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De plus, la culture générale vivante incite la personne qui l'acquiert à organiser et à systématiser les diverses
perspectives sur le monde dont elle dispose. Celles-ci communiquent entre elles, si l'on peut dire, et elles
s'enrichissent mutuellement les unes les autres. Sa compréhension de l'histoire, par exemple, qui est une
expérience vivante et vibrante, qui la transforme, qui imprègne sa vision, des lieux, des monuments et des
rues, est aussi en relation avec toutes les autres perspectives quelle entretient sur le monde, et chaque fois
que cela est pertinent, cette compréhension de l'histoire interagit avec elles, les informe et les enrichit, tout
comme elle s'en informe et s'en enrichit.
Je voudrais faire une toute dernière remarque, mais qui me paraît importante, relativement aux effets
attendus de la culture générale sur ses détenteurs : les transformations qu'elle opère sont en effet présumées
changer en mieux celui ou celle qui l'acquiert.
On pense en effet couramment, et on a en droit raison de le faire, qu'il vaut mieux posséder sur le monde une
pluralité de perspectives, notamment cognitives, que de n'en pas posséder - ou d'en avoir moins; et encore
qu'il est préférable d'être en mesure de relier entre elles ces perspectives que de ne pas le faire; et ainsi de
suite, pour chacun des traits qui caractérisent les détenteurs de culture générale. Si on presse qui la soutient
de justifier plus avant cette idée, il ou elle dira probablement que ces jugements de valeur tiennent à la nature
même de l'objet considéré et vont en quelque sorte de soi. Il y aurait même, ajoutera-t-on, quelque chose d'un
peu philistin à demander pourquoi il vaut mieux, par exemple, connaître la littérature française que ne pas la
connaître : cela vaut mieux sans qu'il soit besoin de dire pourquoi, de la même manière qu'il vaut mieux être
en santé que malade, heureux que malheureux.
Ces arguments ont leur poids. Mais ils ne devraient pas nous empêcher de tenter de mieux cerner les raisons
pour lesquelles nous pensons qu'une personne qui possède de la culture générale a été - ou du moins devrait
avoir été – transformée pour le mieux. Or il me semble que c'est en raison de l'acquisition présumée de
certaines vertus (pour reprendre un mot ancien et démodé).
Au nombre de ces vertus, quelques-unes me paraissent capitales. L'élargissement des perspectives, cognitives
et autres, que l'on peut entretenir sur le monde par la culture, l'arrachement aux accidentels aléas de l'ici et du
maintenant qui les accompagnent, tout cela devrait en effet nourrir la reconnaissance de la fragilité et de la
faillibilité de notre savoir, de notre petitesse individuelle devant l'étendue de l'expérience humaine, des
limitations et des contingences de nos jugements, toujours en droit révocables et, en un mot, alimenter ce que
j'appellerai une certaine « humilité épistémique ». Celle-ci, en retour, nourrit une perpétuelle attitude
critique, qui ne tient rien pour acquis et examine sans relâche tout ce qui se donne pour vrai ou établi, et qui
partout exerce cette attitude critique, y compris sur soi-même. Ces vertus – humilité, faillibilime, perspective
critique - sont à mes yeux parmi les plus importantes, voire les plus importantes vertus que devrait procurer
le fait de posséder une authentique culture générale.
Cette image de la personne cultivée me paraît plausible. Et attirante. Elle aide aussi à mieux comprendre que
ce que l'on décriait dans le chapitre précédent, c'est moins l'idée de culture générale en elle-même, que
certaines de ses mauvaises et imparfaites réalisations : cette suffisance du pédant, qui est le contraire de
l'humilité épistémique de la personne éduquée; cette absence de vastes perspectives cognitives, qui est le fait
d'une vision du monde ethnocentriste, raciste, sexiste, etc.; ces carences de culture générale que sont
l'ignorance des sciences et des mathématiques ; cette servilité et cette idolâtrie, qui sont la marque même de
l'absence d'esprit critique.
J'ai soutenu que les effets espérés de la culture générale se feront ressentir non seulement sur la personne qui
la possède mais aussi sur la communauté à laquelle elle appartient. [...]