CM D. Foucault

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CAPES Agrégation – Cours du 12/12/2016 – Didier Foucault - Ancienne pensée scientifique et nouvel esprit scientifique (XVe-XVIIIe siècles)
Ancienne pensée scientifique et nouvel esprit scientifique
(XVe-XVIIIe siècles)
[J’ai noté entre parenthèses des mots et expressions qu’il convient de bien assimiler et de savoir réutiliser dans
un devoir ou un oral]
Dans le programme qui vous a été annoncé et qui a été élaboré au début de l’été, j’avais
proposé comme titre de cette leçon : « Pensée préscientifique et nouvel esprit scientifique ». A la
réflexion, j’ai trouvé plus juste de changer la première partie de ce titre en remplaçant « pensée
préscientifique » par « ancienne pensée scientifique ». En effet, l’expression « préscientifique » ne
me semble pas appropriée parce qu’elle est avant tout entachée d’anachronisme. Comme si la
« Science » dans toute sa vérité, serait sortie de l’obscurantisme préscientifique au XVIIe siècle.
Certes, la science moderne est née à ce moment-là ; c’est encore dans ses grandes lignes qu’elle se
définit de nos jours ; ce n’est pas une idée que je récuse et mon exposé va s’attacher à le montrer.
Mais, avant ce moment décisif, ce qu’il convient d’appeler la science ancienne, qui reposait certes
sur d’autres paradigmes – principes et méthodes de pensée – présentait une conception du
monde basée sur la raison et qui était relativement cohérente.
J’ai ainsi retenu trois thèmes à partir d’une idée-force : il y a eu, autour du second tiers du
XVII siècle, une profonde mutation de la manière de penser la science et de faite de la science.
Qu’on l’appelle « révolution scientifique », selon une expression souvent utilisée, « changement de
paradigme » en suivant Thomas Khun ou même « discontinuité dans l’épistémé » pour reprendre
une formule proposée par Michel Foucault… qu’on nuance ou discute tel ou tel point des
théories que cela a entraînées, il est difficile de nier, qu’à l’échelle du continent européen, et plus
particulièrement au cœur d’un espace qui va de l’Italie à l’Angleterre en englobant la France et les
Pays-Bas, bien des choses ont changé dans l’univers et les pratiques des savants qui s’intéressent
aux sciences entre 1600 et 1700.
Ces trois thèmes sont : Science, pensée rationnelle et religion ; les Modernes contre les
Anciens, science et expérience
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1) Science, pensée rationnelle et religion
- La science comme explication rationnelle du réel
Si l’on prend ces deux points – l’activité rationnelle d’une part, et la recherche d’une
compréhension globale et cohérente du réel d’autre part – comme le socle sur lequel s’édifie toute
pensée méritant d’être qualifiée de scientifique – alors, oui, avant le XVIIe siècle, il existait une
forme de science. Pour être plus précis, c’est pour l’essentiel, et somme toute avec peu
d’évolutions majeures, la science que les Grecs ont élaborée autour des Ve et IVe siècles avant
notre ère, qui était au fondement de celle qu’étudiaient et pratiquaient les savants encore vers
1600.
Pour aborder l’étude des sciences à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, il faut en
premier lieu se demander quel sens avait alors ce mot. Cette précaution est essentielle car, en
plusieurs siècles, bien des choses ont changé… En n’oubliant pas que le latin demeure la langue
savante par excellence jusqu’au XVIIe siècle et, qu’en conséquence, peu de traités scientifiques
sont alors écrits en français ou dans une autre langue vernaculaire de l’Europe.
« Science » est une francisation ancienne du latin scientia. Les deux mots concernent très
généralement la connaissance, avec des emplois qui englobent différents domaines du savoir :
théorique, scientifique et même technique et religieux. Ils dérivent du verbe scio/scire, « savoir ». À
l’époque médiévale, sciens/scientis, le participe présent du verbe latin, adjectivé dans le sens de « qui
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sait, instruit, habile », avait « scient » pour équivalent en français ; alors que scientificus donnait
« scientifique », adjectif qu’il fallait entendre plutôt dans le sens actuel et vague de « savant » que
dans celui, plus restrictif aujourd’hui, de « scientifique ». Si les hellénistes connaissaient έπιστήμη
(épistêmê), l’équivalent grec de scientia, il est inutile de rechercher dans le lexique des langues
parlées des mots qui en dérivent. « Épistémologie », que le français emprunte à l’anglais, n’est
attestée qu’en 1907 ; quant à « épistémé », c’est Michel Foucault qui en fait le premier usage dans
Les Mots et les choses en 1965. Accordons cependant un statut d’exception à Rabelais, qui baptise un
compagnon de Pantagruel du nom d’Épistémon : un savant qui – au propre mais aussi au figuré –
perd la tête, tranchée lors d’un combat contre les Géants.
Une autre discipline avait également vocation à couvrir le vaste domaine du savoir
rationnel : la « philosophie ». Le mot provient du grec φιλοσοφία et de sa transcription latine
philosophia. Il signifie « amour du savoir et de la sagesse ». Au Moyen Âge, comme dans
l’Antiquité, la philosophie se subdivise en plusieurs branches. La « philosophie première » ou
« métaphysique » s’intéresse aux grandes catégories de la pensée. Elle entretient – non sans
difficultés – une relation étroite avec la « théologie », que – de manière quelque peu provocatrice
– l’on pourrait définir comme « la science de Dieu » (une nouvelle science, donc ?). La
philosophie « morale », elle, s’intéresse à l’éthique et à la recherche de la sagesse. Toutefois, sans
négliger ces deux versants essentiels de l’activité philosophique, l’historien des sciences
s’intéressera plus particulièrement à un troisième, celui qui lui vaut d’être qualifiée de « naturelle ».
Cette partie de la philosophie prend la « nature » comme objet de connaissance : une »physique »,
par conséquent, puisqu’en grec φυσικός (phusikós, d’où dérive le latin physica) est l’étude de la
« nature ».
Science et philosophie, si l’on suit ces acceptions, apparaissent ainsi comme deux modes
d’accès à la connaissance qui s’appuient sur la raison. En ce sens l’activité scientifique se distingue
d’un autre mode d’accès à la connaissance : la religion, qui repose sur des mystères inaccessibles à
la raison.
- Religion et science, foi et raison seraient-elles incompatibles ?
Rappelons qu’en se situant dans l’univers mental de la fin Moyen Âge et du début de
l’Epoque Moderne, le christianisme se définit comme une idéologie « dogmatique » fondée sur
des « mystères » :
- Dogmatique : en ce sens que les vérités sur lesquelles repose la religion ne peuvent être
discutées et à plus forte raison contestées, que ce soit par la raison ou par l’expérience.
- Reposant sur des mystères : seule la foi permet d’atteindre la vérité suprême de la
révélation contenue dans le message du Christ (l’Evangile/ la Bonne Nouvelle). Cela veut dire
que cette vérité est inaccessible à la raison humaine, notamment lorsque ce qu’elle enseigne
contredit l’enseignement de l’Eglise.
Ce dilemme agite la pensée chrétienne depuis l’Antiquité. Il a été souvent à l’origine de vifs
débats entre savants chrétiens. Comment se pose-t-il à la veille de la révolution scientifique ? En
fait, la conception dominante est celle d’un compromis entre foi et raison ; ce que l’on peut
appeler un « rationalisme chrétien », qui trouve dans le « thomisme » son plein aboutissement. Un
bref retour en arrière est nécessaire.
A la fin de l’Antiquité de grands débats eurent lieu entre les Pères de l’Eglise. On peut les
résumer ainsi : Est-ce que les chrétiens ont besoin de la science, puisque par leur foi ils ont accès
à la révélation divine, alors que la raison est impuissante à leur donner l’évidence de cette vérité
qui transcende tous les autres modes de connaissance ? Cette question apparaissait d’autant plus
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pertinente que la philosophie et les sciences étaient des inventions « païennes », antérieures au
christianisme.
Deux théologiens de la fin de l’Antiquité, originaires d’Afrique du Nord, sont les principaux
représentants des deux tendances qui se sont affrontées :
- Tertullien (vers 150-220) a une position antiintellectuelle : il récuse tout intérêt de la
philosophie et de la science pour un chrétien.
- Augustin d’Hippone (354-430) considère au contraire que par la raison et la science les
hommes connaissent la Création et que, par ce biais, ils se rapprochent du Créateur. Les savants
païens ne sont donc pas à rejeter. Comme ils étaient doués de raison, ce qui est un don de Dieu,
leur connaissance des sciences naturelles, de l’astronomie, de la médecine et de toutes les sciences
est utile car, en montrant la grandeur et la perfection des œuvres créées par Dieu, elle permet
d’entrevoir quelle est la grandeur et la perfection divine. Elle ne supplante pas la foi ni ne se
substitue à elle mais la conforte.
Dans cette perspective, la science s’inscrit dans une « visée apologétique ». Cela valide
l’activité rationnelle des philosophes et des savants mais cela la balise également : en effet, en
aucune manière, la raison ne peut contredire les dogmes, ne peut s’opposer à l’enseignement de
l’Eglise. Outrepasser ces bornes, ferait du savant un hérétique. Une formule souvent employée au
Moyen Âge et que l’Eglise martèlera contre tous les novateurs de l’époque moderne résume cette
idée : « la philosophie (ce qui englobe, rappelons-le, la science) servante de la théologie ».
- Un compromis médiéval entre foi et religion : le rationalisme thomiste
Ce débat a été réactivé au XIIIe siècle, au temps de Thomas d’Aquin. Le contexte
intellectuel est marqué par la création des universités et d’intenses débats soulevés par la
découverte et la traduction de manuscrits inconnus auparavant en Occident chrétien. Il s’agit des
œuvres d’Aristote (sa métaphysique mais aussi ses œuvres scientifiques sur la physique,
l’astronomie, la météorologie, la zoologie), des grands traités d’astronomie, de médecine, de
mathématique, d’alchimie des savants grecs (Ptolémée, Euclide, Hippocrate, Galien) et Arabes
(Averroès, Avicenne, Al Khwarismi)… Découverte qui se fait auprès des savants musulmans
d’Espagne ou de Sicile. Le même débat qu’à la fin de l’Antiquité ressurgit alors. Il tourne
principalement autour de la philosophie et de l’œuvre d’Aristote, car, par leur ampleur et leur
cohérence, elles permettent de synthétiser tous les champs du savoir de la fin du Moyen Âge.
Certains (les Franciscains en premier lieu) voient dans Aristote un danger pour la foi et
s’opposent vivement à l’engouement des jeunes intellectuels chrétiens pour les penseurs païens et
musulmans. Tout en restant de farouches adversaires d’Aristote, leur position à Paris et surtout
en Angleterre, évolue aux XIVe et XVe siècles. Ce que refusent Nicolas Oresme ou Guillaume
d’Ockham et leurs disciples « nominalistes », c’est d’enfermer la science dans une théorie
globalisante qui n’a rien à voir avec le christianisme. En revanche, ils accordent une place plus
large à une science « empirique » : une science basée sur « l’expérience », qui permet de
comprendre non pas « l’essence » des choses mais, plus modestement, des « phénomènes »
précis : ils s’intéressent par exemple aux mouvements des corps et sont à l’origine d’une approche
mathématique de la dynamique des solides.
D’autres, font une lecture radicale d’Aristote et de son grand commentateur arabe
Averroès, au point d’exalter la supériorité de la philosophie et de la science sur les obscurités de la
religion : on les appelle « averroïstes » ; chassés de Paris au XIVe siècle, beaucoup se réfugieront à
l’université de Padoue, près de Venise, où, en dépit des poursuites de l’Inquisition, ils resteront
très influents jusqu’au XVIIe siècle.
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Enfin Albert le Grand et surtout Thomas d’Aquin tentent une « synthèse entre
l’aristotélisme et la théologie chrétienne ». Vivement combattue du vivant de Thomas, cette
« christianisation d’Aristote », triomphe au XIVe siècle : alors que Thomas est canonisé, son
enseignement devient la base de la formation dans les facultés de théologie jusqu’au XVIIIe siècle.
Parallèlement, dans les facultés des arts, ce sont la philosophie, les traités scientifiques
aristotéliciens et ceux des grands savants grecs (mais aussi arabes) qui servent de socle à
l’enseignement.
Le thomisme repense totalement la théologie chrétienne en intégrant les catégories
philosophiques d’Aristote. Il se donne un caractère rationnel et n’hésite pas à s’appuyer sur des
données admises par la science du temps. Ainsi, dans sa réflexion sur les « preuves de l’existence
de Dieu », Thomas reprend la théorie astronomique du « premier moteur ». Considérant que les
cieux sont animés de mouvements autour de la terre, Aristote pensrait que la sphère ultime du
cosmos, l’orbe des « étoiles fixes », était animée par un « premier moteur » qu’il assimilait à une
divinité. Thomas reprend ce schéma géocentrique qui s’accorde bien avec l’enseignement de la
Bible, pour faire du Dieu des chrétiens le premier moteur ce dernier la première preuve de
l’existence de Dieu.
Aux XIIIe et XIVe siècle, le « rationalisme thomiste » resserre ainsi les liens entre science et
religion, entre aristotélisme et christianisme. Mais un rationalisme qui maintient la science et la
philosophie en position de « servantes de la théologie ».
- Le rôle décisif de Galilée
Dans la tradition réputée averroïste, ce courant minoritaire et réprimé par l’Eglise défend le
primat de la philosophie. Il s’intéresse avant tout à la métaphysique. Il cherche à montrer que sur
certaines questions, comme par exemple l’immortalité de l’âme, Aristote avait une position
opposée à ce dogme du christianisme (Pietro Pomponazzi). Quand ils font appel à la philosophie
naturelle, c’est, par exemple, pour montrer que les miracles de la Bible seraient soit des
manifestations naturelles, soit des stratagèmes d’habiles imposteurs (Jérôme Cardan). En fait ces
critiques ne concernent que de loin la pensée scientifique.
On peut même dire cela du premier procès dont un copernicien est la victime, celui qui
conduit Giordano Bruno sur le bûcher en 1600 à Rome. Ce que l’on reproche à ce philosophe
platonicien (qui n’était pas un astronome), c’est parmi d’autres positions ouvertement hérétiques,
d’avoir soutenu que l’univers était infini ; autrement dit, d’avoir accordé à la création (l’univers)
un attribut (l’infinitude) qui est un attribut exclusif de Dieu.
C’est Galilée qui, le premier, provoque, après ses découvertes astronomiques, non pas un
renversement du rapport science/religion mais une dissociation de ces deux termes. Le texte qui
exprime le mieux ce point de vue est la lettre qu’il écrit en 1615 à la grande duchesse de Toscane :
« Dans les disputes relatives aux problèmes de la nature, on devrait commencer par
évoquer non pas l’autorité des Ecritures, mais bien les expériences sensibles et les
démonstrations nécessaires ».
Galilée n’est pas un adversaire du christianisme. C’est un chrétien non dogmatique,
indifférent aux querelles théologiques. Il ne rejette pas la Bible ; il partage l’essentiel des valeurs et
des enseignements qu’elle dispense, mais il ne s’attache pas à la lettre de son texte, comme le
faisaient en son temps les théologiens. Aussi tient-il pour de peu d’intérêt les considérations
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bibliques qui portent sur des questions éloignées de la religion. Pour Galilée, et à sa suite la
majorité des grands savants de son siècle, l’Eglise doit accepter l’autonomie du travail des savants
lorsqu’ils se penchent avec rigueur sur l’étude des phénomènes naturels. L’on sait que, confrontée
aux défis qu’après Galilée la science lui a lancés, l’Eglise a refusé ce compromis, elle l’a rejeté avec
vigueur. Le procès de 1616 qui condamne l’héliocentrisme de Copernic et surtout celui de 1633,
dont il est l’accusé et qui le condamne à la réclusion et au silence, sont les moments cruciaux de
ce divorce qui s’amorce entre la science moderne et le christianisme.
- L’autonomie de la pensée scientifique moderne vis-à-vis de la religion
C’est certainement l’Italie (les Etats pontificaux mais aussi le royaume de Naples ou la
Toscane) qui a le plus pâti de cette intransigeance dogmatique. Loin de s’assouplir, la position de
la papauté reste très ferme pendant tout le XVIIe siècle. Les disciples de Galilée (Torricelli,
Borelli) sont obligés de redoubler de prudence pour éviter les poursuites. Les cartésiens, les
atomistes sont contraints de se taire ou sont en butte à des persécutions et ne trouvent que peu
d’appuis : comme ceux de l’ancienne reine de Suède, Christine, qui vit à Rome et qui protège les
savants novateurs. La France, toute catholique qu’elle soit, laisse les savants conduire assez
librement leurs recherches. Certes, après le procès de Galilée, ceux-ci sont prudents : Descartes,
par exemple, renonce à publier son traité Du Monde, dont il ne livre que des passages dans le
Discours de la méthode (1637) ; les romans d’inspiration copernicienne de Cyrano de Bergerac (Les
Etats et empires de la Lune et du Soleil) sont publiés à titre posthume et expurgés en 1658. Comme en
France les sentences de l’Inquisition romaine ne sont pas reçues, ils sont nombreux ceux qui
accueillent favorablement les idées de Galilée : depuis « libertins érudits » (le bibliothécaire de
Mazarin Gabriel Naudé, le mathématicien Le Pailleur) jusqu’aux protestants (Pierre Borel,
médecin de Castres), en passant par des jansénistes (Blaise Pascal) et même des religieux
catholiques (Mersenne, Bouillau, Gassendi). Sous Louis XIV et grâce à Colbert, l’Académie des
sciences reçoit les astronomes héliocentristes, comme le Hollandais Christian Huygens, qui
découvre les satellites et l’anneau de Saturne, où l’Italien Jean-Dominique Cassini qui dirige
l’Observatoire de Paris. Enfin, lorsque Fontenelle publie ses Entretiens sur la pluralité des mondes
(1686), l’ensemble de la communauté savante a basculé en faveur de l’astronomie nouvelle. Quant
aux pays protestants, Angleterre ou Provinces-Unies, bien qu’au siècle précédent Luther et Calvin
aient témoigné leur désaccord avec Copernic, ils restent indifférents aux décisions de
l’Inquisition ; c’est même pour beaucoup d’adversaires du « papisme » une incitation à lire les
traités de Galilée ! Malgré, de-ci de-là, quelques réactions conservatrices d’hostilité protestante
contre les novateurs (Descartes eut ainsi maille à partir avec des universitaires réformés
d’Utrecht), les travaux des savants ne sont guère entravés. Newton est couvert d’honneurs
officiels et, s’il se montre prudent vis-à-vis des autorités anglicanes, c’est parce qu’il est
antitrinitaire, et non parce qui synthétise dans la théorie de l’attraction universelle un siècle-etdemi de révolution astronomique.
Au XVIIIe siècle, les adversaires de la science moderne et du nouvel esprit scientifique qui
s’est répandu dans le sillage de l’astronomie, de la physique, de l’optique et de la physiologie
(notamment la découverte de la circulation sanguine par Harvey en 1628) continuent un combat
d’arrière-garde et sans espoir. D’autant que bien des savants chrétiens (et notamment des
religieux) ont adopté dans leur démarche les principes de la science nouvelle. L’Eglise cible alors
plutôt les savants proches des courants radicaux des Lumières, qui, en s’appuyant sur les avancées
de la science, rejettent le christianisme au profit du matérialisme mécaniste. Helvétius dans De
l’Esprit, La Mettrie dans L’Homme machine, les essais de Diderot, du baron d’Holbach et des
encyclopédistes franchisent un pas que Galilée n’avait pas franchi. Ils rompent les derniers liens
qui reliaient encore foi et raison, science et religion. Pour ces penseurs, la raison est le seul guide
qui peut conduire l’homme dans sa recherche de la vérité ; celle-ci n’a aucun caractère divin ou
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surnature et seule une rigoureuse activité scientifique permet de l’atteindre. La religion est rangée
parmi les superstitions « obscurantistes », au même type que les croyances populaires et le
charlatanisme. Significative est, de ce point de vue, l’utilisation du mot « lumière ». Jusqu’au XVIIe
siècle, lorsqu’il est employé métaphoriquement, son champ lexical est celui de la religion : la
lumière de la révélation, de la foi, du christianisme, l’illumination des âmes… Au XVIIIe, ce qui
illumine le Siècle des Lumières (Enlightenment en Angleterre, Illuminismo en Italie, Aufklärung en
Allemagne) ce n’est plus la foi mais la raison.
2) Les Modernes contre les Anciens
Si l’expression « querelle des Anciens et des Modernes » renvoie à une controverse littéraire
du temps de Louis XIV ; elle pourrait s’appliquer aux combats qu’on menés les philosophes et les
savants « novateurs » contre les « autorités » qui dominaient la science jusqu’au XVIIe siècle. Cette
controverse a une importance nodale dans la naissance du nouvel esprit scientifique.
Revenons aux XIIIe et XIVe siècles, moment où se mettent en place les paradigmes qui
guident la pensée scientifique jusqu’au début du XVIIe. Au haut Moyen Âge, l’activité scientifique
était quasiment nulle dans l’Occident chrétien. Elle a pris son essor aux XIIe et XIIIe siècle,
lorsque les savants ont commencé à récupérer dans le monde musulman des manuscrits grecs et
arabes et à les traduire en latin. Ce corpus, dans le contexte polémique évoqué plus haut, s’est
trouvé comme sacralisé lorsque le thomisme s’est imposé au XIVe siècle.
- Aristote et les savants anciens sacralisés
Aristote en a été le premier bénéficiaire. On le surnomme, soit en relation avec son lieu de
naissance : le « Stagirite » ; soit, de manière respectueuse, le « Philosophe », avec une majuscule.
L’édifice théologique thomiste et les sciences enseignées dans les universités reposent sur les
catégories de sa Métaphysique et l’enseignement logique de l’Organon. Mais Aristote influence
d’autres disciplines.
Aristote divise le cosmos en deux ensembles concentriques. A partir de l’orbe de la lune et
jusqu’à celui des étoiles fixes, animé par le premier moteur, c’est un monde éternel et parfait. Il
est composé d’« éther », ou « quintessence », un « cinquième élément » immuable et incorruptible.
Les astres se meuvent sur des sphères, les « orbes », selon un mouvement circulaire et régulier,
signe de la « perfection des cieux ». Son Traité du ciel expose cela et jette les bases du système
géocentrique, tel qu’il est enseigné sommairement dans les facultés des arts ; notamment à partir
du traité de La Sphère de l’Anglais Sacrobosco (XIIIe siècle) utilisé comme manuel jusqu’au XVIe
siècle. Toutefois, dès l’Antiquité, des astronomes ont corrigé les insuffisances d’un schéma si
simpliste qui ne cadrait pas avec les données d’observations précises, conservées dans des recueils
« d’éphémérides ». Ils l’ont complexifié avec des « épicycles » et des « cercles équants » qui
« sauvaient les apparences » ; c’est-à-dire qui préservaient le postulat de la perfection des cieux.
C’est Ptolémée, au IIe siècle de notre ère, qui a réuni dans l’Almageste, l’ensemble des travaux
astronomiques antiques, en leur donnant de solides bases mathématiques. A ce titre, son œuvre
est devenue le pilier de l’astronomie savante (et de l’astrologie) jusqu’au XVIe siècle.
Le « monde sublunaire », situé sous l’orbe de la Lune, est étudié dans le traité de La
Physique. Cette physique est qualitative : la nature est composée de quatre « éléments » (terre, eau,
air et feu) et de quatre « qualités » (sec et humide, chaud et froid). Le traité sur La génération et la
corruption montre que le monde sublunaire est en instabilité permanente ; les éléments se
mélangeant pour donner des « mixtes » qui se dissocient constamment. On ne peut donc y
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déterminer des lois stables et mathématisables. Dans la partie supérieure de ce monde, qui
correspond à la sphère de l’air (« atmosphère ») et à la sphère du feu (« sphère ignée »), se
déroulent des phénomènes (nuages, pluie, neige, comètes…) que le Stagirite étudie dans le traité
intitulé Les Météores
Aristote s’est beaucoup intéressé à la zoologie et ses traité (Histoire des animaux) font autorité
à l’université ; pour la botanique l’on se réfère à ceux de Théophraste, son principal disciple
(Histoire des plantes).
En médecine, ce sont les nombreux traités attribués à deux Grecs, Hippocrate (V e siècle
avant notre ère) et Galien (IIe siècle après) qui font autorité. On peut y ajouter des traités arabes
de Rhazès et surtout d’Avicenne (Le Canon). Ils couvrent tous les champs de l’art médical
(anatomie, physiologie, pathologie, thérapeutique). Pour la pharmacie, c’est encore le traité d’un
Grec, Dioscoride (La Matière médicale), qui sert de référence pour la composition des principaux
médicaments. La théorie des quatre humeurs (sang, « bile jaune » ou « colère », « bile noire » ou
« mélancolie », « pituite » ou « phlegme »), sur laquelle repose la médecine savante, s’accorde bien
avec la théorie physique des quatre éléments ; ce qui donne beaucoup de cohérence à l’ensemble
de la science ancienne.
Ajoutons enfin les travaux mathématiques des Grec, principalement la géométrie d’Euclide.
Ils prennent, eux aussi rang d’autorités, et sont, comme ceux d’Aristote, Ptolémée, Hippocrate,
Galien et quelques autres, enseignés avec vénération, pendant des générations, jusque bien tard
dans le XVIIe siècle.
- Des autorités incontestables et indépassables
Cette sacralisation des autorités anciennes les rend incontestables. L’enseignement
universitaire repose principalement sur l’étude de leurs textes. Les traités que composent les
« régents » sont des « commentaires » de ces œuvres et bien des cours en chaire se concluent par :
Aristoteles dixit, « Aristote a dit » ; ce qui signifie qu’il n’y a plus rien à ajouter sur le sujet. Certes, il
serait caricatural de penser qu’il n’y avait pas de débats ni de controverses. Mais, à l’occasion
d’une disputatio, ou lors de la soutenance d’une thèse, si l’on discutait l’opinion d’un auteur, c’était
avant tout pour lui opposer celle d’un autre auteur. Par exemple, on comparait le point de vue
d’Hippocrate avec celui de Galien ou d’Avicenne sur un point précis d’anatomie ou de
thérapeutique, et l’on prenait parti pour l’un d’eux. Quiconque se risquait à avancer une opinion
originale se heurtait à la critique des autres docteurs. L’université qui avait été un lieu très vivant
de débats et de controverses au XIIIe siècle est devenue un foyer de conservatisme à la fin du
Moyen Âge et à l’Epoque Moderne. D’autant que les facultés des arts, des décrets (droit) et de
médecine étaient en général placées sous la tutelle de celle de théologie. C’était notamment le cas
à Paris, où la Sorbonne – qui désigne la seule faculté de théologie – dominait l’université et
disposait de surcroît du pouvoir de censurer les livres. La vigilance des religieux est constante car,
la philosophie comme les sciences peuvent être instrumentalisées contre les dogmes. La crainte
obsidionale de l’hérésie à la fin du Moyen Âge et pendant la Réforme et la Contre-Réforme a
rendu les théologiens très méfiants à l’égard des « novateurs ». Derrière toute remise en cause
d’Aristote ou d’une autre autorité se profile à leurs yeux le spectre d’un hérétique potentiel.
Il ne faut pas non plus sous-estimer les réflexes de corps, le conservatisme corporatiste.
Plus que les préjugé religieux, ce que défendent par exemple les docteurs de la faculté de
médecine c’est un « art » dont les préceptes sont en permanence menacés par les prétentions des
« chirurgiens » (Ambroise Paré est l’un d’eux) et des « médecins empiriques » qui ne sont pas
passés par la faculté (comme l’alchimiste suisse Paracelse qui prétend fonder une médecine
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chimique : « l’iatrochimie »), par les « panacées » miraculeuses que proposent les charlatans dans
les foires. Bousculer leurs certitudes, ancrées sur deux millénaires de tradition hippocratogalénique, c’est remettre leur autorité en question. Ainsi s’explique leur grande réticence à
admettre des médications apportées des nouveaux mondes (le gaïac, le quinquina) ou élaborées
par les alchimistes (l’antimoine). Tous ces produits ont donné lieu à des controverses homériques
qui s’étalent sur des dizaines d’années. Pour de semblables raisons, ils ont aussi été très réticents à
adhérer à la découverte de la double circulation sanguine par le médecin anglais William Harvey.
Alors que ses travaux ont été publiés en 1628, la faculté de médecine de Paris, menace de faire
interdire son enseignement par le Parlement au début des années 1670 ! Ridiculisés par le poète
Boileau, et alors que Louis XIV confiait à Dionis le soin de l’enseigner au Jardin du Roi, les
docteurs de la faculté ont dû renoncer à leur entreprise.
Il résulte de cette situation que le corpus des connaissances scientifiques hérité de
l’Antiquité est considéré jusqu’au XVIIe siècle comme indépassable. L’idée de « progrès », qui
nous semble, à nous, étroitement liée à l’activité scientifique, est inconnue des savants anciens.
L’activité scientifique n’est qu’une répétition, assortie de commentaires et de commentaires de
commentaires, de connaissances élaborées par les autorités anciennes. Ce n’est en aucune manière
la recherche de découvertes nouvelles. Tout au plus, quelques savants s’autorisent-ils à enrichir
modestement ce corpus, non en l’étendant vers des domaines inexplorés, mais en creusant à
l’intérieur pour révéler toutes les richesses qu’il contient. Une formule résume bien cette
situation : ils se considèrent au mieux comme « des nains sur des épaules de géants ».
- Renaissance et Réforme, un temps d’ébranlement des connaissances anciennes
A partir du milieu du XVe siècle, en Italie d’abord, puis, au début du siècle suivant dans le
reste de l’Europe, ce socle de certitudes, de moins en moins fécond et en grande partie fossilisé,
se trouve ébranlé.
Passons rapidement sur l’impact des Grandes découvertes. En quelques dizaines d’années,
à la charnière des XVe et XVIe siècle, le monde a pris d’autres dimensions. L’Amérique, l’Afrique,
l’Asie Orientale jusqu’au Pacifique ont fait prendre conscience aux Européens que l’idée qu’ils se
faisaient de notre globe était bien étriquée, en regard de son immensité et de sa diversité. Lorsque,
au début du XVe siècle, l’on découvre le livre de la Géographie de Ptolémée, les cartes qu’elle
contient délimitent un monde connu centré sur la Méditerranée. Au siècle suivant, après les
voyages de Colomb, Vasco de Gama ou Magellan, la représentation de la terre, telle celle de
l’Atlas du cosmographe belge Mercator (1595), figure relativement correctement le contour des
continents et des océans (la zone antarctique exceptée).
Passons également sur le trouble des consciences consécutif au déchirement de la
chrétienté pendant la Réforme. Même si cela n’était pas le but de Luther et des réformateurs
protestants, dans le sillage de leur rejet de la hiérarchie de l’Eglise, de nombreux intellectuels ont
vu dans leur révolte le signal d’une émancipation de l’esprit bien plus large que celle qu’ils
prônaient. Ainsi, à la faveur de la Réforme, dans ses marges et souvent à la désolation de ses
promoteurs, de nombreuses sectes se sont constituées, mais aussi de nombreux humanistes ont
cherché à se libérer du carcan idéologique de la tradition scolastique.
Passons enfin sur le rôle de l’imprimerie qui, dès la seconde moitié du XVe siècle, a donné
accès à une masse considérable de textes anciens comme modernes, bien au-delà des cercles
monastiques et des universitaires, qui monopolisaient l’essentiel des manuscrits médiévaux. On
estime à environ 20 millions le nombre de livres imprimés entre 1450 et 1500 (ce qu’on nomme
aujourd’hui : les « incunables »). Dès lors la quasi-totalité des textes philosophiques et
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scientifiques alors connus se répandent, dans des traductions latines (et parfois dans la langue
grecque originale), dans un large public de religieux, de nobles mais aussi de bourgeois cultivés,
occupés dans le commerce ou titulaires d’offices.
Ce contexte a pesé lourdement dans la remise en cause de l’autorité des Anciens. Il
montrait que le présent était porteur de changements, que loin de tout connaître, les hommes
avaient d’immenses domaines nouveaux à découvrir et à explorer. C’est à cette époque-là que l’on
commence à regarder ce que l’on nomme le Moyen Âge comme des « âges obscurs » (dark ages) et
« gothiques », entendons « barbares ». Dans une lettre à son fils Pantagruel, publiée en 1532,
Gargantua évoque sa jeunesse en ses termes : « Le temps était encore ténébreux, sentant
l’infélicité et calamité des Goths ».
En fait, ce que saluent Rabelais et la plupart des humanistes, c’est le bousculement des
champs du savoir « scolastique » par la découverte de nombreux manuscrits grecs, apportés en
Italie au XVe siècle par les savants byzantins qui fuient l’avance des Ottomans ou redécouverts
dans les recoins oubliés des bibliothèques monastiques. Des centaines de titres d’auteurs qui
n’étaient connus que comme des noms ou par des citations éparses, deviennent accessibles et
surtout traduits, car la formation des humanistes comporte désormais l’apprentissage du grec.
Platon n’est pas des moindres, mais aussi Lucrèce et les épicuriens, Sextus Empiricus et les
sceptiques… Le champ de la philosophie, centré sur l’aristotélisme thomiste, s’ouvre
brutalement. L’Aristote des scolastiques, déjà malmené par les nominalistes anglais et par les
averroïstes padouans, devient un philosophe parmi d’autres. Son hégémonie est contestée dès la
fin du XVe siècle par les platoniciens florentins conduits par Marsile Ficin, qui a traduit en latin
tous ses dialogues. Aux yeux de beaucoup d’humanistes du XVIe siècle, comme Marc-Antoine
Muret, très virulent à son encontre, l’aristotélisme est dépassé.
- La multiplication des figures de l’autorité
La notion d’autorité, elle, n’est pas nécessairement contestée dans son principe. Si, à la
Renaissance, l’on récuse celle d’Aristote, c’est souvent pour se placer sous celle d’une autre école
antique. Ecole qui ne limite pas ses prétentions au seul champ de la philosophie première, la
métaphysique, mais qui a aussi des développements dans celui de la philosophie « naturelle »,
autrement dit : les sciences.
Ainsi dans le sillage de Platon (et de Pythagore) l’idée que le monde serait gouverné par les
nombres tend à introduire les mathématiques dans l’étude de la nature ; ce que récusait Aristote.
Cela ne veut pas dire que l’on se trouvait au seuil de la physique moderne. A la Renaissance, ce
sont plutôt les sciences occultes, avec lesquelles le platonisme entretient de nombreuses relations,
qui en ont été valorisées. En effet, pour les platoniciens (notamment les « néo-platoniciens » de
l’antiquité tardive comme Plotin) et à différence d’Aristote, il n’y a pas une coupure franche entre
monde sublunaire (« microcosme ») et monde supralunaire (« macrocosme »). Par un jeu
complexe d’influences harmoniques, commandées par des « similitudes », des « sympathies » ou
des « antipathies » entre les composants de l’un et de l’autre, ces deux mondes interfèrent entre
eux de multiples manières. Cette tendance se trouve renforcée par la traduction, toujours par
Marsile Ficin, du Corpus hermétique. Il s’agit d’un ensemble de textes – pour l’essentiel inconnus au
Moyen Âge – attribués à un prétendu sage de l’antiquité présocratique, Hermès Trismégiste (« le
trois fois très grand »). En fait, l’humaniste protestant Isaac Cazaubon, démontrera au début du
XVIIe siècle, que ce sont des traités écrits aux Bas-Empire, dans les milieux grecs d’Egypte ;
milieux christianisés et influencés par la Gnose. Ce détail a de l’importance, car il explique les
convergences que contient le Corpus hermétique avec le christianisme. Comme à la Renaissance, on
ignorait cette composition tardive, on y voyait – au même titre que les poèmes attribués à
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Orphée, l’enseignement de Pythagore et les dialogues de Platon – le témoignage d’une prisca
theologia – une théologie antique – qui aurait en une certaine manière anticipé la révélation
chrétienne. Cette filiation imaginaire, mais considérée comme réelle dans les milieux platoniciens,
donnait une légitimité théologique, mais aussi philosophique et scientifique, à des disciplines
comme l’astrologie, l’alchimie et la magie naturelle. Dans la même veine, la « numérologie »
(l’étude du pouvoir des nombres), la « stéganographie » (l’art de chiffrer les messages), la
« physiognomonie » (l’étude de la psychologie à partir de la physionomie) et de nombreuses
« sciences occultes » (sciences de ce qui est caché au profane), connurent une extraordinaire
vogue du milieu du XVe siècle jusqu’au XVIIe siècle (elles conservent encore de fervents adeptes
de nos jours !). Le point commun entre toutes ces sciences est qu’elles considèrent que tous les
éléments qui composent le cosmos, du plus infime au plus vaste, sont porteurs de signes. Le rôle
de la science, qui ne s’acquiert qu’au prix d’une longue initiation, est, en déchiffrant les « arcanes »
ou secrets de la nature, de lire ce que Michel Foucault a appelé la « prose du monde ». Cette
attirance pour « l’ésotérisme » (ou recherche des secrets cachées à l’intérieurs des choses), si elle
n’a pas trouvé une véritable place dans l’enseignement universitaire, a gagné de nombreux
partisans ; d’abord dans les académies italiennes puis dans les cercles humanistes, littéraires et
artistiques de la Renaissance européenne. Nous aurons à en reparler quand nous étudierons la
figure du savant et les institutions scientifiques.
Les épicuriens, dont la pensée a bénéficié de la découverte dans un monastère allemand du
poème latin de Lucrèce De la Nature, ont élaboré dans l’Antiquité une conception du monde à
caractère matérialiste et tenue pour athée par les chrétiens. Pour Epicure l’univers n’a pas été
créé, il est éternel et infini. Il récuse la dualité, chère aux chrétiens, mais aussi aux platoniciens et
aux aristotéliciens, entre matière et esprit. Il considère que la nature est uniquement composée de
vide et de matière divisée en particules, les « atomes ». Les atomes s’agrègent entre eux pour
donner les astres, les objets, les animaux et les humains. Aucun plan, aucune providence, ne guide
le cours des choses, mais le hasard des agrégations et des désagrégations atomiques. L’atomisme
épicurien donne une dignité à des notions physiques inenvisageables pour un chrétien
(l’infinitude, l’éternité) considérées comme les seuls attributs divins, ou pour un aristotélicien (le
vide). Quant à l’association entre vide et atomes, elle ouvre à l’étude du mouvement, à celle de la
composition de la matière ou à celle de lumière, des perspectives qui séduisirent certains savants
(notamment Galilée). Au XVIIe siècle, l’atomisme, défendu par le philosophe français Pierre
Gassendi, se présente ainsi comme une alternative, non seulement au vieil aristotélisme, mais
encore au cartésianisme qui a séduit bien des « novateurs ».
Du stoïcisme, c’est surtout sa morale rigide que retiennent les humanistes, mais certaines
données de leur physique influencent la pensée scientifique. Par exemple le pneuma (souffle), que
l’on traduit par « esprit », trouve une place importante dans l’explication des mécanismes
physiologiques : le transport par les artères de « l’esprit vital », mélange d’air chaud et de sang
formé dans le cœur, et celui de « l’esprit animal », fluide ténu qui se déplace entre le cerveau et les
muscles, à l’intérieur de nerfs que l’on imaginait être de minuscules canalisations.
- Rejet des autorités et idée du progrès illimité des sciences
En faisant l’inventaire des écoles philosophiques antiques, une place à part est à accorder
au scepticisme (Montaigne en France en a été un grand représentant). Considérant que l’homme
ne peut atteindre la vérité et que nulle science ne peut être tenue pour certaine, le scepticisme a
contribué à ruiner l’hégémonie de l’aristotélisme sur la science. S’il a détourné les sceptiques
radicaux de toute activité scientifique, il a favorisé un scepticisme qui n’est pas seulement
« critique » mais qui est aussi « constructif ». Il a, par exemple, stimulé les recherches sur
« l’induction » : comment tenir pour vrai le résultat d’une observation ou d’une expérience au
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point d’affirmer que si on la reproduit de manière identique elle aura les mêmes effets ? Enfin, il
ne faut pas oublier que c’est à partir d’un « doute radical » sur toutes les connaissances anciennes
et d’un rejet de toute autorité, que, dans le Discours de la méthode, Descartes a entrepris de refonder
la philosophie mais aussi les sciences, sur des bases plus solides que celles héritées des Anciens.
La démarche de Descartes rejoint celles, quasi contemporaines, de Galilée ou de Harvey.
Celles-ci traduisent l’aboutissement de cette crise d’autorité qui, touchant d’abord Aristote et, audelà, l’ensemble de l’enseignement scolastique médiéval, s’est étendue à toutes les écoles de
l’Antiquité que la Renaissance avait réhabilitées. L’on touche là à une des contradictions de
l’esprit de la Renaissance, que l’on retrouve dans tous les champs de la vie intellectuelle et
artistique ; contradiction qui explique le dynamisme de cette période : initiée comme un
mouvement de retour vers l’Antiquité, pour sortir de la barbarie « gothique », la Renaissance a
conduit progressivement les humanistes et les artistes à prendre conscience qu’ils pouvaient, non
seulement imiter et égaler les Anciens, mais encore les dépasser. Croyant rejeter un passé
immédiat pour retrouver un brillant passé antérieur, loin de s’enfermer dans celui-ci, ils ont
commencé à entrevoir les potentialités de découvertes illimités que l’avenir réservait au génie
humain.
Cette prise de conscience ne s’est pas faite en un jour. Bien des blocages mentaux – les
« obstacles épistémologiques », pour reprendre une expression du philosophe Gaston Bachelard –
ont freiné les avancées de la science. Ces obstacles étaient d’ordre religieux : les idées nouvelles
remettaient en cause des dogmes, elles renversaient des connaissances qui confortaient le
christianisme ; ce qui pouvait conduire à des suspicions d’hérésie et à des poursuites
inquisitoriales et judiciaires. Elles contestaient des idées qui recueillaient un large consensus dans
le monde savant et qui étaient enseignées depuis des temps immémoriaux. L’astronomie offre
une belle illustration des atermoiements des savants novateurs et de leurs hésitations à renverser
en bloc les piliers du savoir de leur temps.
Dès le XVe siècle, le cardinal Nicolas de Cues remet en cause la clôture du cosmos par la
sphère des étoiles fixes. Mais, considérant que la créature ne pouvait égaler le Créateur (Dieu), il
considère que l’univers qu’il conçoit n’est pas « infini », mais « indéfini ». Copernic dans la
Révolution des orbes célestes (1543) prend la précaution de s’appuyer sur l’autorité antique
d’Aristarque de Samos pour substituer l’héliocentrisme au géocentrisme aristotélicien et
ptoléméen. Il ne rejette ni la sphéricité des orbes (héritage de Platon) ni le « monde clos »
aristotélicien. Le Danois Tycho Brahe fait un pas en arrière en tentant un compromis : l’univers
est centré sur la Terre, mais les cinq planètes visibles tournent autour du Soleil. Il découvre
également une étoile nouvelle (une nova) et montre que les comètes ne sont pas des phénomènes
météorologiques mais astronomiques : le monde supralunaire n’est donc pas immuable comme
l’affirmait Aristote. A la fin du XVIe siècle, l’Anglais Digges et surtout l’italien Giordano Bruno,
avancent l’idée d’un univers infini et d’une pluralité des mondes. En 1610, Galilée rend publiques
dans le Messager des étoiles, ses observations à la lunette qui confortent les hypothèses
coperniciennes. A la même époque, l’Allemand Kepler montre que les planètes ne tournent pas
avec une vitesse régulière sur des orbes sphériques mais décrivent une « orbite elliptique » avec
une vitesse variable. En 1643, l’Italien Torricelli met en évidence l’existence du vide. Des travaux
sur la dynamique des solides de Galilée à « l’attraction universelle » de Newton (1687), le monde
savant se convainc que les mêmes lois gouvernent la nature et le monde céleste. Les principes sur
lesquels l’astronomie ancienne sont alors tous quasiment abattus : géocentrisme, immuabilité du
monde supralunaire, hétérogénéité des phénomènes qui s’y manifestent en regard de ceux du
monde sublunaire, mouvement régulier des orbes sphériques, absence du vide, clôture de
l’univers… Pourtant, les procès de Bruno et de Galilée, la résistance de l’Eglise et de nombreux
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universitaires ont ralenti ce renversement révolutionnaire de l’astronomie ancienne. Révolution il
y a eu, mais une révolution qui s’étale sur la longue durée d’un siècle-et-demi environ.
C’est toute une conception de l’activité scientifique qui s’en trouve progressivement
bouleversée. Celle-ci, libérée du carcan des autorités antiques, se fixe pour but le progrès sans fin
de la connaissance. L’anglais Francis Bacon, au début du XVIIe siècle, est un des premiers à
célébrer cette mutation et à y voir un des facteurs essentiel du progrès humain dans son essai : Du
progrès et de la promotion du savoir. De Newton, à la fin de ce siècle, à l’Esquisse d’un tableau historique
des progrès de l’esprit humain écrit par Condorcet pendant la Révolution, en passant par l’Encyclopédie
des sciences et des arts, véritable monument à la gloire du progrès scientifique et technique, ils sont
nombreux à sa suite, à célébrer cette idée, qui au-delà du Siècle des Lumières, sera considéré
comme un fondement de la civilisation occidentale moderne.
3) Science et expérience
Si le progrès devient l’objectif de la recherche scientifique, la raison n’est pas le seul pilier
sur lequel s’appuient les savants ; l’autre pilier est « l’expérience ». Son association avec la rigueur
rationnelle permet de valider les résultats des nouvelles recherches : c’est ce qu’on entend par
« démarche expérimentale ».
- L’expérience : une idée ancienne pleine d’ambiguïté.
Recourir à l’expérience pour conforter une théorie ou une thèse est tout sauf une démarche
strictement moderne. Encore faut-il s’entendre sur le sens des mots.
Lorsque les tenants de la science ancienne emploient le latin experimentum, ils signalent
simplement qu’ils ont fait une « observation », que l’explication du phénomène qu’ils exposent
s’est avérée juste, ou bien que le procédé ou le remède qu’ils préconisent ont eu des effets
positifs. Cela ne s’appuie sur aucune démarche bien précise, ni, à plus forte raison, sur aucun
« processus de vérification » bien codifié. Cela peut être le résultat d’un essai que l’on a fait soimême et que l’on répète dans l’espoir qu’il donnera les mêmes effets jugés concluants. Mais très
souvent, c’est parce qu’on en a reçu l’enseignement d’un maître, ou qu’on l’a lu dans un livre. Il
existait tout une littérature qui donnait ainsi des recettes les plus diverses : agronomiques,
techniques, médicales, culinaires… Certaines prenaient des allures très savantes, comme les traités
alchimiques ou le recueil du Napolitain Della Porta, intitulé La Magie naturelle (1589) ; d’autres
étaient diffusées dans la littérature populaire des almanachs et des brochures à bon marché. Tout
cela constituait un fonds de connaissances réputées exactes, qu’on répétait souvent par « ouïdire », sans qu’on cherche à en effectuer une vérification. Ainsi, croyait-on qu’un aimant frotté
d’ail n’attirait pas le fer. De nombreux ouvrages savants l’affirmant, la Royal Navy a interdit la
consommation d’ail sur ses navires pour ne pas dérégler les boussoles… jusqu’à ce qu’en 1646, le
médecin anglais Thomas Browne ne montre, en plongeant un aimant dans une soupe à l’ail, que
cette croyance n’avait aucun fondement !
Des expériences nouvelles, comme les dissections, que l’on commence à pratiquer à la fin
du XIIIe siècle et qui deviennent courantes aux siècles suivants, n’ont jusque tard dans le XVIe
siècle, pas d’autre vocation que de servir d’illustration au commentaire du texte de Galien ou
d’Hippocrate que le maître récite en chaire. L’opérateur qui est près du cadavre montre très
sommairement à l’auditoire quelle est la partie du corps qui est décrite dans le live. Bien que
considérée comme le premier grand traité d’anatomie accompagné de gravures d’une grande
précision, La Fabrique du corps humain, du belge Vésale (1543) qui enseigne à Padoue, conserve la
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CAPES Agrégation – Cours du 12/12/2016 – Didier Foucault - Ancienne pensée scientifique et nouvel esprit scientifique (XVe-XVIIIe siècles)
théorie de Galien selon laquelle la paroi interventriculaire du cœur laisserait passer le sang par de
petit conduits, alors que Vésale reconnaît qu’il ne les a jamais vus (en fait ils n’existent pas sur
l’homme, contrairement à certains animaux que Galien avait disséqués).
Le poids des autorités anciennes était donc tel que le simple fait d’attester qu’un Père de
l’Eglise, qu’un savant antique ou arabe aient donné une explication à un phénomène naturel
suffisait à lui donner un statut de vérité incontestable. Aussi, dès le Moyen Âge, convoquer en
nombre le témoignage des Anciens et de leurs plus récents épigones devint un moyen de prouver
la justesse de la thèse défendue. Cet usage, appelé modus authenticus, a eu pour conséquence
l’accumulation de références érudites et de citations dans les traités savants qui se présentaient,
non comme des œuvres originales mais comme des stratifications de commentaires de textes
ayant acquis le statut d’autorité. La culture baroque renforce encore cette pratique à la veille de la
révolution scientifique du XVIIe siècle. Elle conserve ensuite de nombreux adeptes, en dépit des
critiques des novateurs qui dénonce le « pédantisme » de cette érudition sans fondements
épistémologiques.
Rien dans cette pseudo-justification d’une vérité scientifique par l’expérience n’avait de
rapport avec la démarche expérimentale de la science moderne. L’expérience, ici, au mieux
confirme une thèse, jamais elle ne l’invalide. Si on échoue, on ne remet pas en cause la justesse de
l’effet attendu, on tente de recommencer l’expérience, quitte à conclure que si elle n’a pas réussi
c’est parce qu’on manquait d’une information pour la mener à bien ; ou bien parce que le sens de
certains noms anciens ayant été perdu, il y a eu confusions dans la lecture des textes de référence.
- L’influence de Bacon sur la science expérimentale
Le chancelier anglais Francis Bacon (1561-1628) a longtemps été considéré comme le grand
initiateur de la démarche expérimentale. Dès son origine, La Royal Society, fondée selon un de ses
projets de promotion de la science, s’est réclamée de ses principes ; ce que n’ont pas manqué de
faire ensuite les encyclopédistes des Lumières et des générations de savants jusqu’aux XIXe et
XXe siècles. Certes, des critiques – comme celles d’Alexandre Koyré – ont tenté de minimiser le
rôle fondateur du philosophe anglais. Il a été reproché à ce contemporain de Galilée et de Kepler
d’être passé à côté d’un des aspects fondamentaux de la science moderne naissante à son époque :
la mathématisation de la physique. On lui a aussi reproché ses complaisances envers certains
aspects de la pensée occulte (notamment l’alchimie de Paracelse) et, last not least, de n’avoir pas
avoir eu une activité scientifique. Cela n’est pas faux, mais outre son enthousiasme envers le
progrès scientifique et sa critique des autorités anciennes, qu’il appelle les idola theatri (entendons :
les « idoles de la chaire »), Bacon a jeté les fondements de l’induction scientifique.
On l’a dit, les sceptiques, dont les idées ont rencontré un large écho aux XVIe et XVIIe
siècles, ont mis en évidence la fragilité de toutes les connaissances humaines ; y compris celles qui
se parent de l’autorité de la science. Ils ont ainsi poussé les savants à réfléchir sur le fait qu’une
connaissance toute théorique, qui ne s’ancre pas sur une vérification par l’expérience, ne peut
fonder une science authentique. De la même manière, une simple accumulation d’observations et
d’applications de recettes qui marchent, ne peut constituer une science digne de ce nom. Par
ailleurs, si l’on excepte les mathématiques, science purement théorique, toutes les sciences qui
prétendent expliquer des phénomènes naturels doivent tenter de répondre à cette difficile
question de logique : comment passer du particulier au général ; comment à partir du constat
qu’une ou plusieurs expériences identiques ont eu le même résultat, peut-on inférer que de
nouvelles expériences auront les mêmes conclusions et, de-là, énoncer une loi générale ?
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La question de l’induction n’a pas échappé aux logiciens antiques comme Aristote (Organon)
et à ses sectateurs médiévaux. De Pietro D’Abano au XIVe siècle à Zabarella au XVIe, les
philosophes padouans ont relancé la réflexion sur le sujet, en développant la méthode dite de
« résolution et de composition ». Pour comprendre le réel, on le décompose en ses parties afin de
mieux les étudier, puis on imagine une explication globale qui permette d’élaborer une hypothèse
pour laquelle une expérience sera conçue afin de vérifier sa validité. Il n’est pas sans intérêt de
remarquer que deux des fondateurs de la science expérimentale, Galilée et Harvey, ont eu des
liens avec l’université de Padoue : le premier y a enseigné pendant 18 ans et y a fait ses premières
expériences de physique et ses premières observations astronomiques ; le second y a étudié
auprès de l’anatomiste Acquapendente, qui a découvert les valvules veineuses, dont le
fonctionnement infirmait l’idée traditionnelle qu’on se faisait du parcours du sang dans ces
vaisseaux. C’est à partir de ce constat que Harvey a conçu une série d’expériences sur des
animaux pour :
- invalider la théorie ancienne (le sang part du foie, coule dans les veines seules, puis se
dépose dans l’organisme sans revenir à son point de départ) ;
- montrer que le cœur fonctionne comme une pompe aspirante et refoulante et non comme
une sorte de chaudière ;
- établir que le sang effectue un double mouvement circulaire (cœur/poumons/cœur ;
cœur/organisme/cœur) ;
- affirmer que le sang part du cœur en empruntant les artères (qui n’ont donc pas pour
fonction de transporter l’esprit vital) et y revient grâce aux veines.
La démarche de Bacon n’est donc pas isolée, elle s’inscrit dans une période où l’on tente de
sortir d’une science toute théorique et basée sur l’autorité des Anciens. C’est dans l’observation
du réel, dans toute sa diversité, que Bacon fonde ses espoirs de refonder la science – ce qui est
l’objet de son Nouvel organon. Il préconise de recueillir dans la nature un maximum de choses et
d’observations, non pour en faire une collection désordonnée – comme dans les cabinets de
curiosités très à la mode alors, où s’entassaient pêle-mêle des objets naturels ou artificiels
disparates – mais en les classant dans des tables raisonnées, en fonction de leurs particularités
communes. De-là, en corrélant ces données avec d’autres qui leur apparaîtraient liées, il sera
possible d’extraire des relations théoriques générales de ces données particulières, d’établir des
liens de cause à effet, d’énoncer des lois. Enfin, de cette généralisation théorique, le savant pourra
induire des hypothèses nouvelles et concevoir des expériences pour enrichir les connaissances et
apporter à la collecte initiale des éléments nouveaux qui seront soumis à la même démarche, dans
un progrès indéfini de la science.
- Progrès et limites de la démarche expérimentale au XVIIe siècle
La démarche de Bacon, se fonde donc sur l’expérience. En ce sens elle est empirique mais
elle n’est pas qu’empirique, comme on le lui a souvent reproché. Elle tente une articulation avec
le raisonnement théorique, même si dans le détail, cette articulation n’est pas sans faiblesse. En
s’appuyant sur ses travaux – notamment en Angleterre eu sein de la Royal Society – ou
indépendamment de lui, la méthode expérimentale s’élabore et se précise peu à peu au cours du
XVIIe siècle.
C’est en Italie, avec Galilée et dans son entourage, qu’elle s’enrichit d’un souci de
mathématisation et de l’usage d’instruments scientifiques appropriés. Alors qu’en Allemagne
Kepler énonce les trois premières lois mathématiques de l’astronomie moderne, Galilée étudie la
chute des corps pour sortir du schéma aristotélicien. Il conçoit à cet effet des expériences –
comme par exemple l’emploi d’un plan incliné gradué qui permet d’obtenir une vitesse de chute
plus lente et de mieux mettre en évidence l’accélération de la boule qui roule dessus. Il collabore
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avec le médecin padouan Santorio pour mettre au point le premier « thermoscope », afin de
pouvoir mesurer, autrement que par le toucher, l’intensité de la chaleur d’un corps. L’instrument
est imparfait et c’est Torricelli, autre disciple de Galilée, qui met au point le premier thermomètre
au mercure. Santorio élabore de son côté une expérience complexe pour mettre en évidence la
« perspiration » : la perte d’eau par la transpiration de la peau ou lors de la respiration. Il a conçu
une grosse balance, où il se pèse chaque fois qu’il absorbe de la nourriture ou un liquide, mais
aussi où il pèse toutes ses déjections. Il montre ainsi qu’il y a une différence de poids qui ne
s’explique que par la perspiration. Santorio est également l’inventeur d’un « pulsimètre » qui
mesure la fréquence du pouls (l’un des rares examens cliniques de la médecine ancienne). Enfin
Galilée appartient à l’Académie de l’expérience (del Cimento) à Florence qui, comme son nom
l’indique, a une vocation scientifique basée sur les expériences. C’est au sein de celle des Lynx
(Lincei) de Rome qu’il préconise de réaliser les premières observations au microscope, instrument
inventé par le Hollandaise Jansen. Ainsi, par la suite, Stelutti publie-t-il un livre sur les abeilles et
Odierrna des observations sur l’œil de la mouche à partir de leur étude au microscope.
Il s’en faut de beaucoup cependant que les savants adoptent systématiquement une
méthode expérimentale rigoureuse, capable d’instaurer une relation équilibré entre expérience et
théorisation rationnelle. Galilée, par exemple, bien qu’un de ses livres s’intitule L’essayeur (Il
Saggiatore : métier qui consiste à vérifier la qualité des alliages composant les pièces d’or), invoque
souvent des expériences qu’il n’a jamais réalisées. On parle à ce sujet « d’expérience de pensée ».
Par exemple, lorsqu’il affirme que deux solides de poids différents qui tombent de la tour de Pise
arrivent ensemble au sol, pour démontrer que le poids n’interfère pas dans la vitesse de chute ; ou
bien lorsqu’il soutient qu’un objet lancé du haut du mat d’un bateau en mouvement tombe au
pied du mat et non en arrière comme on le croyait. De la même manière les travaux scientifiques
de Descartes utilisent abondamment l’expérience de pensée, sans recours à une véritable
vérification expérimentale. Dans le Discours de la méthode il a énoncé des règles strictes pour penser
justement : ne pas retenir une idée dont on n’a pas la certitude qu’elle est juste ; décomposer
l’objet à étudier en ses parties les plus élémentaires ; organiser son raisonnement en progressant
du plus simple vers le plus complexe ; enfin s’assurer d’avoir collecté toutes les données et de ne
pas en avoir oublié d’importantes. Mais, faute de pouvoir observer correctement tous les
phénomènes qu’il étudie, il imagine ceux-ci à partir des données dont il dispose. Il en arrive
souvent à concevoir des théories (la « structure tourbillonnaire de l’univers », l’existence dans le
cerveau d’une « glande pinéale » où l’âme et l’ensemble des nerfs seraient en communication…)
qui ne reposent sur aucune vérification expérimentale.
Quant à la « classification », une chose est d’accumuler des connaissances sur un objet
d’étude, autre chose est de savoir leur donner un ordre pertinent pour en faire un véritable outil
de recherche. Inventorier les données pose déjà de gros problèmes : lesquelles retenir, lesquelles
écarter ? Les hiérarchiser à partir de critères rigoureux est une entreprise qui surpasse alors les
capacités de bien des savants. Faut-il les compiler en suivant l’ordre alphabétique ? La question
des langues mise à part (ce qui n’est pas une mince affaire) cet usage, emprunté à la lexicographie
(confection des dictionnaires), place toutes les données sur un même plan et n’introduit aucune
relations entre elles. C’est l’option de Diderot et D’Alembert dans l’Encyclopédie. Faut-il suivre
l’ordre de la Genèse, qui place l’homme au sommet d’une création qui passe du minéral au
végétal puis à l’animal ? Mais ensuite ? Comment subdiviser ces règnes ? Avec Aristote on peut
aussi distinguer les être qui n’ont pas de sang de ceux qui en ont, puis parmi ces deniers, ceux qui
l’ont froid et ceux qui l’ont chaud. Faut-il introduire des critères liés aux similitudes, aux
sympathies et antipathies, si importantes dans les sciences occultes ? L’on a pu ironiser sur les
traités de botanique et de zoologie anciens qui – pour nos yeux dessillés par deux siècles de
positivisme et de scientisme – ressemblent à de véritables fourre-tout chaotiques. Ainsi, quand
l’éminent naturaliste de la Renaissance Aldrovandi, créateur du jardin botanique de l’université de
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Bologne, traite des animaux solipèdes (les équidés), trouve-t-on à côté du cheval, de l’âne et du
zèbre, l’éléphant et la licorne. Il consacre près de 300 pages au cheval, dont la quasi-totalité sont
étrangères à ce que l’on rapporterait à la zoologie, puisqu’il est question de ses représentations
mythologiques, de ses usages au services de l’homme, de son dressage, de son caractère, etc. Dans
le traité Des monstres et des prodiges, illustré de gravures, son contemporain, le chirurgien français
Ambroise Paré, présente une galerie de malformations anatomiques parfaitement identifiables et
d’animaux exotiques plus ou moins reconnaissables. Il n’oublie toutefois pas de présenter « un
monstre marin ressemblant à un évêque vêtu de ses habits pontificaux », « une sirène vue sur le
Nil » ou « un monstre ayant une corne à la tête, deux ailes et un seul pied semblable à celui d’un
oiseau de proie ; à la jointure du genou un œil ; et participant de la nature de mâle et de femelle ».
Tous ces « prodiges » sont acceptés comme véritables sur la foi des textes de la Bible, de récits de
voyageurs, de traités antiques (comme l’Histoire naturelle du savant latin Pline l’Ancien) ou
médiévaux. Il a donc fallu beaucoup d’efforts et de temps, pour commencer à trouver une
classification méthodique du monde vivant. Ce fut l’œuvre, à la charnière des XVIIe et XVIIIe
siècles, du Français Tournefort, du botaniste anglais John Ray et surtout de leur continuateur, le
Suédois Carl von Linné. Dans le Système de la nature, il présente une méthode de « classification
binaire », en donnant à chaque espèce un nom latin formée du genre et suivi de l’espèce. Ainsi le
genre Felix (félin) distingue-t-il Felix catus (chat sauvage) de Felix domesticus (chat domestique) ou
de Felix tigrus (tigre), etc. En dépit des critiques de Buffon, cette classification perfectionnée par
Bernard et Antoine de Jussieu et Michel Adanson du Jardin du Roi de Paris, sera adoptée par les
botanistes et zoologues, selon le modèle suivant : règne / embranchement / classe / ordre /
famille / genre / espèce.
- Avoir de meilleurs instruments scientifiques ne résout pas tous les problèmes
Il est vrai que pour remplir toutes les missions qu’elle se donne, la science moderne
naissante manque de moyens. On ne dispose que d’instruments de mesure rudimentaires et bien
des progrès de la science deviennent dépendants de ceux des techniques. Les horloges sont
imprécises ; comment mesurer dans ces conditions des intervalles très courts de temps pour
étudier vitesse et accélération ? Comment connaître une longitude au milieu d’un océan ? Il faut
attendre 1736, lorsque l’horloger anglais, John Harrison essaie en mer la première « horloge à
longitude » pour y arriver. Les instruments d’optique souffrent de la difficulté de réaliser des
lentilles d’une courbure parfaite et se heurtent au problème de l’« aberration chromatique » due à
l’irisation de la lumière. La mise au point du télescope à miroir concave par Newton surmonte ces
difficultés et réduit la longueur des lunettes astronomiques. Mais cet instrument perfectionné
n’est véritablement utilisé qu’au XVIIIe siècle. De la même manière, le microscope n’est que peu
employé. Pendant des décennies, il fait davantage figure de curiosité que d’instrument
d’expériences scientifiques. Ce n’est que vers la fin du XVIIe siècle, avec les travaux de l’Anglais
Hooke et du Néerlandais Leeuwenhoek (qui découvre les spermatozoïdes), qu’il commence à
entrer timidement dans les laboratoires.
Mais l’accumulation d’instruments sophistiqués ne suffit pas à faire progresser une science.
Les alchimistes en apportent la preuve : leurs laboratoires sont encombrés de fours, de cornues,
d’alambics, de pilons, de récipients en verre ou en terre de formes et d’usages divers. Dans leur
quête effrénée du « Grand Œuvre » – la fabrication de l’or par « transmutation » du plomb grâce à
la « pierre philosophale » – ils ont élaboré des acides hautement corrosifs : l’acide nitrique ou
« eau forte », l’acide sulfurique ou « esprit de vitriol », l’acide chlorhydrique ou « « muriatique »,
l’« eau régale » (mélange des deux derniers). Ils ont inventé la poudre noire (mélange détonnant
connu des Chinois), perfectionné la distillation de l’alcool en fabriquant de l’eau-de-vie (cause
d’une forte augmentation de l’alcoolisme à la fin du Moyen Âge !), introduit de nouvelles
médications (sels de mercure contre la syphilis, antimoine, bismuth…). Mais qu’ils suivent la
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tradition antique basée sur la physique des quatre éléments, qu’il lui préfèrent la théorie de
Paracelse et de son disciple le Belge Van Helmont, qui a connu une grande faveur aux XVIe et
XVIIe siècle et qui repose sur « trois principes » (le « sel », le « mercure » et le « soufre »), ou qu’ils
se rallient au XVIIIe siècle à la théorie du « phlogistique » (« élément-flamme ») du médecin
allemand Stahl, le caractère théorique (et souvent ésotérique) de ces différentes conceptions de
l’alchimie, ainsi que l’absence d’articulation avec une pratique expérimentale rigoureuse, ont
conduit la chimie à de nombreux errements.
Ce n’est qu’à l’extrême fin de l’Ancien Régime que Lavoisier fonde la chimie moderne, non
pas en inventant des instruments nouveaux, mais en mettant à l’épreuve les théories anciennes et
les « intuitions théoriques » qu’il a conçues. C’est une rupture radicale avec l’alchimie qui met en
œuvre les principaux acquis la science nouvelle :
- une grande indépendance d’esprit qui ne le lie ni aux Anciens ni aux Modernes
(notamment Stahl qui faisait autorité chez la plupart des savants dans les années 1770-1780).
- une démarche expérimentale d’une grande rigueur visant, par des expériences répétées et
diversifiées, à vérifier ou infirmer les hypothèses ; ainsi Lavoisier ruine-t-il la théorie du
phlogistique qui postulait une perte de cet élément dans l’oxydation des métaux (et donc une
perte de poids), en montrant au contraire qu’il y a gain de poids par l’adjonction d’oxygène au
métal dans la formation d’un oxyde ;
- la prise en compte des découvertes récentes d’éléments nouveaux (notamment par les
Anglais Priestley et Cavendish) – oxygène, azote, carbone, hydrogène…– et de composés
chimiques réalisés avec eux ; il peut ainsi jeter (avec l’aide de Guyton de Morveau) les bases d’une
« nomenclature des éléments fondamentaux » de la chimie (qui ôte tout crédit à celle des quatre
éléments antiques et à celle des trois principes de Paracelse).
- enfin une théorie cohérente reposant sur des principes (« rien en se crée, rien ne se perd
dans la nature, tout se transforme ») et compatible avec l’ensemble des connaissances nouvelles
sur la composition des acides, des sels ou de l’eau, sur les propriétés des gaz…
La fondation de la chimie moderne par Lavoisier et ses disciples apparaît ainsi comme le
couronnement du nouvel esprit scientifique qui s’est lentement élaboré au cours des deux siècles
précédents.
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