes. Dans une autre version de cette histoire, racontée par Callimaque (qui prend pour source un auteur milésien nommé Léandrios126), l’objet n’est pas un trépied, mais une coupe en or, qu’un Arcadien nommé Bathyclès lègue « au plus utile parmi les sages ». Là aussi, on la donne à Thalès, qui la donne à un autre sage, et le circuit recommence, mais cette fois‐ci la coupe finit par retourner à Thalès, qui décide alors de la consacrer à Apollon, non pas à l’Apollon de Delphes, mais à l’Apollon de Milet : c’était ou bien l’Apollon du sanctuaire oraculaire de Didymes (à 16 km de Milet) ou bien l’Apollon Delphinios (« Dauphin ») de Milet. La version de Diogène Laërce est assez confuse, et il est oiseux de prétendre trancher le problème. L’essentiel est de voir que le sofov", dans tous les cas, signale que le premier par la sofiva, celui à qui il doit sa sofiva, c’est le dieu. Un papyrus retrouvé au siècle dernier nous a conservé le passage du poème de Callimaque où le fils de Bathyclès porte la coupe à Thalès. Où le trouve‐t‐il ? Dans le temple d’Apollon à Didymes. Et qu’est‐il en train de faire ? Il trace des figures géométriques sur le sable127 : eu|ren d j oJ prouselhvno["] aijsivw/ sivtth/
ejn tou` Didumevo" to;n gevr[o]nta kwnhviw/ xuvonta th;n gh`n kai; gravfonta to; sch`ma
toujxeu`r j oJ Fru;x Eu[forbo", o{sti" ajnqrwvpwn
trivgwna kai; skalhna; prw`to" e[graye
122
Cf. M. Detienne, 1998, p. 52 : Théoclymène prophétise à partir d’un épervier qui emporte dans ses serres une
colombe et la plume (Od., X, 525-534) ; puis il manteuvetai à Pénélope qu’Ulysse est là (XVII, 151-161) : il le
voit ; puis il prophétise, dans un état possessionnel, aux Prétendants (XX, 351-370).
123
Cf. M. Detienne, Les Maîtres de Vérité dans la Grèce archaïque, [1967], 2006.
124
H. hom. ad Apoll., 180 : kai; Mivlhton e[cei" e[nalon povlin iJmerovessan. Cf. aussi Callimaque 229 Pfeiffer : daivmone" eujumnovtatoi Foi`bev te kai; Zeu` Diduvmwn genavrca. 125
Diogène Laërce en donne différentes versions (I, 28-33).
FGH 492F18 (= Diogène Laërce, I, 28). Il est inutile de corriger Leandrios en Meandrios, cf. la note ad loc.
de Richard Goulet dans l’édition de Diogène Laërce dirigée par Marie-Odile Goulet-Cazé.
127
Callimaque, Iamb., fr. 191, 56-62 Pfeiffer (= Thalès, A 3 DK = B 7 Colli).
126
41
kai; kuvklon e[p[lase]128 khjdidaze nhsteuvein
tw`n ejmpneovntwn.
L’homme‐d’avant‐la‐lune129 le découvrit grâce à la sittelle de bon augure : le vieil homme était dans <le sanctuaire> du Didyméen. Il raclait la terre avec un bâton et dessinait la forme que trouva le Phrygien Euphorbe, celui qui, le premier parmi les hommes, dessina des triangles, scalènes ou non, construisit un cercle et enseigna à s’abstenir des êtres qui respirent.
On ne saurait plus clairement inscrire l’exercice de la sofiva, et l’exercice pour nous le plus « rationnel » de la sofiva (faire de la géométrie), dans l’espace des dieux. Une autre histoire le confirme : lorsque Thalès parvint à inscrire un triangle rectangle dans un cercle, que fit‐il aussitôt ? Il sacrifia un bœuf130. Sans qu’on puisse l’affirmer, il est vraisemblable qu’il le sacrifia à Apollon, « seigneur de Lycie, de Méonie (Lydie) et de Milet »131. On ne sait pas à quand remontent ces histoires. Elles apparaissent à l’époque hellénistique, mais certaines sources (Théophraste, Eudoxe de Cnide) peuvent faire penser qu’elles sont plus anciennes. L’important, pour notre propos, c’est qu’elles nous montrent que, pour les Anciens, la sagesse de Thalès dépendait d’Apollon. 1. 2. Thalès voit des dieux partout. Fort de cette relation avec Apollon, Thalès se comporte exactement comme un sage. D’abord il voit ce qui est caché dans les choses qui nous entourent. Il voit notamment que les choses en apparence inanimées sont en réalité animées132 : jAristotevlh" de; kai; JIppiva" fasi;n aujto;n [sc. Qalh`n] kai; toi`" ajyuvcoi"
metadidovnai yuch`", tekmairovmenon ejk th`" livqou th`" Magnhvtido" kai; tou`
hjlevktrou. Selon Aristote et selon Hippias, Thalès attribuait une âme y compris aux choses inanimées. Il l’avait conjecturé à partir de la pierre de Magnésie et de l’ambre. Diels propose e{l[ika]. e[p[lase] est une proposition de Maas.
Sur cette façon de désigner les Arcadiens, cf. Ph. Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan, Institut suisse de
Rome, Genève, 1979, p. 19.
130
Diogène Laërce, I, 24 : parav te Aijguptivwn gewmetrei`n maqovnta fhsi; Pamfivlh prw`ton
128
129
katagravyai kuvklou to; trivgwnon ojrqogwvnion kai; qu`sai bou`n. « D’après Pamphilè, Thalès, ayant appris auprès des Égyptiens à pratiquer la géométrie, fut le premier à dessiner un triangle rectangle dans un cercle, après quoi il sacrifia un bœuf ». Sur Pamphilè, cf. la notice de R. Goulet dans le Dictionnaire des philosophiques antiques (P 12). 131
132
Hymne homérique à Apollon, 180 : kai; Mivlhton e[cei" e[nalon povlin iJmerovessan.
Diogène Laërce, I, 24.
42
Le texte d’Hippias et d’Aristote cité par Diogène Laërce nous dit que Thalès a fait une conjecture (tekmairovmenon). Il a observé que l’aimant attirait le fer133, et que l’ambre frottée attirait les corps légers (la paille, par exemple). L’acte d’observer, que nous aurions tendance, « spontanément », étant donné notre formation, à interpréter comme un acte précurseur de la modernité scientifique, est en réalité un acte divinatoire. En repérant des indices, des tekmhvria (l’aimant, l’ambre), en y reconnaissant des signes (shvmata) vers l’invisible (« l’âme », la yuchv présente dans l’apparemment inanimé), Thalès se comporte comme les devins qui doivent eux aussi reconnaître les signes qu’Apollon dissémine pour celui qui sait voir. Marcel Detienne a consacré à cette « sémiologie » des devins des pages essentielles de son livre sur Apollon134. Thalès a « repéré » que l’ambre frotté attirait la paille, que l’aimant attirait le fer, et il a vu là un signe envoyé par Apollon, de même que Théoclymène, dans l’Odyssée (XV, 525‐534), voyait dans un aigle le signe que la famille d’Ulysse régnerait pour toujours sur Ithaque135. En outre, Thalès n’a pas seulement vu, à partir de l’aimant et de l’ambre, que tout était plein d’âmes. Il a encore vu que ces âmes étaient des dieux, ce qui nous éloigne encore davantage du savoir empirico‐déductif moderne : kai; ejn tw`/ o{lw/ dhv tine" aujth;n [sc. th;n yuchvn] memi`cqaiv fasin, o{qen
i[sw" kai; Qalh`" wj/hvqh pavnta plhvrh qew`n ei[nai.
Certains disent que l’âme est mêlée dans tout l’univers : c’est peut‐être pour cette raison que Thalès disait que tout est plein de dieux136.
Qalh`" nou`n tou` kovsmou to;n qeovn, to; de; pa`n e[myucon a{ma kai;
daimovnwn plh`re": dihvkein de; kai; dia; tou` stoiceiwvdou" uJgrou` duvnamin
qeivan kinhtikh;n aujtou`.
D’après Thalès, le nou`" est le dieu de l’univers, et le tout est animé et en même temps plein de divinités. Au moyen de l’humidité élémentaire, une puissance divine le parcourt et le met en mouvement137.
Mais comment se représente‐t‐il ces dieux ? On ne sait pas. Les témoignages parlent simplement de « puissance » (duvnami" qeiva). Vernant pense peut‐être à ce fragment quand il dit que les dieux des Milésiens sont des abstractions, autrement dit que ce ne sont plus les dieux « anthropomorphes » des mythes138. Or nous ne pouvons pas savoir sous quelles formes Thalès se représentait ces « puissances », et rien ne permet d’exclure que ces formes aient été concrètes. En 133
Cf. aussi Aristote, de anima, 405 a 19‐21 : e[oike de; kai; Qalh`", ejx w|n ajpomnhmoneuvousi,
kinhtikovn ti th;n yuch;n uJpolabei`n, ei[per th;n livqon e[fh yuch;n e[cein, o{ti to;n sivdhron
kinei`. 134
Apollon le couteau à la main, Paris, 1998, p. 138‐150 et p. 170‐172. 135
Commenté par M. Detienne, ibid., p. 52-53.
Aristote, de anima, 411 a 7-8 Ross (= Thalès, A 22 Diels-Kranz = A 14 Colli).
137
Aëtius, Dox., I, 7, 11 (= Thalès, A 23 DK = B 8 b Colli).
138
J.-P. Vernant, [1965] 1985, p. 380.
136
43
outre, nous allons voir, d’une part, qu’il n’y a aucune raison de donner au « mythe » une telle importance dans la description de la religion antique ; et que, d’autre part, dans les cultes antiques, l’anthropomorphisme est compatible avec l’abstraction. 1. 3. Les prédictions de Thalès. Par ailleurs, Thalès fait des prédictions : il voit l’avenir que nous ne voyons pas. Tantôt il voit l’avenir par intuition directe : c’est ainsi que Thalès voit, par exemple, que ce qui est de son vivant un « terrain vague » auquel personne ne fait attention (tovpw/ […] fauvlw/ kai; parorwmevnw/) sera plus tard la nouvelle agora de Milet, et c’est pourquoi il demande à y être enterré139. Tantôt il voit l’avenir comme il avait vu les « âmes » : par conjecture. En témoigne une anecdote amusante racontée par Aristote : on reprochait à Thalès d’être pauvre, et on en concluait que la philosophie ne servait à rien. Alors pour montrer qu’avec son savoir, il pourrait parfaitement s’enrichir, mais qu’il s’en abstenait parce que l’argent ne l’intéressait pas, il observa les astres, et il en conclut que l’été suivant il y aurait une récolte d’olives très abondante. Il décide donc de louer à très bon marché tous les pressoirs à olive de la région de Milet et de Chios. L’été venu, la récolte est très abondante, tout le monde lui réclame ses pressoirs. Comme il en détient le monopole, il fait fortune. Là aussi, une lecture « spontanée », c’est‐à‐dire configurée par tout notre formation scolaire et académique, nous conduirait à reconnaître dans cette observation des astres une attitude « déjà » scientifique. Or il est scientifiquement impossible de prévoir par l’observation des astres si l’été qui vient sera propice ou non à la récolte des olives. Là encore, il ne faut pas se laisser induire en erreur : il y a bien conjecture, mais cette conjecture n’a rien de scientifique. Elle résulte d’une vision de ce qui est invisible aux autres hommes. La plus connue des prédictions de Thalès, c’est bien sûr celle d’une éclipse de soleil. C’est vraisemblablement à cette occasion qu’il fut nommé sage140. Dans deux pages remarquables (et assez drôles) de son Ursprungsmythos der Vernunft ‐ Zur philosophiehistorischen Genealogie des griechischen Wunders, Helmut Heit montre à quel point, contre toute rigueur scientifique, les savants ont salué cette prédiction comme l’avènement de la philosophie et de la science rationnelle141 : Jonathan Barnes alla même jusqu’à dater la naissance de la philosophie du 28 mai 585, date de l’éclipse selon lui prédite par Thalès142. Or, comme le savent bien les historiens de l’astronomie, notamment de l’astronomie babylonienne, la plus avancée à l’époque de Thalès, prédire une éclipse sur des bases scientifiques était à cette époque impossible143. Du reste, les textes ne nous disent rien de tel. Thalès a simplement « prédit » qu’il y aurait une éclipse : il a vu, grâce à Apollon, qu’il y aurait une éclipse. 1. 4. Thalès et le culte d’Apollon à Milet. Jusqu’ici, j’ai examiné les témoignages dont nous disposons sur la sofiva de Thalès. Je vais à présent adopter une démarche différente : plutôt que de partir des témoignages sur Thalès, je vais partir des témoignages concernant le culte d’Apollon à Milet et montrer qu’il est possible d’établir des liens entre ce culte et ce que nous savons de Thalès. La ville de Milet était reliée au sanctuaire oraculaire d’Apollon à Didyme par une voie sacrée. À l’époque de Thalès, cette voie sacrée n’était pas encore pavée, et le temple était encore une 139
Plutarque, Sol., 12.
F. Nietzsche, 1994 [1872], p. 107.
141
H. Heit, 2007, p. 38-39.
142
J. Barnes, The Presocratic Philosophers, Routledge, Londres, 1982, p. 9.
143
Cf. H. Heit, 2007, p. 39, qui conclut avec humour : « Wieso eine solche Glückssache, die nur zufällig bestätigt
wurde, als Beginn wissenschaftlichen Arbeitens gilt, ist nicht jedem ersichtlich ».
140
44
structure en bois144, mais, malgré ces apparences modestes, c’était déjà un oracle aussi important que celui de Delphes145, comme en témoignent les offrandes de Crésus146 et celles du pharaon Néchao147. Or nous avons une inscription qui décrit les rituels à accomplir pendant le parcours de cette voie sacrée par les Molpoï, c’est‐à‐dire des « chanteurs », des prêtres qui chantent148. Avant la procession, on installe une pierre au début et à la fin du parcours, donc à la porte sud de Milet et sur le seuil du temple. Ces deux pierres, nommées gulloiv149, sont sacrées150. Entre ces deux pierres, le parcours est scandé par des étapes, où les Molpoï font des sacrifices et adressent des chants à différentes divinités : Hécate151, Hermès, les Nymphes, des héros152. Parmi ces divinités qui scandent le parcours, il y en a une qui s’appelle « Puissance » : Duvnami". C’est le même mot que chez Thalès : duvnami" qeiva. Avec ce sacrifice à Duvnami", ce sont toutes les oppositions qui nous sont familières (abstrait‐concret, concept‐image), ce sont tous nos discours sur le supposé passage d’une religion anthropomorphique, mythologique, rituelle, à une religion abstraite, spirituelle, rationnellement épurée du mythe, qui s’effondrent. C’est pourquoi les savants se sont donné beaucoup de mal pour « désamorcer » ce sacrifice à Duvnami". Comment concevoir qu’un culte grec, donc un culte forcément anthropomorphe, s’adresse à une abstraction ? On a proposé d’y voir la personnification du « pouvoir des magistrats », et Wilamowitz a été jusqu’à vouloir en faire le « nom d’un homme ou d’un héros local ». Le mot duvnami" s’employait pourtant couramment pour 144
J. E. Fontenrose, Didyma. Apollo’s Oracle, Cult and Companions, Berkeley, 1988, p. 9 : « The earliest sanctuary of Apollo at Didyma probably consisted of an enclosure about an altar and spring. The first stone structures at Didyma, built in the late 7th century [donc au début de la vie Thalès], were probably preceded by wooden buildings. Apollo’s wooden temple was presumably a small structure, replaced by the first stone naiskos, a little temple or chapel. Then high walls were built to enclose the naiskos. 145
Crésus l’honora à parts égales avec Delphes.
Cf. H. W. Parke, « The Massacre of the Branchidae », Journal of Hellenic Studies, 105, 1985,
p. 60 [59-68]. D’après Pausanias (7, 2, 6), l’oracle était là avant la colonisation ionienne. Hérodote le désigne
toujours du nom de « Branchides », ce qui fait penser à H. W. Parke (1985, 59) que les Branchides étaient « in
origin one of those communities centred on the sanctuary of a local deity, such as were typical in other parts of
Asia Minor before it was hellenized, and which survived in places throughout classical times », avec aussi des
remarques très intéressantes (p. 59-60), sur le caractère unique du nom Branchos « in Greek mythology » et son
sens de « rauque, enrouée ». Il s’agirait d’une explication a posteriori d’un nom dérivé d’une langue nonhellénique d’Asie mineure.
147
Hérodote, II, 159. Cf. A. M. Greaves, 2002, p. 126‐127. Il existait des contacts entre Milet et Naucratis (ibid., p. 84), et l’on a retrouvé des objets égyptiens dans temple d’Aphrodite et dans la « tombe du lion » (ibid., p. 89). Sur le commerce entre Milet et l’Égypte, cf. ibid., p. 101. 146
148
Sur ces prêtres de Milet, cf. « Das Kollegium der Molpoï von Olbia », Museum Helveticum, 31, 1974, p. 2-22
(Olbia était une colonie de Milet) ; S. Georgoudi, Annuaire EPHE, 94, Paris, 1985-1986, p. 381-383 ; M.
Detienne, 1998, p. 209-215.
149
Sur ces pierres sacrées, cf. A. Herda, Der Apollon-Delphinios-Kult in Milet und die Neujahrsprozession nach
Didyma. Ein neuer Kommentar der sog. Molpoï-Satzung, Philipp von Zabern, Mayence, 2006. Le fait que leur
nom ne s’explique par aucun autre mot grec, et soit donc probablement un mot carien, le fait aussi qu’on verse
sur elles du vin pur et non du vin mélangé, contrairement aux libations habituelles, peut laisser penser qu’il s’agit
d’objets remontant à une période très ancienne, antérieure à la colonisation.
150
Elles sont couronnées et on verse sur elles du vin pur.
151
C’est la première attestation de cette déesse carienne dans un texte grec.
152
On a retrouvé la statue de Charès, mentionné sur l’inscription. C’était un des gouverneurs auxquels Milet
déléguait une partie de l’administration de son territoire. Un autre exemple dans Hérodote, avec un archôn
d’Assessos, cf. H. W. Parke, 1985, n. 8 p. 60.
45
décrire le pouvoir des dieux153. Les dieux sont ceux qui peuvent tout, et surtout l’impossible, comme on le lit sur une inscription d’Asie mineure154. On peut donc considérer Duvnami" comme un équivalent de l’expression to; qei`on qu’on rencontre chez Anaximandre et sur les inscriptions religieuses155. Peut‐on établir une relation, même hypothétique, entre ces Molpoï, ces prêtres chanteurs qui empruntaient cette voie sacrée, qui montaient sur cette hauteur, qui traversaient ces bois, qui chantaient devant ces sources, et ce sage qui disait que tout est plein de dieux ? Le seul sacrifice à Duvnami" serait insuffisant. Mais il y autre chose : le grand épigraphiste Louis Robert a rappelé à plusieurs reprises l’importance de la configuration actuelle des sites pour comprendre ce qui s’y passait pendant l’Antiquité156. On peut en dire autant, me semble‐t‐il, de ce que les gens racontent à propos de ces sites, de l’imaginaire qui les investit aujourd’hui encore. Or il se trouve que la hauteur qui autrefois servait d’étape à la procession des Molpoï est désignée aujourd’hui comme to psuchiko157, c’est‐à‐dire le lieu où il y a de l’âme, où il y a du yucikovn. On peut évidemment rejeter comme purement fortuite cette coïncidence, mais on peut aussi se demander si l’intuition pampsychique de Thalès, l’idée que tout est animé de présences divines, de duvnami" qeiva, n’avait pas jadis un rapport avec cet espace parcouru par les Molpoï, année après année, entre Milet et Didymes. 2. Anaxagore. Comme je l’ai dit, il est considéré dans l’historiographie courante comme celui qui fait le lien entre ce qu’on appelle « l’école d’Ionie » et Athènes158. Il occupe donc une place très importante dans cette historiographie. On lui attribue la doctrine selon laquelle l’univers aurait été ordonné par le Nou`", mot qui est couramment traduit par « Intellect ». Cette traduction, qui éveille tout de suite des connotations 153
C’est cette duvnami" des dieux qui fait l’objet des rituels des initiateurs orphiques (Platon, Rsp., 364 e) ou hermétiques, cf. e. g. Corp. herm., I, 27 (dunamwqeiv") ; III, 3, et les observations de Fowden, p. 79. 154
G. Petzl, Die Beichtinschriften Westkleinasiens, EA 22, 1994, n° 122 ll. 4-5 : ejx ajdunavtwn dunata;
puei` [sic]. Cité par N. Belayche, « Les dédicaces « au divin (τῷ Θείω) » dans l’Anatolie impériale », 2013, p. .
Ap. Aristote, Phys. III, 4, 203 b, cité par N. Belayche, 2013, p. , qui commente ainsi le mot : il « convient bien pour exprimer le monde supérieur conçu prioritairement comme une puissance (dunamis) dont les hommes font l’expérience ici‐bas ». Et plus loin : « le Theion est une forme d’expression de la dunamis de tout être supérieur quand elle agit dans le monde ». Mais je n’en conclurais pas que « le terme remonte aux philosophes présocratiques ». Comme le montre le sacrifice à Duvnami", on n’avait pas besoin des philosophes pour penser abstraitement.
155
156
L. Robert, « Monnaies hellénistiques. I. Une monnaie de Rhodes contremarquée. II. L’argent d’Athènes
stéphanéphore. Addition (monnaie d’Hypaipa) », Revue numismatique, 1977, p. 7-47 (= Opera, VI 169-209) ;
« Les conquêtes du dynaste lycien Arbinas », Journal des Savants, 1978, p. 21 (= Opera VII 381 426).
157
Karin B. Gödecken, Beobachtungen und Funde an der Heiligen Strasse zwischen Milet und Didyma, 1984, Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 66, 1986, p. 217‐253, ici p. 217 ; BCH, 48, 1924, 468 (village au sud‐
est de Sparte) ; Neo Psychiko, dans une banlieue d’Athènes 158
Anaxagore, A 7 (= Clément d’Alexandrie, I 63) : il « transporta (methvgagen) d’Ionie à Athènes son
enseignement (diatribhvn) » ; Ps-Galien, Hist. phil., 3. En fait, il est peu probable, pour des raisons
chronologiques, qu’il ait été disciple d’Anaximène (R. Goulet, DPhA, t. I, p. 184).
46
qui nous sont familières, fait d’Anaxagore un homme des Lumières, un Aufklärer159. Et ce d’autant plus qu’il fut obligé de fuir Athènes, dit‐on, parce qu’on l’aurait accusé d’« athéisme ». Je vais donc là aussi, comme pour Thalès, essayer de montrer, à partir des témoignages antiques, qu’Anaxagore, comme Thalès, était un sofov", c’est‐à‐dire un homme doté d’une capacité de vision qui lui venait des dieux. 2. 1. Les prédictions d’Anaxagore. Anaxagore, comme Thalès, comme Anaximandre160, fait des prédictions : il prédit la chute d’un météorite à Abydos161, il prédit qu’il y aura la pluie aux jeux olympiques (contre toute attente)162 ; il prédit l’écroulement d’une maison, une éclipse de soleil, la submersion des montagnes de Lampsaque163. Aucune de ces prédictions ne peut se faire de façon rationnelle, scientifique. Elles ne peuvent s’expliquer, pour les Anciens, que par la relation privilégiée d’Anaxagore avec les dieux : c’est un personnage aimé des dieux, un « homme divin », en un mot : un sofov"164. 2. 2. Le nou`". Venons‐en à son discours sur l’univers, sur la fuvsi". Comme Thalès, Anaxagore voit ce qui est caché : « ce qu’on voit n’est que l’apparence des choses cachées »165, comme dans toute la tradition de la sofiva archaïque166 : Anaxagore voit les éléments qui constituent les choses (qu’il 159
C’est ainsi que le voit même Nietzsche, par exemple, cf. FP 21 (15) 1872-3 et 23 (8) 1872-3.
Cicéron, Div., I, 112.
161
Caelestium litterarum scientia, dit Pline. Cf. Diogène Laërce, II, 10 ; Anaxagore, A 6 ; A 11 ; A 12. On
montrait la pierre à l’époque de Pline (II, 149 : celebrant Graeci). Cf. aussi Plut., Lys. 12.
162
Philostrate, V. A., I, 2, 6 et Diogène Laërce, II, 10.
163
Toutes prédictions relevées par Pline l’Ancien (Anaxagore, A 10 = II 149), Philostrate dans Vie d’Apol. (A 7), Ammien Marcellin (Anaxagore, A 10, avec cette précision intéressante : à partir des livres des Égyptiens et putealem linum contrectans tremores futuros praedixerat terrae). 160
164
Pline : maioris miraculi diuinitatem Anaxagorae fuisse. Hippolyte, Ref., I, 8, 13 : tou`ton levgousi kai;
prognwstikovn.
Sextus Empiricus, B 21 a : o[yi" tw`n ajdhvlwn ta; fainovmena. Cf. aussi Aristote, Phys., 187 a : tout est
à l’intérieur mais on ne le voit pas.
166
Cf. Xénophane, fr. B 34 Diels-Kranz ; Épiménide, fr. B 11 Diels-Kranz = A 4 Colli ; Héraclite, fr. B 123
Diels-Kranz = A 92 Colli : fuvsi" kruvptesqai filevei [« Nature se cache. »]. M. Marcovich (1965, p. 266 et
277-278) relève dix citations ou adaptations de cette maxime. Cf. enfin, du « médecin » pythagoricien Alcméon
de Crotone (Diogène Laërce, VIII, 83) : peri; tw`n ajfanevwn, peri; tw`n qnhtw`n safhvneian me;n
165
qeoi; e[conti, wJ" de; ajnqrwvpoi" tekmaivresqai [« Sur les choses invisibles, sur les choses mortelles,
les dieux détiennent la connaissance immédiate. Mais aux hommes, il est donné de conjecturer. »]. Il existe donc
une fracture entre les dieux et les mortels. Elle n’a rien à voir avec la fracture métaphysique, familière à notre
culture, entre un dieu transcendant et les hommes. Les dieux des Anciens ne sont pas transcendants (cf. e. g. M.
Detienne, 2007 [1989], p. 58-59). Cette fracture réside dans la différence de condition entre les mortels et les
immortels (ceux dont la force vitale, aijw`n, ne s’épuise pas, cf. M. Detienne, ibid., p. 61), mais aussi entre les
ignorants et ceux qui ont accès à la connaissance de ce qui est caché, cf. P. Duhem, 2003 [1908], p. 32-33. Une
manifestation remarquable de cette fracture « gnoséologique » est la différence de langue entre les dieux et les
mortels (cf. J. S. Clay, 1972), telle qu’elle apparaît par exemple dans l’épisode de l’Odyssée (X, 281-305) où
Hermès offre à Ulysse le mw`lu, mais aussi dans le caractère énigmatique de la parole d’Apollon (cf. G. Colli,
1975, p. 49-69).
47
appelait « homéoméries »167), par exemple la chair, l’os, l’eau ou le feu168. Le reste des hommes ne voit que l’élément dominant169 : par exemple, dans l’eau, nous ne voyons que l’eau, mais nous ne voyons pas que l’eau contient aussi du bois, de l’écorce et du fruit ; nous ne voyons pas non plus que le pain contient de la chair, des os, des veines, des nerfs, des cheveux, des ongles, des ailes, des cornes, ni que les aliments contiennent du sang, ni que la pierre contient du feu, l’air des semences, la mer de l’air, etc. 170. Du coup, les apparences nous trompent : en réalité, tout est dans tout171. Pire encore : la faiblesse de nos sens ne nous permet même pas de percevoir correctement les apparences172 : ainsi la vraie couleur de la neige est le noir, c’est à tort que nous la percevons comme « blanche »173. Derrière ce désordre apparent des choses, où tout est dans tout, il y a un ordonnancement auquel préside le nou`"174. Mais qu’est‐ce que c’est que ce nou`" ? La traduction de ce mot est d’autant plus difficile que, dans les témoignages hétérogènes et parfois contradictoires qui en font mention, il est parfois interchangeable avec yuchv175; c’est une puissance faite d’intelligence, de volonté et d’affect176. Il serait vain de prétendre donner une traduction définitive de ce mot. Une chose en tout cas est certaine, et décisive pour mon propos : le nou`" est un dieu177. 167
Le mot « homéomérie » n’apparaît que dans les témoignages aristotéliciens sur la pensée d’Anaxagore.
Certains savants en ont déduit que le terme n’était pas d’Anaxagore. Le débat n’est pas clos. Quoi qu’il en soit,
que le mot ait été ou non inventé par Anaxagore est une question secondaire : ce qui compte à mes yeux, comme
pour les prédictions, ce n’est pas la question de l’historicité ou de l’authenticité, mais celle de savoir comment on
se représentant les actes, actes sociaux, actes de pensée, d’un sage comme Anaxagore.
168
Anaxagore, A 47.
169
Anaxagore, B 12 ; Lucr., I, 877-8.
170
Anaxagore, A 90 ; 104 ; B 10. 171
Anaxagore, B 12 : ejn panti; panto;" moi`ra e[nesti kai; o{twn plei`sta e[ni, tau`ta ejndhlovtata
e}n e{kaston e[sti kai; h\n ; A 45 (Aristote) : l’illimité est continu par contact : th/` aJfh/` sunece;" to;
a[peiron ei\nai. N’importe quoi peut naître de n’importe quoi : oJtiou`n ejx oJtouou`n.
172
Anaxagore, B 21.
173
Anaxagore, A 97 : il oppose noouvmena et phénomènes. La neige est noire (car la neige, c’est de l’eau gelée ; or l’eau est noire ; donc la neige est noire, comme le prouve la fumée noire qui s’échappe de l’eau (scholie à Iliade, XVI, 161 = Anaxagore, A 98). 174
Anaxagore, A 100 (= Aristote, de anim, I 2 404 b 1) : Anaxagore est moins explicite sur ce point : la plupart du temps, dit que le Noûs est la cause de ce qui est beau et correct (donc déçoit Socrate car en même temps cette cause du beau et du correct a l’air de gouverner un cosmos en désordre). Tantôt le Noûs est séparé des choses (B 12), tantôt certaines choses en contiennent une part (B 11), tantôt toutes les choses (par ex. les plantes, A 117). 175
Anaxagore, A 99 (= Aristote, de an., I 2 404 a 25) : Anaxagore affirme aussi qu’est âme ce qui meut même si un autre a dit que le Noûs a mis le tout en mouvement ; de anim I 405 a 13 : Mais ailleurs il a l’air de dire que le Noûs est l’âme puisque selon lui il appartient à tous les animaux grands et petits nobles et vils. Or il ne semble que le Noûs, pris au sens de faculté raisonnable, appartienne de la même façon à tous les animaux, ni même à tous les hommes ; Diogène Laërce, II, 8 : le Noûs est principe de mouvement. 176
Cf. par ex. : cai`re novw/ : il se réjouissait dans son cœur (Od., 8 78) ; covlo" novon oijdaivnei : « la colère gonfle l’âme » (Il., 9, 554) ; tauvth/ oJ novo" fevrei : « vers cela va son désir, sa volonté » ; Hérodote, 9, 120 : kata; nou`n : selon sa volonté. 177
Aristote, Protr., fr. 10 c Ross (= Jamblique, Protr., 8, 54‐55 Pistelli) : oJ nou`" ga;r hJmw`n oJ qeov":
ei[te
JErmovtimo" ei[te jAnaxagovra" ei\pe tou`to. « Notre nou`" est le dieu. Hermotime ou Anaxagore l’a dit ». De anima, III, 4, 429 a 18 (= Anaxagore, A 100 DK) : le noûs doit être ajmigh` […] i{na
48
Comment Anaxagore a‐t‐il eu connaissance de ce nou`" ? Est‐ce par intuition directe, est‐ce par conjecture, comme Thalès avec la pierre ? Aristote nous apporte ici un témoignage fondamental178 : nou;n dhv ti" eijpw;n ejnei`nai kaqavper ejn toi`" zw/voi" kai; ejn th/` fuvsei,
to;n ai[tion tou` kovsmou kai; th`" tavxew" pavsh", oi|on nhvfwn ejfavnh par j
eijkh/` levgonta" tou;" provteron. fanerw`" me;n ou\n
jAnaxagovran i[smen
aJyavmenon touvtwn tw`n lovgwn, aijtivan d je[cei provteron
JErmovtimo" oJ
Klazomevnio" eijpei`n.
Quelqu’un ayant dit qu’il y a du nou`" dans l’univers au même titre que dans les vivants, et que c’est la cause de l’univers et de tout son ordonnancement, apparut comme un homme sensé, à côté de ceux d’avant, qui discouraient à l’aventure. Nous savons bien qu’Anaxagore a tenu ces discours, mais ils remontent à Hermotime de Clazomènes.
Donc, Anaxagore a un précurseur en la personne d’un concitoyen, Hermotime. Qui est cet Hermotime ? Un homme qui s’était rendu célèbre par la capacité qu’avait son âme de quitter son corps. Pendant que son corps gisait inanimé, son âme « errait au loin » et « voyageait de nombreuses années en différents lieux »179. À son retour, son âme réveillait son corps, assimilé à un « étui » (e[lutron, vagina), et Hermotime se mettait à raconter « des choses qui s’étaient passées loin de sa cité, que seul un témoin avait pu connaître », ou encore prédisait l’avenir180. Le souvenir d’Hermotime s’était conservé, dans l’école de Platon181, mais aussi dans l’école d’Aristote, comme le krath`/, tou`to d j e[stin i{na gnwrivzh/ : « le noûs doit nécessairement connaître toutes choses, être sans mélange, afin de dominer, c’est‐à‐dire de connaître » ; cf. aussi B 12, fragment reconstitué à partir du de pietate de Philodème de Gadara, 4 a p. 66 Gomperz : [dieu ?] a été, est et sera et gouverne et maîtrise toutes choses. Les Anciens avaient reconnu cet enseignement dans Euripide, Troad. 884, et dans le fr. 1018 : oJ
nou`" ga;r hJmw`n ejstin ejn eJkavstw/ qeov". On peut ajouter au témoignage d’Aristote et de Philodème celui de Cicéron, Ac. Pr., II, 118 (= Anaxagore, A 49 Diels‐Kranz) : materiam infinitam, sed ex ea particulas similes inter se minutas, eas primum confusas postea in ordinem adductas. Cf. enfin les témoignages tardifs de Simplicius, Commentaire sur la physique d’Aristote, 1123, 21 (= A 46), où le nou`" est présenté comme l’artisan (tecnivthn) de la matière, et d’Aetius, Dox., I, 7, 5 (= A 48), où il est question du nou`" du dieu ; un peu plus loin (I, 7, 15), Aetius parle du nou`n kosmopoio;n to;n qeovn. Le caractère démiurgique du dieu chez Aetius et Simplicius ne remonte peut‐être pas à Anaxagore, mais il n’y a pas de raison de suspecter l’identification du nou`" à une divinité. 178
Aristote, Met. I, 984 b 15-20 (= Anaxagore, A 58 DK).
Pline l’Ancien, VII, 174 ; Plut. Gen. Socr. 22, 592 c (avec la même erreur de graphie comme dans Proclus ad
rsp. p. 63, 2 Sch.).
180
Cf. Plutarque, de gen. Socr., 592 c ; Pline l’Ancien, VII, 174 : reperimus inter exempla Hermotimi
Clazomenii animam relicto corpore errare solitam vagamque e longinquo multa adnuntiare, quae nisi a
prasente nosci non possent, corpore interim semianimi, donec cremato eo inimici, qui Cantharidae uocabantur,
remeanti animae ueluti uaginam ademerint. Cf. aussi Tertullien, de anim., 43-44.
181
En témoigne Héraclide du Pont (ap. Diogène Laërce, VIII, 4-5 = fr. 89 Wehrli), qui fait de Pythagore une
réincarnation d’Hermotime.
179
49
montre, outre le texte que nous venons de citer, ce fragment de Cléarque de Soles, un des disciples d’Aristote182 : kai; ga;r ejf j hJmw`n tine" h[dh kai; ajpoqanei`n e[doxan […] kaqavper dh; kai;
ejpi; tw`n pavlai gegonovtwn iJstorou`ntai kai; jAristeva" oJ Prokonnhvsio" kai;
JErmovtimo" oJ Klazomenio" kai; jEpimenivdh" oJ Krh;" meta; qavnaton ejn
toi`" zw`sin genovmenoi. […] o{ti de; kai; ejxievnai th;n yuch;n kai; eijsievnai
dunato;n eij" to; sw`ma dhloi` kai; oJ para; tw`/ Kleavrcw/ th/` yucoulkw/`
rJavbdw/ crhsavmeno" ejpi; tou` meirakivou tou` kaqeuvdonto" kai; peivsa"
to;n daimovnion jAristotevlh […] peri; th`" yuch`", wJ" a[ra cwrivzetai tou`
swvmato" kai; wJ" ei[seisin eij" to; sw`ma kai; wJ" crh`tai aujtw/ oi|on
katagwgivw/ […] D’ailleurs, de notre temps, nous avons vu des gens qui n’étaient morts qu’en apparence […]. De même, parmi les Anciens, Aristée de Proconnèse, Hermotime de Clazomènes et Épiménide le Crétois rapportent qu’ils sont morts puis qu’ils sont revenus parmi les vivants. […] Mais que l’âme est capable de sortir du corps et d’y rentrer, cela a été démontré par celui qui appliqua une baguette « attire‐l’âme » à l’adolescent qui dormait, et qui convainquit le divin Aristote […] que l’âme se sépare du corps, qu’elle y retourne, et qu’elle en use comme d’une auberge […] C’est donc à cet Hermotime qu’Aristote fait remonter la doctrine d’Anaxagore. Il réunit encore leurs deux noms dans son Protreptique, et là aussi à propos du nou`"183 : oJ nou`" ga;r hJmw`n oJ qeov": ei[te
JErmovtimo" ei[te jAnaxagovra" ei\pe
tou`to. Notre nou`" est le dieu. Hermotime ou Anaxagore l’a dit. Tous les savants sont unanimes à faire d’Hermotime une « figure légendaire ». Or rien ne le justifie : s’il fallait considérer comme « légendaires » tous ceux dont les Anciens ont raconté des faits 182
Cléarque de Soles, fr. 8 et 7 Wehrli (= Proclus, in Platonis Rem p., II, p. 113, 19 et p. 122, 22 Kroll). Cf. aussi, peut‐être, le fr. 11 Ross de l’Eudème d’Aristote, si l’on a raison d’identifier le roi dont parle Al‐Kindi à Hermotime (mais cette hypothèse est aujourd’hui rejetée par les spécialistes, cf. T. Dorandi, p. 19‐24). Bien sûr, ce passage a été jugé fictif, cf. e. g. Wilamowitz, Glaube, II, n. 1 p. 252‐253 (continuation de la n. 1 p. 252) ; H. Lewy, « Aristotle and the Jewish Sage According to Clearchus of Soli », The Harvard Theological Review, 31, 1938, p. 205‐235. Mais la réhabilitation énergique de Cléarque par Louis Robert (« De Delphes à l’Oxus. Inscriptions grecques nouvelles de la Bactriane », Académie des inscriptions et belles‐lettres, Comptes rendus, 1968, pp. 416‐457, ici p. 443‐448) devrait nous conduire à prendre au sérieux son témoignage. Sur le de somno de Cléarque, cf. T. Dorandi, « Le traité Sur le sommeil de Cléarque de Soles : catalepsie et immortalité de l’âme », qui commente notre passage p. 17. 183
Aristote, Protr., fr. 10 c Ross (= Jamblique, Protr., 8, 54‐55 Pistelli). 50
extraordinaires, les historiens n’auraient plus grand‐chose à étudier. En fait, assigner Hermotime à la légende permet de l’exclure de l’histoire de la philosophie : pour l’historiographie traditionnelle de la philosophie antique, il est évidemment embarrassant que l’Aufklärer Anaxagore ait suivi les traces du « chamane » Hermotime184. Il faut donc, en toute rigueur, admettre que rien ne permet de rejeter le témoignage d’Aristote. Dès lors, la doctrine anaxagoréenne du nou`" a pour origine, au moins en partie, les expériences et les enseignements d’Hermotime : 1) il y a un nou`" dans l’univers comme dans tous les êtres vivants, comme il y en a un en nous‐mêmes ; 2) ce nou`" est un dieu. En l’absence d’autres sources, il est impossible de préciser davantage, mais l’essentiel est de retenir que la doctrine du nou`" est un discours « théologique » et qu’il relève d’une expérience de pensée qui n’a rien à voir avec ce que nous nommons le rationalisme ou la science moderne : tout le discours d’Anaxagore sur la fuvsi", toute sa fusiologiva est, comme chez Thalès, comme chez Phérécyde185, Alcman186, Môchos187 ou encore Épicure188, un discours qui, loin de mettre les dieux à la porte, implique nécessairement un contact avec les dieux et qui parle des dieux. 2. 3. Le procès d’Anaxagore. Les témoignages sur son procès à Athènes, aussi variés soient‐ils189, ne disent pas qu’il était « athée » comme certains de nos Aufklärer. Bien au contraire : ils nous disent qu’il avait voulu « introduire une doctrine nouvelle sur les dieux »190. Qu’il ait dit que le soleil et la lune n’étaient pas des dieux, ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de divinité. Cela veut dire que, pour lui, la divinité est ailleurs, dans ce nou`" qui ordonne tout. Sous quelle forme communiquait‐il cet enseignement ? Nous savons que ses livres se vendaient pour une drachme191 sur l’agora, dans l’Orchestra, où se tenaient les marchands de livres (sous forme de rouleaux de papyrus)192, pas loin des marchands d’ail et d’oignons, de parfums, et d’antiquités193. Mais nous savons aussi, par Plutarque, qu’il n’y communiquait pas tout ce qu’il pensait : il aurait en effet trouvé l’explication de l’éclipse de soleil, et l’aurait réservée à un groupe 184
Il est significatif que B. Centrone, dans la notice du DPhA consacrée à Hermotime, ne cite pas le témoignage
de Cléarque.
185
Cf. Phérécyde, B 2 DK = A 2 Colli, le voile brodé offert par Zas à Chtonie.
186
Cf. la cosmogonie révélée par l’extraordinaire fr. 81 Calame, « certainement la plus grande surprise réservée
par la publication des P. Oxy. » (p. 439-440).
187
Jamblique, V. P., 14.
188
Sur la « physiologie » possessionnelle d’Épicure, cf. R. Koch-Piettre, Comment peut-on être dieu ? La secte
d’Épicure, 2005, p. 113-123.
189
Diogène Laërce, II, 12 : procès pour impiété, condamné à amende de 5 talents, banni d’Athènes ; Satyros (FHG III 163, fr. 14) : collaboration avec Mèdes, condamné à mort par contumace. Sur la date du procès, cf. J. Mansfeld, « The Chronology of Anaxagoras’ Athenian Period and the Date of His Trial », Mnemosyne, vol. 32, no 1/2, 1979, p. 39‐69. Souda, s. v. (A 3) : tina kainh;n dovxan tou` qeou` pareisfevrwn.
Platon, Apologie de Socrate, 26 d. Ce prix peu élevé (mais qui pouvait correspondre à une journée de travail) ne veut pas dire que ce sont de mauvaises éditions ou qu’Anaxagore était passé de mode à l’époque de Socrate, mais, plus probablement, que le texte tenait sur un rouleau de papyrus. 190
191
192
Cf. les références, toutes tirés de poètes comiques, données par F. D. Harvey, « Literacy in the Athenian Democracy », Revue des Études Grecques, 79, 1966. p. 585‐635, ici n. 8 p. 634. 51
restreint. Il est donc possible que ce soit aussi à ce groupe d’amis qu’il ait fait connaître ses vues sur le nou`". Les temps cependant avaient changé depuis Thalès ou les autres sages grecs. Dans l’insolente Athènes, Anaxagore avait fini par être assimilé à un « professionnel du savoir », ou sofisthv", transmettant à Périclès son savoir et lui apprenant aussi l’éloquence194. Nous le voyons, dans une anecdote, traité par Périclès avec une désinvolture qui rappelle celle de Calliclès à l’égard de Gorgias195. Et pourtant, Anaxagore restait un sofov", c’est‐à‐dire un « homme divine » : lorsqu’il mourut dans son exil de Lampsaque, les habitants le célébrèrent aussitôt comme un dieu196 et lui élevèrent un autel encore visible à l’époque d’Élien, dédié au Nou`" et à la Vérité197, selon une pratique religieuse courante dans le monde grec, consistant à reconnaître et à honorer comme dieux des personnages qui avaient manifestement été aimés par les dieux, qu’il s’agisse d’athlètes, de poètes ou de sages198. Sur le même autel ou sur un autre, on lisait une autre inscription : « Ci‐gît Anaxagore, qui a plus qu’aucun autre approché du terme de la Vérité »199. Ces inscriptions sont peut‐
être des inventions, mais la réalité du culte ne fait pas de doute. Comme Alcidamas cite le culte d’Anaxagore à Lampsaque en même que celui du poète Archiloque à Paros200, on peut penser qu’un ou plusieurs autels se trouvait dans un temenos nommé jAnaxagovreion (de même qu’il y avait un jArcilovceion à Paros) et que, de même qu’à Paros on « dressait plusieurs autels » (tou;" bwmou;"
iJdruvmeqa) et on sacrifiait en même temps « à Archiloque et aux dieux » (quvomen toi`" qeoi`"
kai; jArcilovcw/ kai; timw`men aujto;n), on sacrifiait en même temps à Anaxagore et « aux dieux » (peut‐être, si on en juge l’inscription, au Nou`" et à la Vérité). 193
Eupolis, fr. 327.
Eschine le socratique (ap. Athénée V 220 b), dans son Callias, fait la satire des sophistes Prodicos et Anaxagore. Il est significatif que les éditeurs veuillent remplacer Anaxagore par Protagoras. Cf. aussi Diodore de Sicile, XII, 39 (= Anaxagore, A 17) ; Harpocration, Lexique, s. v. (= Anaxagore, A 2). 194
195
196
Cf. Pér., 16.
Alcidamas ap. Aristote, Rhet., II, 23, 1398 b 15 (= A 23) : kai; Lamyakhnoi; jAnaxagovran xevnon
o[nta e[qayan kai; timw`sin e[ti kai; nu`n. Farnell (364) pense que ce culte remonte au 5e siècle, à juste titre puisque Alcidamas à la fin du 5e ou au début du 4e, dit : « aujourd’hui encore », e[ti kai; nu`n. 197
Élien, VH, 8, 19 (= A 24) : o{ti kai; bw`mo" aujtw/` i{statai kai; ejpigevgraptai oiJ me;n Nou`,
oiJ de; jAlhqeiva".
198
Cette pratique était beaucoup plus courante qu’on ne l’a cru, comme l’a bien montré le livre de B. Currie,
Pindar and the Cult of Heroes, Oxford University Press, Oxford, 2005. Outre Archiloque (cf. note précédente),
cf. aussi Hésiode à Orchomènes (Paus., 9 38 3 : épidémie stoppée par acquisition de ses os) ; Pindare (Paus., 9
23 3 : part de sacrifices à Delphes ; « only a mnh`ma » à Thèbes (Vit. Pind., p. 92 Westermann). Sur
l’héroïsation du theios aner, cf. B. Currie, 2005, fin de 2e partie. Les habitants de Clazomènes auraient de même
rendu un culte, si l’on en croit Tertullien, de anima, 2 et 44.
199
Diogène Laërce, II, 15 (= Anthologie Palatine, VII, 94) : ejnqavde, plei`ston jalhqeiva" ejpi; tevrma
perhvsa" / oujranivou kovsmou, kei`tai jAnaxagovra".
200
Cf. : E1 II.16-19: crhvsanto" de; tou` jApovllwno" tau`ta, tovn te tovpon kalou`men
jArcilovceion kai; tou;" bwmou;" iJdruvmeqa kai; quvomen toi`" qeoi`" kai; jArcilovcw/ kai;
timw`men aujto;n, kaq j a} oJ qeo;" ejqevpisen hJmi`n. Sur ce culte, documenté par une inscription
exceptionnelle, cf. D. Clay, Archilochos Heros: The Cult of Poets in the Greek Polis, Harvard University Press,
Cambridge (Mass), 2004.
52
Anaxagore avait demandé qu’on laisse les enfants jouer chaque année, pour le mois anniversaire de sa mort, et la coutume durait encore à l’époque de Diogène Laërce201. Quel est le sens de cette coutume ? Elle évoque l’histoire d’Héraclite jouant aux osselets avec les enfants dans le temple d’Artémis à Éphèse, au lieu de participer à la vie politique (Diogène Laërce, IX, 3). Anaxagore aussi, raconte‐t‐on, se voyait accuser par ses concitoyens de ne pas s’occuper de politique parce qu’il ne faisait que contempler les astres202. À l’un d’entre eux qui lui en faisait reproche, il dit : « Tais‐toi, de ma patrie, j’ai souci », et il montrait le ciel. Comme le note Richard Goulet, ce qui est traduit par « tais‐toi » (eujfhmei`) est une « injonction à connotation religieuse203, recommandant de garder le silence pour éviter de prononcer des paroles blasphématoires ». On voit ici comment une anecdote sans aucun doute fictive peut nous éclairer sur un rituel effectivement pratiqué, et nous donnant des informations précieuses sur une conception de la sofiva encore active sous l’Empire à l’époque des Sévères. L’idée serait donc la suivante : dans la conception religieuse de la sofiva qui est celle des sages d’Ionie et que l’on retrouve chez Aristote204, le sage, proche des dieux, ne s’occupe pas de politique : les affaires humaines ne sont pas sérieuses. C’est pourquoi le sage se sent plus proche des enfants qui jouent que des hommes qui se préoccupent de la Cité. Car il s’agit au moins d’une activité qui ne prétend pas à tort être sérieuse, et qui en plus nous rapproche des dieux205. * J’espère avoir montré que le savoir des Ioniens était fondé sur une relation du sophos avec les dieux. Les dieux ne sont pas critiqués. Ils ne sont pas davantage tenus « en dehors » des pratiques de sophia. Cette relation du sophos aux dieux, nous la retrouverons dans toute l’histoire de la philosophie antique : chez Socrate, chez Platon, chez Antisthène, chez Aristote, chez Épicure, chez les Stoïciens. Les écoles athéniennes, rappelons‐le, étaient des associations constituées autour de cultes rendus aux dieux. La question que les antiquisants, dès lors, doivent affronter, est la suivante : comment concilier le caractère incontestablement rationnel de certains savoirs et de certaines pratiques des philosophes antiques avec leur relation privilégiée aux dieux ? Les tentatives de réponses à cette question gagneront beaucoup à sortir l’histoire des savoirs antiques de son isolement et à dialoguer, de manière comparatiste, avec les recherches des historiens du Moyen Âge et des historiens modernes sur les rapports entre « science » et « religion ». 201
Diogène Laërce, II, 14-15.
Ibid., 7.
203
La traduction par « tu ne saurais mieux dire », dans l’édition Dumont de « La Pléiade » est donc un
contresens.
204
Cf. aussi Eth. Eud., I 5 1216 a 11 : un homme ne savait pas répondre au problème : en vue de quoi choisir de
naître plutôt que de ne pas naître : tou`, favnai, qewrh`sai to;n oujrano;n kai; th;n peri; to;n o{lon
202
kovsmon tavxin. Cette attitude, dans la culture hellénique, est toujours religieuse. Cf. e. g. E. N., VI 7 1141 b 3
:
dio; jAnaxagovran kai; Qalh`n kai; tou;" toiouvtou" sofou;" mevn, fronivmou" d j ou[ fasin
ei\nai, o{tan i[dwsin ajgnoou`nta" ta; sumfevronq j eJautoi`", kai; peritta; me;n kai; qaumasta;
kai; calepa; kai; daimovnia eijdevnai aujtouv" fasin, a[crhsta d j o{ti ouj ta; ajnqrwvpina
ajgaqa; zhtou`sin.
Sur ce point, cf. les nombreux témoignages rassemblés par Pierre Boyancé dans son Culte des Muses (1937),
notamment p. 168-176, 215-225, 264.
205
53
Texte n° 3 La poésie didactique dans l’Antiquité : une invention des Modernes La catégorie de « poésie didactique » est une catégorie couramment employée à propos de poèmes tels que les Travaux et les jours d’Hésiode, des poèmes présocratiques comme Sur la nature de Parménide ou d’Empédocle, des poèmes hellénistiques comme les Phénomènes d’Aratos ou les Thériaques de Nicandre, ou encore poèmes latins comme le de rerum natura de Lucrèce, les Géorgiques, ou les Astronomiques de Manilius. Or, comme on l’a remarqué depuis longtemps, cette catégorie n’existait pas dans l’Antiquité206. Elle n’existait pas non plus à la Renaissance, ni dans la poésie de l’âge classique207. La 206
Joseph Warton, Reflections on Didactic Poetry, 1753, p. 291 : « The ancients have left us no rules or observations concerning this species of poetry ». On lit parfois qu’Aristote, en disant que le poème d’Empédocle était un « discours versifié », aurait reconnu dans ce poème de la poésie didactique. Cf. Sur les poètes, fr. 1 Ross = Diogène Laërce, VIII, 57 : jAristotevlh" d j ejn […] tw/` peri; poihtw`n fhsi;n o{ti kai; JOmhriko;"
oJ jEmpedoklh`" kai; deino;" peri; th;n fravsin gevgone « Aristote, dans son écrit sur les poètes, dit qu’Empédocle est également homérique et s’est avéré un maître du verbe ». Or, d’une part, cette façon de décrire le poème d’Empédocle est très tendancieuse, caractéristique de l’attitude d’Aristote, qui, comme il l’a fait pour les tragédies, essaie souvent de dégager des œuvres qu’il lit tout ce qui peut rappeler leurs conditions d’énonciation, pour en extraire un contenu : dans les tragédies, c’était l’intrigue, le muthos ; dans le poème d’Empédocle, c’est le logos. Et, d’autre part, Aristote, loin d’appliquer la notion de « poésie didactique », exclut au contraire Empédocle de la poésie, pour le rattacher au discours philosophique. L’idée d’Aristote est d’ailleurs assez isolée dans l’Antiquité, mais on la retrouve chez Plutarque, de audiendis poetis, 16 c : ta; d j
jEmpedoklevou"
e[ph
kai;
Parmenivdou
kai;
qhriaka;
Nikavndrou
kai;
gnwmologivai
Qeovgnido" lovgoi eijsi; kecrhvmenoi para; poihtikh`" w{sper o[chma to; mevtron kai; to;n
o[gkon, i{na to; pezo;n diafuvgwsin. « Les vers épiques d’Empédocle, de Parménide, les Thériaques de Nicandre et les discours gnomiques de Théognis sont des discours qui ont en quelque sorte emprunté le char de la poésie, c’est‐à‐dire son mètre et sa grandeur, afin d’éviter la prose ». On retrouve la même attitude à la Renaissance chez Castelvetro, éditeur et commentateur de la Poétique d’Aristote, estimant que si Virgile n’avait écrit que les Géorgiques, il ne devrait pas être compté au nombre des poètes. On cite également pour justifier l’emploi de la catégorie de « poésie didactique » chez deux grammairiens tardifs, Diomède et Servius. Servius, dans son prologue du commentaire aux Géorgiques : Et hi libri didascalici sunt, unde necesse est, ut ad aliquem scribantur. Nam praeceptum et doctoris et discipuli personam requirit: unde ad Maecenatem scribit sicut Hesiodus ad Persen, Lucretius ad Memmium. Mais Servius ne dit pas pour autant que la poésie didascalique est un genre à part, c’est‐à‐dire que le caractère didactique détermine une poétique différente de la poétique de l’Énéide : tout Virgile est « plein de science » (scientia plenus), comme il le dit au début de son commentaire du livre VI de l’Énéide, en faisant remonter la tradition de cette poésie sapientielle à Homère : Totus quidem Vergilius scientia plenus est, in qua hic liber possidet principatum, cuius ex Homero pars maior est. et dicuntur aliqua simpliciter, multa de historia, multa per altam scientiam philosophorum, theologorum, Aegyptiorum, adeo ut plerique de his singulis huius libri integras scripserint pragmatias. « Dans tout Virgile, on trouve de la science, et dans ce domaine ce livre tient le premier rang, dont la plus grande partie vient d’Homère. Pour le reste, certaines choses sont dites simplement, beaucoup sont tirées de l’Histoire, beaucoup sont tirées de la science sublime des philosophes, des théologiens, des Égyptiens, au point que de nombreux auteurs ont consacré des commentaires entiers sur chacun de ces différents éléments ». Chez Diomède, le qualificatif didascalice est également une étiquette, à l’intérieur d’une taxinomie complexe, véritable « système à tiroirs » pour le dire avec E. R. Curtius (La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, tr. fr., 1991 [19532], p. 688‐692), qui montre bien comment le classement n’a rien à voir avec les classements qui nous familiers. Mais on ne peut en tirer que les Anciens distinguaient une poétique didactique d’une poétique « narrative », 54
question que je souhaiterais poser dans cet article est donc double : d’où vient que nous parlons de « poésie didactique », et comment les Anciens parlaient‐ils des poèmes que nous considérons, nous, comme « didactiques » ? Un lecteur moderne aura facilement l’impression qu’il y a entre Hésiode et Homère, ou entre le de rerum natura et l’Énéide, une différence de genre. Ce que je voudrais essayer de montrer, c’est que cette impression est déterminée par le « sol silencieux », pour le dire avec Foucault, à partir duquel sont produits nos discours. Elle repose en effet sur la distinction moderne entre « description » et « narration ». On aurait d’un côté des poèmes qui racontent des histoires, comme l’Iliade ou l’Énéide, et de l’autre des poèmes qui décrivent : Aratos décrit les constellations, Nicandre les différents types de bêtes venimeuses, etc. Cette première distinction recouvre une autre distinction familière aux modernes : celle entre fiction et science. Les poèmes qui racontent des histoires sont rangés du côté de la fiction, ceux qui décrivent la nature (ou des parties de la nature) sont rangés du côté de la science. C’est ce partage moderne entre une poésie descriptive, scientifique, et une poésie narrative, fictionnelle, qui va fonder la distinction moderne entre poésie didactique et poésie épique. Par « poésie didactique », les savants modernes entendent en effet un genre poétique particulier, dans lequel la poésie sert de moyen à la communication d’un savoir. Les exposés qu’on rencontre sur les caractéristiques du genre didactique l’opposent souvent à la « poésie épique », qui n’aurait pas pour fin d’enseigner mais de divertir, en communiquant non pas un savoir, mais des histoires. On oppose ainsi couramment Homère et Hésiode, en disant que l’un est le fondateur de l’épopée et l’autre le fondateur de la poésie didactique. L’un raconterait des histoires, donc serait plutôt du côté de la fiction, l’autre communiquerait des enseignements, donc serait plutôt du côté de la sagesse, voire de la philosophie. L’opposition entre « poésie didactique » et « poésie épique » détermine ainsi une série d’oppositions : poésie didactique
description
instruction (et plus généralement philosophie, science)
savoir, vérité, science, philosophie, sagesse
sérieux, sévérité
utilité
Hésiode
Aratos (Phénomènes), Nicandre (Thériaques, Alexipharmakes)
Lucrèce, Géorgiques, Manilius… poésie épique
narration
poésie (et plus généralement art, littérature)
histoires, mythes, fiction, littérature, séduction, plaisir
jeu, donc inutilité
Homère
Apollonius de Rhodes, Argonautiques
Virgile (comme auteur de l’Énéide), Lucain, Stace…
Le savoir communiqué n’est pas n’importe quel savoir : il s’agit de « vérités importantes » ou de « quelque art utile à la vie », pour citer une des premières définitions du genre208. Si Nicandre écrit un poème sur les poisons et les serpents vénéneux, c’est parce que la mort par empoisonnement était la première cause de mortalité dans l’Antiquité ; si Virgile écrit les Géorgiques, c’est pour soutenir la politique agricole d’Auguste. Il n’est pas difficile de reconnaître, comme le fait K. Volk (2002), qui fait un grave contresens sur l’expression « genus enarratiuum », lequel ne signifie pas « genre narratif », mais « genre explicatif, herméneutique ». 207
Elle n’apparaît par exemple ni chez Du Bellay ni chez Ronsard ni chez Boileau.
Mairan, Éloge du cardinal de Polignac, 1747 : « L’Anti-Lucrèce est un poème latin du nombre de ceux qu’on appelle
didactiques, parce qu'ils ont pour but d’enseigner des vérités importantes ou quelque art utile à la vie ».
208
55
derrière ce discours savant, une idée des Lumières : les vérités importantes et les arts utiles doivent être communiqués aux hommes. À la poésie de prêter à la communication de ce savoir son charme et sa douceur209. Outre l’absence, dans l’Antiquité, de la notion de « poésie didactique », ce discours moderne sur la poésie didactique antique se heurte à deux problèmes. D’abord, la plupart des œuvres illustrant ce que les Modernes appellent « poésie didactique » sont des poèmes épiques, c’est‐à‐dire des poèmes en hexamètres. Mais ils ne sont pas considérés comme des épopées, parce que, dans le langage moderne, une épopée est censée être un poème narratif et fictionnel, « racontant les exploits des dieux ou des héros de façon grandiose ». Nous avons vu que l’opposition entre « didactique » et « épique » recouvrait une opposition entre « enseigner » et « raconter ». Or cette dernière opposition n’est pas pertinente pour l’Antiquité. Personne n’y opposait Homère et Hésiode comme nous le faisons. En effet, pour la plupart des Anciens, et jusqu’à la fin de l’Antiquité, Homère est le père de tout savoir et de toute sagesse. Si Hésiode lui est parfois associé dans ce rôle, il n’est jamais question de lui contester la primauté : Homère est l’éducateur de la Grèce, dès l’origine, comme le dit Xénophane210. C’est à ce titre que d’autres sages compositeurs de poèmes épiques, comme Parménide ou Empédocle, rivaliseront avec lui. Et c’est à ce titre qu’il sera attaqué par Pythagore ou Héraclite, et bien sûr par Platon. Mais aucun ne réussira à le détrôner, comme le montre le relief hellénistique d’Archélaos, au bas duquel tous les savoirs viennent rendre hommage à Homère, assis sur un trône : 209
Joseph Warton, op. cit., p. 292 : « To render instruction amiable, to soften the severity of science, and to give virtue and knowledge
a captivating and engaging air, is the great privilege of the didactic muse ».
210
Xénophane, fr. 10 Diels-Kranz : ejx ajrch`" kaq j {Omhron ejpei; memaqhvkasi pavnte"…« Depuis
le commencement, tout le monde apprend d’après Homère… ».
56
Cette idée réapparaîtra en Europe avec les humanistes : pour Melanchthon, « Homère enseigne ce qui est juste et utile, mieux que Chrysippe et Crantor ». Après plusieurs exemples, il ajoute qu’il a voulu montrer que la connaissance des bons auteurs ne forme pas seulement la langue, mais aussi le cœur211. Elle est encore défendue au début du XVIIIe par un philosophe libre penseur, Thomas Collins212. 211
Melanchthon, Declamationes, III, Eloquentiae encomium, p. 36‐37 (cité par E. R. Curtius, op. cit., p. 332) : Nec dubitarim adfirmare, quod Horatius censuit, Homerum, quid rectum, quid utile sit, melius Chrysippo et Crantore docere. […] Neque enim plures Homeri locos his attingere visum est. Tantum hos indicaui, ut studiosis adulescentibus fidem facerem bonorum scriptorum cognitione non os tantum ac linguam, sed pectus etiam formari. 212
Bentley, Remarks upon a Late Discourse of Free‐Thinking, 1713 : Homer’s Iliad he admires, as the epitome of all arts and sciences. […] Be it so. […]. And yet I am apt to fancy, if our author had no better an artist than the old poet for his shoes, he would be as sorry a free‐walker as he is now a free‐thinker. To prove Homer’s universal knowledge a priori, our author says, He designed his poem for eternity, to please and instruct 57
En dehors des poèmes d’Homère, les « mythes » en général sont source d’enseignement et de savoir : directement, par leur valeur « sapientielle » et, dirions‐nous aujourd’hui, « scientifique » et « philosophique », par leur exemplarité éthique et esthétique ; indirectement, par les explications (scholies, gloses, allégories) auxquels il donnent lieu : à partir de poèmes comme les Argonautiques d’Apollonius de Rhodes ou la Thébaïde de Stace, on pouvait faire le tour encyclopédique de toutes les connaissances. C’est la raison pour laquelle la Bibliothèque d’Apollodore, immense encyclopédie mythographique, s’ouvrait par cette épigramme au lecteur213 : Aiw`no" speivrhma ajfussavmeno" ajp j ejmei`o
paideivh", muvqou" gnw`qi palaigeneva" […]
eij" ejme; d j ajqrw`n
euJrhsei" ejn ejmoi; pavnq j o{sa kosmo" e[cei.
De moi tu tires la semence de l’éternel savoir : la connaissance des légendes antiques. [...] Regarde‐moi, en moi tu trouveras tout ce que contient l’univers. Pour un Moderne, il peut sembler étonnant qu’un recueil mythographique prétende offrir à son lecteur non pas du plaisir, mais du savoir, et qui plus est le principe même (speivrhma) de « l’éternel savoir » ainsi que la connaissance de « tout ce que contient l’univers ». Mais c’est que cette culture ignorait les oppositions qui nous sont familières – du « mythe » et de la science, de l’imaginaire et du rationnel, du plaisir et de l’instruction. Les mythes étaient des savoirs : à ce titre, ils enseignaient, exactement comme les savoirs antiques auxquels, contrairement aux mythes, nous reconnaissons encore le titre de savoir : agriculture (nous avons des écoles d’agriculture), astronomie, médecine, philosophie. De ce point de vue, un poème ayant une matière mythique, comme l’Iliade ou les Argonautiques, l’Énéide ou les Métamorphoses, est tout autant « didactique » que Les Travaux et les Jours ou les Phénomènes d’Aratos. Au moins en ce qui concerne la poésie grecque préclassique, il serait difficile de trouver des exemples de poètes qui ne soient pas en même temps des sages, des « maîtres de vérité » : Sappho, Archiloque, Alcman (fragment cosmogonique), Tyrtée, Pindare, Simonide, sans parler des poèmes à chanter dans les banquets de Solon ou de Théognis, qui sont eux aussi destinés indissociablement à charmer qu’à enseigner. C’est une autre opposition paradigmatique moderne, celle des lettres et des sciences, qui empêche d’apercevoir ce fait massif qu’en général, les poètes enseignent. Mais ils enseignent des savoirs que les Modernes ne reconnaissent pas comme savoirs : outre les mythes, ils enseignent les savoirs de l’amour, du banquet et du vin, les savoirs éthiques du guerrier, les chants et les danses des chœurs214. Ainsi, l’opposition entre une poésie didactique et une poésie épique, c’est‐à‐dire entre une poésie qui enseigne et une poésie qui raconte, n’est pas tenable, car elle repose sur une conception mankind. Admirable again : eternity and mankind : nothing less than all ages and nations were in the poet’s foresight. Take my word for it, poor Homer, in those circumstances and early times, had never such aspiring thoughts. He wrote a sequel of songs and rhapsodies, to be sung by himself for small earnings and good cheer, at festivals and other days of merriment. [C’est plus de 500 ans après que Pisistrate fit réunir « the loose songs »]. He no more thought, at that time, that his poems would be immortal, than our free‐thinkers now believe their souls will. 213
214
Photius, Bibliothèque, cod. 186, 142 a-b.
cf. didaskalos LSJ II, Calame I 1977 386 s. ; Herington 24-5 cit. par Ford 198.
58
du savoir dont les définitions, les classements, les hiérarchies, sont étrangers à l’Antiquité, mais aussi au Moyen Âge. La deuxième difficulté à laquelle se heurte le discours moderne sur la poésie didactique, c’est que l’association du savoir et de l’utilité, évidente pour des Modernes, ne l’était pas pour les Anciens, et encore moins lorsqu’il s’agissait de poésie. On lit couramment, nous l’avons dit, que les « poèmes didactiques » hellénistiques cherchaient à faciliter la communication de tel ou tel savoir (astronomie, médecine…) en le rendant plus attrayant, grâce à la poésie. En réalité, les traités en prose suffisaient amplement. On apprenait l’astronomie dans Eudoxe de Cnide. Pourquoi alors le roi Antigone le Borgne a‐t‐il commandé son poème à Aratos ? La réponse se trouve dans la Vie d’Aratos215 : o}" para; tw/` basilei` genovmeno" kai; eujdokimhvsa" e[n te a[llh/
polumaqeiva/ kai; <th/`> poihtikh/` proetravph uJp j aujtou` ta; Fainovmena
gravyai, tou` basilevw" Eujdovxou ejpigrafovmenon biblivon Katovptron dovnto"
aujtw/` kai; ajxiwvsanto" ta; ejn aujtw/` katalogavdhn lecqevnta peri; tw`n
fainomevnwn mevtrw/ ejntei`nai kai; a{ma eijponvto" wJ": eujdoxovteron poiei`"
to;n Eu[doxon ejnteivna" ta; par j aujtw/` keivmena mevtrw/. [Aratos], parvenu auprès du roi, se fit connaître par son savoir, mais en particulier par son savoir en matière de poétique. Le roi l’exhorta à écrire les Phénomènes en lui donnant le livre d’Eudoxe. Il jugeait bon que ce qui y était dit en manière de catalogue sur les phénomènes soit mis en vers, ajoutant ceci : « En mettant ses mots en vers, tu rendras Eudoxe plus illustre ». Il s’agissait donc, non pas de mettre la poésie au service de la prose, la littérature au service de la science, la fiction au service du vrai, mais de prendre une certaine matière, en l’occurrence « Eudoxe », et de la travailler de façon à en faire une œuvre d’art. Travailler à en faire une œuvre d’art, c’est la douer d’enargeia, et la douer d’enargeia, c’est rivaliser avec Homère, le maître de l’enargeia216. C’est pourquoi les Phénomènes se présentent comme une série d’ecphraseis mythologiques des constellations217. Comme le dit Manilius, le ciel d’Aratos est une longue fabula. Rien n’empêche qu’on se serve de ce poème pour enseigner l’astronomie, par exemple en corrigeant ses erreurs218. Mais Aratos n’a pas composé son poème pour enseigner. Il a voulu faire une œuvre 215
Arati Vita I, 38-43 Martin.
Nicandre de Colophon, Thériaques, 957-958.
217
Cf. encore H.-I. Marrou (1948, t. I, p. 275) : « L’essentiel est la description, minutieuse et ‘réaliste’ [i.e.
l’e[kfrasi"] des figures traditonnellement prêtées aux constellations : [Aratos] nous montre Persée (248-253),
soutenant sur ses épaules son épouse Andromède, tendant la main droite vers la couche de sa belle-mère
(Cassiopée), s’élançant d’un pas rapide en soulevant un nuage de poussière (il s’agit en fait d’un amas d’étoiles
que présente cette région du ciel) […] Même anthropomorphisme dans la description des levers et des couchers
des constellations (559-732), qui fait suite à une brève évocation des planètes et de la sphère céleste (454-558). »
Pour une étude plus développée des Phénomènes comme « astronomical ecphrasis », cf. M. Semanoff, 2006.
218
De fait, bien que les erreurs contenues dans son poème fussent connues (cf. e. g. Hipparque, in Arati et
Eudoxi Phaenomena, I, 2-8 Manitius ; Posidonius, fr. 48 Edelstein-Kidd), il était commenté par des
mathématiciens et des astronomes comme Attale de Rhodes et Hipparque lui-même, et servait de manuel
d’astronomie (cf. le manuel du Stoïcien Géminos de Rhodes), cf. H.-I. Marrou, 1948, t. I, p. 275 : « Tel qu’il se
présente, le poème d’Aratos n’a rien de mathématique ; pas de chiffres, quelques indications bien sommaires
216
59
d’art. C’est aussi pourquoi Aratos n’a pas à être lui‐même un astronome, pas plus que Nicandre ne devait être agriculteur et médecin pour composer ses Géorgiques et ses Thériaques. Le fonctionnement des Phénomènes est donc exactement l’inverse de ce qu’en disent les tenants de la catégorie de « poésie didactique » : il ne vise pas à enseigner à partir de la poésie ou grâce à la poésie ; il vise à faire une œuvre d’art à partir d’un champ du savoir, d’être par son art, en tant que poète, à la hauteur de sa matière. C’est là‐dessus que portent tous les jugements sur l’œuvre d’Aratos : il s’agit de savoir s’il réussi ou non à faire une œuvre d’art qui s’élève à la même hauteur que sa matière219. De la même façon, si à Rome Cicéron, Varron d’Atax, Helvius Cinna, Ovide, Germanicus, Aviénus, le père de Stace220, l’empereur Gordien221, sans oublier le poète anonyme de l’Aratus Latinus et de « nombreux autres », selon saint Jérôme, font chacun à leur tour des « traductions » d’Aratos, ce n’est pas pour « communiquer » le savoir d’Aratos, ce n’est pas dans le but de corriger une traduction précédente pour la rendre plus exacte, mais dans le but de rivaliser avec d’autres poèmes latins dans l’entreprise esthétique consistant à faire une œuvre plus belle que la précédente, et qui soit à Rome une œuvre d’art équivalente aux Phénomènes222. Il en va de même pour Nicandre de Colophon, dont nous avons perdu les Métamorphoses et les Géorgiques, mais dont nous avons encore deux poèmes étonnants : les Thériaques, qui portent sur les serpents venimeux, et les Alexipharmakes, qui portent sur les remèdes aux poisons. Nicandre n’a pas composé ces deux poèmes parce que la mort par poison était la cause de mort la plus fréquente dans l’Antiquité223. Comme Aratos avec la matière astronomique, Nicandre a fabriqué une œuvre d’art en prenant pour matière le savoir médical. Ici aussi, faire une œuvre d’art, c’est faire un poème doué d’enargeia et bourré d’érudition. Ici aussi, c’est devenir un émule d’Homère, comme en témoigne la sphragis des Thériaques : kaiv ken
JOmhreivoio kai; eijsevti Nikavndroio
mnh`stin e[coi", to;n e[qreye Klavrou nifovessa polivcnh.
Et de Nicandre l’homérique tu pourras à jamais te souvenir, qui grandit dans la blanche bourgade de Claros. La pragmatique est donc là encore esthétique : c’est pourquoi, loin de faciliter la communication scientifique, le poème au contraire la suspend. Le texte de Nicandre, conformément concernant la sphère céleste, son axe, les pôles (v. 19-27) […] [Le] commentaire [d’Aratos] se bornait à une
introduction très sommaire à la sphère [mais] était avant tout littéraire et s’étendait complaisamment sur les
étymologies et surtout sur les légendes mythologiques suggérées par la description d’Aratos. » Ce qui comptait
n’était pas la « vérité » (au sens scientifique, moderne, du mot), mais la beauté du savoir.
219
Cic. De or. I 69 ; Quintilien, X, 1, 55 : Arati materia motu caret, ut in qua nulla varietas, nullus affectus, nulla persona, nulla cuiusquam sit oratio ; sufficit tamen operi cui se parem credidit. « En ce qui concerne Aratos, sa matière manque d’animation : on n’y trouve aucun chatoiement, aucun affect, aucun personnage, aucun discours ; et pourtant, il arrive à se hisser à la hauteur de son sujet ». 220
Silv 5 3 19-23.
SHA, Gord., III, 2
222
M. Pierre, « Rome dans la balance. La poésie augustéenne imite-t-elle la poésie grecque ? », dans F. Dupont
& E. Valette-Cagnac (éd.), Façons de parler grec à Rome, Paris, 2005, p. 229-254
223
J.‐M. Jacques, auteur d’une remarquable édition des deux épopées de Nicandre de Colophon sur les poisons (Thériaques et Alexipharmaques), explique que la composition du poème par le fait que la mort par poison était la plus grande cause de mortalité dans le monde antique (p. 31). 221
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à l’esthétique de l’épopée alexandrine, est extrêmement obscur. Dès lors, comme l’ont bien vu les éditeurs anglais de Nicandre, « The victim of snake‐bite or poison who turned to Nicander for first‐aid would be in sorry plight »224. Les poèmes de Nicandre ne sont donc pas des manuels toxicologiques versifiés, pour être mieux mémorisés225. Ils ne sont pas destinés à communiquer (les traités des médecins suffisaient) mais à proposer à l’admiration du public une œuvre d’art exceptionnelle. Dès lors, comme pour l’opposition Homère‐Hésiode, il n’y a pas non plus d’opposition entre Aratos et Nicandre et les autres poètes épiques hellénistiques. Aratos et Nicandre sont désignés comme des poètes épiques, au même titre qu’Apollonius de Rhodes226 . Il y a une distinction de « matière » : l’un chante les constellations, l’autre les poisons, l’autre l’expédition des Argonautes. Mais ils font la même chose : cette distinction de matière ne correspond pas à une distinction pragmatique. C’est pourquoi un même poète pouvait écrire un poème à matière mythologique et un poème à matière agronomique. C’est pourquoi ils n’ont aucun mal à insérer dans leurs poèmes des séquences venues d’une matière différente, pour montrer qu’ils sont capables de composer des poèmes sur des matières différentes227. Il n’y a rien de plus étonnant pour les lecteurs modernes que le succès remporté dans l’Antiquité par ces poèmes hellénistiques à matière « scientifique ». Comment pouvait‐on se passionner pour les Phénomènes d’Aratos ou les Alexipharmakes de Nicandre ? Pourquoi les Romains rivalisaient‐ils de traductions d’Aratos ou de vers sur les éruptions de l’Etna ? Lucilius, le destinataire de Sénèque, ne pourra pas s’abstenir de chanter l’Etna, « ce lieu de tous les poètes » (Lucrèce, Virgile, Ovide…) : Quid tibi do ne Aetnam describas in tuo carmine, ne hunc sollemnem omnibus poetis locum adtingas ? C’est notre culture esthétique qui nous empêche d’accepter qu’on ait pu trouver « beau » un poème chantant les serpents venimeux et les remèdes contre les poisons, qu’on puisse prendre plaisir et s’amuser au savoir sans chercher à en faire son profit. Le savoir pour les Modernes n’a pas de valeur esthétique en tant que savoir. Et la poésie didactique, en tant que catégorie moderne, repose justement sur l’idée qu’il faudrait « l’habilller » poétiquement pour le rendre attractif. Dans l’Antiquité classique et hellénistique, le savoir en tant que tel est beau, objet d’émerveillement et de plaisir : c’est pour nous un monde étrange où un volcan fait venir l’eau à la bouche (Aut ego te non novi aut Aetna tibi salivam movet, dit Sénèque à Lucilius), où un roi, pour complaire à ses amis, leur offre des herbes comestibles infectées de sucs vénéneux228 ; ou les Indiens peuvent offrir à Auguste un jeune homme sans bras, mais capable de tirer à l’arc avec ses pieds229 ; un monde où l’on est prêt à mourir pour posséder le cheval de Diomède, bien qu’il porte la mort à ses possesseurs l’un après l’autre230. Les mirabilia ne sont pas une partie du savoir. Ils sont le savoir. La valeur du savoir pour les Modernes moins dans sa beauté que dans son utilité. C’est pourquoi les commentateurs qui veulent « sauver » les poèmes de Nicandre parlent de son utilité. 224
A. L. F. Gow & A. F. Shofield, Nicander. The Poems and Poetical Fragments, 1953, p. 18.
La plupart des recettes médicales métriques (Galien en cite beaucoup) destinées à la mémorisation ne sont pas
en vers épiques, mais souvent en trimètres iambiques, le mètre le plus proche, selon Aristote, du langage parlé
(Poet 1449a24). Cf. C. Fabricius, Galens Exzepte aus älteren Pharmakologen, 1972 54. Les recettes en
hexamètres semblent souvent des poèmes difficiles à interpréter, donc des jeux savants, où nous avons donc
affaire à une pragmatique ludique et/ou esthétique et non médicale. Cf. e. g. la recette du thériaque
226
Dans Quintilien (X, 1, 55), Aratos est cité parmi les epici. Chez Athénée (126 b = fr. 68 des Géorgiques),
Nicandre est désigné comme « faiseur d’épopées » (ejpopoio") riches en mots antiques et d’un savoir
225
encyclopédique : filavrcaion kai; polumaqh`.
Cf. e. g. le long passage sur la crue du Nil dans Lucain.
228
Justin 36 4 3 s. ; Plut. Démétr., 20 3 (voir Nicandre Budé II n. 24). Son zèle pour pharmacologie à base de plantes : Galien 12 251 3 s. K. 227
229
230
Dion Cassius, 54, 9.
Aulu-Gelle, III, 9.
61
C’était l’inverse dans l’Antiquité. Les savoirs encyclopédiques de la paideiva sont des savoirs inutiles, au sens où ils fonctionnent dans un espace voué au loisir et à la détente, au jeu et à la beauté. L’idée qu’il faut privilégier l’utilité pratique des savoirs n’était pas absente dans l’Antiquité, mais minoritaire. C’est cette pragmatique esthétique que nous retrouvons à Rome avec les poèmes dits « didactiques » de Lucrèce, Virgile ou Manilius. Il s’agit à la fois non pas de communiquer un savoir mais, pour répondre à une commande (car on ne se lance pas tout seul dans la composition d’un poème épique de cette ampleur), de faire une œuvre d’art (illustrare) une certaine matière relevant des savoirs lettrés (les écrits d’Épicure, les Travaux et les jours, l’astronomie, l’astrologie…). Il s’agissait de poètes professionnels : Lucrèce n’était pas plus philosophe que Virgile agronome. D’après une petite épopée, la Ciris, dans laquelle un poète invite le noble Valerius Messalla à lui passer commande d’une grande épopée philosophique, il est possible que les poètes offraient à de riches Romains de petits poèmes pour montrer leur talent et obtenir une commande importante. C’est ainsi que Lucrèce composa son de rerum natura pour C. Memmius, un sénateur qui voulait associer à son nom le prestige d’Épicure (auctoritas Epicuri), ou encore que Virgile composa ses Géorgiques pour Mécène. Le prologue du livre III illustre bien la nécessité, pour le poète épique, de trouver une matière à mettre en lumière231 : Cetera quae vacuas tenuissent carmine mentes, omnia iam volgata : quis aut Eurysthea durum aut inlaudati nescit Busiridis aras ? […] Temptanda via est qua me quoque possim tollere humo victorque virum volitare per ora. Toutes les matières capables de capter les esprits ont déjà été enseignées. Qui ignore le terrible Eurysthée ou les autels de Busiris ? […] Je dois donc tenter une route par laquelle moi aussi je puisse me hisser du sol et, victorieux, voler dans les airs. On voit bien ici que le choix de la matière « géorgique » ne correspond pas à une nécessité intérieure ou à un projet intellectuel, scientifique, politique. Il s’agit de trouver une matière qui permette à l’artiste de montrer ce dont il est capable. Or comme tout a déjà été dit, comme les autres poètes ont déjà chanté la mythologie, il lui faut trouver une matière nouvelle. Il ne s’agit pas de prendre au pied de la lettre ce que dit ici Virgile – il n’était pas le premier à chanter la matière des Géorgiques – mais de repérer et de retrouver ici la pragmatique esthétique de la poésie hellénistique. Le témoignage de Sénèque vient encore le confirmer232 : Vergilius noster […] non quid verissime sed quid decentissime diceretur aspexit, nec agricolas docere voluit sed legentes delectare. Notre Virgile ne visait pas la stricte vérité, et il n’a pas voulu instruire les paysans, mais donner du plaisir à ceux qui lisent. 231
232
Virgile, Géorgiques, III, 3-9.
Sénèque, Lettres à Lucilius, 86, 15
62
On retrouve ce même dispositif esthétique, où le poème doit se hisser à la hauteur de sa matière, chez Manilius233 : Hunc mihi tu, Caesar, […] das animum viresque facis ad tanta canenda. […]. Bina mihi positis lucent altaria flammis, ad duo templa precor duplici circumdatus aestu carminis et rerum. Certa cum lege canentem mundus et immenso vatem circumstrepit orbe vixque soluta suis immittit verba figuris. Ce courage, c’est toi qui me le donnes, César, et les forces qu’il faut pour chanter des choses si grandes. […] Devant moi les flammes éclairent deux autels, j’adresse mes prières à deux temples, entouré par le double effervescence du poème et de l’univers. Autour du prophète qui chante un chant réglé, l’orbe du cosmos immense résonne, qui même à la prose permet à peine de formuler ses figures. Cette pragmatique esthétique réapparaît à la Renaissance, avec des poèmes chantant les constellations, l’élevage des vers à soie, le jeu d’échecs, ou encore la syphilis. Le poème que lui consacre Fracastor a un immense succès : là encore, nous avons affaire à une culture très différente de la nôtre : à la fin du XVIIIe siècle, le passage le plus aimé de Lucrèce est la description de la peste à Athènes234. Personne ne parle encore de poésie didactique. On retrouve le même système de commande : Léon X, ayant approuvé le poème sur les vers à soie, commande la Christiade. Ni Du Bellay ni Ronsard ni Le Tasse ni Boileau. Il y a des épopées, qui portent sur la nature ou sur les hauts faits des héros, mais cette distinction de matière, comme dans l’Antiquité, n’est pas une distinction générique, pragmatique : ce sont, avec des matières différentes, de mêmes types d’objets. Il faut cependant distinguer à la Renaissance entre les poèmes qui renouent avec la tradition esthétique des poèmes antiques et ceux qui prétendent agir sur la conscience des lecteurs, et qui se rattachent à la tradition médiévale du poème sacré. C’est là aussi un signe de ce que la catégorie de poésie didactique est ancrée dans la culture intellectuelle moderne : jamais ne sont donnés comme exemples tous les poèmes médiévaux qui pourtant voulaient enseigner (Alain de Lille, Bernard Silvestre, Dante, etc.), parce qu’il s’agit d’un savoir religieux, et donc pas d’un savoir véritablement considéré comme savoir par les modernes. Il faut attendre l’époque des Lumières pour que naisse véritablement l’idée que la poésie peut communiquer le savoir plus facilement et plus agréablement. Il n’est alors plus question de pragmatique esthétique. Si le cardinal de Polignac fait un anti‐Lucrèce, c’est parce que, dit‐il, en discutant avec Pierre Bayle, il s’est rendu compte du danger que l’épicurisme faisait courir aux hommes de son temps235. On n’imagine pas aujourd’hui le succès de poèmes comme l’Essay on man de Pope, les discours en vers de Voltaire (« discours » en vers justement, et non poèmes), ou encore 233
Manilius, Astronomiques, I, 7-24.
J. Warton, p. 420 : « The plague with which the whole poem concludes being more known and perhaps more
read than any other part of it, I shall not point out any other particular passages ».
235
Mairan, Éloge du cardinal de Polignac, 1747.
234
63
les poèmes de l’abbé Delille236. Mais la tradition de la « poésie didactique », c’est‐à‐dire, pourrait‐on dire en paraphrasant Péguy, de la poésie « de propositions » (philosophiques ou théologiques)237 reçut probablement un coup fatal avec le romantisme et l’idéalisme allemand, autonomisant la poésie comme forme de savoir à part entière, et non pas comme véhicule ou moyen d’un savoir aussi prosaïque que l’art des jardins, le fonctionnement du baromètre, les vertus du cidre ou de l’eau, la circulation du sang, « l’art de préserver sa santé ». Hegel, qui déteste la poésie didactique, cite souvent Schiller ou Goethe. Il est significatif que Flaubert, dans ses notes sur l’Esthétique, relève l’arbitraire qu’il y a à classer ensemble Lucrèce, Virgile et l’abbé Delille : « Il aurait fallu montrer pourquoi les deux premiers sont si au‐dessus du troisième ! »238. Désormais, la poésie n’était plus la servante de la science : elle redevenait, en un sens, une part du savoir. 236
237
Le chant VI de Delille sur trois règnes est commenté par Cuvier.
Péguy, « L’Ève de Péguy », dans Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, III, p. 1235.
« Il a été assez heureux pour transporter dans ses vers cette intègre probité qui paraissait ne pas pouvoir quitter la prose. […] L’auteur […] a fait des vers de poètes avec une sorte de marbre de prose. Aussi avons‐nous dans ce poème jusqu’à des propositions de philosophie et de théologie réduites en des vers d’une telle justesse technique qu’il faudrait peut‐être remonter jusqu’au De natura rerum pour en trouver d’une telle sévérité. » Et en note : « Il ne faudrait pas, si l’on veut être juste, oublier les très beaux vers philosophiques de Sully‐
Prudhomme, notamment dans La Justice, qui sont eux aussi des vers de propositions ». 238
Flaubert, notes sur l’Esthétique de Hegel. Hegel pense que la poésie didactique ne doit pas être comptée parmi les formes propres à l’art. Enfin le fond et la forme sont ici complètement isolés. – La forme artistique ne peut être rattachée au fond que par un rapport tout extérieur parce que l’idée, l’enseignement, s’adresse avant tout à la raison et à la réflexion et que dès lors sa condition essentiellement prosaïque ne peut être poétiquement développée mais simplement revêtue d’une forme poétique, malgré l’habileté de détails. Lucrèce, Virgile – Delille ! < Il aurait fallu montrer pourquoi les deux premiers sont si au‐dessus du 3e ! > 64
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