plutôt praticien comme Albert Merlin qui
donne le point de vue de l’économiste
d’entreprise, celui dont le rôle ne se
limite pas à analyser mais aussi à
conseiller et à fournir les moyens de la
décision. Mais on y trouve aussi le point
de vue d’un chef d’entreprise, responsa-
ble des études au Medef, d’une philoso-
phe spécialiste en épistémologie ou d’un
universitaire convaincu que, malgré tous
ses efforts, l’économie n’est pas une
science, mais une tentative plus ou moins
habile de justifier l’injustifiable, de mainte-
nir une société qui privilégie certains au
détriment des autres.
Si le lecteur doit se faire son opinion, il
n’en reste pas moins que ce débat est
de plus en plus un débat franco-fran-
çais. Dans le monde anglo-saxon, l’éco-
nomie est conçue comme une science,
et la présentation des mécanismes de
marché, au travers de ce qu’il est
convenu d’appeler le modèle néo-clas-
sique, comme la meilleure formulation
de cette science. Le seul prix Nobel qui
se soit investi dans des recherches sur
l’histoire de la pensée économique, G. J.
Stigler – prix Nobel en 1982 – a tou-
jours soutenu avoir retiré de ses
recherches historiques la conviction
que la pensée économique n’a pro-
gressé qu’en s’inscrivant dans la logique
néo-classique.
Senior, en contemporain de Ricardo,
disait « nul ne peut être économiste s’il
est protectionniste ». Et pourtant le pro-
tectionnisme eut de nombreux défen-
seurs. Et il en a encore à notre époque
où le mot « libéral » est vécu comme
une insulte. Car comme l’écrivait
Schumpeter, les idées fausses en écono-
mie sont souvent celles qui ont le plus de
succès. En fait, l’affirmation de Senior sur
le protectionnisme n’avait d’autre sens
que de vouloir montrer que le libre-
échange, le libéralisme d’une façon géné-
rale, en faisant baisser les
prix favorise l’ensemble de la
population alors que le pro-
tectionnisme sauvegarde les
emplois de quelques-uns au
détriment du pouvoir d’achat
des autres. L’économiste ne
peut normalement se faire le
défenseur des intérêts d’un
groupe, mais il doit savoir
que chaque groupe social
peut trouver des intellec-
tuels, des professeurs prêts à
justifier ses revendications.
Citons une dernière fois un
grand économiste du passé,
John Stuart Mill. Définissant
le rôle de l’économiste dans
les débats électoraux, il indi-
quait que, face au chômage
durable, les hommes politi-
ques multipliaient les pro-
messes et prétendaient dans
chaque parti détenir un
savoir que l’autre ignorait
volontairement ou involon-
tairement. Or, disait J. S. Mill,
l’économiste sait ce qu’il faut faire face au
chômage : baisser les salaires. Ce que
doit faire l’homme politique, ce n’est pas
nier la réalité analysée et interprétée par
l’économiste mais, une fois détenteur des
résultats de l’économiste, proposer à la
population un choix : si vous gardez votre
pouvoir d’achat, vous, électeurs, ce que
vous êtes en droit de vouloir, sachez que
votre voisin sera au chômage. En revan-
che, si vous voulez l’aider, ne vous laissez
pas abuser et acceptez de perdre de
votre pouvoir d’achat. Pour J. S. Mill, le
vrai risque de l’économiste est de deve-
nir l’excuse de l’incurie des décideurs. Il
doit donc parler fort pour dire les choix
sans jamais prétendre les faire lui-même.
La situation n’a guère
changé depuis Mill. Certains
économistes, pour fuir ce
problème, se réfugient dans
l’abscons, dans des mathé-
matiques que peu maîtrisent
et dans des résultats que
peu comprennent. De cette
incompréhension générale,
ils espèrent retirer un
mélange d’impunité et de
prestige. Mais leur rôle
social est, à certains égards,
mince. D’autres s’abandon-
nent sans vergogne au lys-
senkisme. Tout le monde se
souvient de ce pseudo-bio-
logiste que les communistes
du monde entier durent
admirer pour avoir affirmé
qu’il y avait une biologie
prolétarienne et une biolo-
gie bourgeoise. Le lyssen-
kisme existe en économie,
autorisant toutes les fuites
intellectuelles et toutes les
démagogies. Reste entre les deux la
route étroite de la science économique,
science imparfaite mais science réelle
qui est arrivée à quelques résultats non-
négligeables sur le chômage, l’inflation, le
fonctionnement des marchés ou la ges-
tion du change. Reconnaissons-le, en
France, cette route est encore assez
méconnue du grand public. g
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Sociétal N° 50 g4etrimestre 2005
LE RÔLE SOCIAL DE L’ÉCONOMISTE
Dans le monde
anglo-saxon,
l’économie est
conçue comme
une science, et
la présentation
des mécanismes
de marché, au
travers de ce
qu’il est
convenu
d’appeler le
modèle néo-
classique,
comme la
meilleure
formulation de
cette science.