Il y a un peu plus d’un siècle, le futur
maréchal Lyautey se rendait célèbre en
publiant dans La Revue des deux mondes
un article intitu « le rôle social de l’of-
ficier ». Son objectif était de définir la
place des militaires dans une socié qui
attendait d’eux la revanche des échecs
de 1870 et le retour de l’Alsace-
Lorraine à la France. Lyautey affirmait
que l’officier avait sa technicité et que les
civils n’avaient ni les moyens ni la légiti-
mité de l’évaluer. En revanche, l’officier
ne pouvait s’isoler d’un monde qui met-
tait tant d’espoir en lui. L’économiste
d’aujourd’hui est un peu comme l’offi-
cier de Lyautey : la société n’a pas
besoin de comprendre tout ce qu’il fait,
mais elle attend de lui qu’il réponde à
certaines questions, qu’il fournisse les
moyens de résoudre certains problè-
mes, dont le plus clair et le plus angois-
sant est certainement de nos jours le
problème du chômage. L’économiste a
cette double difficulde faire admettre
que son savoir est de nature scientifique,
qu’il n’est pas vague spéculation intellec-
tuelle tout peut être dit et tout peut
être défendu, tout en gardant avec la
population un contact suffisant pour que
celle-ci ne doute pas de l’utilité de ce
savoir. William Nassau Senior, qui fut le
premier professeur de l’histoire à ensei-
gner l’économie dans une universi
publique, avait surpris les autorités
d’Oxford en leur remettant une note
méthodologique sur son enseignement,
organisant celui-ci selon les mêmes
modalités que l’enseignement des scien-
ces exactes. Il avait tenu à le faire car,
disait-il, « si je vis d’argent de la collecti-
vité, il faut que je reste neutre ». Toute
matière intellectuelle qui relève de la
propagande, de la pétition de principe ou
de l’affirmation partisane n’avait pas
selon lui sa place dans un enseignement
universitaire. Et s’il avait accepté d’ensei-
gner l’économie, c’est parce que celle-ci
doit être et est scientifique. Depuis la
période des années 1820 qui était celle
où Senior enseignait, l’économie a systé-
matiquement tendu à améliorer son uti-
lité en augmentant sa scientificité.
Lorsqu’elle a changé de nom, pour ces-
ser de s’appeler économie politique – le
nom que lui avaient donné Antoine de
Montchrestien en France au XVIIesiècle
et James Stewart en Angleterre au XVIIIe
siècle, et devenir « science économi -
que » –, certains y ont vu l’affirmation
d’une rigueur accrue dans la démarche.
En fait, il s’agissait de lever les équivo-
ques sur le mot « politique » que de plus
en plus de commentateurs interp-
taient comme la possibilité de plusieurs
approches économiques selon le corpus
idéologique auquel on appartient. Pour
bien montrer qu’il ne pouvait y avoir une
économie de gauche et une économie
de droite, mais qu’il y avait une seule
réflexion économique, les économistes
du XIXesiècle osèrent le mot « science
économique ». Depuis, le débat rebondit
régulièrement, et plus l’économie prend
d’importance dans la vie des gens et plus
elle est menacée de détournement au
profit d’objectifs partisans. Le problème
pour l’économie est que les économis-
tes eux-mêmes ne sont pas d’accord sur
la nature de leur savoir. Sa mathématisa-
tion croissante est présentée par cer-
tains comme le gage de sa scientificité.
Pour d’autres, les mathématiques de l’é-
conomie sont comme les syllogismes de
la logique scolastique : on retrouve à la
fin ni plus ni moins que les idées que l’on
y a mises au début. De même que le che-
val bon marché est rendu cher par les
raisonnements impeccables des pen-
seurs médiévaux, de même les injustices
seraient grossièrement légitimées par
les modèles mathématiques.
Le présent dossier essaie d’éclairer ce
bat au travers des contributions d’éco -
nomistes, plutôt chercheurs comme
Bernard Salanié ou Jacques Bichot, ou
76 Sociétal N° 50 g4etrimestre 2005
1D O S S I E R
Le rôle social
de l’économiste
JEAN-MARC DANIEL
LE RÔLE SOCIAL DE L’ÉCONOMISTE
plutôt praticien comme Albert Merlin qui
donne le point de vue de l’économiste
d’entreprise, celui dont le rôle ne se
limite pas à analyser mais aussi à
conseiller et à fournir les moyens de la
cision. Mais on y trouve aussi le point
de vue d’un chef d’entreprise, responsa-
ble des études au Medef, d’une philoso-
phe spécialiste en épistémologie ou d’un
universitaire convaincu que, malgtous
ses efforts, l’économie n’est pas une
science, mais une tentative plus ou moins
habile de justifier l’injustifiable, de mainte-
nir une société qui privigie certains au
triment des autres.
Si le lecteur doit se faire son opinion, il
n’en reste pas moins que ce débat est
de plus en plus un bat franco-fran-
çais. Dans le monde anglo-saxon, l’éco-
nomie est conçue comme une science,
et la présentation des mécanismes de
marc, au travers de ce qu’il est
convenu d’appeler le modèle néo-clas-
sique, comme la meilleure formulation
de cette science. Le seul prix Nobel qui
se soit investi dans des recherches sur
l’histoire de la pensée économique, G. J.
Stigler prix Nobel en 1982 a tou-
jours soutenu avoir retiré de ses
recherches historiques la conviction
que la pensée économique n’a pro-
gressé qu’en s’inscrivant dans la logique
néo-classique.
Senior, en contemporain de Ricardo,
disait « nul ne peut être économiste s’il
est protectionniste ». Et pourtant le pro-
tectionnisme eut de nombreux défen-
seurs. Et il en a encore à notre époque
le mot « libéral » est vécu comme
une insulte. Car comme l’écrivait
Schumpeter, les idées fausses en écono-
mie sont souvent celles qui ont le plus de
succès. En fait, l’affirmation de Senior sur
le protectionnisme n’avait d’autre sens
que de vouloir montrer que le libre-
échange, le libéralisme d’une façon géné-
rale, en faisant baisser les
prix favorise l’ensemble de la
population alors que le pro-
tectionnisme sauvegarde les
emplois de quelques-uns au
triment du pouvoir d’achat
des autres. L’économiste ne
peut normalement se faire le
défenseur des intérêts d’un
groupe, mais il doit savoir
que chaque groupe social
peut trouver des intellec-
tuels, des professeurs pts à
justifier ses revendications.
Citons une dernière fois un
grand économiste du passé,
John Stuart Mill. Définissant
le le de l’économiste dans
les débats électoraux, il indi-
quait que, face au chômage
durable, les hommes politi-
ques multipliaient les pro-
messes et prétendaient dans
chaque parti détenir un
savoir que l’autre ignorait
volontairement ou involon-
tairement. Or, disait J. S. Mill,
l’économiste sait ce qu’il faut faire face au
chômage : baisser les salaires. Ce que
doit faire l’homme politique, ce n’est pas
nier la alité analysée et interprétée par
l’économiste mais, une fois détenteur des
sultats de l’économiste, proposer à la
population un choix : si vous gardez votre
pouvoir d’achat, vous, électeurs, ce que
vous êtes en droit de vouloir, sachez que
votre voisin sera au chômage. En revan-
che, si vous voulez l’aider, ne vous laissez
pas abuser et acceptez de perdre de
votre pouvoir d’achat. Pour J. S. Mill, le
vrai risque de l’économiste est de deve-
nir l’excuse de l’incurie des cideurs. Il
doit donc parler fort pour dire les choix
sans jamais prétendre les faire lui-même.
La situation n’a guère
changé depuis Mill. Certains
économistes, pour fuir ce
problème, se réfugient dans
l’abscons, dans des mat-
matiques que peu maîtrisent
et dans des résultats que
peu comprennent. De cette
incomphension générale,
ils esrent retirer un
lange d’impuni et de
prestige. Mais leur le
social est, à certains égards,
mince. D’autres s’abandon-
nent sans vergogne au lys-
senkisme. Tout le monde se
souvient de ce pseudo-bio-
logiste que les communistes
du monde entier durent
admirer pour avoir affir
qu’il y avait une biologie
prolétarienne et une biolo-
gie bourgeoise. Le lyssen-
kisme existe en économie,
autorisant toutes les fuites
intellectuelles et toutes les
magogies. Reste entre les deux la
route étroite de la science économique,
science imparfaite mais science réelle
qui est arrivée à quelques résultats non-
négligeables sur le chômage, l’inflation, le
fonctionnement des marchés ou la ges-
tion du change. Reconnaissons-le, en
France, cette route est encore assez
méconnue du grand public. g
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Sociétal N° 50 g4etrimestre 2005
LE RÔLE SOCIAL DE LÉCONOMISTE
Dans le monde
anglo-saxon,
l’économie est
conçue comme
une science, et
la présentation
des mécanismes
de marché, au
travers de ce
qu’il est
convenu
d’appeler le
modèle néo-
classique,
comme la
meilleure
formulation de
cette science.
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