L’action publique, ou analyser la complexité Bernard Delvaux Revue de la littérature (partie 4) Revue de la littérature Juin 2007 www.knowandpol.eu L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux Table des matières 1. Le concept d’action publique ........................................... 62 1.1 Caractéristiques de l’action publique ...................................... 62 1.2 Généalogie de l’approche en termes d’action publique .............. 64 1.3 Evolution du réel ou du regard ? ............................................ 66 2. Modèles théoriques ......................................................... 67 2.1 Réseaux de politiques publiques (policy network) .................... 68 2.2 Gouvernance....................................................................... 70 2.3 Régulation (regularization).................................................... 77 2.4 Sociologie de la mise en œuvre (implementation) .................... 82 3. Conclusion....................................................................... 88 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux Ce volet de la revue de la littérature est consacré aux approches soucieuses de rendre compte de la complexité des politiques publiques. Elles ont en commun le souci de ne pas limiter les politiques publiques au moment de la décision et à l’acteur étatique, et d’éviter la conception séquentielle. Pour rendre compte de cette complexité, un courant de la littérature francophone a forgé le terme d’action publique, de manière à marquer une rupture avec les approches traditionnelles des politiques publiques. « Face à une vision inspirée par la primauté accordée à l’impulsion gouvernementale, à l’action de l’État, et aux interventions des autorités publiques, on indique par ce renversement, le choix d’une approche où sont prises en compte à la fois les actions des institutions publiques et celles d’une pluralité d’acteurs, publics et privés, issus de la société civile comme de la sphère étatique, agissant conjointement, dans des interdépendances multiples, au niveau national mais aussi local et éventuellement supranational, pour produire des formes de régulation des activités collectives » (Commaille, 2004, p.413). Une telle prise en compte des multiples acteurs agissant à plusieurs niveaux aux diverses phases de d’action publique invite le chercheur à prendre en compte la complexité du réel. Avec le terme d’action publique, est proposée en effet l’analyse d’une réalité « qui se joue plutôt dans les sinuosités du bricolage, dans les allers et retours entre les multiples arènes qui cherchent à s’y faire une place, dans les hésitations inhérentes à un pluralisme qui n’est pas relativiste, dans des rapports de forces où les intérêts des uns ont à affronter les engagements normatifs des autres, etc. » (Cantelli et al., p.11). Commaille (2004) souligne que la sociologie de l’action publique se distingue de l’analyse des politiques publiques du fait qu’elle : - implique une relativisation du rôle de l’Etat et une plus grande attention aux acteurs locaux ; - ne s’intéresse pas seulement aux actions des institutions mais aussi aux actions d’une variété d’acteurs publics et privés, pris dans un réseau complexe d’interdépendances impliquant simultanément à différents niveaux ; - s’écarte d’une conception linéaire et hiérarchique des politiques publique et privilégie une vue plus horizontale et circulaire; - s’écarte d’une logique d’expertise et procure aux chercheurs plus d’autonomie par rapport à la définition de l’agenda politique. Le concept d’action publique invite donc à encastrer un objet d’étude autrefois trop souvent réduit à la décision politique de l’Etat. Son rôle premier est d’inciter le chercheur à élargir son champ d’investigation. Mais ce concept ne s’accompagne pas d’une théorie unifiée permettant d’appréhender ce champ élargi et complexifié. Ses promoteurs appellent à ne plus se limiter aux outils traditionnels des sciences politiques et à 61 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux mobiliser des concepts et théories empruntés notamment à la sociologie, mais, dans leurs travaux, ils mobilisent des concepts et théories variés. Bref, s’ils partagent le même souci de sortir d’une conception simplificatrice, ils n’ont pu ou voulu élaborer un appareillage conceptuel unifié. L’objet de cette revue de la littérature n’est donc pas de présenter un courant bien défini. Je proposerai d’abord une définition plus précise du concept d’action publique, accompagné d’une courte histoire du processus menant à sa naissance. J’examinerai ensuite les principaux courants théoriques pouvant être mobilisés pour comprendre l’action publique. Précisons que cette partie de la revue de la littérature ne s’intéresse pas aux relations entre connaissance et politique, si ce n’est de manière incidente. Elle ne s’intéresse pas non plus prioritairement aux processus de transformation des politiques publiques et de changement de paradigme. Son objet est une politique publique déterminée, dont il s’agit de comprendre la dynamique complexe en tenant compte de la multiplicité des acteurs et des niveaux impliqués, et du fait que les différents moments de l’action publique s’inscrivent moins dans une séquence bien ordonnée allant de la mise à l’agenda (agenda setting) à la mise en œuvre (implementation) que dans des processus d’allers-retours et d’interdépendance. 1. Le concept d’action publique Pour rendre compte du concept d’action publique, je présenterai d’abord ses différentes dimensions. Je replacerai ensuite ce concept dans l’histoire récente de la littérature consacrée aux politiques publiques. Enfin, puisque la création et la diffusion du concept d’action publique est le fruit d’un processus qui, comme souvent, mêle intimement changement du réel et changement du regard sur ce réel, je m’interrogerai sur la question de savoir dans quelle mesure le concept d’action publique désigne des réalités nouvelles. 1.1 Caractéristiques de l’action publique Lorsqu’on tente d’énumérer les principales caractéristiques de l’action publique, six dimensions principales, mais étroitement liées, paraissent devoir être dégagées : (1) la multiplicité et la diversité des acteurs participant à l’action publique ; (2) le caractère composite de l’acteur public ; (3) l’atténuation des rapports hiérarchiques entre ces acteurs ; (4) la relativisation de l’impact du moment de la prise de décision politique ; (5) la non linéarité des processus à l’œuvre ; (6) le caractère fragmenté et flexible de l’action publique. Multiplicité et diversité des acteurs. L’action publique n’est pas menée de bout en bout par le seul Etat unifié. Interviennent en effet une multiplicité d’acteurs qui se différencient par le niveau de pouvoir où ils interviennent et par leur nature (publique ou 62 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux privée). L’action publique est qualifiée de multi-niveaux, la décentralisation, l’intégration européenne et la globalisation ayant contribué « à imposer le poids du local et du supranational dans des représentations qui ne connaissaient que le national » (Commaille, 2004, p. 415). L’action publique associe des aussi des acteurs non publics. « L’Etat n’est plus qu’un des partenaires participant à (la) co-construction (…), une des composantes parmi d’autres » (Commaille, 2004, p.416). Caractère composite de l’acteur public. Non seulement l’Etat n’est pas le seul acteur des politiques publiques mais, de surcroît, il n’est pas monolithique. Chaque acteur public, et particulièrement l’Etat, « est lui-même agi par la complexité et la différenciation de ses organisations, la diversité de ses dispositifs et de ses institutions susceptibles de produire des contradictions internes au champ étatique » (Commaille, 2004, p.416). Atténuation des rapports hiérarchiques entre acteurs. L’approche en termes d’action publique remet en cause la position dominante de l’Etat, abandonne une perspective étato-centrique, où l’Etat est vu dans une position surplombante. Une vision multipolaire et polyarchique remplace une approche hiérarchisée et descendante. Tout ne se passe plus « comme si les autorités politiques et administratives légitimes occupaient une position hégémonique, quand ce n’est pas un monopole, dans le traitement des problèmes publics au sein d’une société ». On n’est plus dans une situation où « la sphère instituée du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire maîtrise à elle seule le destin collectif, (où) tout part de l’agenda que structure l’attention des autorités publiques et tout aboutit à l’évaluation que la société civile porte sur leurs actes et non-actes, (où) l’Etat est au centre et (…) y siège à lui tout seul, ou presque » (Thoenig, 1998, p.44). Poussant plus loin l’idée, certains vont jusqu’à mettre en question la claire distinction entre la nature des acteurs. « L’idée d’interrelations complexes se substitue à celle de dichotomies entre gouvernement et administration, public et privé, local et national » (Commaille, 2004, p.418). Relativisation de l’impact du moment de la prise de décision politique. A policy is never limited to the statement of a law or a rule, and cannot be seen purely as the action of an authority. « La politique fiscale, par exemple, ne se réduit pas à la seule législation votée par le parlement : elle est aussi composée de la somme des impositions singulières auxquelles procèdent les services fiscaux ; en particulier lorsqu’ils ont à interpréter les situations des contribuables et qu’ils disposent d’une faculté discrétionnaire d’appréciation, sinon de dérogation » (Thoenig 2004, p.327). « Si l’autorité est présumée jouer un rôle central, elle est loin d’agir seule. Elle voit intervenir des tiers (…) qui ont leurs propres logiques ou priorités, qui se comportent comme des acteurs disposant d’autonomie et dont l’intervention perturbe ou infléchit le cours des choses » (Thoenig, 2004, p.332). Non linéarité des processus. Entre les multiples acteurs impliqués, existent des interdépendances complexes, favorables à des processus de co-construction. L’action 63 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux publique « ne se réduit pas à l’application de règles produites en amont, mais (…) ces règles naissent de discussions, de négociations (par exemple dans le cadre de forums) entre des acteurs situés à différents niveaux, ceci tout au long du processus concerné » (Commaille, 2004, p.416). Ainsi, l’action publique est « la résultante de stratégies enchevêtrées d’acteurs et de systèmes d’action suivant un schéma décisionnel qui relève d’une accumulation de régulations négociées et s’inscrit plus dans l’horizontalité ou la circularité qu’il n’obéit à une conception linéaire et hiérarchique » (Commaille, 2004, p.417). « C’est ainsi que la séparation entre définition de problèmes, mise à l’agenda public et évaluation, quand ce n’est pas la formulation de solutions, est abandonnée comme catégorie pertinente au profit de l’adoption d’une activité collective appelée transcodage et qui se joue largement entre des groupements d’acteurs à géométrie variable selon les contextes spécifiques d’un problème » (Lascoumes, 1996). Fragmentation et flexibilité de l’action. En raison de la multiplicité des acteurs, de leur moindre hiérarchisation, de la non linéarité des processus, l’action publique est logiquement et généralement de nature « fragmentée, complexe et flexible » (Commaille, 2004, p.417). 1.2 Généalogie de l’approche en termes d’action publique L’usage du terme d’action publique est essentiellement limité à l’espace francophone. On comprend que cette nouvelle dénomination ait été surtout jugée utile dans un pays comme la France, marqué par une longue histoire centralisatrice. Mais si le terme est apparu en France, l’histoire de sa genèse n’est pas limitée à cet espace national. Elle est la résultat d’un processus d’évolution plus large, qui a trouvé naissance dans la littérature anglophone. L’ouverture à une approche en termes d’action publique trouve en effet son origine dans les recherches s’intéressant aux problèmes de mise en œuvre des politiques publiques. « Until the early 1970s, implementation was often regarded as unproblematic in a policy sense. (…) Many public policy scholars ignored or downplayed the problematic aspects of this stage of the policy cycle, assuming that once a policy decision was made, the administrative arm of government would simply carry it out” (Howlett et Ramesh, 2003, p.185). « Ce type de schéma explicatif des politiques publiques cumule tous les reproches (…) : sur-interprétation des volontés et de la rationalité des « décideurs » ; une vision top down qui sur-interprète le rôle des acteurs centraux et publics et qui annihile toute tentative de prise en compte des choix, stratégies et valeurs des acteurs « inférieurs, condamnés à exécuter techniquement (…) les décisions politiques (…) ou à les interpréter s’il s’agit des cibles des politiques ; une vision par trop linéaire enfin qui ne laisse pas de place à la complexité des relations de pouvoir, à l’enchevêtrement des pratiques et des logiques, aux ‘marges de manœuvres des acteurs’ et à l’incrémentation. (…) Loin de cette conception de la mise en œuvre, Jeffrey L. Pressman et Aaron Wildavski ont a contrario pris la mesure de l’inadéquation de ce schéma avec la réalité des 64 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux politiques publiques en étudiant le cas de la mise en œuvre d’un programme de l’Economic Development Administration (EDA) de l’administration fédérale de Washington dans la ville d’Oakland en Califormie » (Massardier, 2003, pp.39-40). Ainsi, « dès les années 1970, la conception linéaire et descendante de la mise en œuvre est remise en cause puis abandonnée par de nombreux auteurs. En d’autres termes, ce qui suit la prise de décision ne se résume pas à l’application de celle-ci (…). La mise en œuvre se présente au contraire comme une scène plus ou moins autonome où se mobilisent des rationalités politiques et se formulent des choix secondaires certes, mais qui donnent chair et contenu aux choix et peuvent transformer les décisions formelles prises en amont. Le contenu d’une politique publique est autant conditionné par son exécution que par la décision » (Thoenig, 1998, p.45). Les analyses qui se développent à cette occasion peuvent être classées en deux grandes catégories, les unes se référant à une approche bottom up, « contestataire » de l’ancienne approche, les autres s’inscrivant dans une approche plus systémique et moins « militante ». Le courant « contestataire » visait à imaginer les mécanismes permettant de garantir que les agents fassent efficacement leur travail de mise en œuvre des décisions. L’autre courant s’intéressait davantage aux actions des organisations et individus affectés au travail de mise en œuvre. - « Une approche dite bottom up est formulée qui prend le contre-pied de l’approche top down (…). Inspirée par la théorie du public choice, elle recommande aux analystes de partir de l’examen des situations concrètes dans lesquelles s’activent les assujettis des politiques publiques. (…) Le propos des tenants du bottom up relève essentiellement de la critique du volontarisme étatique ». - « Une approche systémique se révèle plus fructueuse. (…) Elle adopte un point de vue agnostique. Elle identifie les acteurs et leur mode d’intervention. Elle énumère les processus de négociation et de compromis. Elle détecte les effets de rétroaction qu’entraîne le processus de mise en œuvre sur le contenu des politiques. Elle classe l’ensemble de ces phénomènes selon la nature et les formes d’intervention publique. Elle habilite la mise en œuvre comme une activité constituante du système politique. Bref, un pas en avant est accompli qui fait appel à des référents analytiques tels que l’action collective, l’ajustement mutuel et la construction d’accords, les relations d’interdépendance entre les acteurs et entre les enjeux. A ce stade, il n’est plus pris position a priori sur le niveau auquel s’intéresser : la question de la localisation des scènes d’action est érigée en question de recherche pour l’analyste (…). La démonstration est établie qu’une pluralité de scènes plus ou moins spécifiques et différenciées les unes des autres contribue à fabriquer de la politique, scènes traversées certes de contradictions, de tensions et de conflits, mais aussi d’arrangements, d’accords et de coopérations. Une telle approche frôle la 65 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux question de la régulation politique (…). Elle n’en fait pas pour autant son thème central, le terme même de régulation n’étant que rarement employé » (Thoenig, 1998, p.46). C’est seulement dans la foulée de ces approches que se développe, dans la littérature française, la sociologie de l’action publique. A partir de la fin des année 1980, on observe dans les études consacrées aux politiques publiques « une lente et subtile progression. L’action publique émerge comme un thème central. Une amorce de rupture avec l’orthodoxie étato-centrique avait été faite par le recours au concept de référentiel (…). Un autre apport a été fourni par l’emprunt fait au concept de réseaux de politiques publiques » (Thoenig, 1998, p.47). On peut dire qu’aujourd’hui, la sociologie de l’action publique s’inscrit dans le courant plus vaste des approches constructivistes. « La définition classique des politiques publiques comme ‘action des autorités publiques’, encore très prégnante des les années 1970-1980, est concurrencée par des modèles des ‘ajustements mutuels’ ‘actionnistes’ et polycentriques. Aujourd’hui, tous les modèles d’analyse, même ceux qui consentent à l’Etat une place privilégiée comme le néo-institutionnalisme, ont abandonné deux traits de caractère des anciens modèles : d’une part, (…) la rationalité des acteurs classiques des politiques publiques n’est pas aussi instrumentale que ne le laisse croire le modèle synoptique (…) ; d’autre part, on ne peut plus sérieusement soutenir que les caractères spécifiques des politiques publiques trouvent leurs racines dans ce que David Easton a appelé les ‘autorités ‘ dans un système politique » (Massardier, 2003, p. 88). 1.3 Evolution du réel ou du regard ? Ce passage d’une approche en termes de politique publique à une autre en termes d’action publique pourrait être imputée aux évolutions politiques et sociales, qui ont contribué à transformer la nature de l’action publique. Jean-Pierre Gaudin relativise cependant la nouveauté des politiques publiques, y compris dans un pays qui, comme la France, a longtemps été très centralisé. « Depuis trente ans au moins, la sociologie française des organisations a su montrer que les rapports supposés entre le centre politique (le gouvernement et les administrations) et sa ‘périphérie’ (les collectivités locales) n’étaient pas seulement hiérarchiques et descendants. La négociation des normes, avant même la décentralisation, étaient constant ; et ce à l’initiative des fonctionnaires de l’Etat comme des élus locaux. Chacun était à la recherche d’adaptations nécessaires à la règle ou d’opportunités d’action accrues. Mais également, montrent ces enquêtes, de reconnaissance symbolique et de recours réciproques à la légitimité de ‘l’autre’ (c’est-à-dire que le fonctionnaire de l’Etat avait besoin d’aide pour son insertion dans le jeu politique local ; et l’élu souhaitait, de son côté, pouvoir s’appuyer sur un savoir technique et une expertise que ne lui fournissaient pas encore des équipes municipales) » (Gaudin, 2002, p.50). Plus qu’à un changement radical de nature de l’action publique, on assisterait donc à ce que Jean-Pierre Gaudin nomme une « montée 66 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux en régime » de certaines des caractéristiques mises en évidence par les teznant d’une analyse en termes d’action publique (multiplicité des acteurs, décloisonnements entre secteurs publics et privés,…). Au final, il est difficile de déterminer en quoi la substitution de la notion d’action publique à celle de politique publique « résulte d’un changement de la réalité, d’un changement dans les représentations de la réalité ou d’un changement d’appréhension de la réalité par les sciences sociales en rapport avec l’affinement de leurs outils d’observation et d’analyse » (Commaille, 2003, p.413) Bob Jessop partage une analyse similaire, lorsqu’il étudie l’apparition des termes de gouvernance et de régulation. « This development seems to have both theoretical and practical motives. On the one hand, it apparently stems from growing dissatisfaction with a number of dominant approaches (…) And, on the other hand, these new interests apparently coincide (…) with new problems (or, at least, new ways of discursively constituting problems) across a growing range of phenomena on many different social scales” (Jessop, 1995, p.309). 2. Modèles théoriques Comme je l’ai souligné, il n’y a pas une théorie de l’action publique. Mais des théories existant par ailleurs peuvent être mobilisées pour rendre compte de ces actions publiques que j’ai présentées comme étant complexes. Jacques Commaille souligne le cousinage entre l’approche en termes d’action publique et les modèles constructivistes. « Cette sociologie (de l’action publique) s’inscrit volontiers dans le courant dit ‘constructiviste’ où les analyses sont consacrées aux dynamiques d’articulation entre le micro et le macro, notamment dans le processus de construction des confrontations, des négociations et des établissements de compromis ou d’accords entre partenaires. Elle emprunte volontiers à l’approche systémique où prévalent précisément les concepts de réseaux d’action publique, d’action et d’ajustements mutuels entre des acteurs et des groupes sociaux situés dans des rapports marqués par les différences d’intérêts et de valeurs, l’inégalité ou le caractère inéquitable des statuts » (Commaille, 2004, p.418). Massardier, souligne également la complicité entre action publique et constructivisme. Il nuance cependant le constat de Commaille. « Si le ‘modèle des ajustements mutuels’ semble globalement avoir emporté la partie, il n’en demeure pas moins des écarts entre deux séries d’approches : - Certaines analyses peuvent être qualifiées d’ « actionnistes » puisque (..) les politiques publiques y sont analysées comme la résultante des actions d’individus et de groupes, dans des configurations sociales autonomes structurées par leurs interactions. (…) Vues ainsi, les politiques publiques sont des constructions endogènes à des systèmes d’action localisés géographiquement et socialement. 67 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux Dans ce cas également, ce sont les actions et les interactions qui construisent l’ordre social et les dispositifs tangibles de politique publique. On peut classer dans cette série les réseaux d’action publique. - Une deuxième série d’analyses, tout en reconnaissant à l’actionnisme une place incontournable dans le processus de fabrication des politiques publiques, cherche à prendre au sérieux la persistance d’une cohérence globale et la persévérance d’une forme de centralité et d’un ordre politique commun, même s’ils sont en voie de transformation » (Massardier, 2003, pp. 89-90). Les théories s’inscrivant dans ce courant mettent en avant la présence d’une régulation plus globale, « que cela soit en termes normatifs (notion de gouvernance) ou lié à l’observation de la permanence des institutions publiques dans le jeu complexe de la fabrication des politiques publiques (néo-institutionnalisme, économie des conventions et théorie de la régulation) ou encore que cela soit par la prise en compte d’une régulation globale assurée par un ‘sens cognitif partagé’ (référentiel) » (idem). On le voit : la pluralité de l’outillage conceptuel mobilisable dans une perspective d’action publique est bien réelle. Je vais donc tenter de présenter succinctement certains courants susceptibles d’être pertinents. Dans les analyses évoquées par Gilles Massardier, je n’aborderai cependant pas l’analyse en termes de référentiel puisque, en raison de la dimension cognitive de ce concept, elle est abordée dans d’autres chapitres de la revue de la littérature. Je ne mentionnerai pas non plus le néo-institutionnalisme, pour la même raison, ni la théorie des conventions, parce que trop proche de l’individualisme méthodologique et du choix rationnel. Je présenterai donc successivement les réseaux d’action publique, la gouvernance et la régulation, trois courants qui tentent de donner des politiques publiques une représentation moins linéaire et étato-centrée. Ensuite, je m’intéresserai à des approches qui, moins soucieuses d’analyser l’action publique de manière intégrée et optant donc pour une approche plus séquentielle et linéaire, n’en sont pas moins intéressantes en ce qu’elles se focalisent sur la mise en œuvre, les unes en tentant de décortiquer ce qui se passe dans cette phase, les autres en s’intéressant aux facteurs qui expliquent le choix de tel ou tel dispositif de mise en œuvre. 2.1 Réseaux de politiques publiques (policy network) L’analyse en termes de réseau n’est pas propre aux politiques publiques. Mais, dans ce domaine, les recherches mobilisant la notion de réseau sont déjà assez anciennes et d’une rare diversité. Leur connivence avec la notion d’action publique tient au fait qu’ils prennent en compte la multiplicité et la diversité des acteurs. « Les travaux sur les réseaux de politiques publiques s’intéressent aux relations entre les groupes d’intérêts compris au sens large (associations professionnelles, firmes, syndicats, etc) et l’Etat. L’apport fondamental de ces travaux est de montrer que le processus de policy-making est fragmenté, et que les groupes d’intérêt participent de façon active à la prise de 68 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux décision et à sa mise en œuvre, en nouant des relations très proches avec les élites politico-administratives » (Thatcher, 2004, p.384). Les travaux sur les réseaux ont une histoire qui commence dans les années 1960. Dans un premier temps, la littérature propose deux visions distinctes. - L’une stipule que les communautés de politique publique (policy community) sont structurées par secteur d’action publique (éducation, santé,…) et composées d’acteurs relativement stables, formant par exemple des triangles de fer (iron triangles), terme désignant, aux Etats-Unis, les liens entre des acteurs de trois types : groupes d’intérêt, membres du Congrès et responsables politiques ou administratifs d’un secteur particulier. Ces réseaux assez stables et assez fermés à de nouveaux entrants, sont en mesure de produire des compromis, de faire concilier voire converger les intérêts des acteurs qui les composent et qui sont dès lors en mesure d’orienter un secteur déterminé des politiques publiques. - Dans l’autre approche, les réseaux sont moins stables et moins sous l’emprise de certains acteurs. Ils se constituent à propos de questions concernant des acteurs très divers, reliés entre eux par un enjeu (d’où le nom de réseau sur enjeu ou réseau thématique (issue network)). Ces réseaux n’ont d’existence que dans le cadre de la réalisation d’un projet dans lequel les acteurs mobilisés trouvent un intérêt à s’investir. De tels réseaux sont assez lâches et ont des contours assez flous. Composée de nombreux réseaux de ce type, la société est éclatée « en autant d’‘ordres locaux’ juxtaposés où se fabriquent les politiques publiques qu’il n’existe de réseaux d’action publique » (Massardier, 2003, p.130). Ces approches présentaient un certain nombre de limites (Thatcher, 20004, p.386) qui ont amené d’autres auteurs à proposer, au début des années 1990, des typologies plus complexes. - Ainsi, March et Rhodes (1992) développent « une typologie distinguant cinq catégories, à l’intérieur d’un continuum allant des réseaux les plus lâches, les réseaux sur enjeux, aux réseaux les plus intégrés, les communautés de politiques publiques, entre lesquels s’intercalent les réseaux de professionnels, les réseaux intergouvernementaux et les réseaux de producteurs » (Thatcher, 2004, p.387). - Jordan et Schubert (1992) « situent des termes tels que iron triangles, clientélisme, sous-gouvernement, policy community et différents types de corporatisme et de pluralisme, en fonction de leur relation entre eux, autour de trois dimensions : le nombre de membres, la nature sectorielle ou transsectorielle du réseau et son degré de stabilité » (Thatcher, 2004, p.387). Ces typologies ont été vivement critiquées. Parmi les critiques, le fait que plusieurs des dimensions des typologies sont difficiles à opérationnaliser, et que les catégories ne sont 69 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux pas mutuellement exclusives. Depuis lors, les recherches mobilisant l’idée de réseaux se sont diversifiées. - Certaines ont articulé l’idée de réseau à des modèles d’analyse du processus de policy-making. Le modèle de l’advocacy coalition framework est à ranger dans cette catégorie de recherches. « Ces différentes tentatives « sont d’un grand intérêt, mais présentent néanmoins le risque de diluer (la) contribution spécifique (des réseaux) à l’analyse des politiques publiques » (Thatcher, 2004, p.389). - D’autres approches se sont au contraire centrées sur la structure des réseaux. En mobilisant des méthodes qualitatives et quantitatives, elles s’intéressent notamment à « l’intensité de la communication, la réputation entre participants d’un réseau et les ressources disponibles, afin de révéler les liens entre acteurs publics et privés. (…) L’ambition majeure de ces approches inter- organisationnelles est de permettre une analyse structurelle qui aille au-delà des attributs des acteurs individuels en identifiant leur position et la façon dont les réseaux influencent leur capacité à utiliser leurs ressources » (Thatcher, 2004, p.389). Selon Gilles Massardier, l’analyse en terme de réseaux permet de rendre compte de réalité apparemment contradictoires : horizontalité et verticalité des relations, ou coordination interne et ingouvernabilité globale. - Horizontalité et verticalité. « Les réseaux contribuent à horizontaliser les rapports sociaux entre membres d’une même organisation et ceux d’organisations différentes en permettant des échanges interorganisationnels entre des acteurs qui n’auraient eu par ailleurs que des rapports hiérarchiques. D’un autre côté, en tant que système clos, les réseaux reproduisent des hiérarchies qui leur sont propres et qui dépendent (…) soit des capitaux accumulés hors des réseaux (…) soit de la valeur accordée à ces ressources en fonction de leur rareté et de leur nécessité dans le réseau » (Massardier, 2003, p.138). - Coordination interne et ingouvernabilité globale. Même si les réseaux incluent le plus souvent des membres des institutions publiques, cela n’est en rien le garant d’une cohérence globale car « l’efficacité de chacun des agents de l’Etat est strictement interne au(s) réseau(x) qui les mobilisent. (…) Nos sociétés seraient fragilisées par la division sociale du travail et la spécialisation des secteurs et des sous-secteurs (et ainsi de suite), chacun d’entre eux étant porteur d’intérêts particuliers (eux-mêmes fragmentés) » (Massardier, 2003, pp.139140). 2.2 Gouvernance Le terme de gouvernance a été construit en opposition à celui de gouvernement, pour quitter une conception trop exclusivement étatique de la politique. Avant, « l’Etat, et plus 70 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux précisément une partie spécialisée, le gouvernement central, était en charge, d’une part, de la direction de la société et, d’autre part, de l’agrégation des différents intérêts pour la définition de l’intérêt général. C’est la remise en cause et la restructuration de l’Etat face aux processus de différenciation interne, d’européanisation et de globalisation qui justifient l’intérêt pour cette notion de gouvernance » (Le Galès, 2004, p.243). Ce terme est aujourd’hui très largement utilisé et plébiscité. Et ce n’est pas un hasard s’il apparaît dans le titre de la priorité 7 du 6e programme cadre de recherche de l’Union européenne (priorité à laquelle émarge cette recherche) : « Citizens and governance in a knowledge-based society ». « Le succès de cette notion semble essentiellement dû au fait qu’elle soulève deux questions centrales dans les transformations actuelles de l’action publique : (1) comment ‘faire tenir ensemble’ cet univers fragmenté (y compris celui de l’Etat), polycentrique et controversé qu’est celui de la fabrication des politiques publiques ? (2) quel rôle l’instance politique peut-elle jouer dans cet univers ? » (Massardier, 2003, p. 144). Mainz définit la gouvernance comme une nouvelle manière de gouverner, qu’il oppose à celle, traditionnelle, du gouvernerment : « Governance refers to a basically nonhierarchical mode of governing, where non-state, private corporate actors (formal organizations) participate in the formulation and implementation of public policy” (Mainz, 2003, p.1). Le Galès, quant à lui, met l’accent sur la coordination : « La gouvernance peut être définie comme un processus de coordination d’acteurs, de groupes sociaux et d’institutions, en vue d’atteindre des objectifs définis et discutés collectivement » (Le Galès, 2004, p.243). Quant à Benz, il propose une définition plus complète, intégrant différentes dimensions, la gouvernance signifiant pour lui « steering and coordination of interdependent (usually collective) actors based on institutionalized rules systems » (Benz, 2004, cité par Treib et al., 2005). La notion de gouvernance semble ainsi faire écho à l’approche en termes d’action publique. Elle prend en effet en compte certaines des dimensions du concept d’action publique, notamment la pluralité et la diversité des acteurs ainsi que l’atténuation des hiérarchies entre eux. Les cinq dimensions du terme de gouvernance, définies par Gerry Stoker, ne sont pas très éloignées de celles définies plus haut pour caractériser l’action publique: “ (1) multi-agency partnerships, (2) a blurring of responsibilities between public and nonpublic sectors, (3) a power dependence between organizations involved in collective action, (4) emergence of self-governing networks, and (5) development of new governmental tasks and tools » (Stoker, 1998). Jessop confirme cette proximité lorsqu’il souligne que le terme de gouvernance, bien qu’utilisé dans des sens différents, a souvent émergé « in reaction to perceived inadequacies in earlier theoretical paradigms », que ce soit « the conceptual trinity of market-state-civil society, (…) (the) distinction between the domestic political hierarchy organized under the dominance of a sovereign state and the international anarchy formed through inter-states relations, (or the) rigid publicprivate distinction (…) and its associated top-down account of the exercise of state power” (Jessop, 1995, p.310). 71 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux Pour autant, l’approche en terme de gouvernance est-elle d’une grande aide pour analyser les processus propres à l’action publique ? Mon opinion est que, si elle a le mérite, comme le concept de politique publique, d’ouvrir à une conception moins réductrice des politiques publiques, elle n’apporte guère au chercheur d’outils lui permettant de prendre distance avec les catégories cognitives non scientifiques. De ce point de vue, on peut affirmer qu’elle présente un risque de non distanciation bien plus grand que ne le fait le concept d’action publique. Ce risque est en partie lié à la popularité du terme de gouvernance, et plus encore à sa double source scientifique et pratique. « L’audience actuelle de la gouvernance et l’ampleur de sa diffusion dans le monde tiennent à ce double visage : elle entend être à la fois une référence d’action et une catégorie d’analyse. Et pour sa bonne fortune, la diffusion de l’idée de gouvernance s’est faite en même temps sur les deux terrains, action et analyse, chacun renforçant l’autre au lieu de le contrecarrer » (Gaudin, 2002, p.52). La généalogie de l’usage contemporain du terme de gouvernance est d’ailleurs complexe. Jessop, Gaudin, Le Le Galès ou Massardier, entre autres, identifient chacun diverses racines qui se reflètent dans les usages différenciés du terme de gouvernance. Même si, en l’occurrence, il est parfois difficile de distinguer les origines scientifiques des origines « pragmatiques », on mentionnera dans la généalogie scientifique la multi-level governance mais aussi la coroporate governance puisque la cloison entre sphères politique et économique est loin d’être étanche. - La théorie économique de l’agence, qui a débouché sur la corporate governance, est en effet un des lieux d’émergence du terme de gouvernance. « In institutional economics and transaction cost analysis, (…) there has been growing interest in forms of economic co-ordination which conform neither to pure markets nor to unitary corporate hierarchies (…) This is reflected in studies of a range of economic governance mechanisms (such as relational contracting, ‘organized markets’ in group enterprises, clans, networks, trade associations and strategic alliances) which co-ordinate economic activities in other ways” (Jessop, 1995, p.310). « L’objectif (de ce courant de recherche) sera de caractériser les dispositifs qu’emploie l’entreprise afin de développer des coordinations efficaces entre les unités de la firme (mais également avec les sous-traitants), par le biais d’associations temporaires et de contrats, et ce dans une économie qui fonctionne très fortement en réseaux (…). L’ambition est de comprendre les arbitrages qui président à ces formes de coordination ; arbitrages organisationnels, notamment, qui recherchent la minimisation des coûts de transaction (tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la firme) » (Gaudin, 200é, p.61). - En sciences politiques s’est développée l’approche en termes de multi-level governance, pour rendre compte à (globalisation, européanisation) la et fois de de processus supra-étatiques processus infra-étatiques 72 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux (décentralisation,...). Cette approche a son pendant pragmatique, nombre d’études visant à « limiter la perte d’efficacité de circuits décisionnels qui sont aujourd’hui de plus en plus spécialisés et compartimentés » (Gaudin, 2002, p.55) Du coté des praticiens, précisément, l’usage du terme de gouvernance a notamment deux sources : la Banque mondiale et la troisième voie britannique. - La Banque mondiale a eu recours au terme de gouvernance et à l’idée de ‘bonne gouvernance’ parce qu’elle se demandait « comment mettre en place une aide qui ne passe plus autant par des bureaucraties nationales et qui ne se perde pas au fil des chaînes d’intermédiaires ? C’est là que la ‘gouvernance’ apportait à point nommé une vision nouvelle et salutaire de la conduite des politiques publiques (…). Elle permettait en effet de mettre ensemble, dans un seul package, le souhait de travailler directement avec des organisations sociales ou des responsables politiques de proximité et la volonté de mettre les bureaucraties administratives à l’école du mangement. Soit, tout à la fois, la rigueur gestionnaire et le supplément d’âme participatif » (Gaudin, 2002, p.69). - La troisième voie britannique, qui s’est appuyée notamment sur les analyses d’Anthony Giddens, a mis aussi à l’honneur la notion de gouvernance, « patchwork de constatations sur l’incertitude internationale et la nécessité de réhiérarchiser les priorités de l’Etat englué dans ses défaillances. (…) Cette version de la gouvernance est donc porteuse à la fois d’une vision pour un ‘ordre’ (…) aussi bien interne qu’externe, mais aussi d’un souci d’articulation entre des logiques (marché / Etat) » (Massardier, 2003, p.143). Cette généalogie complexe et diversifiée n’est pas sans rapport avec la diffusion extrêmement large du terme de gouvernance, processus de diffusion qui pourrait assurément être un objet d’étude dans le cadre du projet KNOWandPOL. Ce terme trouve écho auprès d’acteurs désemparés par les évolutions, et qui trouvent dans la « fameuse ‘gouvernance’, encore plus belle et ‘bonne’ lorsqu’elle est ‘nouvelle’, (…) l’élixir universel recommandé » (Massardier, 2003, p.141). Gaudin, quant à lui, analyse la diffusion du terme en France en mettant en exergue l’usage intéressé que peuvent en faire certains acteurs concurrençant l’Etat. La « contagion se fait par mille canaux, dont il faudrait dresser la carte et qu’on aimerait parcourir un à un. Concentrons-nous cependant sur l’intense travail d’innovation et de valorisation qui a été opéré par quelques acteurs politiques, qui ont stimulé l’expérimentation d’usages nouveaux mais aussi su jouer sur le transfert métaphorique de l’idée de gouvernance d’un monde social à l’autre. Parmi ces principaux innovateurs, se signalent avant tout ceux qui sont à la recherche de légitimité parce qu’ils sont les principaux challengers des pouvoirs publics établis. C’est-à-dire, en l’occurrence, l’encore balbutiante Union européenne, mais aussi des villes dynamiques en redoutable compétition, et les nouveaux pouvoirs décentralisés, encore fragiles. Tous les concurrents, en somme, des bons vieux Etats-nations » (Gaudin, 2002, pp.96-97). 73 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux Ainsi, désormais, le terme de gouvernance est-il très largement utilisé, au point de perdre peut-être toute pertinence scientifique. « La gouvernance sert (…) de point de repère dans les propos gestionnaires à travers le monde, parce qu’elle s’érige comme référence nouvelle, tout en accélérant le déclin des anciennes. On a vu quel était le tissage serré, croisant innovations scientifiques et valorisations sociales, innovations gestionnaires et conceptualisations, qui a été tramé depuis une ou deux décennies. Et observé les jeux respectifs de ceux qui cherchent à comprendre et de ceux qui sont impatients d’agir. Sans oublier, dans ce processus, les effets de séduction réciproque entre des mondes présentés comme autonomes les uns par rapport aux autres mais qui sont devenus en réalité de plus en plus imbriqués et interdépendants. La gouvernance reste une réalité floue. C’est là une part de son succès politique, appuyé sur un charme allusif, consensuel, et rassurant » (Gaudin, 2002, pp.126-127). « La popularité de la notion à tous les niveaux de gouvernement en Europe, et notamment à Bruxelles, montre bien le potentiel qu’elle recèle en termes d’instrumentalisation, y compris l’utilisation idéologique qui en est faite dans une perspective néolibérale pour discréditer l’Etat, le gouvernement, voire la politique et la démocratie, et fabriquer les recettes d’une ‘bonne gouvernance’ aussi absurde qu’illusoire » (Le Galès, 2004, pp.248-249). La double filiation (savante et pragmatique) de la notion de gouvernance rend fragile son pouvoir d’analyse. Comme le souligne Gilles Massardier à propos d’un des articles de Gerry Stoker, on est d’un côté « dans un univers qui rejette toute conception d’une autorité centrale et unilatérale, où l’action des acteurs, leurs arrangements et interdépendances donnent sens à leurs relations. (…) Cependant, d’un autre côté, l’acception de la gouvernance de G. Stoker éloigne son modèle des ‘systèmes d’action concrets’ en voyant dans l’Etat un organe de coordination centrale . (…) Cette dernière proposition réinstaure donc l’autorité dans un système autorégulé d’acteurs en situation d’échange. La tâche des autorités publiques est alors de ‘définir la situation’, d’identifier ‘les principaux intéressés’, et d’établir entre eux des ‘relations efficaces’ afin de coordonner leurs actes et pratiques et de parvenir à des résultats » (Massardier, 2003, pp.145-146). Cette tension est la base de plusieurs typologies des modes de gouvernance qui, souvent prennent la forme de dichotomies ou de continuum opposant, d’un côté, une situation d’intervention forte de l’Etat (à laquelle on associe parfois l’étiquette de «’vieille’ gouvernance) et, de l’autre, une situation, de forte autonomie sociétale. Treib et al (2005) font un inventaire de ces typologies en les classant dans trois registres selon que la gouvernance « is seen as belonging primarily to the realms of politics, polity or policy » (Treib et al, 2004, p.5). - Politics. « Governance is about the ways and means in which the divergent preference of citizens are translated into effective policy choices, about how the plurality of societal interests are transformed into unitary action and the compliance of social actors is achieved » (Kohler-Koch, 1999). “The crucial criterion to distinguish different types of governance is thus the relationship 74 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux between public and private actors in the process of policy-making” (Treib et al., 2005, p.5). Cette entrée permet de distinguer: o - Only public actors involved / Only private actors involved. Polity. A l’instar de Renate Mainz (2004), on peut concevoir la gouvernance « as a system of rules that shapes the action of social actors. The governance perspective is thus explicitly conceptualized as an institutional one. Different modes of governance are situated on a spectrum that is delineated by the two opposing ideal types of ‘market’ and ‘hierarchy’” (Treib et al., 2004, p.5). On peut ainsi distinguer: - o Institutionalized interactions / Non institutionalized interactions o Central locus of authority / Dispersed locus of authority o Hierarchy / Market. Policy. Dans cette perspective, la gouvernance est définie comme « a mode of political steering » (Héritier, 2002). Ces instruments définissent comment certains objectifs pourraient être atteints. On peut ainsi distinguer les oppositions suivantes: o Fixed norms / Malleable norms o Material regulation / Procedural regulation o Presence of sanctions / Absence of sanctions o Rigid approach to implementation / Flexible approach to implementation o Legal bindingness / Soft law. Pour rendre compte de la variété des modes de gouvernance, Treib et al. (2004) proposent un processus en deux temps, le premier consistant à « develop separate classification schemes for the politics, polity and policy dimensions and to use these schemes as the basis of (the) empirical investigations. (…) In a second step, the different findings from the three dimensions could be combined. It may or may not turn out empirically that certain modes of decision-making are likely to produce certain policy outputs, and it would be desirable to look for such possible clusters of different kinds of governance modes – but only as a second step of analysis » (Treib et al., 2005, pp.1213). Ils proposent dès lors, à titre d’essai, une typologie inscrite dans la policy perspective, appliquée aux relations entre l’Union européenne et les Etats membres, et croisant deux des dimensions évoquées ci-dessus. Les modes de gouvernance sont ainsi distingués “according to whether they are based on legally binding provisions or soft law and whether they involve a rigid or a flexible approach to implementation” (Treib et al., 2005, p.13). 75 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux Legal instruments Binding Non-binding Rigid Coercion Targeting Flexible Framework Voluntarism Implementation regulation Ce parcours sommaire de la vaste littérature consacrée à la gouvernance montre les limites scientifiques de cette notion. « La gouvernance, en l’état actuel des choses, ne constitue pas un concept ancré dans une théorie ni, a fortiori, une théorie. Elle s’apparente plutôt à une notion, au mieux à un concept de second ordre, qui, dans l’immédiat, permet de formuler des questions plus que d’apporter des réponses » (Le Galès, 2004, p.244). Massardier adhère à ce constat. « La gouvernance semble plus un moyen de poser la question centrale de l’ordre politique pour le moment introuvable entre autorité et action, entre volonté de cohérence globale et polycentrisme des ‘publics’ en action, qu’une réponse savante adéquate » (Massardier, 2003, p.147). Non seulement la notion de gouvernance ne renvoie pas à une théorie mais, de surcroît, elle entretient des connivences avec des choix idéologiques qu’elle tend à masquer en mettant en avant des préoccupations d’efficacité. Elle tend aussi à euphémiser les conflits et à masquer les rapports de pouvoir. Autre limite de ce courant : il « reste prisonnier d’une conception volontariste de la construction de l’ordre politique. (…) On reste dans une conception où les équilibres et les ajustements sont fondés sur l’action délibérée d’un système de pilotage, c’est-à-dire une conception somme toute assez éloignée d’une conception plus sociologique de la régulation » (Commaille et Jobert, 1998, p.29). Témoigne de cette orientation préférentielle le fait que, sur les quatre usages du terme de gouvernance qu’identifie Patrick Le Galès (2004), deux adoptent clairement une telle approche normative centrée sur la recherche d’un pilotage efficace (la ‘bonne gouvernance’ comme problème d’efficacité à résoudre ; la gouvernance pour diriger la société au-delà des défaillances du gouvernement et pour mobiliser les réseaux) tandis qu’une autre, marginale, adopte la position inverse (la gouvernance comme critique de la domination des intérêts privés). La dernière approche (la gouvernance sociopolitique comme résultat de l’articulation des régulations) semble pouvoir déboucher sur un dispositif analytique plus crédible. Comme l’indique la dénomination que lui donne Patrick Le Galès, elle n’est cependant plus très éloignée d’une approche en termes de régulation. 76 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux 2.3 Régulation (regularization) Avant toute chose, il importe de préciser l’usage des termes. Les traductions anglaises du terme initialement crée en français prêtent en effet parfois à confusion. Le terme français de ‘régulation’ ne peut être traduit par le terme anglais de ‘regulation’, qui correspond plutôt au terme français de ‘réglementation’. « The new concept of ‘regulation’ entered the anglophone world in the late 1970s and early 1980s through the work of the Parisian ‘régulation’ school (…). The polysemy of the English term encouraged many people to confuse, at least initially, the new concept with the more familiar idea of juridico-political regulation – which corresponds better to the French ‘réglementation’. Indeed, ‘régulation’ might have been better – and less mechanically – translated as regularization or normalization » (Jessop, 1995, p.309). Plusieurs auteurs s’inscrivant dans le courant de l’action publique estiment que l’approche en termes de régulation est préférable à celle basée sur la gouvernance. Bruno Jobert est de ceux-là. Pour lui, le terme de gouvernance ne semble pas « rompre clairement avec la visée classique du politique (…) fondée sur une séparation entre des problèmes considérés comme un donné préconstruit et l’action visant à les résoudre. Avec le concept de régulation, nous ne présupposons pas l’idée d’un ordre imposé d’en haut par un acteur central introuvable » (Jobert, 1998, p.122), et l’on évite « toute survalorisation du processus de pilotage » (Commaille et Jobert, 1998, p.30). En cela, le concept de régulation semble mieux tenir compte de l’ensemble des caractéristiques de l’action publique. A première vue, cependant, le concept de régulation renvoie à une conception fonctionnaliste, voire cybernétique, du social. Elle peut aussi être perçue comme une modèle expliquant d’abord la stabilité. Mais nombre d’auteurs qui mobilisent ce concept l’utilisent dans une perspective différente. C’est le cas de Jean-Denis Reynaud pour qui la régulation « n’est pas essentiellement l’établissement ou le maintien d’un ordre, mais l’opération à têtes multiples qui renouvelle, détruit ou crée, bref fait vivre le lien social » (Reynaud, 1993). Le concept de régulation peut aussi être utilisé concurremment à celui de conflit. « Cette activité de régulation sociale n’est pas forcément consensuelle et elle peut s’affirmer à travers des accommodements et des compromis entre groupes rivaux, débouchant soit sur le conflit, soit sur le contrat, voire le consensus » (Pollet, 1998, p.329). Certains auteurs font ainsi le pari qu’il est possible « d’intégrer l’idée de conflit, d’antagonismes, de contradictions, de ruptures, d’inégalités, dans une définition de la régulation fortement marquée au départ par la conception fonctionnaliste (…). Le fonctionnement des sociétés s’établit selon une régulation sociale constituée d’équilibres maintenus ou retrouvés mais également de tensions, de ruptures, de contradictions, provoquées par la multiplicité des instances er des acteurs sociaux impliqués et par la pluralité des stratégies sociales à l’œuvre » (Commaille et Jobert, 1998, p.23). Conçue ainsi, l’approche en termes de régulation constitue une ressource pour analyser l’action publique. Elle permet en effet de rendre compte du fait que d’autres dispositifs 77 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux que la loi et d’autres instances que l’Etat contribuent à « ordonner » la société. Elle « rend compte de phénomènes empiriques tels que la dissociation croissante entre la capacité que manifestent les institutions à établir l’ordre social et la manière dont cet ordre social est produit dans la réalité quotidienne » (Thoenig, 1998, p.35). Utilisé par des économistes ne s’inscrivant pas dans le courant classique, le concept de régulation a aussi été mobilisé par des sociologues, au départ essentiellement dans l’étude des relations industrielles et des organisations. Dans ces deux cas, le constat de départ justifiant l’emploi du terme de régulation était similaire : la règle définie d’en haut « ne fait pas entièrement loi. (…) Tout un univers de pratiques existe chez les exécutants qui suggère des modes de faire non codifiés, des conduites non conformes et qui peuvent même enfreindre les procédures. Ce qui a été appelé l’informel abonde, même lorsque la règle est détaillée et omniprésente sur le papier » (Thoenig, 1998, p.37). Pour « concilier le formel et l’informel, l’autorité du centre et l’autonomie des exécutants », ils se sont intéressés à la dynamique qui produit la règle. Ils ont ainsi observé, en matière de relations industrielles, que « la négociation ne se limite pas aux arènes instituées (…), mais qu’elle se déroule également à des niveaux intermédiaires (l’entreprise) et jusqu’à la base (l’atelier), sans qu’il y ait nécessairement suivi d’une procédure formelle (…) et sans que les partenaires dûment mandatés ou spécialisés (tels que les syndicats) interviennent. Du même coup, c’est le jeu de l’action collective (…) qui devient un point d’entrée, et la règle formelle ou informelle qui fait fonction de point de sortie, qui apparaît donc comme un construit collectif de négociation ou de quasi-négociation » (Thoenig, 1998, p.37). Ces règles constituent le cadre dans lequel se déploient les actions des individus et des groupes. « Les règles implicites du jeu social s’observent par les limites que les acteurs ne franchissent pas. Jusqu’où aller sans aller trop loin, c’est-à-dire courir le risque de voir remettre en cause l’ensemble du jeu, traduit le fait que chaque acteur cherche à satisfaire son enjeu sans susciter une coalition de ses partenaires contre lui-même. Les règles du jeu sont ici des règles de deuxième ordre : personne ne les édicte, mais tout le monde s’attend à ce qu’elles soient respectées » (Thoenig, 1998, p.40) Le concept de régulation, ainsi compris, permet de combiner une analyse des règles et de leurs effets stabilisateurs, mais aussi de leur processus de construction, et donc de changement. Il permet en outre de tenir compte de processus d’élaboration non verticaux et non linéaires. Les règles ne sont pas seulement les règles formelles édictées par la hiérarchie, ou par le pouvoir politique. Il s’agit aussi des règles informelles à la constitution desquelles tout un chacun peut contribuer. Reynaud rend compte de cette diversité des sources de la règle en distinguant la régulation de contrôle, la régulation autonome et la régulation conjointe (Reynaud, 1993). Beaucoup d’auteurs centrés sur l’analyse de systèmes à un niveau macro se sont intéressés à la variation des agencements de règles en vigueur dans différents espaces et à différentes périodes. Les règles cadrant les acteurs d’un espace social déterminé à un 78 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux moment donné sont toujours multiples. Comme le souligne Joao Barroso (2004), la régulation est toujours une multirégulation complexe et potentiellement contradictoire. Une configuration de régulation est un agencement particulier de ces règles. Toujours complexe dans le réel, elle peut l’être moins dans les projets de régulation portés par des acteurs politiques ou des instances internationales. Ces projets, plus cohérents que le réel, peuvent être qualifiés de modèles, terme voisin du concept de référentiel d’action publique utilisé par les approches cognitives des politiques publiques. Christian Maroy (2005), observant les évolutions des régulations institutionnelles dans cinq systèmes éducatifs européens, oppose par exemple un modèle bureaucratico-professionnel à deux modèles post-bureaucratiques : celui du quasi-marché et celui de l’Etat évaluateur. Moimême, m’intéressant à un objet plus circonscrit (la régulation des interdépendances entre établissements scolaires), je distingue les modèles du contrôle, de l’établissement mobilisé et de la responsabilité collective (Delvaux, 2005, p.37). Ces modèles, et a fortiori les configurations de régulation « réelles » sont toujours composites et se résument donc rarement aux à une des catégories des typologies des modes de régulation. Roger Dale (1997) constate qu’il est devenu commun de distinguer trois institutions majeures de coordination sociale (ou trois modes de régulation). S’il existe plusieurs versions de cette typologie ternaire, toutes identifient au moins l’Etat et le marché. La troisième catégorie a en quelque sorte une fonction résiduelle et est souvent nommée communauté. Joao Barroso, par exemple, s’inscrit dans cette perspective lorsqu’il distingue trois catégories : bureaucratic regulation, regulation by the market, community regulation (Barroso, 2000). D’autres auteurs, tout en gardant les catégories de l’Etat et du marché, remplacent le terme de communauté par celui de réseau, de société civile, de famille,… ou d’autres encore. Hollingsworth et Boyer (1997) proposent une typologie plus complexe distinguant six principes de coordination : state, hierarchy, market, network, community, association. Cette typologie est fondée sur deux critères : d’une part, les modes de coordination et de distribution du pouvoir (horizontal et égalitaire / hiérarchique et inégalitaire) ; d’autre part, les motifs de l’action (obligation / intérêt). Cette typologie, outre le fait qu’elle est plus étoffée que les autres, a le mérite de distinguer deux axes et d’ainsi montrer que toute configuration de régulation combine à la fois des normes orientant les conduites de chaque acteur (cfr le critère « motifs de l’action ») et des dispositifs de coordination de ces différents acteurs. La configuration de régulation d’un espace/temps déterminé ne peut donc être appréhendée par le simple repérage de la présence de l’un ou l’autre des modes de régulation énumérés dans les typologies précédentes. Il faut comprendre plus en détail l’agencement singulier de normes cadrant les conduites et la coordination des actions. En effet, les catégories des typologies traditionnelles de modes de coordination, y compris celles proposées par Hollingsworth et Boyer, recouvrent des réalités souvent hétérogènes, qui masquent autant qu’elles révèlent la mécanique complexe des régulations. Il existe par exemple de nombreuses variétés de marché, aucun d’entre eux 79 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux ne se conformant d’ailleurs à l’image canonique du marché parfait imaginé par les économistes classiques. Rendre compte au mieux de la configuration de régulation en vigueur dans un espace/temps donné exige d’être attentif à trois éléments au moins : les dispositifs de coordination, la nature des normes et des facteurs de répartition des ressources entre acteurs1. - La notion de dispositif de coordination renvoie à ce qui est la plupart du temps désigné par le terme de mode de régulation ou de coordination. Je propose une typologie de base s’écartant de celles habituellement en vigueur. Elle distingue les coordinations selon qu’elles reposent sur : o l’ajustement : les multiples acteurs s’ajustent les uns aux autres de manière souvent bilatérale et implicite ; le « produit » de cette coordination découle de l’agrégation des décisions et transactions de ces multiples acteurs ; o l’autorité : la coordination dépend des décisions prises (ex ante ou ex post, générales ou au cas par cas) par les niveaux hiérarchiques supérieurs ; o la délibération : la coordination des actions s’effectue par la biais de la concertation, de la décision négociée. La plupart des espaces/temps, même ceux circonscrits à un petit nombre d’acteurs, combinent ces trois dispositifs. Le marché et le réseau, par exemple, sont essentiellement basés sur l’ajustement, mais certains éléments de ce qu’on englobe généralement sous le terme de « marché » sont coordonnés sous le mode de l’autorité ou de la délibération, dont la forme idéale-typique est l’assemblée parlementaire, mais qu’on observe aussi sous des formes moins institutionnalisées à tous les niveaux de la réalité sociale. - L’autre élément à prendre en compte, ce sont les normes sociales en vigueur, qu’elles soient formelles ou informelles, coulées dans des textes, des routines, des représentations ou des objets. Ce qu’il importe d’examiner pour rendre compte des régulations, ce n’est pas le contenu de ces normes. Il s’agit plutôt de savoir si elles sont nombreuses ou non, communes à tous les acteurs de l’espace ou différenciées selon les catégories d’acteurs, aisément contournables ou non, cadrant des pratiques précises ou des objectifs généraux, laissant des marges de manœuvre étroites ou larges… 1 Le texte qui suit est structuré non plus à partir d’une revue de la littérature mais de mes recherches personnelles. 80 L’action publique, ou l’analyse de la complexité - Delvaux Le troisième élément auquel il faut être attentif sont les conditions auxquelles doivent se soumettre les acteurs s’ils veulent maintenir ou accroître leurs ressources (moyens financiers, informations, équipement, réputation,…) et réduire, maintenir ou accroître le différentiel de ressources entre eux et les acteurs du même espace/temps. On le constate : la configuration de régulation propre à un espace/temps déterminé dépend de nombreux paramètre et il est dès lors délicat de résumer la régulation d’un espace/temps par des notions aussi génériques que celles du réseau, du marché ou de l’Etat. Cette description est d’autant plus complexe qu’on s’achemine vers les niveaux les plus macro, où s’intriquent toujours de multiples dispositifs, normes et ressources. Aucune typologie combinant ces trois dimensions n’est d’ailleurs disponible. Pour voir en quoi un tel outillage conceptuel peut aider à appréhender l’action publique, il faut donner à un système, aux contours toujours flous, l’image d’un ensemble d’acteurs interdépendants, ou, comme le dirait Norbert Elias (1981), l’image de chaînes d’interdépendance. Les interdépendances sont de deux types : processuelles et compétitives (Pfeffer and Salancik, 1978). La dépendance processuelle découle du fait qu’un acteur A a besoin des apports d’un acteur B pour atteindre certains buts, ou du fait que la qualité de l’output de l’acteur A dépend de la qualité de l’input que lui fournit B. La dépendance compétitive découle du fait que des acteurs A et B convoient les mêmes ressources. Les dépendances sont presque toujours réciproques, mais souvent aussi asymétriques (un des acteurs étant souvent moins dépendant de l’autre que ce dernier n’est dépendant de lui), ce qui est un des éléments constitutif des rapports de pouvoir. Si l’on se limite à examiner les interdépendances à un moment « t », on constate qu’elle sont à la fois horizontales et verticales. Horizontalement, il est possible de circonscrire des espaces d’interdépendance, dont les contours sont toujours flous, mais qui regroupent les acteurs les plus intensément liés par des interdépendances processuelles ou compétitives. d’interdépendance Par exemple, pourra dans correspondre le plus secteur ou de moins l’éducation, à une classe un ou espace à un établissement. Chacun de ces espaces se caractérise par une configuration de régulation plus ou moins singulière. Comme on a pu le constater avec l’exemple de la classe et de l’établissement, ces espaces d’interdépendance peuvent être circonscrits à différents niveaux, plus ou moins emboîtés les uns dans les autres. Ainsi, pour reprendre l’exemple du système éducatif, on peut observer successivement l’espace d’uns classe, celui d’un établissement, celui de l’espace local d’interdépendance entre établissements scolaires, celui de l’espace local d’interdépendance trans-sectoriel (enseignement, emploi, ségrégation résidentielle,…), celui du système éducatif national et celui de l’Etat englobant les différentes composantes sectorielles (dont celle de l’enseignement)… Entre ces différents niveaux existent des interdépendances verticales. 81 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Toute action publique traverse Delvaux l’écheveau particulièrement complexe de ces interdépendances. Elle implique un grand nombre d’espaces d’interdépendance aux régulations partiellement singulières et autonomes. Les acteurs disposant des positions dominantes dans les espaces d’interdépendance les plus larges disposent d’une certaine légitimité pour intervenir sur les configurations d’espaces d’interdépendance inférieurs. Ils disposent d’outils divers et de ressources, dont ils détiennent parfois le monopole (loi, contrainte physique,…), pour modifier ou maintenir en l’état les dispositifs de coordination, les normes et le différentiel de ressources structurant l’un ou l’autre des niveaux. Mais leur action est confrontée à plusieurs contraintes : ils sont aussi dépendants des niveaux qu’ils sont censés coordonner2 ; les espaces et niveaux d’interdépendance sont nombreux et eux-mêmes reliés puisque inscrits dans des espaces d’interdépendance de niveau supérieur ; les configurations de régulation de chacun de ces espaces est complexe ; les acteurs externes à l’espace ne sont pas les seuls à vouloir et à être en mesure de modifier les configurations de régulation, chaque acteur d’un espace déterminé pouvant intervenir sur les régulations de son propre espace voire sur la régulation d’espaces de niveau supérieur, du fait de l’agrégation de leurs multiples actions mineures ou de la constitution d’un mouvement collectif. Ces divers éléments contraignent et limitent l’action des niveaux hiérarchiques et plus encore leur efficacité. On comprend qu’une autorité politique puisse éprouver des difficultés à mettre en place une action publique cohérente et efficace de bout en bout. 2.4 Sociologie de la mise en œuvre (implementation) L’approche en termes d’action publique, de même que les approches en termes de régulation lorsqu’elles ne se limitent pas à l’analyse des règles édictées par les pouvoirs publics, se différencient des approches séquentielles des politiques publiques par le fait qu’elles sont en mesure de rendre compte de processus non linéaires. Cependant, certaines analyses s’inscrivant dans la mouvance des approches séquentielles peuvent constituer un apport pour l’analyse de l’action publique. Cet apport est particulièrement tangible en ce qui concerne les recherches centrées sur la phase de mise en œuvre des politiques publiques. Cet apport n’étonne guère si on se souvient que l’approche en termes d’action publique s’origine notamment dans les recherches ayant étudié les raisons de l’écart existant entre la politique voulue par les décideurs et son application sur le terrain. La sociologie de la mise en œuvre, bien qu’elle prenne peu en compte les hypothèses de co-construction de l’action publique, permet de décortiquer certains processus que 2 Si l’établissement scolaire est plus dépendant de l’assemblée parlementaire que inversement, l’assemblée parlementaire est aussi dépendante de l’établissement scolaire à un double titre. En premier lieu, es membres de l’établissement participent à l’élection des membres du parlement ; seuls, leur poids est dérisoire mais, unis à d’autres acteurs, ils sont en mesure de peser sur cette élection. Les membres de l’établissement, quant à eux, sont les agents incontournables des politiques que l’assemblée parlementaire souhaite développer. 82 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux l’approche en termes d’action publique entend mettre en lumière. Elle permet d’éclairer les mécanismes qui conduisent les agents chargés de déployer la politique publique à s’écarter des intentions initiales. Comme le courant de l’action publique, elles partent du constat que même « l’Etat apparaît désormais comme un appareil peu intégré, fait d’un ensemble d’organisations très différenciées, d’un réseau plus ou moins hiérarchisé d’éléments relativement autonomes » (Duran, 2004, p.237). Elles observent aussi que, « loin du fonctionnaire de la domination rationnelle-légale wébérienne et de l’impersonnalité qui le caractérise, l’agent impliqué dans des missions de service public ne cesse de se confronter à des hésitations et à des décisions qui font partie intégrante d’un travail dont l’expression ‘application de la loi’ rend très mal compte ; tant c’est à chaque fois dans les marges laissées ouvertes par les incertitudes de la loi elle-même et de ses écarts à la réalité que s’effectue ce travail » (Cantelli et al, pp.11-12). En raison de ces présupposés partagés, il n’est pas contradictoire de présenter certains apports de la sociologie de la mise en œuvre dans une revue de la littérature consacrée à l’action publique. Cette présentation, qui ne se prétend pas exhaustive, s’intéressera à deux questions : les processus de mise en œuvre, d’une part, et les processus de décision des modalités de mise en œuvre. 2.4.1 Processus de mise en œuvre Cette revue de la littérature n’a pas la prétention de proposer un inventaire des multiples modèles mobilisés pour rendre compte des « difficultés » rencontrées lors de la phase de mise en œuvre. Je ne propose en effet plus modestement que la présentation succincte de deux recherches ayant mobilisé des ressources conceptuelles différentes. a. La mise en œuvre de normes juridiques : quand les règles de droit sont envisagées aussi comme des ressources Pierre Lascoumes a proposé une intéressante analyse de la mise en œuvre des normes juridiques dans un contexte français. Dans cette étude, il souligne que « le droit officiel n’apparaît plus (…) comme le régulateur privilégié des comportements observables. Il serait plutôt un des enjeux autour duquel s’organiseraient des stratégies variées. (…) (Les règles du droit) sont explicitement envisagées comme des ressources, au sens organisationnel du terme. C’est-à-dire qu’elles sont envisagées comme susceptibles de remplir une double mission. D’une part, elles assurent la protection de l’applicateur contre les demandes et surenchères des administrés, c’est la « règle-bouclier ». D’autre part, elles sont l’instrument à partir duquel on pourra gratifier (ou sanctionner) l’administré, c’est la « règle-trésor » (ou fouet, ces deux aspects étant liés). Ainsi, tout applicateur a toujours le choix entre au moins deux positions extrêmes : agir bureaucratiquement en faisant preuve d’un légalisme rigide, ou agir en souplesse, en négociant sur les modalités de mise en œuvre. (…) Selon la perspective organisationnelle, l’abondance des règles à appliquer et à concilier entre elles, ainsi que leur mode d’élaboration et de diffusion, multiplient sans cesse les contraintes que les 83 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux services locaux ont à gérer. La situation tendrait même vers un blocage total s’il n’y avait une intense régulation par le bas qui assure l’adaptation des directives générales aux pressions de l’environnement social et politique immédiat » (Lascoumes, 1990, pp. 5759). Pour « faire le lien entre le formalisme central du droit étatique et l’apparente dispersion des arrangements locaux », Pierre Lascoumes emprunte la notion de règle secondaire à Hart, et définit les règles secondaires d’application comme « les principes pratiques développés par les agents publics pour assurer la mobilisation et l’adaptation des règles étatiques aux faits sociaux qu’il leur appartient de gérer. Ces normes de décision administratives se subdivisent en trois catégories : les normes d’interprétation, les normes de négociation et celles de règlement des conflits » (Lascoumes, 1990, p. 62). - Les normes d’interprétation « visent l’opérationnalisation des dispositions abstraites » à travers des circulaires, notes, résumés du cadre juridique de référence. - Les normes de négociation, « le plus souvent non écrites, cadrent empiriquement les échanges casuistiques entre fonctionnaires et administrés. (…) C’est à travers elles que va s’opérer la tentative de mise en relation de faits, toujours particuliers, avec les règles générales ». Ces normes se présentent souvent sous la forme de seuils, de fourchettes,… Elles sont souvent multiples, et doivent dès lors être combinées entre elles. - Les normes de règlement des conflits sont destinées « à cadrer la résolution de situations conflictuelles ». « Face à ce bouillonnement normatif, la question qui se pose est celle des risques de dispersion tous azimuts, voire d’éclatement du cadre légal. (…) Mais les disparités observables entraînent rarement des dysfonctionnements majeurs. Il est possible de comprendre cette autorégulation en prenant en compte certains effets de rétroaction propres au système juridique » (Lascoumes, 1990, p.67). Lascoumes reprend alors la notion de « boucles étranges » proposées par Host et Van de Kerchove (1987) et, quittant une perspective strictement séquentielle, envisage aussi la participation des acteurs locaux à la construction des normes générales. - « Boucles étranges » dans l’application du droit puisque « il apparaît que les objectifs et le contenu détaillé des politiques, surtout lorsqu’elles comportent une dimension réglementaire, ne sont pas réellement définis au stade central (parlement, ministère) mais à celui de la périphérie, dans les services extérieurs chargés de l’exécution ». - « Boucles étranges » dans la transformation du droit puisqu’on « constate régulièrement différents phénomènes de remontée de ces normes (secondaires) en vue d’une transformation, voire d’une rationalisation du cadre d’action légal 84 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux des politiques publiques » (Lascoumes, 1998 , pp.68-69), par exemple lorsque les inégalités de traitement deviennent manifestes, ou lorsque les services périphériques se font le relais des revendications de groupes de pression locaux,… b. La mise en œuvre de programmes de cours : sociologie de la réception Eric Mangez (2006) inscrit son analyse de la réception de programmes de cours dans la lignée des travaux de Passeron, de Hall et de Cefaï et Pasquier, bref à des études centrées sur la réception culturelle. Jean-Claude Passeron, se distanciant en cela de son collègue Pierre Bourdieu, attire l’attention sur le fait que les groupes dominés disposent de moyens symboliques pour prendre distance par rapport aux produits culturels légitimes. Ainsi l’attention oblique est décrite comme une « attitude qui consiste à savoir en prendre et en laisser, une forme de réception qui trouve dans un acquiescement peu engagé à l’écoute, le moyen de ‘ne pas s’en laisser conter ‘ par le message, attitude de défense, peut-être plus efficace que la polémique intellectuelle ou l’indignation morale » (Passeron, 1994, p.289). S. Hall (1980), quant à lui, propose le modèle de l’encodage / décodage, selon lequel « la correspondance entre les pratiques de l’encodage et du décodage n’est jamais donnée d’avance : le producteur du message encode un sens dominant (preferred meaning) mais il n’a aucune garantie que c’est ce sens là qui va être décodé par le récepteur » (Cefaï et Pasquier, 2003, p.19). Le modèle permet de construire trois positions du récepteur. « Il peut faire une lecture préférentielle du message, c’est-à-dire conforme au sens dominant de l’encodeur. Il peut aussi en faire une lecture négociée, accepter certains éléments du sens dominant et en refuser d’autres. Il peut enfin en faire une lecture oppositionnelle, c’est-à-dire en rupture avec le sens dominant » (Cefaï et Pasquier, 2003, p.20). Eric Mangez transpose ses modèles développés pour comprendre la réception de produits culturels à la problématique de la réception de textes prescriptifs. Des différences importantes existent entre ces deux situations. Il note ainsi que, dans le cas de textes prescriptifs, « les relations entre les positions qu’occupent les auteurs des textes et celles qu’occupent leurs lecteurs sont plus clairement définies » et que, d’autre part, les lecteurs sont «directement impliqués et disposent par ailleurs dans leur contexte d’action des ressources nécessaires pour documenter la critique en mettant les récits à l’épreuve de leurs propres pratiques » (Mangez, 2006, p.190). Les enseignants qu’étudie Eric Mangez peuvent donc développer « les récits de la pratique comme répliques aux récits légitimes », pour justifier leur éventuelle prise de distance. Celle-ci, comme du reste les attitudes plus « réceptives » ne peut se comprendre sans prendre en compte les rapports sociaux présents dans le champ de la pratique enseignante. Celui-ci comporte un nombre « important de rapports sociaux qui font peser sur (les enseignants), de manière immédiate et urgente (…), des exigences multiples, éventuellement contradictoires. (…) Les moyens de pouvoir dont font usage les 85 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux élèves (ainsi que les autres groupes sociaux investis dans le champ local de la pratique) participent indirectement mais effectivement à l’acte de réception des enseignants vis-àvis des réformes » (Mangez, 2006, p.192). c. Convergences Ces deux études illustratives d’une démarche d’analyse des processus de mise en œuvre des politiques publiques attirent toutes deux l’attention sur l’importance du contexte local où se situe, dans une perspective séquentielle, le dernier rouage de l’action publique. Plus précisément, elles insistent sur l’importance des rapports de pouvoir qui se tissent dans cet espace, aux pressions qui s’exercent sur les « agents », et qui sont en mesure d’influencer la manière dont ils vont appliquer les règles de droit ou réceptionner les programmes de cours. Cette attention portée à la structuration des rapports au sein de l’espace où agissent les « agents » des politiques publiques n’est pas sans rappeler l’insistance des approches régulationistes à prendre en compte la configuration de régulation propre aux différents espaces d’interdépendance. 2.4.2 Processus de décision des modalités de mise en œuvre La problématique de la mise en œuvre pose nécessairement question aux acteurs intervenant davantage en amont de la mise en œuvre, et qui doivent entre autre choisir entre diverses modalités de mise en œuvre. Certains auteurs se sont ainsi penchés sur les raisons qui poussaient les « promoteurs » de politiques publiques à opter pour une ou l’autre modalité de fourniture de services (depuis la fourniture directe par l’Etat jusqu’aux fournisseurs volontaires) et de régulation (depuis les réformes institutionnelles jusqu’à la gestion de l’information). Plusieurs réponses ont été apportées par les chercheurs. Howlett et Ramesh en identifient un certain nombre dans un article de synthèse. Une première analyse est portée par des économistes, qui ont tendance à « interpret the choice of policy instrument as, at least in theory, a technical exercise of matching the attributes of specific tools to the job at hand » (Howlett and Ramesh, 2003, p.197). Les politologues, à la différence des économistes, partent du présupposé que “instruments are more or less substitutable on a purely technical basis” et que « implementation involves much more than simply executing previous decisions or matching goals with means” Ainsi, Bruce Doern (Doern and Phidd, 1992), met en évidence un lien entre la nature des sociétés démocratiques libérales et la préférence pour certains instruments. Il argue que les gouvernements préfèrent « to use the least coercive instruments available and would ‘move up the scale’ of coercion as necessary to overcome any societal resistance” (Howlett and Ramesh, 2003, p.198). Cette interprétation est rejetée par certains qui soulignent notamment que des études empiriques témoignent du mouvement inverse et que « the idea of social resistance provoking governments to move towards more coercive instruments is also problematic. 86 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux (…) In the area of social policy, for example, social pressure often runs the other way, urging greater regulation and expenditures than governments » (Howlett and Ramesh, 2003, p.199). Hood (1986) defend une position proche de Doern and Phidd lorsqu’il soutient que “instrument choice is a function of the nature of the state’s goals and resources and the organization and capacity of targeted societal actors. Overall (…) these led liberal democratic governments to practise the ethos of ‘using bureaucracy sparingly’: that is, towards a distinct preference for use of information and authority instruments since those instruments are ‘non-depletable’” (Howlett et Ramesh, 2003, pp. 199-200). Linder et Peters (1989), proposent quant à eux un modèle intégrant davantage de variables : - the features of the policy instruments, because some instruments are more suited for a task at hand than are others, according to four features: resources intensiveness, targeting (precision, selectivity, etc.), political risk, constraints on state activity (for example, ideological principles limiting government activity); - the nation’s policy style and political culture, its social cleavages and the pattern of social conflicts; - the organizational culture of the implementing agencies concerned and the nature of their links with clients and other agencies; - the context of the problem situation; - the decision-maker’s subjective preferences, based on their professional background, institutional affiliation and cognitive makeup. D’autres modèles limitent le nombre de variables influençant le choix des instruments et aboutissent ainsi à des « implementation styles ». Plusieurs analyses de ce type existent, certaines présentant comme facteurs l’extension de la capacité planificatrice de l’Etat (or l’habileté organisationnelle de l’Etat pour affecter les acteurs sociaux) et la complexité du sous-système, en particulier le type et le nombre d’acteurs auxquels les gouvernements ont affaire lors de la mise en œuvre de leurs programmes et politiques. Une autre recherche distingue comme facteurs la nature des objectifs politiques et la rigueur des contraintes pesant sur l’Etat, et aboutit au tableau suivant distinguant quatre styles de mise en œuvre (Howlett et Ramesh, 2003, pp. 203-204). 87 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Nature of the policy target Broad Severity of constraints on State High Low Implementation style Delvaux Tools Institutionalized Information- Institutional voluntarism based reorganization Directed Treasure-based Recognition manipulation3 subsidization Precise High Low Regulation Representative Regulation- Financial legalism based manipulation Directed Organization- Information provision based manipulation 3. Conclusion Cette revue de la littérature n’a pas fait le tour de l’abondante littérature pouvant être mobilisée pour analyser des actions publiques caractérisées par la multiplicité et la diversité des acteurs, le caractère composite de l’acteur public, l’atténuation des rapports hiérarchiques entre acteurs, la relativisation de l’impact du moment de la prise de décision politique, la non linéarité des processus ainsi que la fragmentation et la flexibilité de l’action. Elle a par contre clairement pris option en faveur d’une approche en termes de régulation, après avoir montré les limites des concepts de gouvernance et de réseau de politique publique. Le chercheur est cependant loin de disposer d’un outillage conceptuel permettant de concilier la complexité des processus à l’œuvre et la clarté de l’analyse. C’est la raison pour laquelle il est amené assez naturellement à mobiliser des « mini-théories » ad hoc qui permettent d’étudier tel ou tel fragment de l’action publique, comme par exemple la mise en œuvre. Ceux qui veulent promouvoir une approche en termes d’action publique ne sont donc pas à l’abri des reproches que Patrice Duran adresse au courant de l’analyse des politiques publiques. « Le label masque une grande diversité de produits dont la qualité est ellemême variable. Il est évident que la revendication de pluridisciplinarité affichée dans de nombreux travaux est source de confusion, car elle masque en fait une absence de fermeté dans la saisie du phénomène empirique (…). En l’absence de cadre de référence strict, la policy analysis s’apparente plus à un terrain d’investigation qu’à un véritable champ de recherche, comme si un objet empirique pouvait fonder une discipline scientifique. A défaut, il est alors tentant de définir l’unité du champ, non plus à partir d’une perspective de recherche, mais à partir de la seule méthodologie ; auquel cas, c’est le ‘pluralisme critique’ (critical multiplism) qui fonderait la policy analysis, au nom d’une pluralité de méthodes, elle-même déterminée par la pluralité des disciplines convoquées (…). Un champ de recherche hétéroclite, un cadre de référence bricolé explique que 3 Reconnaissance de groupes d’intérêts sous la forme de comités consultatifs. 88 L’action publique, ou l’analyse de la complexité Delvaux l’analyse des politiques publiques (…) donne plus à voir qu’elle ne rend compte et n’explique (…). On comprend aisément que, dans ces conditions, en l’absence de conceptualisation ferme et de construction d’un vrai cadre d’analyse, la multiplication des case studies se soit imposée. (…) D’où le risque d’extrême fragmentation du champ d’étude par le développement de sous-spécialités correspondant aux secteurs de la réalité et, par là même, de reproduction du cloisonnement (…) interdisant toute comparaison et toute vision d’ensemble » (Duran, 2004, pp.239-240). Cela étant dit, la littérature qui s’inscrit dans le courant de l’action publique est importante à prendre en compte dans une analyse des rapports entre connaissance et politique. En effet, plus les processus sont considérés comme polycentrés et non linéaires, plus augmente le nombre d’acteurs intervenant dans ces processus et plus les connaissances de divers types pénètrent ce processus par des canaux variés. Il ne faudrait pas négliger non plus le fait que la constitution d’un savoir à propos de la complexité de l’action publique peut avoir un impact sur la manière dont les acteurs conçoivent et mènent leur action politique. Bibliographie Barroso J. 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