UNE SOCIOLOGIE DU CORPS A-T-ELLE UN SENS?
par
J.M. BERTHELOT*
Cette question naît, d'un certain point de vue, d'une constatation: le
«corps» nous interpelle et de deux manières. D'une part il est au centre de
tout un ensemble de discours et de pratiques le constituant comme obsta-
cle, écran, ou, au contraire, comme instrument privilégié d'une expres-
sion de soi présentée simutanément comme épanouissement de soi;
d'autre part, et plus quotidiennement, le corps est toujours un déjà là,
sujet, support, témoin de toutes nos pratiques même les plus dénégatrices.
Or cette omniprésence, tant réelle que symbolique, ne rencontre en écho,
dans le champ sociologique qu'un quasi silence. A proprement parler une
sociologie du corps n'existe pas. Pourquoi?
Il y a une énigme que nous voulons interroger en nous plaçant
d'emblée au plus profond: et si la sociologie du corps n'existait pas tout
simplement parce qu'une te~e sociologie est dénuée de sens? Comment
éprouver la pertinence d'une telle réponse? Nous choisirons le chemin sui-
vant: quel pourrait être l'objet d'une sociologie du corps? Son champ et
sa place dans le domaine de la sociologie? S'agirait-il de «doubler» les
approches anatomiques, physiologiques, psychologiques, psychanalyti-
ques... du corps d'une approche sociologique? S'agit-il de mettre
à
jour
un autre mode d'investigation sociologique, prenant les choses d'un autre
point de vue, les soumettant à un autre regard?
• Professeur
à
l'Université de Toulouse II.
59
Quand nous disons «sociologie du corps» de quoi parlons-nous?
Derrière la facilité de l'expression et avant toute opération de mise en
place conceptuelle rigoureuse, qu'est-ce qui est en fait dénoté? Il semble
bien qu'une telle expression implique les divers traits suivants:
.a) qu'il existe un champ de phénomènes pouvant s'organiser autour
d'une entité appelée «corps», désignant chaque individu comme un exis-
tant, c'est-à-dire non seulement comme un vivant (ordre du biologique),
mais comme un être physique, occupant un certain espace, donnant à voir
une certaine apparence, manipulant des objets et entretenant des rapports
avec d'autres êtres semblables.
b) que ce champ de phénomènes constitue un champ social (pas unique-
ment social mais social néanmoins) et que par conséquent une sociologie
en est possible.
c) que ce champ social peut être saisi de façon pertinente à partir de cette
entité centrale (le corps) plutôt qu'à partir d'autres de ses dimensions.
d) que cette approche peut être non seulement pertinente mais qu'elle
peut avoir en outre un intérêt heuristique, c'est-à-dire qu'elle peut per-
mettre de mettre au jour, de dévoiler des phénomènes sociaux que
d'autres approches laisseraient dans l'ombre.
L'expression «sociologie du corps» postulant ces divers points, c'est
donc par rapport à eux que peut se mener notre investigation.
Or, immédiatement, des distincitons s'imposent. Prenons au hasard
les phénomènes suivants: la pornographie, le sport, les pratiques alimen-
taires, les modes vestimentaires, les stations ou postures propres à telles
ou telles activités ... Tout cela peut-il être appréhendé de la même manière
comme phénomènes relevant d'une sociologie du corps?
Soit la pornographie. Le phénomène a une dimension politique et
une dimension économique incontestable; mais le pouvoir, l'argent sont
associés là à une certaine représentation du corps, plus précisément à une
représentation qui se voulant la plus crue, la plus complètement transpa-
rente au regard, constitue une mise en scène déterminée de la pratique
sexuelle. Mise en scène qui est un phénomène social de part en part, impli-
quant ses codes, ses lieux, son public, et définissant ce que l'on pourrait
appeler une certaine politique du corps, c'est-à-dire l'imposition d'un
ordre. Ceci ne justifie-t-il pas une approche à partir du corps?
Mais nous sommes à un certain niveau de phénomènes; celui se
place par exemple
J.
Maisonneuve lorsqu'il évoque «le corporéisme
aujourd'hui»! ou
J.
Baudrillard lorsqu'il analyse l'économie politique du
1
J.
Maisonneuve, «Le corps et le corporéisme aujourd'hui» in Revue Française de
sociologie, 1976, n04.
60
corps", Précisément au niveau certaines pratiques définissent le corps
comme valeur. Or il faut ici faire attention:
a) le corps est ici saisi comme valeur, mais pas comme une valeur qui
serait simplement là, attendant d'être reconnue; comme une valeur, au
contraire, ne se réalisant qu'à travers un procès de mise en œuvre ou de
mise en scène, à travers des techniques particulières d'action sur le corps-
organisme (relaxation, expression corporelle, gymnastique ...) ou de
manipulation du corps-paraître (dénudement, bronzage, usages du corps
photographié, filmé...).
b) le corps est saisi non comme valeur en soi, mais comme valeur intégrée
à un système où l'entité corps s'abolit dans le signe «sexe», ou le signe
«nu» ou le signe «bien dans sa peau».
D'un point de vue sociologique nous sommes donc en présence, à ce
niveau, de pratiques d'action/manipulation du corps et de mise en scène
le corps réel n'est que le support d'un corps phantasmatique et imagi-
naire. Par rapport aux points définis plus haut comme impliqués par une
sociologie du corps, il est de fait que nous avons affaire à un champ de
phénomènes sociaux admettant l'entité corps comme point d'ancrage.
Mais il s'agit d'un corps qui en fait apparaît - précisément du point de vue
social - comme corps-prétexte, corps-signe, corps-phantasme. Aussi rien
ne permet de penser qu'une approche au niveau du corps serait là plus
pertinente et plus riche que celle que l'on peut réaliser au niveau du
symbolique et de l'imaginaire.
Une sociologie du corps, à ce niveau se dissoudrait donc nécessaire-
ment dans une sociologie du symbolique et de l'imaginaire.
Il nous est cependant permis de continuer notre investigation pour
deux raisons:
a) à la conclusion précédente nous pouvons adresser la question suivante:
pourquoi est-ce précisément le corps qui est ainsi investi? Même si le
signifié (la valeur phantasmatique de référence) est à saisir à son niveau
propre, le choix prégnant du corps comme signifiant est-il anodin?
b) surtout nous n'avons survolé qu'un niveau des phénomènes sociaux
le corps est impliqué.
A coté des pratiques constituant le corps comme valeur-signe, il y a
toutes les pratiques qui désignent le corps comme un existant concret à
produire et reproduire. D'emblée il apparaît que la frontière avec le
niveau précédent est floue et qu'il existe de larges zones de recouvrement
2
J.
Baudrillard, L'échange symbolique et la mort, Paris, 1976.
61
des deux domaines: toute pratique d'entretien du corps peut en effet
impliquer une certaine image du corps à entretenir et s'articuler de façon
plus ou moins nette avec des pratiques de mise en valeur.
Cependant il existe une différence essentielle entre les deux niveaux,
et qui semble bien être la suivante: dans le premier cas nous avions à faire
à des pratiques partielles, autonomisées, dotées d'une forte charge sociale
et s'effectuant le plus souvent dans un cadre institutionnel (le yoga, le cul-
turisme, le bronzage même ne s'effectuent pas n'importe où, n'importe
quand; ils nécessitent le cadre du cours, de la salle d'entrainement, de
l'institut de beauté, etc). A l'inverse nous sommes maintenant en présence
de pratiques intégrées, s'effectuant le plus souvent dans le cadre de la
quotidienneté et parcourant les divers lieux sociaux l'individu a à se
produire: pratiques alimentaires, pratiques de soins du corps, pratiques
vestimentaires ... Il est évident que ce niveau lui-même peut se décompo-
ser, que certains temps et certains lieux s'attachent davantage à telle ou
telle pratique, que des formes d'institutionnalisation peuvent en fixer des
aspects (comme dans le cas du restaurant pour les pratiques
alimentaires ...).
Or l'opposition entre les deux niveaux ainsi décrite nous semble revê-
tir une signification essentielle: dans le premier cas le corps est valeur
parce que signe, mythe; dans le deuxième cas le corps est aussi valeur,
mais en un autre sens. Objet de ces multiples pratiques d'entretien, il est
simultanément production et reproduction de soi, présentation et repré-
sentation de soi, c'est-à-dire ce par quoi un soi se reconnaît comme soi.
En ce sens le corps est valeur parce qu'il participe de la construction de
l'identité et de sa reconnaissance. Encore faut-il bien comprendre qu'il
s'agit d'une identité sociale: par les diverses pratiques de
production/reproduction et d'entretien du corps, c'est l'être biologique
qui est construit simultanément comme être social; l'existant concret, le
corps dans sa corporéïté immédiate c'est-à-dire dans son paraître, dans
ses gestes, dans ses postures est ainsi un produit social et en tant que tel
inscrit dans son mode d'être les structures sociales et les modèles culturels
qui le génèrent.
Ce niveau est donc bien plus fondamental que le précédent. C'est
celui se manifestent ce que l'on peut appeler après L. Boltanski des
«cultures somatiques»! produisant aussi bien les divers usages sociaux du
corps que ses modes d'appréhension spécifiques, ses systèmes de classifi-
3L. Boltanski, «Les usages sociaux du corps» in Les Annales, 1971, n? l.
62
cation et de valorisation/dépréciation" (grand/petit, gras/élancé,
viril/efféminé, etc.).
Cependant, et nous reprenons la trame épistémologique de notre
propos, une sociologie du corps est-elle par même rendue pertinente?
Certes les pratiques quotidiennes ayant le corps comme objet s'organisent
autour d'une entité corps qui n'est plus simple prétexte, signe, mais corps-
organisme
à
entretenir; cependant, dans la mesure ce corps-organisme
est immédiatement et simultanément produit social, incarnation d'une
culture qui au plus profond en modèle tous les aspects et toutes les poten-
tialités, ne se trouve-t-on pas renvoyé à une sociologie de la culture ou
plus profondément encore,
à
une anthropologie culturelle? Qu'apporte-
rait de plus une sociologie du corps?
Arrivons-nous au bout? L'intérêt d'une sociologie du corps se
limiterait-il à saisir le corps comme reflet, soit de l'imaginaire d'un peuple
ou d'un groupe à un moment donné soit de sa culture et de sa position
dans l'espace social? On comprendrait alors l'arrêt des tentatives de cons-
titution d'une telle sociologie et le fait que l'expression «sociologie du
corps» désigne plutôt un ensemble d'intérêts qu'un réel champ d'investi-
gation.
Et pourtant! Il y a un niveau de phénomènes que nous n'avons pas
encore atteint et qui semble être passé totalement inaperçu tant il est évi-
dent. Toute pratique est pratique du corps: le corps n'existe pas seule-
ment comme pôle d'organisation de pratiques spécifiques autonomisées
(premier niveau) ni comme objet de pratiques quotidiennes de
production/reproduction et de présentation/représentation; le corps est
le support et le sujet de toute pratique, même des pratiques non physi-
ques, et toute pratique implique une discipline du corps. Soit par exemple
le travail intellectuel. Pratique non physique certes, mais impliquant
comme condition de possibilité une discipline antérieure du corps, une
éducation, bref un procès de socialisation: classiquement le travail intel-
lectuel est travail d'écriture, or l'écriture implique une position spécifique
du corps, qui, suivant les civilisations, peut varier (position en tailleur du
scribe,
à
genoux du japonais, debout du clerc médiéval...) mais est tou-
jours, en dernière analyse, position d'immobilité. Une telle position n'a
rien de spontané, d'immédiat. Elle résulte de processus antérieurs
d'acquisition qui d'ailleurs peuvent très bien s'être organisés
à
l'occasion
P. Bourdieu, «Remarques provisoires sur la perception sociale du corps» in Actes de la
recherche en sciences sociales, 1977, 14.
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