International, samedi 15 octobre 2016, p. 6.
« Le salafisme n'explique pas le terrorisme »
INTERVIEW
DJIHADISME Le politologue Olivier Roy critique la lecture qui s'est imposée
ces derniers mois de la multiplication des attentats perpétrés au nom de l'islam.
Il l'explique dans un nouveau livre
PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRIC KOLLER
Comment lutter contre le terrorisme qui se réclame de l’islam? D’abord en essayant
de comprendre ses ressorts. Dans un nouveau livre, Le djihad et la mort (Seuil), le
politologue et spécialiste de l’islam Olivier Roy rejette la lecture qui privilégie la
dérive religieuse. Plutôt que d’évoquer une radicalisation de l’islam, il parle d’une
islamisation de la radicalité, selon une formule qui a fait florès. Il s’en explique.
Vous prenez le contre-pied d'une lecture religieuse et politique du phénomène
terroriste au nom de l'islam. Ne prenez-vous pas le risque de minimiser le prêche
islamiste?
La radicalisation de l'islam existe, le salafisme existe, il se répand parmi les jeunes en
Europe et au Moyen-Orient. Mais je conteste l'idée que le salafisme est le sas d'entrée
dans le terrorisme. Il y a quelques salafistes qui sont devenus terroristes, mais très
peu. On connaît la trajectoire de beaucoup de djihadistes. Que constate-t-on? Très peu
sont passés par des mosquées salafistes. Il y a des réseaux, au Royaume-Uni, en
Belgique, mais ils ne sont pas salafistes, ils sont djihadistes. Il est vrai que Daech
(organisation Etat islamique) utilise un référentiel qu'il partage en partie avec les
salafistes: la charia, la détestation des chiites, l'idée qu'il n'y a rien à négocier avec les
juifs et les chrétiens, l'apocalypse. Il y a aussi de grandes différences. Les salafistes
s'opposent au suicide. Daech met en scène une esthétique de la violence, fait
l'apologie du viol et appelle les femmes à devenir djihadistes. Tout cela est étranger
au salafisme. Noyer le djihadisme dans le salafisme, c'est ne pas comprendre les
racines de la radicalisation. Cela dit, sur le plan sociétal, le salafisme pose de vrais
problèmes de vivre-ensemble et d'intégration. Mais ce n'est pas un problème de
terrorisme.
Cette rupture avec les valeurs de la République qu'opère le salafisme ne prépare-t-
elle pas le terrain à la dérive sectaire des terroristes?
Cela ne se passe pas ainsi. Prenez les frères Abdeslam, ils étaient loin d'être en rupture
avec la société dans un monde salafiste. Ils tenaient un bistrot où on buvait de l'alcool
et on dealait du haschisch. On n'a pas affaire à des gars qui se sont retirés de la vie
sociale, qui ont mené une vie de prières, de halal, et qui, au terme d'un parcours
religieux, décident de passer à la violence. Comment expliquer la soudaine
augmentation de femmes, la plupart du temps converties, dans le djihad? Pour les
salafistes, elles doivent rester à la maison. Le salafisme n'explique rien, c'est une
explication paresseuse.
Vous contestez aussi l'idée que les actes de terreur de ces derniers mois puissent
s'inscrire dans une stratégie de Daech visant à diviser les sociétés européennes,
entre musulmans et non-musulmans, pour mieux préparer le terrain à un califat
mondial...
Cela ne fonctionne pas ainsi. Vous ne trouverez pas chez Daech de théories selon
lesquelles les musulmans établis en Occident doivent se révolter. Daech tue plus de
musulmans que de non-musulmans. Un tiers des victimes de l'attentat de Nice étaient
musulmanes. On pourrait le dire à la rigueur pour Al-Qaida, quand l'organisation fait
assassiner les journalistes de Charlie Hebdo. Là, il y avait un discours assez structuré
des frères Kouachi: ils ont insulté le Prophète, ils doivent mourir. Mais les attentats
revendiqués par Daech par la suite ne sont pas dans ce registre. Alors on invente des
théories: au Bataclan, on dit que c'était les bobos qui étaient visés, à Nice les patriotes,
ailleurs les policiers, à Rouen le christianisme. A la fin, on se dit qu'ils visent tout le
monde: les musulmans, les juifs, les chrétiens. On fait une relecture paranoïaque des
actions de Daech en s'appuyant sur un auteur, Al-Souri, qui n'a jamais été lu par les
jeunes. Ces jeunes parlent de l'oumma global, des crimes des croisés, mais il n'y a
aucune analyse sur la guerre civile en Europe. Pour eux, tous ceux qui refusent le
djihad, le martyre, sont de mauvais musulmans. Ils n'ont aucune sympathie pour les
musulmans d'Europe. On veut présenter Daech comme l'avant-garde des masses
musulmanes. C'est une illusion d'optique.
Vous dites que ce qui guide les terroristes n'est pas une utopie, mais la quête de la
mort. Ce n'est pourtant pas un hasard si l'essentiel des attentats de ces dernières
années est réalisé par des individus qui se réclament de l'islam?
Ils s'inscrivent dans une construction narrative islamique, c'est certain. Mais il n'y a
pas qu’eux. Le pilote de Germanwings qui tue 200 personnes dans son suicide, on dit
qu'il est fou parce qu'il n'a pas dit « Allahu akbar » . Aux Etats-Unis, il y a eu 50
Columbine depuis 1999, 50 gamins qui sont retournés dans leur école, armés, pour
perpétrer un massacre. Il y a des tas d'exemples de ce type de comportement
suicidaire. Il y a une catégorie qui se réclame de l’État islamique, ce qu'on appelle le
terrorisme islamique. Ils sont musulmans, ils pensent qu'ils iront au paradis. Je ne dis
pas que c'est un simple prétexte. Quand ils basculent dans le radicalisme, ils pensent
réellement qu'ils vont aller au paradis. Mais ils ne sont pas utopistes. La mise en place
d'une société islamiste ne les intéresse pas. Les personnes qui commettent des
attentats au nom de l'islam en Europe depuis 1995 meurent tous ou presque.
Conclusion: la mort est liée à leur projet.
Vous contestez du coup que les terroristes actuels, agissant au nom de l'islam, aient
un projet politique?
Il est faux de prétendre que les attentats de Daech représentent une victoire de l'islam
politique. Daech suit une logique qui est profondément non politique, c'est
apocalyptique. Ils font l'apologie du suicide que ce soit sur le terrain du Proche-Orient
ou en Europe. La mort est au cœur du projet individuel des jeunes qui rejoignent
Daech. S'il y a un projet politique de Daech, il est intenable. Ce n'est pas un projet du
type Frères musulmans ou talibans. Les Frères musulmans veulent construire un État
islamique dans un pays concret. Les talibans veulent créer l’État islamique
d'Afghanistan. Daech dit que le califat est en perpétuelle expansion, qu'il ira du Maroc
à l'Indonésie. C'est un projet intenable. C'est un projet de guerre. Daech ne cherche
pas à mettre en place un État, il se comporte comme une armée occupante pour tenir
le territoire. Daech s'est imposé car il y avait une population arabe sunnite qui avait de
bonnes raisons de se révolter.
En remettant en question l'idée de radicalisation de l'islam comme facteur de
passage à l'acte, vous balayez également les programmes de déradicalisation...
Ils servent à rassurer les parents. Mais ils ne marchent pas. Les filles en particulier le
disent: mon projet était de mourir. Ce ne sont pas des naïfs qui commencent par faire
leurs cinq prières par jour et qui ont été doucement amenés à poser une bombe. Ils ont
voulu poser une bombe dès le début. La radicalité fait partie de leur choix. L'idée de
leur présenter un islam modéré en pensant leur faire comprendre qu'il ne faut pas
poser une bombe au nom de l'islam revient à croire que c'est leur pratique religieuse
qui les a amenés à poser cette bombe. Ils adhèrent au discours de Daech, qui est
religieux, pour aller à la violence. Les programmes de déradicalisation sont d'une
totale absurdité.
Que faire, alors?
Il faut les traiter en personnes libres. Pathologiser, médicaliser le terrorisme, cela
revient à ne pas s'interroger sur le terrorisme. Il n'y a pas à négocier. Il faut les punir.
Comment apaiser notre relation à l'islam?
Il faut penser l'islam par rapport à la majorité des musulmans et non par rapport aux
terroristes, sans quoi on ne s'adresse qu'à ces derniers en leur donnant un rôle
démesuré. Ils deviendraient alors nos interlocuteurs, ils auraient réussi leur coup.
L'islam en Europe va s'européaniser, s'occidentaliser, cela se fera sur la durée.
L’Église catholique a mis un siècle à s'adapter au modernisme. L'occidentalisation de
l'islam va prendre quantité de formes. Mais elle ne peut dépendre d'une réforme
théologique. Dans l’Église catholique, la réforme théologique est arrivée à la fin de
l'évolution. Le Conseil Vatican II couronne un siècle d'adaptation au modernisme. Il
en ira de même avec l'islam.
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