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aux affamés, simple ajournement de la peine pour disgraciés, cette théologie de
substitution habiterait en effet les régions du dépit: cabbale au rabais par temps de
sécularisation, ou pire encore, cabbale parodiée, en un ricanement propre à la mo-
dernité. Les tours d’illusionniste auraient encodé les textes: dans Le Château, Bar-
nabé ne dévoile-t-il pas, à la grande surprise de K., sous „sa tunique à reflets de
soie“,11 une grossière „chemise grise, sale et reprisée“?12 Royaume de l’impos-
ture; sous les habits de lumière, l’infâme vérité trône; l’arrière-monde s’efface
devant la grimace du réel. Rien d’étonnant dès lors que Gilles Deleuze et Félix
Guattari, philosophes par excellence de l’immanence, ne voient finalement dans
Le Procès, que la „mise en pièces de toute justification transcendantale“.13
Dans le dédale infini de ces lectures, Gershom Scholem est parmi les rares lec-
teurs à s’enhardir pour ouvrir un tout autre chemin. „Jamais la lumière de la Révé-
lation écrit-il, n’a brûlé d’une lumière plus implacable [que chez Kafka]“.14 En effet,
son commentaire permet de saisir la dimension proprement affirmative de l’oeuvre,
sans pour autant faire l’économie de son foyer d’obscurité. On se souvient de son
appel à la reconnaissance du „dard de l’apocalyptique“15 comme l’un des moments
dialectiques de l’espérance messianique, de la volonté qui fut la sienne de rendre
à son motif catastrophiste le messianisme de la Wissenschaft des Judentums,
dégradé en philosophie du progrès. C’est bien ce chemin qu’il emprunte ici de
nouveau. Déplaçant l’argument de Benjamin défendant l’hypothèse de la théologie
négative, Scholem semble bien plutôt y reconnaître l’essence même du messia-
nisme juif et de sa dialectique du retournement. Adossée à l’espérance en un mes-
sie inespéré, ne survenant qu’au moment où l’on aura désespéré de sa venue,16
son interprétation vient réinscrire la négativité kafkaïenne au cœur même de la Ré-
vélation juive. Dans son „Poème didactique“ de 1934, développant son interpréta-
tion de Kafka, Scholem résumait ainsi sa glose, „du cœur de l’anéantissement, un
rayon surgit parfois“.17 Si Kafka met en scène une Loi devenue indéchiffrable à
l’époque de la sécularisation, ses pouvoirs d’appel et de réveil demeureraient
pourtant inentamés; enténébrée, la Loi n’en serait pas pour autant consumée.
N’est-ce pas là ce que Benjamin Fondane déjà entrevoyait dans son analyse du
Procès et de la fameuse parabole „Devant la Loi“? „On nous ouvrira, écrivait-il, si
nous frappons, mais nous ne savons plus frapper“.18 Frapper, c’est-à-dire „’objec-
ter’ à l’Histoire“, rendre la tragédie „inintelligible“, percevoir sous les manifestations
historiques du négatif, la lumière d’une dissidence possible: „on avait oublié que le
moi pouvait être égorgé – cela l’histoire le peut – mais que personne ne pouvait
l’empêcher de crier ‘Comme un chien’ et de refuser au mal le prédicat du néces-
saire, et de rejeter sur l’Histoire, sur la Logique, la honte éternelle de son assassi-
nat.“19 Et comme s’il contemplait à travers l’œuvre du Juif pragois le reflet de sa
propre révolte existentielle, Fondane d’affirmer: parmi les „expériences religieuses
de notre temps“, il n’en est pas „de plus poignante, de plus nue […] que celle de
Kafka“.20
Tout ou presque ne séparait-il pourtant pas leurs deux univers ? Austérité et dé-
pouillement de l’expression kafkaïenne – „absence d’amour pour les mots en tant