Génie urbain et mobilité : une intelligence au service d'une organisation des transports, des déplacements adaptés aux objectifs écologiques des territoires : des territoires et des savoirs en mouvement. Le génie urbain : un art de la civilité et de l'urbanité Dès le 19 ème siècle, les nécessités d’hygiène, de sécurité, de transport ont été traitées dans un souci d’esthétique urbaine et d'ambiance qui ont largement associé les conceptions innovantes des ingénieurs, des architectes, des artistes, qui ont été les moteurs d'une conception urbaine globale et innovante. En 1986, un rapport dit « Martinand » au Ministre de l’Équipement, du Logement, de l’Aménagement du territoire et des Transports, porte sur l’interaction entre système technique et système urbain dans leurs multiples interactions spatiales, sociales, économiques, culturelles, dans un contexte d'extension urbaine et de transformation des modes d'organisation tant techniques que professionnelles, induites par les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC). Les recommandations de ce rapport insistent sur la connaissance savante et la pratique au quotidien, son auteur aimait à rappeler que « marier des cantonniers et des jardiniers est une tâche complexe ». La nouvelle ère du génie urbain s'ouvre : un art de la mobilité et de l'écologie En France, le concept de mobilité a émergé dans les années 1970, il est né du rapprochement des sciences humaines et sociales et des sciences de l'ingénieur dans une période où se posait la question de la gestion opérationnelle des déplacements face à l'extension urbaine et à l'utilisation intensive de l'automobile (multi-motorisation des classes moyennes et multiplication des petits parcours de 3 kilomètres). La priorité donnée à l'automobile dans la vie quotidienne et dans l'espace urbain est remise en cause par les urbanistes, d’une part et par les opérateurs des transports urbains d'autre part qui revendiquent le partage de l'espace public de circulation. La conception urbaine et la gestion de la mobilité sont reconnus comme des leviers d’action privilégiés dans l'organisation des villes. La mobilité dans le champ de l'aménagement et de la gestion urbaine est au croisement de disciplines et de savoirs professionnels très diversifiés : géographes, économistes, architectes, anthropologues, sociologues, psychologues, philosophes, artistes, thérapeutes, ergonomes…De ces métiers naissent des hybridations, des « bricolages » qui vont interagir sur les métiers d'origine de chacun et engendrer de nouvelles conceptions de « faire » sans être subordonnées à une seule. Le génie urbain est de penser et d'articuler un ensemble de réseaux conçus comme une écologie humaine, à l’interface entre le technique et la société. La règle est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord techniques » en considérant le territoire de l’action comme un organe vivant, sensible, fonctionnant 24h sur 24. L'introduction d’un système lourd de transport doit s'accompagner d'interventions ponctuelles et coordonnées, à dose homéopathique, en instillant des interfaces « douces » matérielles et immatérielles, qui sont des points d’acupuncture. Cette méthode permet de faire fonctionner l'ensemble du système urbain de manière harmonieuse et de ne pas brutaliser le corps social. La mobilité constitue l'espace urbain, la ville, dans son sens physique, mais elle est aussi l'expression de son système social et de sa qualité humaine. La mobilité modifie le champ de l’action publique et les échelles du territoire La mobilité est un espace de transaction entre trois parties prenantes : les ingénieurs chargés de la circulation et de l’optimisation des flux, les urbanistes qui composent l'espace aux différentes échelles, les citadins plus ou moins expérimentés et outillés qui vont tirer parti des offres, au mieux de leurs besoins et de leurs capacités. Agencer, structurer, faire fonctionner l’espace urbain nécessitent d’appréhender la globalité des enjeux de chacune des parties pour apporter des réponses efficaces et durables, profitables pour la gestion urbaine et la vie des citoyens. Cette configuration idéalement regroupée sous le terme de génie urbain implique une ingénierie territoriale repensée, une nouvelle gouvernance et dans le même temps une ingénierie de la formation initiale et continue qui anticipe pour mieux adapter les réponses techniques et sociales à la politique de la ville, aux différentes échelles du territoire. Cela implique des démarches de maîtrise d’ouvrage renouvelée, le développement d’une « maîtrise d’usage » fondée sur des compétences professionnelles et citoyennes, dans des dispositifs collaboratifs qui favorisent une dynamique collective orientée vers la transition écologique. Les éléments de l’urbanité que sont : habiter, se déplacer, se former, travailler, se rencontrer, consommer... sont mis en débat, et peuvent générer des crises du fait des inégalités sociales et territoriales. La croissance urbaine et les phénomènes d’étalement urbain interrogent toutes les formes de mobilité, qu’elles soient résidentielles, spatiales, professionnelles, générationnelles, sociales. Dans les sociétés occidentales la mobilité fait partie du standard de vie, c'est aussi une histoire du mouvement, celui du corps qui se déplace dans un espace qui a son histoire, son ambiance. Par le mouvement nous prenons conscience de notre santé, comme de celle de la ville et du monde dans lequel nous vivons. C’est bien par le mouvement que l’on comprend la ville, ce n’est pas seulement par son patrimoine. La mobilité est aussi un art de vivre la ville et les territoires : la ville est une vie mobile La question du développement durable est bien d’appréhender globalement ces enjeux, d'en évaluer les contraintes et d’y associer les compétences plurielles aux différentes étapes des projets d’aménagement (habitat, transport, économie) dans une perspective écologique. Les politiques territoriales de mobilité vont de pair avec le développement économique et le développement social : elles doivent être en mesure de s’articuler et de se coordonner pour la définition d’une stratégie territoriale de transition écologique, durable et équitable. Dès lors, elles agissent dans un écosystème dynamique, autrement dit, dans un territoire de projet. Des acteurs privés et publics peuvent s’engager dans des actions au service des biens communs de la planète et des humains (air, santé, nutrition, éducation) Du transport à la mobilité : des changements en temps réel et en continu dans la sphère sociale et décisionnelle En France, à partir des années 80, la mobilité individuelle s’est imposée dans le champ des pratiques sociales, de la culture urbaine et des politiques publiques. La nécessité de diversifier l'utilisation des modes de transport a engagé des analyses comportementales et culturelles pour mieux comprendre le rapport des citadins aux modes de déplacement. La notion de "choix modal” et le concept de budget-temps de transport ont été les clés du calcul économique. Cependant la politique d'image et de qualité des transports dans un espace urbain requalifié a été un élément décisif pour promouvoir une politique de déplacement “agréable et confortable " capable de concurrencer la voiture infidèle. La requalification des espaces urbains de transport a permis à l'usager de se réapproprier l’espace- temps de la ville pour en faire un temps vécu, fait de rencontre, de pause, de flânerie, de consommation.... En 1982, la Loi d'orientation des Transports Intérieurs (LOTI) a introduit le droit au transport pour tous. En 1999 la loi SRU (Solidarité Renouvellement Urbain) a opéré un tournant décisif dans l'implication des décideurs politiques, constitués en « Autorités Organisatrices de Transports » (AOT). L’instauration du versement transport (VT) a obligé les entreprises à participer au financement des déplacements de leurs salariés. La mise en oeuvre de tarifications décidées au niveau politique (carte multimodale, billet unique, carte jeune) a placé le transport urbain dans la gamme des services indispensables à la qualité de vie urbaine. La multi-modalité pratiquée et souhaitée par les clients complexifie l'offre de services et crée des opportunités d’innovation pour une mobilité durable et économe. La mobilité cognitive est le concept-clé qui prend en compte le niveau d'autonomie de "l'usager- client", dans une dynamique de co-production des services de déplacement .Ses pratiques de mobilité, sa connaissance de l'espace, ses contraintes sociales, économiques et temporelles, sa culture sont intégrées dans la conception des nouveaux services (par exemple les agences de mobilité sont autant des aides à la mobilité pour les moins autonomes que des producteurs de services matériels et immatériels pour les plus mobiles) En 2014, le manifeste du Groupement des Autorités Responsables des Transports (GART) donne un nouvel élan à la politique de mobilité. L’acte 3 de la décentralisation et la loi relative à l’action publique territoriale du 27 janvier 2014 entérinent les avancées sociétales avec la création des Autorités Organisatrice de la Mobilité (AOM) qui donne des compétences étendues dans les domaines suivants : usages partagés de l’automobile, auto partage, modes actifs (marche, vélo.) et logistique urbaine. La Région chargée du Schéma Régional d’intermodalité est renforcée dans ses compétences, le versement transports peut financer toutes les actions des AOM. La modernisation de la gouvernance va de pair avec l’extension des compétences des collectivités territoriales en matière de politique de mobilité. Il est à noter que la Région Île- de -France a un statut particulier, c’est le Syndicat des Transports d’Ile- de -France (STIF) qui devient l’Autorité de la Mobilité. Par ailleurs, le développement exponentiel de la mobilité, sa fragmentation spatiale et Temporelle et le développement du numérique ont introduit de nouveaux prétendants pour la création de services de mobilité. Il s’agit d’entrepreneurs privés qui veulent intervenir sur des niches à forte demande (Uber, Blablacar …) mais aussi d'associations diverses qui répondent à la demande sociale de proximité, ce qui provoque une dérégulation du marché des déplacements mais aussi de l'innovation. Le manque de souplesse, de réactivité et de prise en compte anticipée de la dynamique de la mobilité par les grands opérateurs a laissé la porte ouverte à ces nouveaux entrepreneurs dont certains sont aussi de véritablement créateurs d’innovation. De la mobilité aux apprentissages tout au long de la vie : une métamorphose du génie écologique La mobilité est un terme polysémique utilisé dans différents registres, mais qui implique le changement, le mouvement, la plasticité intellectuelle. La montée en puissance de la transition écologique et le développement exponentiel du numérique interrogent nos modèles de développement, nos modes de production, nos manières de consommer et nos rapports à l’espace et au temps. Savoir et comprendre, anticiper et adapter, expérimenter et ajuster, savoir-faire et transmettre, sont contenus dans les nouvelles formes d'apprentissage individuelles et collectives. Les compétences sont autant professionnelles que sociales, elles existent à tous les âges de la vie mais elles supposent des reconnaissances, des mises à niveau, des validations qui s’effectuent dans des espaces institués et selon des procédures reconnues, négociables sur le marché du travail. Les acteurs du système éducatif, de la formation initiale, de la formation continue, des praticiens, des entreprises publiques et privées sont en mesure de répondre aux nouveaux défis d'une société mobile et compétente. De nouvelles alliances entre scientifiques, entre disciplines, entre producteurs et consommateurs peuvent être à l'origine d'une transition écologique bénéfique. Les notions de médiation, d’interface sont alors essentielles pour traiter les questions d'urbanisme et de transport et pour construire un environnement écologique de qualité. Un “haut potentiel créatif » peut émerger tant des individus que des communautés professionnelles. Les dispositifs d 'apprentissage à distance ouvrent des possibilités d'échange et de formation non négligeables qui complètent la formation en présentiel, ils l’amplifient et la nourrissent d’acquis culturels différents. L’économie de flux recompose l’articulation des territoires entre eux, la mobilité leur confère une valeur sociale, culturelle, symbolique ; les apprentissages et l'éducation leur donnent consistance et substance. L’innovation institutionnelle, technologique et sociétale portée par des groupes d’acteurs, engagés peuvent se traduire par des chaires territoriales « écologiques » à différentes échelles ou par des pôles interrégionaux ou des centres de ressources dépassant le cadre des frontières institutionnelles. Le développement sur de grandes échelles des expérimentations adaptées aux singularités des territoires, accompagnées par un dispositif d'évaluation collégial soutenu par une organisation multipolaire des apprentissages tout au long de la vie garantiront les particularités et spécificités des régions. La mise en réseau mondiale de ces savoirs et expérimentations permettront une reconfiguration des compétences-clés qui auront pris en compte les savoirs émanant des différentes cultures et seront plus à même d'anticiper les évolutions profondes de l’environnement. De nouveaux « portraits » de territoire, « attracteurs de vie » seront portés par des créateurs, catalyseurs d’initiatives favorisant les innovations, croisant sociabilité, citoyenneté et travail selon des modalités diverses et à l'aide d'outillages tels que le numérique. Cette connaissance et reconnaissance des savoirs de chacun dans des « collectifs créateurs » nous ferons passer d’une logique d’usager-acteur à une logique de "citoyen acteur/auteur" qui permet d'exprimer la singularité du génie local et global. La connaissance et la conscience prendront progressivement le relais sur la matière et l’énergie dans l’évolution des sociétés. Les apprentissages tout au long de la vie sont donc une composante d’un nouvel écosystème productif, qui s’élabore dans l’action-formation-recherche, par des parcours d’apprentissages multiples et par notre capacité à questionner le devenir du territoire et notre propre engagement individuel. Le territoire, n’est-il pas une oeuvre de vie et les apprentissages un des moyens ? Organisme : Comité Mondial des Apprentissages tout au long de la vie Esther Dubois, Urbaniste et enseignante, Présidente de Complex’Cité Francine Depras, sociologue et chercheuse