L’histoire divinisée
Nous avons mentionné la hauteur, voire le mépris qu’exprimait Jeanson en 1952 pour la
pensée de Camus. Pour Jeanson en effet, la protestation de Camus est «trop belle, trop
souveraine, trop sûre d’elle-même, trop accordée à soi» et Camus joue le «pur esprit» qui
s’oppose donc, nous nous en doutions, à la «conscience située» que défend l’entourage de
Jeanson.
Mais contre quoi Camus proteste-t-il? Allons directement au cœur du problème, et
dans ce dessein, citons Camus lui-même: «Dès l’instant où les principes éternels seront mis
en doute en même temps que la vertu formelle, où toute valeur sera discréditée, la raison se
mettra en mouvement, ne se référant plus à rien qu’à ses succès. Elle voudra régner, niant
tout ce qui a été, affirmant tout ce qui sera. Elle deviendra conquérante. Le communisme
russe, par sa critique violente de toute vertu formelle, achève l’œuvre révoltée du XIXesiècle
en niant tout principe supérieur […]. Le règne de l’histoire commence et, s’identifiant à sa
seule histoire, l’homme, infidèle à sa vraie révolte, se vouera désormais aux révolutions nihi-
listes du XXesiècle qui, niant toute morale, cherchent désespérément l’unité du genre
humain à travers une épuisante accumulation de crimes et de guerres».
Voici qu’apparaissent «les révolutions cyniques, qu’elles soient de droite ou de gauche»,
fondées sur «la religion de l’homme». Et cette conclusion lapidaire: «Tout ce qui était à
Dieu sera désormais rendu à César»[4].
Sont ici présents les principaux éléments de l’idéologie totalitaire, donc de ce que, au
même moment, Arendt désigne comme la mise en branle de «la logique d’une idée» qui
arase le réel et d’abord l’humanité.
Pour Camus, la divinisation de l’histoire est la suite logique de celle de l’homme. Le
problème vient de ce que, toute valeur étant discréditée, la raison se nie elle-même comme
raisonnable, en justifiant son propre mouvement – seulement son mouvement – par une
divinité creuse, l’Histoire, qui n’a de correspondance avec le réel que dans l’action répétée
indéfiniment. Mais il s’agit d’une action particulière, dont le trait spécifique est d’être ce que
le penseur espagnol José Ortega y Gasset nomma en 1930 «l’action directe»: action qui n’a
plus de raison(s), qui ne donne pas ses raisons mais dont la nature est seulement de s’im-
poser. Ortega y Gasset la distingue (dans La Révolte des masses) de «l’action indirecte»,
action de la raison civilisée qui trouve des médiations pour s’affirmer et qui ne s’affirme
pleinement que dans le dialogue.
« L’action directe» d’Ortega y Gasset semble donc la manifestation apparente de ce que
Camus nomme «le nihilisme», produit d’un hégélianisme tordu, voire torturé, et qui
aboutit, comme on le lit dans L’homme révolté, à ce que «les philosophes de la dialectique
ALBERT CAMUS CONTRE LE TOTALITARISME: UNE PENSÉE DE LA MESURE
4. Ibid.
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