critique de la dialectique du Progrès et espoir messianique

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Dossier
Julia David
Franz Kafka et Benjamin Fondane
ou la clameur du négatif:
critique de la dialectique du Progrès et espoir messianique
Toute l’œuvre de Kafka est à la recherche d’une affirma-
tion qu’elle voudrait gagner par la négation, affirmation qui
dès qu’elle se profile, se dérobe, apparaît mensonge et
ainsi s’exclut de l’affirmation, rendant à nouveau
l’affirmation possible. […] tout y est obstacle, mais tout
aussi peut y devenir degré.1
Tandis que devant eux surgissait l’horreur, des ailes leur
poussaient dans le dos.2
Nouveau représentant d’une mystique de type gnostique (Günther Anders3),
adepte d’une théologie négative „inversant les catégories juives“4 pour ne jamais
recueillir que les vestiges d’un judaïsme ayant perdu le sens positif de la Révéla-
tion (Benjamin), artisan de „petits mystères“ pris au piège d’un „pessimisme sans
limites“5 (Brecht), on sait bien à quel point le „soleil noir“ de l’œuvre de Kafka a pu
dérouter l’interprète pour mieux le brûler, mais à la manière seulement de ces étoi-
les mortes émettant quelques derniers rayons, et dont l’intensité cacherait mal le
sort déjà scellé. Ne serait-il pas, chuchotent en effet la plupart des exégètes,
l’infatigable scribe d’un „dieu qui a échoué“?6 Enfant perdu d’un judaïsme assimilé,
figure archétypique des impasses de la Haskala,7 Franz Kafka est sans relâche
assimilé à la mauvaise conscience d’une „tradition tombée malade“,8 ultime rou-
geoiement d’une sacralité engloutie. En effet, le paria fût-il couronné visionnaire
(Hannah Arendt), son œuvre n’en finit pas, soumise au feu nourri du commentaire,
d’exhiber sous toutes ses coutures la crise de la tradition et la chute dans un uni-
vers désenchanté. Les bedeaux de Kafka, nous dit Benjamin, ont déserté la mai-
son de prière; ses disciples ont perdu l’Ecriture.9 Grand Prêtre de l’enlisement,
chantant ses psaumes dans un désert métaphysique, telle serait désormais la vo-
cation du prophète dans les temps modernes, vocation aussi têtue qu’absurde. De
fait, Kafka lui-même n’incrimine-t-il pas un ciel désespérément muet, ne raille-il pas
dans son Journal „l’absurdité des heures passées au temple“?10 Que les interprè-
tes les plus audacieux y découvrent, comme dessinée en creux, une transcen-
dance encore possible, un divin se drapant dans l’évidence de son absence
même, loin s’en faut pourtant que la doublure puisse égaler la vieille splendeur des
intuitions de la tradition: ombre portée du salut, cette nostalgie de l’absolu ne ré-
sonne-t-elle pas en effet comme une piètre consolation? Maigre pitance donnée
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aux affamés, simple ajournement de la peine pour disgraciés, cette théologie de
substitution habiterait en effet les régions du dépit: cabbale au rabais par temps de
sécularisation, ou pire encore, cabbale parodiée, en un ricanement propre à la mo-
dernité. Les tours d’illusionniste auraient encodé les textes: dans Le Château, Bar-
nabé ne dévoile-t-il pas, à la grande surprise de K., sous „sa tunique à reflets de
soie“,11 une grossière „chemise grise, sale et reprisée“?12 Royaume de l’impos-
ture; sous les habits de lumière, l’infâme vérité trône; l’arrière-monde s’efface
devant la grimace du réel. Rien d’étonnant dès lors que Gilles Deleuze et Félix
Guattari, philosophes par excellence de l’immanence, ne voient finalement dans
Le Procès, que la „mise en pièces de toute justification transcendantale“.13
Dans le dédale infini de ces lectures, Gershom Scholem est parmi les rares lec-
teurs à s’enhardir pour ouvrir un tout autre chemin. „Jamais la lumière de la Révé-
lation écrit-il, n’a brûlé d’une lumière plus implacable [que chez Kafka]“.14 En effet,
son commentaire permet de saisir la dimension proprement affirmative de l’oeuvre,
sans pour autant faire l’économie de son foyer d’obscurité. On se souvient de son
appel à la reconnaissance du „dard de l’apocalyptique“15 comme l’un des moments
dialectiques de l’espérance messianique, de la volonté qui fut la sienne de rendre
à son motif catastrophiste le messianisme de la Wissenschaft des Judentums,
dégradé en philosophie du progrès. C’est bien ce chemin qu’il emprunte ici de
nouveau. Déplaçant l’argument de Benjamin défendant l’hypothèse de la théologie
négative, Scholem semble bien plutôt y reconnaître l’essence même du messia-
nisme juif et de sa dialectique du retournement. Adossée à l’espérance en un mes-
sie inespéré, ne survenant qu’au moment où l’on aura désespéré de sa venue,16
son interprétation vient réinscrire la négativité kafkaïenne au cœur même de la Ré-
vélation juive. Dans son „Poème didactique“ de 1934, développant son interpréta-
tion de Kafka, Scholem résumait ainsi sa glose, „du cœur de l’anéantissement, un
rayon surgit parfois“.17 Si Kafka met en scène une Loi devenue indéchiffrable à
l’époque de la sécularisation, ses pouvoirs d’appel et de réveil demeureraient
pourtant inentamés; enténébrée, la Loi n’en serait pas pour autant consumée.
N’est-ce pas là ce que Benjamin Fondane déjà entrevoyait dans son analyse du
Procès et de la fameuse parabole „Devant la Loi“? „On nous ouvrira, écrivait-il, si
nous frappons, mais nous ne savons plus frapper“.18 Frapper, c’est-à-dire „’objec-
ter’ à l’Histoire“, rendre la tragédie „inintelligible“, percevoir sous les manifestations
historiques du négatif, la lumière d’une dissidence possible: „on avait oublié que le
moi pouvait être égorgé cela l’histoire le peut mais que personne ne pouvait
l’empêcher de crier ‘Comme un chien’ et de refuser au mal le prédicat du néces-
saire, et de rejeter sur l’Histoire, sur la Logique, la honte éternelle de son assassi-
nat.“19 Et comme s’il contemplait à travers l’œuvre du Juif pragois le reflet de sa
propre révolte existentielle, Fondane d’affirmer: parmi les „expériences religieuses
de notre temps“, il n’en est pas „de plus poignante, de plus nue […] que celle de
Kafka“.20
Tout ou presque ne séparait-il pourtant pas leurs deux univers ? Austérité et dé-
pouillement de l’expression kafkaïenne – „absence d’amour pour les mots en tant
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que tels“,21 notait déjà Arendt – fulgurance et souplesse du style chez le Roumain
expansif; intelligence froide et lente de Kafka embusquée derrière sa „paroi de
verre“, flamme tournoyante du poète sans abri, ouvert aux quatre vents; impossibi-
lité pour Kafka de jamais s’arracher aux „griffes de la petite mère“ (Prague) en une
éternelle danse de l’indécision, hardiesse de l’exil et radicalité des engagements
chez Fondane. Et pourtant, étrange gémellité si l’on veut bien pousser la porte.
Quelques lectures en partage d’abord Kierkegaard ou Flaubert, mais encore la
traversée, mille et une fois recommencée, mille et une fois risquée, des légendes
hassidiques. Mêmes balbutiements bucoliques avant de rompre avec toute litté-
rature ornementale, une fois saisis par la crise de la représentation et conscients
de la trahison des formes. Même conception religieuse de leur art – „écrire, forme
de la prière“ dira Kafka. Mais surtout, même opiniâtreté à dénoncer les cages sans
barreaux de la rationalité instrumentale. Même écriture sur-vivante, spectrale, pour
questionner „ce que l’on voit sous les décombres“; même refus de laisser la
rumeur du malheur suffoquer sous l’embonpoint de la philosophie spéculative. Ce
que Fondane reconnaît en effet chez Kafka, à qui il emprunte jusqu’au titre de son
livre, Le Lundi existentiel, c’est cette pensée „fille ou parente de la pensée prophé-
tique“,22 congédiant audacieusement le „dimanche de l’Histoire“ et son cortège
d’abdications devant les prestiges du fatum. Chez les deux écrivains en effet, ne
perce-t-il pas une même critique du Logos, même répudiation d’une rationalité
légiférant en monarque absolu et recyclant du côté des philosophies de l’histoire
toute négativité sur l’autel de l’Idée? Cette critique des théodicées modernes ne
serait-elle pas alors le prélude à l’élaboration d’une toute autre dialectique, d’une
toute autre Promesse?
C’est d’abord dans le duel sans merci entre Athènes et Jérusalem que la
question du négatif prend toute son importance pour la philosophie existentielle de
Fondane: „Plotin, nous dit-il, ramasse tout le suc de la pensée antique en ces quel-
ques mots: „admettre le mal dans l’univers, (et il n’y en a pas de plus affreux que le
penser déraisonnable, NdA), c’est porter le mal jusque dans le monde intelligible
(En. II, 9, XIII).“23 C’est dès lors en héritier du Livre et en adversaire d’Athènes
que Benjamin Fondane choisit de camper Kafka:
Qu’elle le veuille ou non, elle est fille, ou parente, de la pensée prophétique, cette pen-
sée existentielle de Kafka […] Il n’est pas d’Athènes cet univers de la pensée kaf-
kaïenne, irrésistiblement oppressé par une magie- qui interdit la liberté sans prévenir
l’évasion, qui nous empêche de passer par des portes pourtant demeurées ouvertes,
qui ne nous laisse pas recevoir des messages pourtant envoyés, qui nous tient enfer-
més dans des prisons sans barreaux, qui nous détourne de boire à une source qui
coule pourtant à portée de notre bouche.24
Rappelons que si Athènes doit selon Fondane plaider coupable, c’est en raison de
son acceptation passive des oukases du réel, de sa proclamation de la toute-puis-
sance de la nécessité (anankè). Le crime d’Athènes tiendrait dans sa soumission
tragique à cette doxa philosophique qui étouffe dans la rhétorique et les notes en
bas de page le scandale du malheur. „Le malade crie: ‘du possible!’ mais la voix le
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recouvre du philosophe qui crie: ‘De l’intelligible!’ […] le moindre ‘malheur’, le
moindre ‘discontinu’ et l’Esprit qui ne veut relever que de soi (Aristote) se sent
perdre pied; un Dieu à qui ‘tout est possible’, c’est la fin de la philosophie telle que
nous l’avons héritée des Grecs. Il faut absolument empêcher le héros tragique […]
de découvrir, à côté de la connaissance qui satisfait l’esprit, la connaissance qui le
désespère.25 L’intégration du mal dans le grand édifice de la rationalité, voilà qui
viendrait sceller l’impossibilité de faire appel. Aux antipodes, la Bible juive refuse-
rait ce regard de surplomb sur les douleurs et les peines, refuserait de solder le
mal dans les équations triviales et les causalités mécaniques de la philosophie
spéculative.
Si le mal reste dans le Livre juif une pure flétrissure, si la raison juive affirme
qu’il y a dans l’existence un mal parfaitement déraisonnable, un mal sans la
moindre bonne raison, le Savoir de la philosophie occidentale aurait quant à elle
élaboré bien des artifices pour ligoter ses mouvements et mater sa violence, mais
en un bien fragile exercice d’imagination. Car en réalité Athènes n’est pas tant
accusée de raisonner que de s’assoupir, de rêver yeux ouverts: à la contemplative
Athènes, dialecticienne de la béatitude, la philosophie existentielle de Fondane
oppose désormais le dur réalisme de Jérusalem: reconnaître que le mal nous
laisse irrésistiblement sans asile, et que le premier malheur commence à vouloir
l’ignorer. Comment continuer d’ignorer, s’indigne Fondane, „ce cri immense de la
misère et de la souffrance humaine au long des âges, ce long gaspillage d’espoir
et de désespoir dont nous cherchons en vain le moindre écho dans toute l’histoire
de la philosophie?“26 N’est-ce pas là coopérer au naufrage de l’humain, englouti
sous la chape de plomb de déterminismes illusoires? Loin d’Athènes, la philoso-
phie existentielle juive de l’entre-deux-guerres s’affirme ainsi comme une critique
puissante de l’idéalisme, accusé de livrer à l’ogre rationaliste, rien moins que la
chair du réel.
Contre le temps fléché et victorieux des philosophies progressistes, contre la
tentation sempiternellement reconduite de travestir le mal sous le masque harmo-
nieux des lois naturelles ou des lois de l’histoire, Kafka à son tour met en garde.
Pas de sens intelligible global en réalité; pas de vérité uniforme et totalisante pour
ramasser l’infinie richesse du monde; „Comprendre une chose et se méprendre
sur elle ne s’excluent pas complètement“27 prévient le prêtre du Procès. Dans les
bas-fonds dans lesquels s’égare K., où tout s’équivaut et semble s’enfoncer dans
„l’informe bouillie originelle“,28 l’ultime protestation, l’ultime espoir, réside bel et
bien dans la possibilité donnée au héros d’affirmer le non-sens de ce qu’il vit. Non-
sens, non de l’existence en tant que telle comme l’affirment les interprètes traquant
chez Kafka l’acquiescement nihiliste, mais non-sens des entreprises de légitimati-
ons logiques, non-sens des plaidoiries impitoyables de la Raison historique et de
leur corset philosophique, non-sens du travail du négatif du paradigme hégélien.
Contre la „baguette de Mercure“, cette „baguette de Mercure qui avait servi à
Epictète à métamorphoser le mal en ‘bien’ […]“,29 contre ce progressisme indolore
qui fait du mal une étape nécessaire vers un accomplissement supérieur et qui in-
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duit l’idée d’une négation du particulier – et de sa souffrance – au profit d’un uni-
versel inhumain, Fondane et Kafka réaffirment, comme le héros du Procès, que
c’est là „ériger le mensonge en ordre universel“.30 L’homme de la campagne dans
la fameuse parabole de l’avant-dernier chapitre du Procès, cet homme qui apparaît
dans le roman comme une mise en abyme des propres déboires de K., ne s’affir-
me-t-il pas victime d’une vaste duperie? Le gardien ne lui a-t-il pas voilé – inten-
tionnellement ou non – la possibilité même du Salut? Et qu’est-ce d’autre au fond
que ce Salut, si ce n’est, chez Kafka comme chez Fondane, la révélation de la
mascarade, la mise à nu, et pour ainsi dire le procès, de ce tribunal qui prétendait
faire payer un tribut de chair et de sang afin que s’accomplisse l’Essence?
Reconnaissant la radicale subversion des catégories produite par l’expérience
du négatif, heurtés par ces philosophies de l’histoire qui recyclent le négatif et se
font les apôtres, d’une manière ou d’une autre, de la violence accoucheuse de
l’histoire, Fondane et Kafka dénoncent, chacun à leur façon – recours au mythe
pour l’un, aux images-paraboles pour l’autre l’excroissance monstrueuse d’une
rationalité faisant sécession avec les autres dimensions de l’expérience. L’homme
„a cru le serpent, il a cru que la connaissance augmenterait sa puissance, et il est
devenu connaissant, mais limité et mortel. Et plus il ‘sait’, plus il est limité.
L’essence du savoir est dans la limitation: tel est le sens du récit de la Bible.“31
L’intuition n’est pas sans rappeler certaines interprétations de la mystique juive.
N’est-ce pas là l’écho retrouvé de la cabale de Safed, qui reconnaissait dans la
naissance du démoniaque, l’hégémonie catastrophique de la sphère du jugement
(din) au détriment des autres dimensions de l’existence?32 L’affinité avec la limite
(day) a souvent été soulignée dans les exégèses: système nécessaire de
contrainte et de limitation qui doit empêcher tout retour au tohu-bohu, le din, tou-
jours tenté de virer à la toute puissance, et qui risque toujours d’envisager la ratio-
nalité éthique de manière mécanique (c’est-à-dire selon les principes impersonnels
du savoir juridique), inaugurerait, faute d’être purifié et équilibré par la miséricorde
ou le compassionnel (rahmanout), le règne du mal et de la destruction. N’est-ce
pas là l’une des intuitions au travail dans l’oeuvre de Kafka comme dans celle de
Fondane?
Un être humain livré à une civilisation technicienne dont il n’a plus la clef, telle
est la dérive cauchemardesque qu’ils entrevoient de concert. „Une vie ainsi taylori-
sée, affirme Kafka, est une atroce malédiction, qui ne peut produire que la famine
et la misère, au lieu de la richesse et du profit qu’on en attend.“33 Forts de cette
critique de la réification de la société et prenant appui sur cette dénonciation d’une
humanité soumise au diktat de la technique et de la marchandise, nombreux sont
les interprètes qui entendent dès lors faire de Kafka un révolutionnaire militant. De
fait, n’aurait-il pas porté l’œillet rouge des anarchistes à sa boutonnière? N’a-t-il
pas fréquenté, comme le rappelle Michael Löwy, l’un des fondateurs du mouve-
ment anarchiste tchèque, Michal Kacha?34 Si Kafka manifeste à l’évidence un réel
intérêt pour l’anarchisme philosophique de Kropotkine ou d’Alexandre Herzen,
c’est bien davantage un „anarchisme métaphysique“35 qui le caractérise en réalité.
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