Réflexions sur le Pianoforte et sur le retour aux instruments anciens

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Réflexions sur
le Pianoforte
et sur le
retour aux
instruments
anciens
Par Pierre Bouyer
Forme complète du mot français actuel “piano”,
le mot “pianoforte” devrait être le terme correct
pour désigner l’instrument que nous nommons
piano, qu’il soit ancien ou actuel. D’ailleurs, en
Italie, le mot de pianoforte ne désigne rien d’autre
que le piano “alla francese”: un récital de pianoforte se donne sur un piano de concert récent. Il
n’y a entre les deux mots pas plus de différences
que, dans le langage actuel, entre une “auto” et
une “automobile”…
Pourquoi alors tenir à ce retour au mot complet “pianoforte”? C’est que le nom de pianoforte contient en lui la nouveauté, la révolution
et en quelque sorte la philosophie esthétique qui
ont fait son succès: c’est l’instrument qui peut
jouer “piano”, c’est à dire doucement, et “forte”,
fort – en d’autres termes, c’est l’instrument qui
peut varier la puissance du son par le toucher
des doigts, ce que les clavecins, virginals et épinettes, ses prédécesseurs, ne pouvaient pas, la
vitesse avec laquelle les becs portés par les sautereaux (eux mêmes posés sur le bout des touches)
grattent les cordes n’ayant pas d’influence sur la
puissance du son. •
Nicole TAMESTIT & Pierre BOUYER — LA COMPAGNIE DU PIANOFORTE - A.B.D.M. PRODUCTIONS AU BUREAU DE MUSIQUE
6 rue Carnot - FR 93220 GAGNY tel +33 (0) 6 07 49 96 00 / +33 (0) 1 43 01 82 05
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Une brève histoire
du retour aux
instruments anciens
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Les quelques compositeurs retrouvés de la
Renaissance furent également d’abord ressuscités par leurs grandes œuvres polyphoniques,
que les romantiques traitaient comme leurs
propres œuvres chorales. Liszt par exemple
Le retour à l’utilisation d’instruments proches
écrivit une “Messe Chorale” dans le style de
des conditions de création est encore assez disPalestrina, d’ailleurs magnifique, mais qu’il a
cuté, surtout dans le cas du pianoforte. Pourtant,
imaginé pour un grand chœur mixte “a cappella”,
il s’inscrit avec évidence dans une Histoire de
avec une technique de chant lyrique moderne,
l’Interprétation, qui est une partie non néglialors qu’on sait maintenant que Palestrina
geable de l’Histoire de la Musique.
écrivait pour un petit groupe d’un seul chanteur
par partie, éventuellement doublé par des
Il faut d’abord bien se rendre compte que le fait
de “consommer” des musiques du passé est une instruments non portés sur la partition. •
réalité assez récente. Jusqu’au XVIIIème siècle,
compositeurs, interprètes et auditeurs vivaient
exclusivement sur ce que nous appellerions Premiers balbutiements
“musique contemporaine”… Par exemple, c’est par Les choses devinrent plus compliquées lorsqu’on
hasard que Mozart a connu l’œuvre de Johann commença à s’intéresser aux musiques du Moyen
Sebastian Bach, qui, bien que mort depuis seule- Age. Des programmes de la “Schola Cantorum”
ment trente ans, était totalement oublié.
de Paris, au début du XXe siècle, présentent la
pincées, cuivres); puis petit à petit, ces instruments furent remis en question pour en arriver
à des ensembles de plus en plus cohérents sur un
plan historique.
Autour de cette activité musicologique de redécouverte et de restitution des œuvres enfouies
du passé médiéval et de la Renaissance (environ cinq siècles de musique, du XIIème au
XVIème siècles, que les musicologues commençaient à bien connaître, mais dont les mélomanes n’avaient pratiquement aucune idée), de
nouvelles activités devinrent nécessaires: des
passionnés devinrent facteurs et luthiers spécialisés dans les instruments anciens, restaurant
les collections des musées, alors ensevelies sous
des couches de poussière, apprenant à copier ces
instruments, lisant les documents, traités, chroniques s’y rapportant, etc.
Les premiers disques 33 tours vinyles des années
première audition de la “Messe” de Guillaume de 1950, (notamment sous le label allemand “Archiv
Machaut, ainsi que des chansons de trouvères et Produktion”, qui avait l’ambition de couvrir tout
troubadours, avec des interprètes pianistes, vio- le répertoire européen depuis le plain-chant
lonistes, violoncellistes! On regrette de ne pas jusqu’à la fin de l’ère baroque, avec un certain
avoir d’enregistrement d’un tel concert, qui par nombre de terrains de chasse très précisément
ailleurs représentait un travail et une démarche définis), représentent bien cette période passionadmirables, emprunts d’une certaine naïveté… nante de recherche et défrichage interprétatif. •
Ce sont les romantiques, Mendelssohn, Liszt,
Schumann, Saint Saens et d’autres qui ont
commencé à repartir à l’assaut des continents
musicaux du passé, ressortant de l’ombre Bach,
Palestrina, Rameau, Haendel… Pour Johann
Sebastian Bach, par exemple, ce furent d’abord
les grandes œuvres orchestrales et chorales qui
furent remises à jour, et interprétées comme de Alors on commença à admettre la redécouverte
grands oratorios romantiques, avec les mêmes des flûtes à bec, des cromornes, des vièles; puis du Le clavecin, histoire
moyens, c’est à dire des chœurs et des orchestres luth pour la Musique de la Renaissance. Il y avait
cinq ou six fois plus nombreux que ce que Bach des mariages entre ces instruments et les instru- étrange d’une résurrection
avait imaginé, et bien entendu les instruments ments modernes qui semblaient pouvoir conve- La manière dont on réintroduisit l’usage du cladu moment…. ce que les œuvres supportèrent nir malgré tout (instruments à cordes frottées et vecin dans l’interprétation des œuvres anciennes
d’ailleurs très bien !
est tout à fait intéressante, et devrait faire réfléchir
actuellement ceux qui émettent des avis péremptoires, hostiles au retour aux pianofortes anciens,
et sur lesquels nous reviendrons plus tard.
possibilités de registrations pléthoriques pour la
musique ancienne, manquait d’une chose pourtant essentielle pour un instrument de musique:
la qualité et la puissance sonore.
Dans les années 1920, une pianiste polonaise,
Wanda Landowska, se prit de passion pour le
clavecin, instrument que personne ne jouait
plus depuis un siècle, le piano ayant pris toute
la place réservée aux instruments à clavier. Elle
fit construire par la Maison Pleyel des instruments qui reprenaient la technologie des sautereaux grattant les cordes, et de plusieurs plans
de cordes avec des commandes permettant de
varier les registrations.
Pourtant, de nombreuses maisons (Sperrhake,
Lindholm, Neupert, etc.…) construisirent
jusque dans les années 1980, des instruments
plus ou moins inspirés de ces principes, et qui
pouvaient faire illusion en enregistrement
solo, mais montrèrent leurs limites, bien que
de grands interprètes tels que Robert VeyronLacroix, Rafael Puyana ou Karl Richter les défendirent longtemps, dès qu’il s’agissait de jouer en
public ou de marier l’instrument à d’autres. •
Wanda Landowska eût sans doute l’intuition
que le succès du clavecin ne passait pas forcément par la seule musique ancienne, bien qu’elle
reste, même à nos oreilles actuelles, une formidable interprète de Bach, Haendel, Rameau,
Couperin et Scarlatti. À la fois, elle encouragea
ses amis compositeurs à écrire pour l’instrument,
(c’est elle qui a suscité les remarquables concertos de Francis Poulenc et de Manuel de Falla), et
d’autre part, elle fut d’accord avec la démarche
de la Maison Pleyel, dont les techniciens ne s’inspirèrent que très peu des clavecins historiques,
mais pensèrent qu’ils pouvaient, fiers de plus
d’un siècle de facture pianistique, reprendre
le principe du clavecin et y apporter des solutions modernes: structure métallique, jeux plus
nombreux commandés par cinq à sept pédales
et une lourde tringlerie, sautereaux lourds, en
partie métalliques. Cet instrument hybride, aux
Du clavecin “moderne” à
l’actuelle “copie d’ancien”
Dans les années 1960, certains clavecinistes tels
que Gustav Leonhard, aux Pays-bas, ou Anthoine
Geoffroy-Dechaume, en France, ne se satisfirent
plus de cette situation, d’autant qu’ils représentaient l’avant garde de la recherche interprétative,
lisant avec passion tous les anciens traités d’interprétation, collectionnant les boîtes à musique
du passé qui étaient les seuls “enregistrements”
venus des XVIIème et XVIIIème siècles, retrouvant des minutages d’œuvres connues données
lors de fêtes dont l’organisation était très codifiée, apprenant à danser la gigue, la gavotte, le
menuet et toutes les danses qui font l’essentiel des
“Suites” baroques. Ainsi arrivèrent-ils à retrouver
une grammaire du langage baroque, en matière
de tempos (en général beaucoup plus rapides que
la tradition “romantique”), d’ornementation, de
jeu en notes irrégulières, d’improvisation, sur
laquelle tout les musiciens gravitant autour de ces
recherches finirent par s’accorder peu ou prou,
malgré d’inévitables et résistantes chapelles.
Le toucher des clavecins modernes, entre autres,
était inapte à l’exécution correcte d’une ornementation à la fois foisonnante et très subtile.
Après être retourné aux sources en matière de
solfège, il fallait retourner aux sources en matière
de matériau sonore, c’est à dire regarder de près
ce qu’était un clavecin en 1650, ou en 1750, en
France, aux Pays bas ou en Italie, prendre des
cotes, étudier les bois, les tensions, les résistances,
retrouver les métaux de l’époque, etc…
Portés à la fois par la passion de la recherche, de
la redécouverte, et aussi par un souffle “soixantehuitard” de retour aux sources et d’écologie plus
ou moins raisonnés, de nombreux apprentisartisans, souvent ex-musiciens, devinrent facteurs de clavecins, et certains d’une manière
très sérieuse, avec de réelles connaissances en
matière de bois (la chose la plus essentielle qui
soit, dans ce domaine). Depuis trente à quarante ans, les très belles copies des meilleurs
clavecins anciens sonnent sous les doigts des
clavecinistes, en même temps que des originaux
restaurés avec amour, et permettent de retrouver des sonorités graves, riches, puissantes, fruitées, d’une richesse en harmoniques sans aucune
commune mesure avec les pianos ou clavecins modernes, et par ailleurs teintées de par-
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ticularismes très évidents suivant les époques
et les pays – et aussi par les saveurs retrouvées
des multiples tempéraments (manières d’accorder en demi-tons inégaux) à l’ancienne. •
Quel violon pour le
clavecin “à l’ancienne” ?
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Avant le retour au clavecin, on jouait les sonates
de Bach pour violon et clavier, par exemple, un
utilisant un piano et un violon, et pratiquement
aucun musicien ne se posait de questions à ce
sujet. Les modes de jeu étaient les mêmes que
pour la musique romantique ; du côté des instruments à cordes on trouvera des souvenirs prestigieux de cette manière d’envisager les choses,
dans les enregistrements de Pablo Casals au violoncelle ou de Sandor Vegh au violon, pour ne
citer qu’eux.
Lorsque les clavecins modernes firent leur apparition, des violonistes curieux, tels que Yehudi
Menuhin ou Arthur Grumiaux firent appel à certains de ces “nouveaux accompagnateurs”, ce qui
produisit des objets discographiques étranges,
où la prise de son permettait de compenser le
déséquilibre évident entre des violons très (trop)
sonores (pour des raisons évoquées ci-dessous),
et des clavecins qui manquaient dramatiquement
de corps.
En concert public, le mariage était pratiquement
impossible, et la situation s’aggrava encore, pour
d’autres raisons, lorsque les clavecinistes com-
mencèrent à imposer leurs copies d’instruments
anciens. Certes, l’équilibre sonore se trouvait
amélioré grâce à la plus grande puissance des
clavecins anciens, mais la densité de ceux-ci en
harmoniques mettait en évidence la nudité du
son actuel du violon, tourné vers la puissance
beaucoup plus que vers la richesse harmonique
(voir: l’article sur les instruments à cordes classiques dans “Les Instruments de la Compagnie
du Pianoforte”).
Quel royaume sonore
pour le “Roi Clavecin”?
A partir de cette démarche, c’est tout le paysage instrumental qui allait se transformer radicalement, en quelques années, au grand dam
des tenants d’une tradition “romantique”. Ce
qui était valable pour les violonistes l’était bien
entendu également pour les altistes, pour les violoncellistes, et pour les contrebassistes ; par ailD’autre part, le jeu extrêmement, et systématique- leurs le monde des violes (instruments à cordes
ment vibré des violonistes romantiques se trou- frottées munis de frettes comme la guitare) se
vait en porte à faux avec l’esthétique sonore, riche développa rapidement, avec la place prépondé“de l’intérieur” ces clavecins. Or les mêmes trai- rante tenue par la viole de gambe, de préférence
tés qui avaient guidé les clavecinistes dans leur au violoncelle.
reconquête du style “baroque”, précisaient bien Les orchestres à cordes ainsi constitués laissaient,
que le vibrato était d’un usage exceptionnel, et par leur plus grande transparence sonore, due à
que le jeu “normal” des cordes était “non vibrato”. un jeu allégé, plus rythmique, et plus pur grâce à
Mais retrouver ce jeu était quasiment impossible l’absence de vibrato, une place nouvelle à la basse
sur la forme moderne des violons, et nécessitait continue dévolue au clavecin, et donc aux posside retrouver les cordes en boyaux, moins forte- bilités d’improvisation préconisées par les traités
ment tendues et à la sonorité douce et chaude, la d’époque, mais qui paraissaient bien superflues
structure générale ancienne des instruments, qui dans le déséquilibre stérile donné par les instruavait été largement modifiée au XIXème siècle, et ments modernes.
les archets plus courts et plus légers, aux perforTout naturellement, les facteurs d’instruments
mances différentes des archets modernes.
à vent se penchèrent sur les mêmes sujets. Il y
Des violonistes tels que Sigiswald Kuijcken ou avait depuis longtemps une belle et importante
Jaap Schröder menèrent à bien ces démarches, facture de flûtes à bec, entretenue par l’imporaccompagnés de luthiers passionnés par cette tance pédagogique de cet instrument. Dans ces
redécouverte – dans un monde de la lutherie ateliers, on copia désormais les traversos (flûtes
asséché par le mercantilisme et la recherche des traversières en bois, pratiquement sans clés), les
collectionneurs et des placements financiers plu- hautbois, les bassons ; en même temps, on revint
tôt que du service de la musique.
aux cors et aux trompettes naturels.
Le mariage de tous ces instruments permit d’entendre de manière révolutionnaire
les grandes pages orchestrales de Johann
Sebastian Bach. Le premier enregistrement
des “6 Concerts Brandebourgeois” par le
“Concentus Musicus de Vienne” sous la direction du tout jeune Nikolhaus Harnoncourt,
fut un scandale sans nom pour certains, qui
n’avaient pas de traits trop cinglants d’ironie à propos de la justesse approximative de
ces vents, et une incroyable bouffée d’air pur,
d’oxygène et de vraie musique retrouvée pour
d’autres – dont le signataire de ces lignes, qui
avait alors une vingtaine d’années.
Après l’Ère de la
Musique Baroque
anciens : les écouter reliés aux autres instruments,
en trio, en quatuor, en quintette, en concerto, en
accompagnement des lieder, dans un répertoire
Très brutalement, les grands noms de la musique allant de Haydn et Mozart jusqu’à Schumann.
baroque, Johann Sebastian Bach, Georg Friedrich En disques, les comparaisons sont édifiantes,
Haendel, Domenico Scarlatti, Antonio Vivaldi, et si surprenantes pour qui les découvre, qu’il
Jean Philippe Rameau, s’éteignent dans l’es- devient vite difficile ensuite d’écouter la musique
pace d’une grande décade, entre 1750 et 1760. de chambre romantique ou les lieder avec insUn autre style, qu’on dira “galant”, puis “clas- truments modernes. On peut toujours suspecter
sique” (ce qui ne veut pas dire grand chose… !), les miracles de l’enregistrement : une écoute en
qui abandonne les principes de la basse conti- direct emportera votre conviction…
nue et s’oriente vers la plus grande liberté de la De la part des interprètes, le trajet commencé
période romantique, naît alors, mais utilise dans il y a presque un siècle avec la recherche des
son orchestre les mêmes instruments, qui évo- instruments médiévaux se poursuit, puisque
des chefs tels que Philipp Herreweghe avec
Les mêmes conceptions s’appliquèrent égale- luent lentement.
ment au chant : apprentissage d’une expres- Par contre, on a vu que, rapidement, presque son “Orchestre des Champs Elysées”, ou
sion non vibrée et du dosage du non vibrato au brutalement, même si les deux instruments John Eliot Gardiner avec son “Orchestre
vibrato, le retour à des techniques anciennes, ont coexisté quelques dizaines d’années, le pia- Romantique et Révolutionnaire”, s’attachent
celles des contre ténors, des hautes-contre, noforte remplace le clavecin dans le cœur des à recréer les perspectives sonores exactes de
l’usage des sopranos.
compositeurs, sans espoir de retour (et d’ailleurs, Brahms, de Bruckner, de Fauré ou de Debussy,
et achèvent, en se rapprochant de notre époque,
Ainsi sont nés tous les grands ensembles qui le clavecin sera totalement oublié pendant plus une sorte d’histoire de l’esthétique sonore. •
font encore de nos jours la joie des mélomanes d’un siècle). Mais, bien entendu, le problème du
amoureux du baroque : outre de “Concentus mariage du piano avec les cordes et les vents à
Musicus” de Nikolhaus Harnoncourt et Gustav l’ancienne est le même que celui décrit plus haut, Marteaux, échappements,
Leonhard, “La Petite Bande” de Sigiswald entre le violon et le clavecin : un piano moderne
genouillères & pédales
Kuijcken, “The English Consort” de Trevor est à la fois trop puissant, trop lourd, trop pauvre
Pinnock, “The English Soloists” de John Eliott dans son spectre sonore, et trop agressif pour se Ce contrôle direct, “en temps réel” comme on dit
Gardiner, “The Academy of Ancient Music” de marier avec ces instruments.
de nos jours, de l’intensité sonore par le toucher
Christopher Hogwood, “Les Arts Florissants” Seuls des pianofortes d’époque peuvent se fondre est devenu possible par l’invention de la technode William Christie, “La Grande Ecurie et la avec des cordes et des vents tels qu’ils étaient pra- logie des marteaux, lancés contre les cordes par le
Chapelle du Roy” de Jean Claude Malgoire, tiqués vers 1780, ou vers 1800, ou vers 1830…. mouvement des touches enfoncées par les doigts,
“Musica Antiqua” de Reinhardt Goebbel, et C’est même une des manières les plus évidentes et dont la vitesse est démultipliée par l’échappebien d’autres… •
de se persuader de l’intérêt du retour aux pianos ment, autre invention essentielle. Certes, il y a
5
dans les clavecins des possibilités de jouer avec
des puissances différentes, en faisant sonner
ensemble un, deux, trois ou voire quatre plans de
cordes différents, grâce à quelques commandes
et à l’usage des deux claviers, mais cela nécessite
une stratégie décidée à l’avance et s’applique forcément à toute une section d’une œuvre, tandis
qu’avec le pianoforte, la réponse est immédiate
et n’exige aucune préparation.
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On peut même dire que la notion d’“échappement”
caractérise réellement le nouveau pianoforte
depuis les premiers essais de Cristofori en 1726,
presque davantage que la présence des marteaux.
Car un autre instrument, depuis longtemps, permettait ce contact direct du doigt avec la corde
par l’intermédiaire de la touche enfoncée: il s’agit
du “clavicorde”, instrument merveilleux, le seul
avec lequel un joueur de clavier peut non seulement contrôler la puissance du son par la pression, mais aussi agir sur la hauteur (par exemple
exercer une action de “vibrato” sur la corde, tout
comme un violoniste, par l’intermédiaire de la
touche). Mais l’absence d’échappement fait que
les possibilités expressives du clavicorde s’accompagnent d’un handicap majeur: une puissance sonore tout à fait confidentielle, qui rend
l’instrument inapte au concert ou à la réunion
avec d’autres instruments: c’était un instrument
intime, pour la confidence, pour la création, pour
le voyage…
Marteaux et échappement permettent un autre
dispositif qui fera partie du concept du pianoforte dès sa naissance: une commande (genouil-
lère ou pédale) qui permet de libérer toutes les
cordes des étouffoirs, (normalement, aussi bien
dans le pianoforte que dans le clavecin, ceuxci reposent sur les cordes tant que les touches
n’actionnent pas les marteaux correspondant et
empêchent une mise en vibration non souhaitée
par l’instrumentiste). Il y a là, pour la première
fois, une possibilité de créer du son qui ne soit pas
précisément et totalement géré par les doigts. •
dique, un mouvement discursif, mais peut être
aussi le déplacement, le choc ou l’évolution de
masses sonores. On peut considérer que cette
idée, qui fera les délices des compositeurs du XXe
siècle, a eu besoin pour naître de cette nouvelle
possibilité offerte par le pianoforte.
On voit donc que ce retour au terme complet de
“pianoforte” n’est pas innocent, et c’est pourquoi
les interprètes qui, comme Pierre Bouyer, se font
une règle d’utiliser des instruments proches des
conditions de création des œuvres, en utilisant
Nouvelles téchnologies,
soit des instruments historiques en bon état de
conservation, soit des copies actuelles, ont repris
nouvelles philosophie et
ce terme. D’autant que le mot français “piano”
perspectives d’avenir
est particulièrement malvenu: il pourrait faire
croire
que plus l’instrument s’est modernisé, plus
Ces caractéristiques nouvelles correspondent à
un “air du temps” philosophique, politique, lit- il n’avait la possibilité de ne jouer qu’exclusivetéraire et artistique nouveau. Le clavecin, et plus ment “piano”, c’est à dire doucement !
encore l’orgue, correspondent au monde très
Par contre, ce mot spécifique a le défaut de donhiérarchisé de la monarchie absolue, pyramide
ner à penser qu’il y aurait deux instruments
orientée vers un sommet de droit divin dans
différents, alors qu’il s’agit du même instrulaquelle chacun doit jouer sa partie à sa place. Au
ment. Il n’y a pas le pianoforte d’abord, puis le
contraire, la nouvelle technologie du pianoforte,
piano “moderne”, il n’y a pas de point de rupqui permet à chaque note d’épouser les “mouveture qui serait un passage du pianoforte au
ments de l’âme”, correspond-elle à cette période
piano, il y a une continuité dans l’histoire de
pré-révolutionnaire, où éclot ce qu’on nomme
l’instrument, (qui peut aussi s’appeler “fortele romantisme, et où les philosophes mettent
piano”, “Hammerklavier”, “Hammerflügel”,
l’homme au centre de la vie.
etc…, ) un peu comme si on appelait “autoEgalement, la liberté de créer du son autrement mobiles” tout ce qui se situe après le fardier de
que par les doigts, grâce à la genouillère ou pédale Cugnot, et “autos” la production actuelle. •
citée plus haut, induira très vite (d’abord chez
Beethoven, extraordinaire précurseur) l’idée que
la musique n’est pas forcément une ligne mélo-
Découverte et défense
du pianoforte en solo
cation d’instrument), ni pour un instrument virtuel qu’il imaginerait pour plus tard. Le matériau
sonore existant est toujours consubstanciel avec
la pensée et avec l’émotion : vouloir transférer
pensée et émotion sans le matériau sonore qui les
ont suscité est un exercice inutilement difficile. •
Après vous être convaincu de l’adéquation de
ces pianofortes avec les instruments de leur
époque, vous voudrez l’entendre de plus près,
et vous l’écouterez en solo. Vous découvrirez,
outre la sonorité très riche en harmoniques
déjà évoquée, des timbres très différents sui- Plusieurs contre-épreuves
vant qu’on utilise le registre grave, le registre
peuvent d’ailleurs
médium, ou le registre aigu. Manque d’homogénéité ? Vu selon la perspective du piano venir à l’esprit ; j’en
moderne, ou pourrait le penser… mais les com- imaginerai deux…
positeurs ont utilisé ces différences, et celui
qu’il l’a fait avec le plus d’imagination, c’est … on a dit que le piano moderne avait perdu
en richesse harmonique ce qu’il avait gagné en
Ludwig van Beethoven… malgré sa surdité !
harmoniques (c’est d’ailleurs tout à fait logique).
Debussy prétendait que les dernières sonates Les compositeurs ont, bien entendu, pallié à cet
de Beethoven (les plus élevées, les plus éton- appauvrissement avec des partitions beaucoup
nantes) étaient mal écrites, parce qu’il y avait plus chargées en notes. Imaginons qu’on joue
un grand vide entre la main droite et la main une pièce impressionniste de Maurice Ravel,
gauche, comme s’il manquait une troisième “Ondine”, par exemple, sur un pianoforte de
main centrale. La remarque n’est pas dénuée l’époque de Beethoven : la richesse de l’écriture
de fondements sur les pianos modernes, mais multipliée par la richesse harmonique provoquetombe d’elle même à l’écoute des mêmes rait un grand fouillis sonore dans lequel l’audiœuvres jouées sur les instruments d’époque : teur ne percevrait plus quel était le dessein du
on s’aperçoit que Beethoven a tout à fait prévu compositeur. La sécheresse sonore avec laquelle
la place des résonances étonnantes de ces ins- on est habitué à entendre Mozart sur des pianos
truments, au centre des deux mains.
modernes est à la mesure exacte, dans le sens
contraire, de ce fouillis…
D’une manière générale, il faut être conscient
qu’un compositeur, aussi bien dans les siècles … la technologie actuelle permettrait certainepassés que de nos jours, n’écrit ni d’une ment d’imaginer des instruments électroniques
manière désincarnée (sauf lorsque, comme pouvant recréer dans les moindres détails le
Bach, dans le cas de certaines œuvres sans indi- son d’un grand piano de concert actuel. Cela
aurait l’avantage de permettre à un pianiste de
donner un récital “démocratisé” devant des
salles… ou des stades de 10 000, 20 000, 50 000
places, et cela pourrait être tout à fait intéressant. Mais qui penserait que le rapport serait
aussi intime avec l’instrument ? Alors que cette
intimité existe pour le musicien de rock habitué à jouer sur ces instruments une musique
adaptée, créée en symbiose avec lui… •
Le pianoforte ?
Non ! Les pianofortes !
Définitivement convaincu, vous partirez à la
découverte des pianofortes. Car cet instrument
n’est pas un : plus que d’autres, il est une histoire,
un chemin, une évolution, rapide et fascinante.
A partir d’un principe imaginé dans le premier
quart du XVIIIème siècle (dont nous n’avons
pas de représentations sonores bien convaincantes), quelques dizaines d’années seront nécessaires pour que autour de Vienne d’une part, en
Angleterre et en France d’autre part, une facture très brillante crée des instruments fortement différencierés.
Les instruments viennois de la fin du XVIIIème
siècle représentent un âge d’or tellement abouti
que Mozart, par exemple, n’exprimera aucun
souhait de perfectionnement. Conçus sur des
principes techniques assez largement différents,
qui prévaudront finalement dans nos pianos
modernes, les pianofortes anglais et français
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seront beaucoup plus en recherche, plus agressifs,
plus brillants, moins aboutis mais plus évolutifs.
Le premier tiers du XIXème siècle verra les instruments grandir, accueillir de nombreux perfectionnements (pédales commandant diverses
bandes de tissus ou d’autres matériaux s’insérant
entre les marteaux et les cordes, pédales déplaçant toute la mécanique pour que la frappe ne se
fasse plus que sur une seule corde, pédales libérant les étouffoirs “pédale forte” fractionnées
suivant les registres, pédales commandant différents instruments à percussion, etc…).
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La taille plus grande des instruments posera des
problèmes de structure, progressivement résolus par des éléments de fonderie, en plus du
bois. Mais le poids plus important, la tension
plus grande des cordes se feront au détriment
de la légèreté de la mécanique et de ses capacités de répétition : d’où l’invention du double
échappement, et une mécanique de plus en plus
sophistiquée.
A chacun de ces stades correspond une esthétique
sonore, des caractères qui inspirent les compositeurs. Même en se rapprochant de notre période,
ces caractères sont sensibles : jouer Debussy sur
un piano de 1900 montre une adéquation sonore
qu’on ne trouvera sur aucun piano actuel, aussi
bon soit-il, et cela continue à participer de la
démarche du pianofortiste. •
Nicole TAMESTIT & Pierre BOUYER — LA COMPAGNIE DU PIANOFORTE - A.B.D.M. PRODUCTIONS AU BUREAU DE MUSIQUE
6 rue Carnot - FR 93220 GAGNY tel +33 (0) 6 07 49 96 00 / +33 (0) 1 43 01 82 05
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