Lettre d`intention

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Projet pour l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon
La stratégie appliquée à tout établissement d’enseignement supérieur est enserrée entre une
double contrainte qui détermine à la fois sa formulation et sa mise en œuvre, selon la
dichotomie fondamentale introduite par cette discipline. La première finalité de tout système
éducatif demeure la transmission des connaissances validées historiquement, techniquement
ou scientifiquement. En ce sens, s’il ne s’agissait uniquement que de perpétuer des processus
de diffusion des savoirs, la notion de stratégie en elle-même ne serait guère pertinente,
puisque toute institution n’admettrait d’autre finalité que de « persévérer dans son être ». Si
l’approche scholastique – la transmission des contenus – constituait l’unique finalité
poursuivie par les institutions d’enseignement, alors elles n’admettraient d’autre finalité que
de se perpétuer elles-mêmes : la notion de « stratégie » serait dès lors inopérante, puisqu’elle
n’est pertinente que si les décideurs sont amenés à effectuer des arbitrages, et donc à orienter
leur développement en fonction de certains axes qu’ils privilégient par rapport à d’autres axes.
Il existerait dès lors une forme de « conatus », pour reprendre le concept spinoziste, qui
constituerait le fondement de leur être. Mais cette vision d’un statisme figé dans la
reproduction de structures immuables entre en contradiction avec l’insertion de ces mêmes
institutions dans des environnements soumis à des mutations qui en transforment de manière
permanentes les configurations. En ce sens, c’est bien la prise en compte des transformations
des environnements qui légitime la notion même de stratégie appliquée aux établissements
d’enseignement supérieur : leur dynamique transformationnelle est dictée autant par
l’impératif d’adaptation aux environnements dans lesquels ils sont insérés, que par le simple
processus d’accumulation et d’actualisation des connaissances. Dans le cas contraire, les
institutions perduraient jusqu’à ce que les lois de l’entropie ne trouvent un champ
d’application et qu’elles ne provoquent en fin de compte leur progressive déliquescence : des
institutions qui s’avèrent incapables de s’adapter à leurs environnements finissent par
s’étioler, se désagréger, puis disparaître. Mais les organisations peuvent également souffrir
d’« hypertélie », pour user cette fois-ci d’une métaphore biologique, (à savoir la tendance à
l'augmentation continue de la capacité d’adaptation jusqu'au point où la « suradaptation »
s'inverse en inadaptation). Les établissements d’enseignement supérieur peuvent tout autant
pâtir d’un immobilisme mortifère que d’un activisme désordonné. La qualité des
enseignements qu’ils dispensent se mesure, entre autres, en fonction de la fréquence à laquelle
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ils sont actualisés, révisés et approfondis en intégrant les résultats des recherches les plus
récentes. Tel devrait être le principal critère d’évaluation de leurs performances.
1- L’impératif contingent de l’employabilité
Longtemps il a été postulé que la possession d’un diplôme de l’enseignement supérieur
constituait la meilleure protection contre le risque de chômage. En réalité, cela n’a jamais été
le cas dans les pays en voie de développement et émergents : dans bien des cas, le taux de
sous-emploi des diplômés excède celui des non-diplômés, surtout dans les économies dans
lesquelles les structures informelles prédominent largement sur les structures formelles. La
situation des pays européens est plus diverse : ceux-ci connaissent un sous-emploi plus ou
moins marqué des jeunes diplômés, y compris ceux originaires des pays dont les structures
économiques sont les mieux adaptées aux contraintes imposées par la mondialisation (Suède
malgré la crise frappant son secteur des biotechnologies) ou l’ont été (Finlande avant que la
crise frappant le secteur des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication
ne la plonge dans une crise inextricable). Si la situation de la France demeure nettement plus
favorable que celle des pays frappés par une crise structurelle (Sud et Est de l’Europe), il a été
constaté par l’INSEE qu’environ dix pour cent d’une génération (soit environ 80 000
individus) quitte actuellement ce pays chaque année et émigre vers des pays dont les
structures économiques sont de nature à leur proposer des emplois qui correspondent mieux à
leurs formations et à leurs attentes : en ce sens, le cas de la France ne diffère guère de celui de
l’Italie. Ce constat admet une double explication contradictoire.
- La France connaît une croissance démographique significative (à la différence de l’Italie),
mais une croissance économique trop faible qui ne permet pas de créer un nombre suffisant
d’emplois pour absorber les nouveaux entrants diplômés sur son marché du travail.
- Le système français d’enseignement supérieur est considéré comme compétitif. Autrement
dit, il forme des diplômés qui sont en mesure de s’insérer avec succès même sur les marchés
du travail des pays qui sont plus avancés dans les révolutions technologiques qui sont en train
de transformer les systèmes productifs. En conséquence, tout comme pour les pays anglosaxons (Australie, Etats-Unis, Royaume-Uni), l’enseignement supérieur français demeure un
secteur attractif pour les jeunes originaires des pays moins développés et qui sont à la
recherche d’une formation exigeante de grande qualité : l’Anglais, certes, demeure la seule
langue commune au plan mondial, mais le Français ne constitue pas un obstacle dirimant à la
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différence de l’Allemand, du Japonais ou du Coréen (les pays scandinaves utilisant leurs
langues peu répandues comme une barrière à l’entrée difficilement surmontable). La
francophonie demeure un atout pour la France parce que la maîtrise de cette langue, certes
difficile, permet d’accéder à un système d’enseignement supérieur qui demeure à la pointe des
avancées scientifiques (ce qui n’est pas le cas de l’hispanophonie ou de la lusophonie).
Néanmoins, ce constat oblige les établissements d’enseignement supérieur à concevoir des
cursus de formation qui remplissent au moins deux conditions :
- supprimer les enseignements qui sont frappés d’une irrémédiable obsolescence et les adapter
aux nouvelles conditions technologiques, ce qui légitime une actualisation périodique, mais
pas trop fréquente néanmoins, des programmes. Un exemple permet d’illustrer cette sage
application du principe de précaution. Il est toujours intéressant de relire rétrospectivement
certaines analyses relatives à la trajectoire de croissance des pays émergents ou de l’évolution
future des prix du pétrole et qui ont été rédigées il y a seulement quelques années. Elles
méconnaissaient, le plus souvent, leur caractère intrinsèquement cyclique. Toute extrapolation
repose souvent sur une ignorance des processus passés, ce qui suffit en soi à légitimer
l’importance de la connaissance des faits historiques pour comprendre le présent. Toute
actualisation des programmes doit être menée, en conséquence, avec circonspection, car un tel
exercice est confronté au paradoxe de la flèche de Zénon d’Elée, un processus
perpétuellement répété qu’il est impossible d’achever ;
- prévoir une ouverture internationale sachant que les marchés pertinents de l’emploi
admettent une extension géographique différente selon les filières. Un analyste financier peut
exercer théoriquement son métier sur l’ensemble des places financières du monde, alors qu’un
juriste ne peut véritablement valoriser ses compétences que dans le (les) pays dans lequel le
(les) droit(s) qu’il connaît est (sont) en vigueur. L’internationalisation ne constitue pas une
finalité en elle-même : son application est subordonnée au principe de contingence.
C’est en prenant en considération les spécificités des formations dispensées dans les Instituts
d’Etudes Politiques, ainsi que les opportunités nées de la mondialisation économique, que
l’envoi à l’étranger des élèves pendant une partie de leur scolarité revêt tout son sens. Il s’agit
fondamentalement d’un rite initiatique, qui permet normalement une prise de conscience de
l’altérité (et non, dans la très grande majorité des cas, l’acquisition de connaissances
spécialisées qui sont ignorées dans les pays d’origine des étudiants). Mais cette prise de
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conscience tourne parfois au simple « tourisme éducatif », en conséquence de quoi l’apport
dans le cursus de formation est relativement limité. Il va de soi que l’internationalisation du
corps professoral ne constitue qu’un pseudo-substitut – voire qu’un pis-aller – à une
immersion de longue durée dans un pays étranger, tout comme l’enseignement dans une
langue étrangère. A cet égard, le parcours de formation des étudiants originaires de la plupart
des pays de l’O.C.D.E. est nécessairement d’une nature autre que celui des étudiants
originaires des pays émergents ou en voie de développement. Mais ces derniers savent que
leurs systèmes nationaux d’enseignement supérieur pâtissent des mêmes maux que leurs
systèmes économiques : la hiérarchie de la puissance économique reproduit de manière quasihomothétique la hiérarchie de la puissance, et donc le potentiel d’attractivité, des systèmes
d’enseignement supérieur.
Les Instituts d’Etudes Politiques peuvent toujours, certes, parier sur l’augmentation
tendancielle de leur attractivité au plan mondial, mais les formations qu’ils dispensent ne
portent pas sur la transmission des connaissances scientifiques et technologiques les plus
avancées : les enseignements spécialisés dans les filières scientifiques sont partiellement
assimilables à des transferts de technologie ou, plus exactement, ils préparent ceux qui les
reçoivent à en faire le meilleur usage possible. Telle n’est pas la situation des Instituts
d’Etudes
Politiques
compte
tenu
de
leur
spécialisation
disciplinaire.
Dès
lors,
l’internationalisation des cursus de formation revêt une incontestable dimension culturelle, qui
est nettement moins marquée pour les formations scientifiques et technologiques. La place
que les Instituts d’Etudes Politiques français sont en mesure de tenir dans un monde dans
lequel les écarts de développement entre les pays qui sont parties prenantes à la
mondialisation tendent à se réduire est potentiellement prometteuse, pour autant qu’ils ne
forment pas uniquement des spécialistes pouvant exclusivement exercer leurs fonctions
professionnelles dans des cadres nationaux spécifiques.
En réalité, le contenu des formations qu’ils dispensent ne peut intéresser des étudiants
étrangers que s’ils recherchent une ouverture internationale, une immersion culturelle en
France, ou bien une double formation acquise dans un pays qui incarne encore une certaine
idée du prestige. Tout compte fait, parmi le concert des nations, la France symbolise toujours
un art de vivre incomparable, en réalité hors normes, voire exceptionnel, y compris en
Europe. Par construction, la mondialisation économique exacerbe la contrainte extérieure :
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l’enseignement supérieur est avec l’agriculture haut de gamme, l’industrie aéronautique et de
défense, l’industrie du luxe et le tourisme, un secteur dans lequel la France bénéficie d’un
indéniable avantage comparatif, tout comme les pays anglo-saxons avec lesquels, au
demeurant, elle se trouve souvent en situation de concurrence. Mais les établissements
d’enseignement supérieur sont également victimes des effets de mode et des engouements
aussi soudains que passagers. L’internationalisation représentait une forme d’impératif
catégorique il y a une décennie. Tandis que certaines tendances à la « démondialisation » se
profilent, le mot d’ordre aurait changé et l’on retrouverait des vertus cachées au repli sur le
« pré carré ». Les conceptions exclusives et excessives nuisent à une compréhension en
profondeur des processus en œuvre : à la phase de mondialisation intensive des économies a
succédé une phase de mondialisation qui se poursuit à un rythme plus modéré, du moins sur le
plan économique, mais moins sur le plan culturel. La crise actuelle de l’Union Européenne
fait prendre la mesure des ambitions – probablement par trop ambitieuses – en matière
d’harmonisation des diplômes ou, à défaut, de reconnaissance réciproque. Néanmoins, malgré
les progrès réalisés par les systèmes d’enseignement supérieur de certains pays émergents
(surtout la Chine et la Russie), ce sont les modèles anglo-saxons qui demeurent la référence
mondiale, tandis que ceux de certaines grandes puissances industrielles (Allemagne, Corée du
Sud, Japon, Suède) restent relativement autarciques et peu attractifs pour les étudiants
originaires des pays émergents et en voie de développement (sauf à consentir de gros efforts
pour apprendre des langues qui n’ont aucunement vocation à devenir des véhicules de
communication au plan mondial).
2- L’invention de la compétitivité absolue grâce à la dématérialisation
Dans un système concurrentiel, il est indispensable de soumettre une offre de formation à une
analyse économique. Le choix pour un établissement dans une filière donnée, quelle qu’elle
soit, dépend d’une combinaison de paramètres, les facteurs économiques et les facteurs non
économiques. Dans un système dans lequel le paramètre « prix » n’est pas déterminant (tout
simplement parce qu’il fait l’objet d’une fixation par voie réglementaire), ce sont les
paramètres hors coût qui devraient en théorie l’emporter.
- Une des raisons pour lesquelles le système français d’enseignement supérieur est compétitif
réside dans son caractère largement public, autrement dit parce que la majeure partie des coûts
qu’il entraîne est socialisée. Ce secteur bénéficie d’importants transferts publics, mais ce
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mode de financement est généralement en déclin dans le monde : le modèle des Etats-Unis
tend dorénavant à le supplanter. Compte tenu du niveau supérieur de revenu dont les diplômés
de l’enseignement supérieur vont individuellement bénéficier (du moins d’un point de vue
statistique), il est considéré comme rationnel d’un strict point de vue économique qu’ils
financent directement la majeure partie des dépenses de l’enseignement supérieur. C’est l’une
des raisons pour laquelle l’endettement des classes moyennes est si élevé aux Etats-Unis, la
concurrence entre les établissements d’enseignement supérieur ayant entraîné la formation
d’une véritable « bulle financière » consécutive à une spirale inflationniste (la hausse des frais
de scolarité entraînant celle des dépenses d’enseignement supérieur par l’enchaînement de
boucles rétroactives). Le modèle continental européen a longtemps privilégié un financement
majoritairement socialisé dans le cadre duquel la Puissance publique supporte une part
importante des dépenses liées à l’enseignement supérieur : la justification économique d’un
tel mode de financement se réclame des effets d’externalité et du caractère, en réalité plus ou
moins redistributeur, du système des prélèvements obligatoires. Le coût direct des études
supérieures en France, relativement modéré par rapport aux autres grands pays développés,
constitue un avantage indéniable pour son système d’enseignement supérieur et il devrait
représenter un facteur attractif pour les étudiants étrangers, surtout par comparaison aux
systèmes anglo-saxons d’enseignement supérieur.
- Les préférences des étudiants sont gouvernées par une double logique, hiérarchique et
géographique. Au demeurant, il serait intéressant de connaître d’un point de vue purement
sociologique le nombre d’étudiants dont les choix ne sont pas strictement surdéterminés par
cette double logique, et les motivations qu’ils invoquent pour justifier une démarche aussi
transgressive dans le système français de construction de la « distinction sociale ». En réalité,
il est très difficile d’envisager qu’il soit possible de remettre en cause le processus de
hiérarchisation qui est au fondement même de l’organisation du système français de
l’enseignement supérieur. En revanche, les marges de manœuvre sont moins contraignantes
pour les diplômes de troisième cycle, ce qui permet de mettre en œuvre de véritables
stratégies de différenciation en matière d’offre de formations. Mais, ce n’est pas en se
reposant uniquement sur les diplômes de troisième cycle qu’il est possible de « contester », au
sens où l’entend l’économie industrielle classique, cette structuration hiérarchique qui, au
demeurant, ne singularise pas uniquement le système français d’enseignement supérieur.
Personne de sensé ne croit sérieusement qu’il serait possible de remettre en cause la
prééminence de l’« Ivy League » aux Etats-Unis. La structuration hiérarchique des systèmes
d’enseignement supérieur allemand, italien, japonais et sud-coréen est tout aussi prononcée,
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mais elle est plus masquée et elle ne concerne, au demeurant, que marginalement les étudiants
étrangers, car ces pays, entravés par des langues qui sont dépourvues de statut international ne
mènent pas une véritable politique d’internationalisation de leurs systèmes nationaux
d’enseignement supérieur.
La numérisation des activités d’enseignement constitue une rupture stratégique « disruptive »
selon l’expression consacrée par la « stratégie » en tant que discipline académique, et qui
permet de tendre vers leur compétitivité absolue. Elle pourrait mettre un terme au mode
d’organisation asilaire, tel qu’il s’est développé avec la démocratisation de l’enseignement au
cours du dix-neuvième siècle. En effet, les élèves et étudiants sont toujours réunis dans des
locaux affectés à cette fin, à des horaires fixes, et ils sont toujours supposés, tous ensemble et
dans un seul mouvement, écouter un discours tenu par un professeur ou un intervenant
extérieur, voire par des condisciples s’il s’agit d’un exercice collectif. Ce modèle pédagogique
pourrait, dès à présent, être bouleversé de fond en comble :
- les cours sont numérisés et ils sont envoyés sous forme de fichier infalsifiable vers les
ordinateurs des étudiants. Evidemment ils sont régis par le droit de la propriété intellectuelle
et leur diffusion à grande échelle sous une forme informatique comporte un risque
considérable de banalisation ;
- les échanges entre les étudiants et les professeurs sont organisés au moyen d’une messagerie
électronique : cette mise en contact direct permet une quasi-personnalisation des prestations
d’enseignement, tout en évitant les rapports de face-à-face, si problématiques dans le contexte
culturel français ;
- les ouvrages et documents à consulter ont également fait l’objet d’une numérisation (ou bien
les liens internet sont clairement indiqués).
Néanmoins, les tests de contrôle d’acquisition des connaissances doivent se dérouler dans des
lieux sécurisés et prévus à cette fin afin de prévenir les risques de triche et de manipulation.
Au demeurant, ils seront devenus parfaitement superfétatoires lorsque les performances
intellectuelles des êtres humains auront été démultipliées grâce à l’implantation de dispositifs
bio-électroniques prévus à cet effet. Le régime impérial avait pensé les universités à l’image
des casernes, mais l’empereur Napoléon Ier considérait que la société civile devait être
organisée selon les mêmes structures et les mêmes procédures que l’armée impériale. Il est
évident que le développement à venir des technologies numériques rendra ce mode
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d’organisation d’autant plus obsolète qu’en réalité, il est déjà largement dépassé :
l’appropriation par les citoyens des technologies numériques a déjà commencé à saper les
mécanismes traditionnels de fonctionnement des systèmes éducatifs et de transmission des
connaissances. Seule la numérisation des activités de service permettra d’accroître
significativement leur productivité et, ainsi, de contribuer à résoudre la crise des finances
publiques (et privées, puisque les coûts de l’enseignement supérieur devraient, en théorie,
enregistrer une baisse significative). Tout compte fait, la solution pour tenter de maîtriser les
dépenses hospitalières passe par le développement volontariste – voire imposée – de la
chirurgie ambulatoire, et donc par le recul de la fonction asilaire impartie aux hôpitaux.
L’Institut d’Etudes Politiques numérique est encore à inventer, mais ce mode de
fonctionnement dématérialisé va se heurter aux pratiques éducatives traditionnelles, aux
intérêts acquis, et aux routines administratives. Pour le moment, il est encore difficilement
envisageable que les systèmes éducatifs puissent renoncer à leur logique immobilière et que
l’enseignement numérisé à distance, et non pas simplement « assisté par ordinateur », puisse
se substituer aux modes traditionnels de transmission des connaissances. Les arguments
opposés à la numérisation des activités d’enseignement sont bien connus : il est implicitement
postulé que l’éducation des esprits suppose nécessairement le contrôle des corps, et donc que
la présence physique des étudiants est requise face à un intervenant qui doit nécessairement
faire acte de présence physique. Il existerait ainsi un parallèle que l’on pourrait établir avec
les activités de divertissement : assister à un spectacle n’équivaut évidemment pas à assister à
la représentation de ce spectacle grâce à la médiation d’un téléviseur, d’un ordinateur ou
d’une tablette numérique. L’enseignement est toujours pensé comme une performance
physique à laquelle les étudiants et les professeurs sont tenus de prendre part en personne :
l’enseignement à distance reste exceptionnel et il est principalement justifié par l’éloignement
géographique. Les esprits les plus avertis peuvent bien faire remarquer que jamais les cours au
Collège de France n’ont connu une telle audience depuis qu’ils sont diffusés par Internet : un
tel processus de démocratisation de l’accès aux cours considérés comme les plus avancés dans
leurs disciplines respectives aurait été inimaginable si le nombre de personnes autorisées à y
assister avait été limité au nombre de places prévues dans les amphithéâtres. Il est dès lors
nécessaire de s’interroger sur les raisons pour lesquelles la diffusion des connaissances
demeure subordonnée, en fin de compte, à la logique de l’enfermement physique dans les
salles prévues à cette fin.
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- L’assistance physique crée un lien spécifique entre les participants aux cours (ou aux
spectacles), comme si la présence de personnes enfermées dans un même lieu permettait de
susciter la formation d’une conscience collective,
voire d’un inconscient collectif. Ce
processus psychique n’existe évidemment pas lorsqu’un ensemble d’individus assiste, chacun
séparément, à un cours (ou à un spectacle). Il ne s’agit pas de créer un esprit collectif ou un
quelconque « esprit de corps », mais de créer une forme de convivialité – voire de solidarité –
entre les membres d’une même promotion. Elle ne peut naître que si ces personnes sont
physiquement assemblées dans un même lieu et que si leurs relations ne se limitent pas à
l’échange de messages électroniques : la proximité physique est supposée générer du lien
social.
- L’interactivité est manifestement un argument spécieux dans la mesure où les échanges
verbaux entre l’assistance et l’intervenant sont encadrés par des normes explicites (voire
implicites). Il est interdit d’interrompre, dans des conditions normales, l’intervenant et les
échanges sont réservés à la plage horaire prévue à cet effet, pour autant qu’elle existe :
l’enseignement repose sur un rapport hiérarchique entre le « supposé sachant » et les
« supposés ignorants » et un cours n’est pas assimilable à une discussion entre participants
placés sur un pied d’égalité. Dispenser un cours est toujours assimilable à un acte de violence
symbolique dans la mesure où sa réception accroît généralement – ou devrait accroître – le
stock de connaissances dont les auditeurs sont supposés disposer. L’apprentissage est d’abord
un processus d’accumulation des connaissances, surtout dans les Instituts d’Etudes Politiques
dont les cursus de formation ne comprennent guère de travaux pratiques.
- Plus fondamentalement, la relation d’enseignement s’inscrit dans un cadre privé, et non
public. Les élèves doivent acquérir des connaissances et l’obtention du diplôme est
subordonnée à la vérification du fait que le processus d’apprentissage a été effectif. Les élèves
ont été sélectionnés et ils doivent subir une série continue de contrôles afin de s’assurer qu’ils
ont bien fait l’acquisition des connaissances qui leur ont été transmises. A la différence des
cours dispensés au Collège de France, l’enjeu des cours dispensés dans les Instituts d’Etudes
Politiques est bien d’accroître le stock de savoirs, non d’approfondir des connaissances déjà
maîtrisées. Au demeurant, ce sont les cours généralistes dans les disciplines littéraires qui
attirent le plus grand nombre d’auditeurs et de spectateurs au Collège de France : les cours
dispensés dans les disciplines scientifiques sont réservés de facto aux initiés, à savoir les
experts dans les domaines de recherche concernés.
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Il suffirait néanmoins de contrôler l’accès numérique aux cours dispensés dans les Instituts
d’Etudes Politiques pour substituer aux cours physiques des cours numérisés. Les marges de
progression dans ce domaine demeurent considérables, ce qui permettrait de fortement réduire
les coûts induits par la construction, l’entretien et le fonctionnement des bâtiments. Mais la
principale limitation à la numérisation des prestations d’enseignement supérieur demeure leur
caractère privé. Les diplômes sont décernés à des personnes privées, non à un public
indistinct, et l’accès aux supports d’enseignement (cours physiques, cours numérisés) leur est
en théorie réservé : leur fourniture est la contrepartie du paiement des droits d’inscription (qui
sont relativement peu élevés dans les Instituts d’Etudes Politiques par comparaison aux
Ecoles de Commerce). De ce point de vue, leur statut juridique diffère fondamentalement de
celui des livres et des articles publiés dans les revues scientifiques. C’est la question des droits
de la propriété intellectuelle qui entrave la diffusion des cours par Internet et, plus
généralement, un accès élargi à ce type de supports. Sous cet aspect, c’est bien la préservation
exclusive de l’accès à ces documents qui permet aux établissements d’enseignement supérieur
de conserver leur pouvoir et leur autorité. Mais c’est également la rareté relative des diplômes
qui confère leur valeur, tant symbolique qu’économique : elle implique corrélativement un
accès restreint aux documents dont l’étude est supposée nécessaire pour leur obtention.
3- L’enseignement et la recherche au risque de l’actualité
Un des lieux communs les plus ressassés à propos des établissements d’enseignement
supérieur français est le caractère par trop théorique des enseignements qu’ils dispensent. Il
n’appartient pas vraiment aux Instituts d’Etudes Politiques de former des élèves qui soient
directement opérationnels dans les organisations à la fin de leur scolarité (à la différence des
mastères à objectif véritablement professionnel). Au demeurant, l’un des objectifs du système
d’enseignement supérieur français est son « adéquationisme », à savoir sa volonté d’adapter
les étudiants au monde professionnel : tout compte fait, le diplôme constitue toujours la
meilleure garantie contre le risque de chômage, même dans les périodes de crise économique
structurelle. Un des travers du système français d’enseignement supérieur est sa trop grande
sensibilité aux effets de mode et aux critiques (internes et externes). Il peut sembler évident
que l’on attende d’un jeune diplômé d’un Institut d’Etudes Politiques qu’il soit capable
d’analyser dans ses grandes lignes les questions les plus importantes de l’actualité
internationale, non qu’il soit au courant des dernières novations apportées à des outils de
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gestion qui, de toute manière, seront rapidement supplantées par d’autres modifications
encore plus innovantes. Nietzsche appelait « finalité de la finalité » cette caractéristique de
l’époque moderne qui n’admet plus d’autre objet et d’autre finalité qu’une course perpétuelle
à la modernité la plus avancée, sans autre but que rechercher la nouveauté pour la nouveauté.
Un Institut d’Etudes Politiques comprend des activités de formation initiale, des activités de
formation continue et des activités de recherche. Les cadres de formation des deux premiers
cycles ne permettent guère d’apporter de modification substantielle. Néanmoins, l’acquisition
de solides bases en matière de culture générale (Histoire, Sciences sociales, Géopolitique)
peut être considérée comme un préalable à toute spécialisation ultérieure.
Les marges de manœuvre pour le choix des formations de troisième cycle sont moins
contraintes. C’est la raison pour laquelle il est proposé de créer un nouveau mastère portant
sur la gestion de la transition énergétique. La force des Instituts d’Etudes Politiques ne réside
pas dans la formation de techniciens aux compétences approfondies mais étroites, mais dans
leur capacité d’ouvrir les esprits sur les enjeux fondamentaux qui déterminent le devenir des
grandes régions du monde. Les Instituts d’Etudes Politiques n’ont pas vocation à concurrencer
les Ecoles de Gestion et, a fortiori, les Ecoles d’Ingénieurs. Ils doivent d’abord faire connaître
les grandes tendances politiques, économiques et culturelles qui surdéterminent les
comportements des individus et les stratégies des pays et des organisations. Au demeurant, les
bouleversements affectant la situation internationale offrent actuellement aux Instituts
d’Etudes Politiques de nouvelles opportunités pour valoriser leurs compétences, ainsi que
celles de certains des centres de recherche qui leur sont associés. Quant aux activités liées à la
formation continue, il convient d’exploiter les « niches » pour lesquelles des compétences
spécifiques et distinctives préexistent au sein de l’organisation sur un marché opaque
caractérisé par une grande fragmentation et par une forte hétérogénéité. Au demeurant, les
établissements d’enseignement supérieur n’ont pas vocation à offrir des prestations de
formation qui correspondent à des besoins clairement identifiés, ni à apporter des solutions
pratiques aux problèmes auxquels les organisations sont confrontées : ils ne sont assimilables,
ni à des prestataires de services, ni à des sociétés de conseil. La recherche académique n’est
assimilable, ni à la prestation de service, ni à la recherche de solutions directement applicables
pour résoudre des problèmes concrets des organisations.
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En conclusion, il est légitime de s’interroger sur le statut et la finalité d’un projet de
développement pour une organisation, quelle que soit par ailleurs sa fonction.
- Soit un tel texte est réductible à un simple exercice rhétorique, auquel cas sa finalité est
purement symbolique. Cette dimension a, depuis longtemps, été mise en évidence par les
analyses des discours stratégiques : contrairement à ce que suggèrent les intuitions de sens
commun, les programmes stratégiques ont rarement vocation à être appliqués en l’état. Les
meilleures stratégies sont celles qui permettent de saisir les opportunités et de les exploiter :
dans la très grande majorité des cas, leur survenue n’a pas été anticipée.
- Soit un tel texte est appelé à être instrumentalisé pour gérer les organisations : il peut être
cité en référence afin d’orienter les comportements collectifs, dont il fixe certains des repères.
C’est le cas lorsqu’un Institut d’Etudes Politiques a décidé de développer une expertise
scientifique dans un domaine bien déterminé.
- Soit un tel texte est destiné à être appliqué et à être transcrit dans les faits. Le passage des
intentions ou des postulations de principe à la concrétisation des mesures préconisées est
précisément l’objet de la direction d’une organisation : transcrire dans l’ordre des réalités et
des faits des principes ou des propositions abstraits.
Ce projet est orienté en fonction de trois axes :
- une rupture avec les « topoi », ces lieux communs évoqués généralement en matière de
développement des établissements d’enseignement supérieur (« excellence, performances des
élèves, professionnalisation des formations, internationalisation des cursus, articulation avec
la recherche, développement de la formation continue ») ;
- une réflexion sur leur compétitivité qui aboutit à préconiser la poursuite et
l’approfondissement de la numérisation ;
- une ambition intellectuelle visant à compléter les enseignements en vue de mieux faire
comprendre les grands enjeux contemporains.
La finalité des Instituts d’Etudes Politiques est d’expliciter les mécanismes de gouvernance
des pays et des organisations. Comme les croyances idéologiques semblent dorénavant moins
efficientes que les croyances religieuses et compte tenu des défis nouveaux auxquels les
sociétés sont confrontées, il est légitime de réorienter les enseignements vers les enjeux
géopolitiques et géoéconomiques contemporains les plus décisifs.
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