Présenter la « géographie de
l’islam», c’est courir le risque de
dissoudre cette religion dans
l’infinie variété de ses formes
régionales. Quoi de commun
en effet entre un artisan chiite
septimain de Bombay, relevant
formellement de l’Aga Khan, un émir
hanbalite wahhabite d’Arabie Saoudite,
un étudiant malékite de Saint-Ouen,
Français d’origine maghrébine, et un
commerçant chaféite d’Indonésie ?
Alimentations, structures familiales,
valeurs politiques et morales, pratiques
religieuses, identités sociales,
nationales ou ethniques diffè-
rent radicalement. L’étiquette de
«musulman» que nous collons
sur chacun est-elle la plus per-
tinente et ne survalorise-t-elle
pas un élément aux dépens des
autres? C’est donc probablement le plus
petit dénominateur commun par lequel
tous se rattachent, d’une manière ou d’une
autre, à une histoire qui commence dans
la péninsule Arabique au VIIesiècle, et, plus
largement, au monothéisme abrahamique
proche-oriental et méditerranéen. Une fois
formulées ces précautions liminaires, rien
n’empêche de décrire les logiques territo-
riales qui expliquent l’inégale répartition
des populations musulmanes et des diffé-
rents types d’islams.
Les musulmans dans le monde. Le
vaste croissant qui s’étend des rivages
nord-africains de l’Atlantique aux fron-
tières de la Chine se caractérise par
l’ancienneté de l’influence de l’islam, par
la proportion élevée de musulmans et par
des structures anthropologiques simi-
laires, en particulier l’endogamie, c’est-à-
dire le fait de recruter les épouses au sein
de l’ensemble familial élargi. En outre ces
sociétés ont longtemps porté l’empreinte
du nomadisme. La grande diversité de ce
nésie ou en Bosnie, la femme occupe une
place beaucoup plus importante dans la
société et elle exerce fréquemment une
activité non domestique. Traditionnelle-
ment, elle n’est pas voilée. Ces caractéris-
tiques ne sont pas immuables, et l’on
assiste, y compris au Sénégal et en Asie du
Sud-Est, à l’importation de pratiques
étrangères, comme le port du voile.
Malgré la variété des situations, de
l’ouest sénégalais à la Corne orientale de
l’Afrique, par exemple en ce qui concerne
le statut de la femme, une unité relative
se dégage par rapport aux grands
domaines de l’islam, turco-iraniens et
arabo-berbères. La grande majorité des
musulmans d’Afrique noire est sunnite.
Tant en Afrique noire qu’en Asie du Sud-
Est, l’influence de l’arabe, langue de pres-
tige associée au Coran, est très forte. Ainsi
les langues malaise et swahilie, qui ont
repris les caractères arabes, naissent du
besoin d’un outil linguistique commun
pour faciliter les échanges commerciaux
et fonctionnent historiquement comme le
véhicule de la modernité. L’éloignement
de ces régions par rapport au cœur histo-
rique de l’islam et le poids des coutumes
locales, de l’animisme, de l’hindouisme
et du bouddhisme n’ont pas empêché
l’émergence de mouvements de réforme,
dès les origines de l’islamisation. Cette
tendance lourde est liée à l’influence des
pèlerins allant à La Mecque et à celle des
voyageurs qui revenaient d’Orient profon-
dément marqués par le soufisme et le mys-
ticisme. Culte des saints, maraboutisme,
soufisme et réformisme se développent en
parallèle et contribuent chacun à sa
manière à l’islamisation en profondeur des
régions et à l’élaboration de pensées
musulmanes locales autonomes.
À l’ensemble territorial cohérent,
ou plus exactement hétérogène mais
continu, du Maghreb à l’Indonésie, on
monde, linguistique, ethnique et reli-
gieuse, constitue aussi à sa manière une
spécificité. Au sein de ce noyau central, un
premier ensemble est formé par les popu-
lations arabes. La grande majorité est
sunnite. Parmi les Arabes se trouvent
encore des communautés chrétiennes
influentes, coptes en Égypte, orthodoxes,
maronites, syriaques, uniates, nesto-
riennes au Liban, en Syrie, en Irak ou en
Palestine. Le deuxième ensemble est
constitué par les mondes turcs, des
Balkans aux frontières méridionales de
la Russie, à la Mongolie et à la Chine.
Et le troisième correspond
au domaine indo-iranien du
Kurdistan turc jusqu’au centre
de l’Inde. Du point de vue
religieux, c’est dans les zones
persanes, ou influencées par la
Perse, que l’on trouve l’essentiel
des chiites, le chiisme et ses différentes
branches remontant aux origines de
l’islam (15 % des musulmans du monde).
Les peuples turcs, quant à eux, relèvent du
sunnisme, dont historiquement ils ont
été de grands promoteurs, en particulier
grâce à une institution fondamentale: la
madrasa, créée au XIesiècle pour lutter
contre le chiisme et contre les croisés.
Autour de ce noyau se trouvent des
extensions, plus récemment islamisées,
essentiellement l’Asie du Sud-Est et
l’Afrique noire sahélienne. Les structures
anthropologiques de ces périphéries
contrastent avec le poids de l’endogamie
caractéristique du cœur de l’islam mon-
dial. Par exemple, si la polygamie, accep-
tée dans l’islam, reste dans le noyau cen-
tral un phénomène très minoritaire,
privilège de riches, et touche moins de 5 %
de la population, «la polygynie africaine
est un phénomène de masse» (Emmanuel
Todd). Dans les régions où les structures
familiales sont exogames, comme en Indo-
GÉOHISTOIRE
L’SLAM
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TDC ÉCOLE N° 35
22
Géographie de l’islam
La répartition des musulmans dans le monde d’aujourd’hui obéit
à des logiques historiques et géographiques qu’il faut prendre
en compte pour comprendre la diversité des islams.
> PAR PASCAL BURESI, CHARGÉ DE RECHERCHES AU CNRS, CHARGÉ DE CONFÉRENCES À L’EPHE
ÉLABORATION
DE PENSÉES
MUSULMANES
LOCALES
AUTONOMES