Hume et l`appel méthodologique à notre « constitution naturelle » (C

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Hume et l’appel méthodologique à notre « constitution naturelle »
(C. Etchegaray, Université Paris X)
L’attention toute particulière à ce qui se fait, se produit ou existe en nous « en vertu de
notre constitution naturelle »1 n’est pas surprenante, chez les Lumières écossaises, puisqu’elle
semble appartenir au projet cherchant à tirer en philosophie morale, les bénéfices d’une
méthode naturelle. Ainsi, lorsque Hume fait référence à des « principes originels » il en
appelle à des faits qui sont « inséparables de l’espèce » et sont à ce titre des faits originels de
notre constitution2. L’on trouvait déjà chez Francis Hutcheson, un tel appel3. La perplexité
naît au moment l’on se demande s’il avait le même sens. Quel est le statut de ces principes
au sein de la méthode naturelle ? L’unicité de la méthode au travers de corpus si différents
pourrait d’ailleurs être mise en doute. Le rôle argumentatif et méthodologique de la référence
à notre constitution naturelle, en tant qu’elle se veut, tout simplement, être l’appel à un fait de
nature, mérite examen. La question se pose à propos de la comparaison entre auteurs
britanniques. En outre elle se double de la question de savoir si, au sein du projet humien
proprement dit, ce rôle est cohérent avec les autres composantes méthodologiques.
Le problème de l’articulation, au sein du projet humien, entre deux aspirations
naturalistes est récurrent dans la littérature secondaire depuis Norman Kemp Smith. Les
détails de cette opposition, et ceux de son histoire, ne peuvent être repris ici4. On se rappelle
1 P. Wood, M. A. Stewart et A. Brodie ont mis en évidence le contexte scientifique et historique dans lequel
Hume a pu forger le projet d’une science de la nature humaine. P. Wood, « Hume, Reid, and the science of the
mind », Hume and Hume’s Connexions, éd. M. A. Stewart et J. P. Wright, Edimbourg, Edinburgh University
Press, 1994, p. 119-39, et « Science and the Scottish Enlightenment », Cambridge Companion to the Scottish
Enlightenment, Cambridge, New York, Melbourne, Madrid, Cambridge University Press, 2003 ; A. Broadie,
« The Human Mind and its Powers », The Cambridge Companion to Scottish Enlightenment, Cambridge, New
York, Melbourne, Madrid, Cambridge University Press, 2003 ; M. A. Stewart, « Hume’s Intellectual
Development 1711-1752 », Impressions of Hume, Oxford, OUP, 2005, p. 11-59.
2 En 1993, Miriam McCormick, dans un article des Hume Studies, sur la croyance naturelle s’efforça de définir
plus précisément ce qu’il fallait entendre par « originel ». Cf. M. McCormick, « Hume on Natural Belief and
Original Principles », Hume Studies, vol. XIX, n°1, Avril 1993, p. 103-116.
3 F. Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, Deuxième traité, section 5, trad.
fr. A.-D. Balmès, p. 205-207. Cf. également F. Hutcheson, Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et
de la vertu, trad. fr. A.-D. Balmès, Premier traité, section II, p.61.
4 Norman Kemp Smith, « The Naturalism of Hume » (I et II), Mind, Oxford University Press, 14, 1905, réimpr.
dans David Hume. Critical Assessments, éd. S. Tweyman, Londres et New York, Routledge, 1995, vol. 3, p.
207-239 ; et The Philosophy of David Hume, London, Macmillan, 1941, réimpr. NewYork, Palgrave Macmillan,
2005. La thèse d’une opposition entre deux aspirations naturalistes chez Hume a notamment été défendue par H.
O. Mounce, Hume’s Naturalism, Londres et New York, Routledge, 1999, Juan Andrès Mercado, el sentimiento
como racionalidad : La filosofia de la creencia en David Hume, Pamplona, EUNSA, mars 2002, ou C. Brun,
« Les naturalismes de David Hume », in Saltel P. (dir.) L’invention philosophique humienne, Recherches sur la
philosophie et le langage, 26 2009, Grenoble, Université P. Mendès-France, p. 35-63. L’interprétation de
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que dans sa critique de l’empirisme de Stuart Mill, T. H. Green avait interprété le scepticisme
de Hume comme la preuve de l’échec d’un naturalisme empiriste5, et que Norman Kemp
Smith avait pour sa part défendu que l’on trouvait chez Hume une réponse à cet échec en la
promotion d’un naturalisme inspiré du sentimentalisme de Hutcheson, c’est-à-dire dans le
recours aux faits de nature originels que sont la croyance et la passion. Pour que la lecture que
nous proposons ici évite, autant que possible, de présupposer les thèses et les interprétations
qui se sont développées après Hume et à la lecture de ses œuvres, nous ne reprendrons ni la
dénomination de « naturalisme empiriste » et ni celle de « naturalisme écossais », que l’on
trouve parfois dans la littérature6. En revanche, il semble que le problème soulevé par
l’histoire du commentaire humien soit un indice du défi directement posé par la méthode de
Hume : comprendre l’articulation entre la démarche expérimentale et le recours à des
principes originels de notre constitution. La première emploie le raisonnement dans les
questions de fait. C’est un raisonnement probable qui ne peut jamais prétendre donner la
raison première d’un fait, mais qui rend raison de sa crédibilité par une association établissant
une relation causale. Affirmer qu’un phénomène se produit par la vertu de principes originels
implique au contraire que la simple constatation du fait de nature soit une raison qui, sans être
un fondement premier, paraisse suffisante pour la science, quand bien même on n’en connaît
pas les causes.
Mais Hume n’a pas vu d’incompatibilité. Toute la question est de savoir si nous
devons charitablement lui porter secours en supprimant un versant de son naturalisme7, ou si
au contraire, comme nous le défendrons ici, il est possible de trouver une consistance dans sa
méthode qui pourrait nous être d’une certaine utilidans nos réflexions épistémologiques.
Nous proposerons une suggestion allant en ce sens à la toute fin de cet article.
Kemp Smith, qui faisait du naturalisme « écossais » et anti-empiriste la véritable leçon de Hume, a été discutée
par de multiples commentateurs (cités par C. Etchegaray, dans « Le concept de croyance naturelle », Saltel P.
(dir.) L’invention philosophique humienne, Recherches sur la philosophie et le langage, N°26 2009, Grenoble,
Université P. Mendès-France, p. 91n.). La stricte thèse de l’opposition a été récemment remise en question par
J.P. Wright, « Kemp Smith and the Two Kinds of Naturalism in Hume’s Philosophy », New Essays on David
Hume, Emilio Mazza, Emanuele Ronchetti (eds), Milan, Franco Angeli, 2007.
5 Cf. David Hume. Philosophical Works, éd. par T. H. Green et T. H. Grove, Longmans, Green, 1874-75,
introduction.
6 J. P. Wright (op. cit.) a déjà montré que l’association ne pouvait être tenue pour une arme newtonienne
contraire au sentimentalisme puisqu’elle a un rôle capital dans le transfert et la régulation du sentiment, lequel a
des formes sociales et morales qui n’ont pas pour origine le sens moral mais l’influence de la sympathie. Il remet
par ce biais singulièrement en question le tableau d’un Hume partagé entre un naturalisme newtonien empiriste
opposé au naturalisme hutchesonien sentimentaliste.
7 Mounce déclare : « With the exercise of some charity, we can remove the empiricist elements from his account
of causality, leaving that account both consistent and powerful » (op. cit., p. 31).
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Dans le Traité (I.iv.2), Hume a exemplairement montré l’échec d’une ambition
expérimentale qui prétendrait expliquer notre constitution en en dégageant tous les ressorts et
les mécanismes premiers. Mais, comme on le verra, il était également conscient des dangers
d’un naturalisme qui renoncerait à l’explication expérimentale dans le second livre du Traité.
Dès lors tout le problème est de savoir si et comment Hume évite d’un côté un positivisme
scientiste professant de n’asserter que des faits expérimentaux, et de l’autre, en invoquant des
« faits de nature », si et comment il évite tout autant la démission scientifique de la recherche
de la vérité, que la démission pratique face à un fatalisme naturel. La première démission sera
plus tard reprochée à Thomas Reid parce que son anti-scepticisme sera, aux yeux de certains
commentateurs, tenu pour un mystérianisme8. Quant à la renonciation à un travail sur nous-
mêmes, nos croyances, et nos approbations, elle semblerait découler du constat que nos
croyances et passions naissent inévitablement, dans telles ou telles circonstances, comme des
faits de nature factuels et fatals. La condition de l’investigation expérimentale et la
revendication d’une certaine nescience étant toutes deux contenues par la prétention à s’en
tenir à des faits de nature, le risque est donc double. Mais en cas de succès, l’avantage est
notable. Mettre en valeur le recours à des faits originels de notre constitution, à condition que
ce recours soit cohérent avec la méthodologie humienne, permet donc d’éviter la réduction de
celle-ci à un positivisme scientiste. Et en effet, selon nous, un tel recours atteste que la nature,
chez Hume, ne peut être un objet de science expérimentale que si on la pense également
comme origine inassignable de l’expérience.
L’arrière-plan conceptuel et historique
Il peut être utile de mettre en évidence les connotations de la référence à la constitution
naturelle chez les auteurs dont Hume s’inspire, dont il est le contemporain ou parfois le rival.
Pour des raisons de place, nous ne retiendrons dans ce qui suit que trois aspects de la
référence à cette notion, que ce soit chez les auteurs auxquels Hume rend hommage dans
l’introduction au Traité parce qu’ils ont selon lui mis « la science de l’homme » sur un
« nouveau pied » (Locke, Shaftesbury, Hutcheson, Butler et Mandeville), ou que ce soit chez
les auteurs de l’école aberdonienne (de Turnbull à Reid) avec lesquels il fut en débat. Ces
8 Cf. O. Flanagan, The Science of Mind, MIT Press, 1991, p. 313, et R. Copenhaver, « Is Reid a Mysterian ? »,
Journal of the History of Philosophy, vol. 44, n°3, juillet 2006, p. 449-466.
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connotations soulèvent des problèmes concernant la réalité de notre constitution, son origine,
sa méthode d’approche, et ce qu’elle est censée expliquée – problèmes pour lesquels on
essaiera ensuite de dégager des solutions humiennes.
D’un point de vue ontologique, la question qui se pose est la suivante : notre
« constitution naturelle » correspond-elle à une réalité, et laquelle ? Locke a eu sur ce point
des analyses instructives, auxquelles Hume fait implicitement écho lorsqu’il justifie la
nécessité de l’introduction d’une méthode expérimentale en philosophie morale par le fait que
seule l’expérience permettra de résoudre le problème de la phénoménalité de la nature
humaine9. Que disait Hume en effet ?
To me it seems evident, that the essence of the mind being equally unknown
to us with that of external bodies, it must be equally impossible to form any
notion of its powers and qualities otherwise than from careful and exact
experiments, and the observation of those particular effects, which results from
its different circumstances and situations TNH, introduction, SBN xvii10.
Or, la distinction entre constitution ou essence réelle et constitution nominale conduisait
Locke à deux thèses. Premièrement c’est précisément parce que nous n’avons pas d’idée de la
constitution réelle des choses que pour les connaître il faut savoir qu’elles existent, et faire des
expériences11. Deuxièmement, nous n’avons pas d’idée de la constitution réelle de l’homme12.
Notre constitution est donc telle que par nature nous avons connaissance de son existence,
telle aussi que nous pouvons tenter de la caractériser nominalement par l’expérience propre,
l’observation des êtres que nous tenons pour des hommes et leurs témoignages. Néanmoins, il
n’est même pas sûr que pour Locke quelque chose comme « une nature humaine » existe en
soi et que les caractérisations nominales permettent d’en donner une finition déterminée,
claire et univoque13. En somme, Locke et Hume rejettent tous la prétention de connaître les
9 TNH, intro., SBN xv.
10 Les citations du Traité de la nature humaine sont données dans les éditions anglaises suivantes : A Treatise of
Human Nature, éd. D. Fate Norton et Mary Norton, Oxford, Clarendon Press, 2000 pour le paragraphe et éd. L.
A. Selby-Bigge et P.H. Nidditch, Oxford, Clarendon Press, 1975 pour la page.
11 An Essay Concerning Human Understanding, IV.vi.11, éd. P.H. Nidditch, Oxford, Clarendon Press, 1975.
12 Essay, IV.vi.15.
13 Philippe Hamou a montré que pour Locke, même si l’on renonce à connaître la constitution réelle de l’homme,
aucune de ses définitions nominales n’est complètement satisfaisante, de sorte que l’unité du genre humain reste
seulement « présomptive » et notamment suspendue à la reconnaissance que chacun pourrait faire de soi en
l’Essai, par réflexion (« L’instabilité des finitions de l’homme dans lEssai sur l’entendement humain de
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puissances « nues » de l’esprit ou du corps. Ils partagent la conviction que la connaissance de
l’esprit ou du corps est relative à l’expérience vécue de l’exercice de nos opérations mentales.
Mais par Locke pense que nous aurons accès à une essence nominale, alors que Hume
affirme que nous aurons une appréhension seulement phénoménale et qu’il faut renoncer à
connaître l’essence. La différence peut sembler ténue. Mais la lecture de Locke que proposera
l’adversaire de Hume, Thomas Reid, est l’indice que la question ontologique qui s’ouvre avec
les réflexion lockiennes sur la constitution naturelle reçoit une réponse un peu différente selon
qu’on l’adosse à une métaphysique théiste. C’est bien la réalité de notre constitution que
connaît la philosophie, selon Reid14. C’est pourquoi ce sont les présupposés théologiques de la
notion qui méritent notre attention. Ils sont présents chez les auteurs inspirés du stoïcisme
comme Hutcheson15 et chez ceux qui sont proches d’un newtonianisme théiste comme
Butler16.
Locke », Corpus. Revue de philosophie, n°57 (La nature humaine. Philosophie française et britannique), dir. C.
Etchegaray, Nanterre, CNL Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2009, p. 29-50).
14 Selon Reid, nous aurons une connaissance relative de l’essence de notre esprit, qui n’en sera pas moins une
connaissance réelle de notre constitution, par l’expérience que nous faisons de ses opérations, quand bien même
nous n’aurions pas une connaissance de notre constitution interne réelle, instituée par Dieu. « What is body ? It
is, say philosophers, that which is extended, solid, and divisible. Says the querist, I do not ask what the
properties of body are, but what is the thing itself ; let me first know directly what body is, and then consider its
properties ? To this demand, I am afraid the querist will meet with no satisfactory answer ; because our notion
of body is not direct but relative to its qualities. We know that it is something extended, solid, and divisible, and
we know no more. Again if it should be asked, What is mind ? It is that which thinks. I ask not what it does, or
what its operations are, but what it is. To this I can find no answer ; our notion of mind being not direct, but
relative to its operations, as our notion of body is relative to its qualities » (Thomas Reid, Essays on the Active
Powers of Man, introduction, dans The Works of Thomas Reid, éd. W. Hamilton, Edimbourg, James Thin, 1846,
513b). La relativité des idées n’est pas, pour Reid, incompatible avec un réalisme. Tout en souscrivant à la
distinction lockienne entre essence réelle et essence nominale, Reid fait valoir que les qualités relatives ne sont
pas irréelles. Le feu brûle réellement, même si la qualité « brûlante » attribuée au feu est relative à nous. De
même notre notion de l’esprit est relative à ses opérations, c’est-dire selon Reid à ce que l’esprit est réellement
capable de faire.
15 Dans la préface aux deux traités sur la Recherche de l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu, la
référence à « la constitutionme de notre nature » (sic) s’explique par l’analogie entre la disposition du corps à
se conserver, instituée par « l’Auteur de la nature », et la disposition au principe de l’action vertueuse également
instituée par cet Auteur (op. cit., Paris, Vrin, 1991, p. 42-43).
16 Les « sermons sur la nature humaine » de Joseph Butler, considérés comme une réponse à Hobbes, étaient
proches du point de vue de Clarke. Pour Butler, contrairement à ce qui a lieu chez Locke, l’unité du genre
humain est donnée et ce en tant que nous sommes créatures de Dieu : la « loi naturelle sous laquelle nous
sommes nés » étant donc la vertu et « l’entière constitution de l’homme (the whole constitution of man) devant
lui être manifestement adaptée » (Human Nature and Other Sermons, Sermon I). La constitution est donc un
donné, composé (complex) et finalisé (ended). Il n’empêche que la connaissance de ce donné mérite selon Butler,
de se garder de prendre pour une règle de l’espèce une particularité relative à la coutume : « However, when the
inward frame of man is considered as any guide in morals, the utmost caution must be used that none make
peculiarities in their own temper, or anything which is the effect of particular customs, though observable in
several, the standard of what is common to the species » (Sermon II.3) encore, Hume a sans doute été
sensible à ce propos. Reste que, contrairement là aussi à une obédience lockienne, Butler pense que, tout comme
les hommes se comprennent en parlant du corps alors même qu’ils n’en ont pas une connaissance interne, il doit
être à plus forte raison possible de connaître le cours de la vie et la conduite que « leur nature réelle indique et
auxquels elle mène ».
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