1 DOSSIER LE RÔLE SOCIAL DE L’ÉCONOMISTE JEAN-MARC DANIEL Le rôle social de l’économiste I l y a un peu plus d’un siècle, le futur maréchal Lyautey se rendait célèbre en publiant dans La Revue des deux mondes un article intitulé « le rôle social de l’officier ». Son objectif était de définir la place des militaires dans une société qui attendait d’eux la revanche des échecs de 1870 et le retour de l’AlsaceLorraine à la France. Lyautey affirmait que l’officier avait sa technicité et que les civils n’avaient ni les moyens ni la légitimité de l’évaluer. En revanche, l’officier ne pouvait s’isoler d’un monde qui mettait tant d’espoir en lui. L’économiste d’aujourd’hui est un peu comme l’officier de Lyautey : la société n’a pas besoin de comprendre tout ce qu’il fait, mais elle attend de lui qu’il réponde à certaines questions, qu’il fournisse les moyens de résoudre certains problèmes, dont le plus clair et le plus angoissant est certainement de nos jours le problème du chômage. L’économiste a cette double difficulté de faire admettre que son savoir est de nature scientifique, qu’il n’est pas vague spéculation intellectuelle où tout peut être dit et tout peut être défendu, tout en gardant avec la population un contact suffisant pour que celle-ci ne doute pas de l’utilité de ce savoir. William Nassau Senior, qui fut le premier professeur de l’histoire à ensei- 76 Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 gner l’économie dans une université publique, avait surpris les autorités d’Oxford en leur remettant une note méthodologique sur son enseignement, organisant celui-ci selon les mêmes modalités que l’enseignement des sciences exactes. Il avait tenu à le faire car, disait-il, « si je vis d’argent de la collectivité, il faut que je reste neutre ». Toute matière intellectuelle qui relève de la propagande, de la pétition de principe ou de l’affirmation partisane n’avait pas selon lui sa place dans un enseignement universitaire. Et s’il avait accepté d’enseigner l’économie, c’est parce que celle-ci doit être et est scientifique. Depuis la période des années 1820 qui était celle où Senior enseignait, l’économie a systématiquement tendu à améliorer son utilité en augmentant sa scientificité. Lorsqu’elle a changé de nom, pour cesser de s’appeler économie politique – le nom que lui avaient donné Antoine de Montchrestien en France au XVIIe siècle et James Stewart en Angleterre au XVIIIe siècle, et devenir « science économique » –, certains y ont vu l’affirmation d’une rigueur accrue dans la démarche. En fait, il s’agissait de lever les équivoques sur le mot « politique » que de plus en plus de commentateurs interprétaient comme la possibilité de plusieurs approches économiques selon le corpus idéologique auquel on appartient. Pour bien montrer qu’il ne pouvait y avoir une économie de gauche et une économie de droite, mais qu’il y avait une seule réflexion économique, les économistes du XIXe siècle osèrent le mot « science économique ». Depuis, le débat rebondit régulièrement, et plus l’économie prend d’importance dans la vie des gens et plus elle est menacée de détournement au profit d’objectifs partisans. Le problème pour l’économie est que les économistes eux-mêmes ne sont pas d’accord sur la nature de leur savoir. Sa mathématisation croissante est présentée par certains comme le gage de sa scientificité. Pour d’autres, les mathématiques de l’économie sont comme les syllogismes de la logique scolastique : on retrouve à la fin ni plus ni moins que les idées que l’on y a mises au début. De même que le cheval bon marché est rendu cher par les raisonnements impeccables des penseurs médiévaux, de même les injustices seraient grossièrement légitimées par les modèles mathématiques. Le présent dossier essaie d’éclairer ce débat au travers des contributions d’économistes, plutôt chercheurs comme Bernard Salanié ou Jacques Bichot, ou LE RÔLE SOCIAL DE L’ÉCONOMISTE plutôt praticien comme Albert Merlin qui donne le point de vue de l’économiste d’entreprise, celui dont le rôle ne se limite pas à analyser mais aussi à conseiller et à fournir les moyens de la décision. Mais on y trouve aussi le point de vue d’un chef d’entreprise, responsable des études au Medef, d’une philosophe spécialiste en épistémologie ou d’un universitaire convaincu que, malgré tous ses efforts, l’économie n’est pas une science, mais une tentative plus ou moins habile de justifier l’injustifiable, de maintenir une société qui privilégie certains au détriment des autres. Si le lecteur doit se faire son opinion, il n’en reste pas moins que ce débat est de plus en plus un débat franco-français. Dans le monde anglo-saxon, l’économie est conçue comme une science, et la présentation des mécanismes de marché, au travers de ce qu’il est convenu d’appeler le modèle néo-classique, comme la meilleure formulation de cette science. Le seul prix Nobel qui se soit investi dans des recherches sur l’histoire de la pensée économique, G. J. Stigler – prix Nobel en 1982 – a toujours soutenu avoir retiré de ses recherches historiques la conviction que la pensée économique n’a progressé qu’en s’inscrivant dans la logique néo-classique. Senior, en contemporain de Ricardo, disait « nul ne peut être économiste s’il est protectionniste ». Et pourtant le protectionnisme eut de nombreux défenseurs. Et il en a encore à notre époque où le mot « libéral » est vécu comme une insulte. Car comme l’écrivait Schumpeter, les idées fausses en économie sont souvent celles qui ont le plus de succès. En fait, l’affirmation de Senior sur vrai risque de l’économiste est de devele protectionnisme n’avait d’autre sens nir l’excuse de l’incurie des décideurs. Il que de vouloir montrer que le libredoit donc parler fort pour dire les choix échange, le libéralisme d’une façon génésans jamais prétendre les faire lui-même. rale, en faisant baisser les prix favorise l’ensemble de la La situation n’a guère Dans le monde population alors que le prochangé depuis Mill. Certains tectionnisme sauvegarde les économistes, pour fuir ce anglo-saxon, emplois de quelques-uns au problème, se réfugient dans l’économie est détriment du pouvoir d’achat l’abscons, dans des mathéconçue comme des autres. L’économiste ne matiques que peu maîtrisent peut normalement se faire le et dans des résultats que une science, et défenseur des intérêts d’un peu comprennent. De cette la présentation groupe, mais il doit savoir incompréhension générale, des mécanismes que chaque groupe social ils espèrent retirer un peut trouver des intellecmélange d’impunité et de de marché, au tuels, des professeurs prêts à prestige. Mais leur rôle travers de ce justifier ses revendications. social est, à certains égards, qu’il est Citons une dernière fois un mince. D’autres s’abandongrand économiste du passé, nent sans vergogne au lysconvenu John Stuart Mill. Définissant senkisme. Tout le monde se d’appeler le le rôle de l’économiste dans souvient de ce pseudo-biomodèle néoles débats électoraux, il indilogiste que les communistes quait que, face au chômage du monde entier durent classique, durable, les hommes politiadmirer pour avoir affirmé comme la ques multipliaient les proqu’il y avait une biologie meilleure messes et prétendaient dans prolétarienne et une biolochaque parti détenir un gie bourgeoise. Le lyssenformulation de savoir que l’autre ignorait kisme existe en économie, cette science. volontairement ou involonautorisant toutes les fuites tairement. Or, disait J. S. Mill, intellectuelles et toutes les l’économiste sait ce qu’il faut faire face au démagogies. Reste entre les deux la chômage : baisser les salaires. Ce que route étroite de la science économique, doit faire l’homme politique, ce n’est pas science imparfaite mais science réelle nier la réalité analysée et interprétée par qui est arrivée à quelques résultats nonl’économiste mais, une fois détenteur des négligeables sur le chômage, l’inflation, le résultats de l’économiste, proposer à la fonctionnement des marchés ou la gespopulation un choix : si vous gardez votre tion du change. Reconnaissons-le, en pouvoir d’achat, vous, électeurs, ce que France, cette route est encore assez vous êtes en droit de vouloir, sachez que méconnue du grand public. g votre voisin sera au chômage. En revanche, si vous voulez l’aider, ne vous laissez pas abuser et acceptez de perdre de votre pouvoir d’achat. Pour J. S. Mill, le Sociétal N° 50 g 4e trimestre 2005 77