critique de la dialectique du Progrès et espoir messianique

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Dossier
Julia David
Franz Kafka et Benjamin Fondane
ou la clameur du négatif:
critique de la dialectique du Progrès et espoir messianique
Toute l’œuvre de Kafka est à la recherche d’une affirmation qu’elle voudrait gagner par la négation, affirmation qui
dès qu’elle se profile, se dérobe, apparaît mensonge et
ainsi s’exclut de l’affirmation, rendant à nouveau
l’affirmation possible. […] tout y est obstacle, mais tout
aussi peut y devenir degré.1
Tandis que devant eux surgissait l’horreur, des ailes leur
poussaient dans le dos.2
Nouveau représentant d’une mystique de type gnostique (Günther Anders3),
adepte d’une théologie négative „inversant les catégories juives“4 pour ne jamais
recueillir que les vestiges d’un judaïsme ayant perdu le sens positif de la Révélation (Benjamin), artisan de „petits mystères“ pris au piège d’un „pessimisme sans
limites“5 (Brecht), on sait bien à quel point le „soleil noir“ de l’œuvre de Kafka a pu
dérouter l’interprète pour mieux le brûler, mais à la manière seulement de ces étoiles mortes émettant quelques derniers rayons, et dont l’intensité cacherait mal le
sort déjà scellé. Ne serait-il pas, chuchotent en effet la plupart des exégètes,
l’infatigable scribe d’un „dieu qui a échoué“?6 Enfant perdu d’un judaïsme assimilé,
figure archétypique des impasses de la Haskala,7 Franz Kafka est sans relâche
assimilé à la mauvaise conscience d’une „tradition tombée malade“,8 ultime rougeoiement d’une sacralité engloutie. En effet, le paria fût-il couronné visionnaire
(Hannah Arendt), son œuvre n’en finit pas, soumise au feu nourri du commentaire,
d’exhiber sous toutes ses coutures la crise de la tradition et la chute dans un univers désenchanté. Les bedeaux de Kafka, nous dit Benjamin, ont déserté la maison de prière; ses disciples ont perdu l’Ecriture.9 Grand Prêtre de l’enlisement,
chantant ses psaumes dans un désert métaphysique, telle serait désormais la vocation du prophète dans les temps modernes, vocation aussi têtue qu’absurde. De
fait, Kafka lui-même n’incrimine-t-il pas un ciel désespérément muet, ne raille-il pas
dans son Journal „l’absurdité des heures passées au temple“?10 Que les interprètes les plus audacieux y découvrent, comme dessinée en creux, une transcendance encore possible, un divin se drapant dans l’évidence de son absence
même, loin s’en faut pourtant que la doublure puisse égaler la vieille splendeur des
intuitions de la tradition: ombre portée du salut, cette nostalgie de l’absolu ne résonne-t-elle pas en effet comme une piètre consolation? Maigre pitance donnée
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aux affamés, simple ajournement de la peine pour disgraciés, cette théologie de
substitution habiterait en effet les régions du dépit: cabbale au rabais par temps de
sécularisation, ou pire encore, cabbale parodiée, en un ricanement propre à la modernité. Les tours d’illusionniste auraient encodé les textes: dans Le Château, Barnabé ne dévoile-t-il pas, à la grande surprise de K., sous „sa tunique à reflets de
soie“,11 une grossière „chemise grise, sale et reprisée“?12 Royaume de l’imposture; sous les habits de lumière, l’infâme vérité trône; l’arrière-monde s’efface
devant la grimace du réel. Rien d’étonnant dès lors que Gilles Deleuze et Félix
Guattari, philosophes par excellence de l’immanence, ne voient finalement dans
Le Procès, que la „mise en pièces de toute justification transcendantale“.13
Dans le dédale infini de ces lectures, Gershom Scholem est parmi les rares lecteurs à s’enhardir pour ouvrir un tout autre chemin. „Jamais la lumière de la Révélation écrit-il, n’a brûlé d’une lumière plus implacable [que chez Kafka]“.14 En effet,
son commentaire permet de saisir la dimension proprement affirmative de l’oeuvre,
sans pour autant faire l’économie de son foyer d’obscurité. On se souvient de son
appel à la reconnaissance du „dard de l’apocalyptique“15 comme l’un des moments
dialectiques de l’espérance messianique, de la volonté qui fut la sienne de rendre
à son motif catastrophiste le messianisme de la Wissenschaft des Judentums,
dégradé en philosophie du progrès. C’est bien ce chemin qu’il emprunte ici de
nouveau. Déplaçant l’argument de Benjamin défendant l’hypothèse de la théologie
négative, Scholem semble bien plutôt y reconnaître l’essence même du messianisme juif et de sa dialectique du retournement. Adossée à l’espérance en un messie inespéré, ne survenant qu’au moment où l’on aura désespéré de sa venue,16
son interprétation vient réinscrire la négativité kafkaïenne au cœur même de la Révélation juive. Dans son „Poème didactique“ de 1934, développant son interprétation de Kafka, Scholem résumait ainsi sa glose, „du cœur de l’anéantissement, un
rayon surgit parfois“.17 Si Kafka met en scène une Loi devenue indéchiffrable à
l’époque de la sécularisation, ses pouvoirs d’appel et de réveil demeureraient
pourtant inentamés; enténébrée, la Loi n’en serait pas pour autant consumée.
N’est-ce pas là ce que Benjamin Fondane déjà entrevoyait dans son analyse du
Procès et de la fameuse parabole „Devant la Loi“? „On nous ouvrira, écrivait-il, si
nous frappons, mais nous ne savons plus frapper“.18 Frapper, c’est-à-dire „’objecter’ à l’Histoire“, rendre la tragédie „inintelligible“, percevoir sous les manifestations
historiques du négatif, la lumière d’une dissidence possible: „on avait oublié que le
moi pouvait être égorgé – cela l’histoire le peut – mais que personne ne pouvait
l’empêcher de crier ‘Comme un chien’ et de refuser au mal le prédicat du nécessaire, et de rejeter sur l’Histoire, sur la Logique, la honte éternelle de son assassinat.“19 Et comme s’il contemplait à travers l’œuvre du Juif pragois le reflet de sa
propre révolte existentielle, Fondane d’affirmer: parmi les „expériences religieuses
de notre temps“, il n’en est pas „de plus poignante, de plus nue […] que celle de
Kafka“.20
Tout ou presque ne séparait-il pourtant pas leurs deux univers ? Austérité et dépouillement de l’expression kafkaïenne – „absence d’amour pour les mots en tant
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que tels“,21 notait déjà Arendt – fulgurance et souplesse du style chez le Roumain
expansif; intelligence froide et lente de Kafka embusquée derrière sa „paroi de
verre“, flamme tournoyante du poète sans abri, ouvert aux quatre vents; impossibilité pour Kafka de jamais s’arracher aux „griffes de la petite mère“ (Prague) en une
éternelle danse de l’indécision, hardiesse de l’exil et radicalité des engagements
chez Fondane. Et pourtant, étrange gémellité si l’on veut bien pousser la porte.
Quelques lectures en partage d’abord − Kierkegaard ou Flaubert, mais encore la
traversée, mille et une fois recommencée, mille et une fois risquée, des légendes
hassidiques. Mêmes balbutiements bucoliques avant de rompre avec toute littérature ornementale, une fois saisis par la crise de la représentation et conscients
de la trahison des formes. Même conception religieuse de leur art – „écrire, forme
de la prière“ dira Kafka. Mais surtout, même opiniâtreté à dénoncer les cages sans
barreaux de la rationalité instrumentale. Même écriture sur-vivante, spectrale, pour
questionner „ce que l’on voit sous les décombres“; même refus de laisser la
rumeur du malheur suffoquer sous l’embonpoint de la philosophie spéculative. Ce
que Fondane reconnaît en effet chez Kafka, à qui il emprunte jusqu’au titre de son
livre, Le Lundi existentiel, c’est cette pensée „fille ou parente de la pensée prophétique“,22 congédiant audacieusement le „dimanche de l’Histoire“ et son cortège
d’abdications devant les prestiges du fatum. Chez les deux écrivains en effet, ne
perce-t-il pas une même critique du Logos, même répudiation d’une rationalité
légiférant en monarque absolu et recyclant du côté des philosophies de l’histoire
toute négativité sur l’autel de l’Idée? Cette critique des théodicées modernes ne
serait-elle pas alors le prélude à l’élaboration d’une toute autre dialectique, d’une
toute autre Promesse?
C’est d’abord dans le duel sans merci entre Athènes et Jérusalem que la
question du négatif prend toute son importance pour la philosophie existentielle de
Fondane: „Plotin, nous dit-il, ramasse tout le suc de la pensée antique en ces quelques mots: „admettre le mal dans l’univers, (et il n’y en a pas de plus affreux que le
penser déraisonnable, NdA), c’est porter le mal jusque dans le monde intelligible
(En. II, 9, XIII).“23 C’est dès lors en héritier du Livre et en adversaire d’Athènes
que Benjamin Fondane choisit de camper Kafka:
Qu’elle le veuille ou non, elle est fille, ou parente, de la pensée prophétique, cette pensée existentielle de Kafka […] Il n’est pas d’Athènes cet univers de la pensée kafkaïenne, irrésistiblement oppressé par une magie- qui interdit la liberté sans prévenir
l’évasion, qui nous empêche de passer par des portes pourtant demeurées ouvertes,
qui ne nous laisse pas recevoir des messages pourtant envoyés, qui nous tient enfermés dans des prisons sans barreaux, qui nous détourne de boire à une source qui
coule pourtant à portée de notre bouche.24
Rappelons que si Athènes doit selon Fondane plaider coupable, c’est en raison de
son acceptation passive des oukases du réel, de sa proclamation de la toute-puissance de la nécessité (anankè). Le crime d’Athènes tiendrait dans sa soumission
tragique à cette doxa philosophique qui étouffe dans la rhétorique et les notes en
bas de page le scandale du malheur. „Le malade crie: ‘du possible!’ mais la voix le
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recouvre du philosophe qui crie: ‘De l’intelligible!’ […] le moindre ‘malheur’, le
moindre ‘discontinu’ – et l’Esprit qui ne veut relever que de soi (Aristote) se sent
perdre pied; un Dieu à qui ‘tout est possible’, c’est la fin de la philosophie telle que
nous l’avons héritée des Grecs. Il faut absolument empêcher le héros tragique […]
de découvrir, à côté de la connaissance qui satisfait l’esprit, la connaissance qui le
désespère.“25 L’intégration du mal dans le grand édifice de la rationalité, voilà qui
viendrait sceller l’impossibilité de faire appel. Aux antipodes, la Bible juive refuserait ce regard de surplomb sur les douleurs et les peines, refuserait de solder le
mal dans les équations triviales et les causalités mécaniques de la philosophie
spéculative.
Si le mal reste dans le Livre juif une pure flétrissure, si la raison juive affirme
qu’il y a dans l’existence un mal parfaitement déraisonnable, un mal sans la
moindre bonne raison, le Savoir de la philosophie occidentale aurait quant à elle
élaboré bien des artifices pour ligoter ses mouvements et mater sa violence, mais
en un bien fragile exercice d’imagination. Car en réalité Athènes n’est pas tant
accusée de raisonner que de s’assoupir, de rêver yeux ouverts: à la contemplative
Athènes, dialecticienne de la béatitude, la philosophie existentielle de Fondane
oppose désormais le dur réalisme de Jérusalem: reconnaître que le mal nous
laisse irrésistiblement sans asile, et que le premier malheur commence à vouloir
l’ignorer. Comment continuer d’ignorer, s’indigne Fondane, „ce cri immense de la
misère et de la souffrance humaine au long des âges, ce long gaspillage d’espoir
et de désespoir dont nous cherchons en vain le moindre écho dans toute l’histoire
de la philosophie?“26 N’est-ce pas là coopérer au naufrage de l’humain, englouti
sous la chape de plomb de déterminismes illusoires? Loin d’Athènes, la philosophie existentielle juive de l’entre-deux-guerres s’affirme ainsi comme une critique
puissante de l’idéalisme, accusé de livrer à l’ogre rationaliste, rien moins que la
chair du réel.
Contre le temps fléché et victorieux des philosophies progressistes, contre la
tentation sempiternellement reconduite de travestir le mal sous le masque harmonieux des lois naturelles ou des lois de l’histoire, Kafka à son tour met en garde.
Pas de sens intelligible global en réalité; pas de vérité uniforme et totalisante pour
ramasser l’infinie richesse du monde; „Comprendre une chose et se méprendre
sur elle ne s’excluent pas complètement“27 prévient le prêtre du Procès. Dans les
bas-fonds dans lesquels s’égare K., où tout s’équivaut et semble s’enfoncer dans
„l’informe bouillie originelle“,28 l’ultime protestation, l’ultime espoir, réside bel et
bien dans la possibilité donnée au héros d’affirmer le non-sens de ce qu’il vit. Nonsens, non de l’existence en tant que telle comme l’affirment les interprètes traquant
chez Kafka l’acquiescement nihiliste, mais non-sens des entreprises de légitimations logiques, non-sens des plaidoiries impitoyables de la Raison historique et de
leur corset philosophique, non-sens du travail du négatif du paradigme hégélien.
Contre la „baguette de Mercure“, cette „baguette de Mercure qui avait servi à
Epictète à métamorphoser le mal en ‘bien’ […]“,29 contre ce progressisme indolore
qui fait du mal une étape nécessaire vers un accomplissement supérieur et qui in197
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duit l’idée d’une négation du particulier – et de sa souffrance – au profit d’un universel inhumain, Fondane et Kafka réaffirment, comme le héros du Procès, que
c’est là „ériger le mensonge en ordre universel“.30 L’homme de la campagne dans
la fameuse parabole de l’avant-dernier chapitre du Procès, cet homme qui apparaît
dans le roman comme une mise en abyme des propres déboires de K., ne s’affirme-t-il pas victime d’une vaste duperie? Le gardien ne lui a-t-il pas voilé – intentionnellement ou non – la possibilité même du Salut? Et qu’est-ce d’autre au fond
que ce Salut, si ce n’est, chez Kafka comme chez Fondane, la révélation de la
mascarade, la mise à nu, et pour ainsi dire le procès, de ce tribunal qui prétendait
faire payer un tribut de chair et de sang afin que s’accomplisse l’Essence?
Reconnaissant la radicale subversion des catégories produite par l’expérience
du négatif, heurtés par ces philosophies de l’histoire qui recyclent le négatif et se
font les apôtres, d’une manière ou d’une autre, de la violence accoucheuse de
l’histoire, Fondane et Kafka dénoncent, chacun à leur façon – recours au mythe
pour l’un, aux images-paraboles pour l’autre − l’excroissance monstrueuse d’une
rationalité faisant sécession avec les autres dimensions de l’expérience. L’homme
„a cru le serpent, il a cru que la connaissance augmenterait sa puissance, et il est
devenu connaissant, mais limité et mortel. Et plus il ‘sait’, plus il est limité.
L’essence du savoir est dans la limitation: tel est le sens du récit de la Bible.“31
L’intuition n’est pas sans rappeler certaines interprétations de la mystique juive.
N’est-ce pas là l’écho retrouvé de la cabale de Safed, qui reconnaissait dans la
naissance du démoniaque, l’hégémonie catastrophique de la sphère du jugement
(din) au détriment des autres dimensions de l’existence?32 L’affinité avec la limite
(day) a souvent été soulignée dans les exégèses: système nécessaire de
contrainte et de limitation qui doit empêcher tout retour au tohu-bohu, le din, toujours tenté de virer à la toute puissance, et qui risque toujours d’envisager la rationalité éthique de manière mécanique (c’est-à-dire selon les principes impersonnels
du savoir juridique), inaugurerait, faute d’être purifié et équilibré par la miséricorde
ou le compassionnel (rahmanout), le règne du mal et de la destruction. N’est-ce
pas là l’une des intuitions au travail dans l’oeuvre de Kafka comme dans celle de
Fondane?
Un être humain livré à une civilisation technicienne dont il n’a plus la clef, telle
est la dérive cauchemardesque qu’ils entrevoient de concert. „Une vie ainsi taylorisée, affirme Kafka, est une atroce malédiction, qui ne peut produire que la famine
et la misère, au lieu de la richesse et du profit qu’on en attend.“33 Forts de cette
critique de la réification de la société et prenant appui sur cette dénonciation d’une
humanité soumise au diktat de la technique et de la marchandise, nombreux sont
les interprètes qui entendent dès lors faire de Kafka un révolutionnaire militant. De
fait, n’aurait-il pas porté l’œillet rouge des anarchistes à sa boutonnière? N’a-t-il
pas fréquenté, comme le rappelle Michael Löwy, l’un des fondateurs du mouvement anarchiste tchèque, Michal Kacha?34 Si Kafka manifeste à l’évidence un réel
intérêt pour l’anarchisme philosophique de Kropotkine ou d’Alexandre Herzen,
c’est bien davantage un „anarchisme métaphysique“35 qui le caractérise en réalité.
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Comme chez Fondane, nul enrôlement du côté des narcotiques idéologiques,
quels qu’ils soient. Bien plus qu’une condamnation des impasses de la société
„bourgeoise“ ou des apories du capitalisme, c’est la terreur bureaucratique que
Kafka entrevoit, et qu’il dénonce jusque du côté des idéologies révolutionnaires:
derrière les ouvriers qui défilent, prévient-il, „s’avancent déjà les secrétaires, les
bureaucrates, les politiciens professionnels, tous les sultans modernes dont ils préparent l’accès au pouvoir. La révolution s’évapore, seule reste alors la vase d’une
nouvelle bureaucratie. Les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de
ministère.“36 Ce qui se joue ici, c’est la critique de l’Etat bureaucratique moderne,
un Etat aux prises avec la fameuse cage d’acier bien décrite par Max Weber, raison impersonnelle devenant sa propre fin. „Un bourreau, de nos jours, est un honorable fonctionnaire. […] Par conséquent, pourquoi n’y aurait-il pas un bourreau
qui sommeille en tout honorable fonctionnaire? […] Ils prennent des êtres vivants
et capables de se transformer, et ils en font des matricules d’archives, morts et
incapables de la moindre transformation“.37 Contre cette déréalisation de l’humain,
opérée au nom de l’Homme nouveau, contre les dérives d’un optimisme historique
façonnant le destin de l’humanité, telle une pâte malléable, à coup d’ordonnances
régénératrices, Benjamin Fondane en appelle lui aussi à la reformulation de
l’humanisme. Un humanisme qui ne ferait pas l’économie cette fois de la persévérance du négatif: „Je ne dirai pas, écrit-il, qu’un humanisme prévoyant, fondé sur la
misère de l’homme, nous eût évité les guerres, les révolutions, les cataclysmes
[…]Mais il nous eût évité certainement les guerres à l’échelle de la nation, les révolutions à l’échelle du monde et la barbarie machiniste […] Si quatre siècles
d’humanisme et d’apothéose de la science n’ont abouti qu’au retour des pires horreurs […]la faute est peut être à cet humanisme même, qui avait trop manqué de
pessimisme […]“.38
N’est-ce pas justement cette mémoire encore fraîche des périls traversés, cette
mémoire du désastre, qui retient Kafka auprès de la culture des Juifs de l’Est?
Rappelons que chez Kafka, la critique du Logos occidental se révèle inséparable
d’une redécouverte de la culture des communautés juives d’Europe de l’Est et des
grandes figures du théâtre yiddish. Comme l’écrit Marthe Robert, „il les jugera toujours justifiés par avance, sauvés, et même sauveurs du seul fait que leur vie est
prise à tout instant dans le tissu même de leur vérité.“39 Cette dimension existentielle, c’est d’abord pour lui l’incandescence d’une vie encore sensible au prodige:
loin du judaïsme assimilé du père, „ce fonds primitif de judaïsme“40 permet la
réhabilitation des „pouvoirs enfantins de l’imagination“. A l’heure où comme il s’en
désole „il n’y a plus de miracles“, mais seulement „des modes d’emploi, des formulaires et des règlements“,41 à l’heure où „l’être humain n’est plus qu’un instrument
démodé servant à l’augmentation du capital, un reliquat de l’histoire, dont très
bientôt les capacités, insuffisantes au regard de la science, seront remplacées par
des automates qui penseront impeccablement“,42 l’exemple de leur survie semble
offrir une ressource inespérée pour résister au règne de l’idéologie du progrès,
pour se re-saisir de l’histoire à „rebrousse-poil“ (Benjamin).
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Mais l’Ostjude de Kafka n’est pas seulement ce pur esprit, baigné de lumière –
pensons à l’idéalisation mystique de la représentation de Rosenzweig-, il est aussi
ce juif „pourchassé, dégradé par la misère au point de n’avoir plus ni foi ni loi“.43
La fascination du pragois s’enroulera toujours autour de cette dialectique périlleuse, de ce dialogue incompréhensible de la Chute et de la rédemption. Tension
patiemment soutenue entre l’obscurité à affronter et l’espérance à préserver, et qui
n’est pas sans rappeler ce Messie de la tradition dont la promesse doit s’annoncer
par la „Porte des immondices“. Comme chez Fondane, c’est „l’expérience du gouffre“ qui ouvre le champ infini de la question; c’est sous sa peau, pour en faire
éclater les écailles, que vient se glisser l’attention messianique aux subjectivités
blessées. Kafka n’affirmait-il pas que „nul ne chante plus purement que ceux qui
sont au plus profond de l’enfer“?44 Le „tympan vivant“45 et non le „tympan mort“,46
ajoute Fondane.
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Maurice Blanchot, De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard, 1981, 69.
Léon Chestov, Sur la balance de Job, Paris, Flammarion, 1971, 6.
Voir Günther Anders, Kafka. Pour et contre, Paris, Circé, 1990.
Gershom Scholem, Fidélité et utopie. Essai sur le judaïsme contemporain, Paris,
Calmann-Lévy, 1978, 135.
Cité in Stéphane Mosès, Exégèse d’une légende. Lectures de Kafka, Paris-Tel Aviv,
Editions de l’Eclat, 2006, 87.
Le Dieu des ténèbres, Paris, Calmann-Lévy, 1950. Cité in George Steiner, Nostalgie de
l’absolu, Edition 10/18, 2003, 21.
Cf. la contribution de Carmen Oszi à ce volume, note 6.
Lettre de Benjamin à Scholem, 12 juin 1938.
Walter Benjamin, „Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort“, in Œuvres II,
traduction Maurice de Gandillac et Pierre Rusch, Gallimard, „Folio Essais“, Paris, 2000, 453.
Franz Kafka, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1976, IV, 755.
Franz Kafka, Le Château, Paris, Folio, Gallimard, 1938, 50.
Id.
Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Editions de
minuit, 1975, 93.
Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, Paris, Calmann-Lévy, 1981, 194.
Gershom Scholem, Fidélité et utopie. Essai sur le judaïsme contemporain, Paris,
Calmann-Lévy, 1978, 176.
Talmud, Sanhedrin, 97a.
Walter Benjamin, Correspondance, trad. Guy Petitdemange, vol. II (1929-1940), Paris,
Aubier, 1979, 118-120.
Benjamin Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, Paris, Editions Complexe,
1994, 359.
Id., 355.
Id., 347.
Hannah Arendt, La Tradition cachée. Le Juif comme paria, Paris, UGE, coll. „10/18“,
1997, 97.
Benjamin Fondane, Le Lundi existentiel, Editions du Rocher, 1990, 58.
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Id., 129.
Id., 58-59.
Id., 52.
Benjamin Fondane, Le Lundi existentiel, Editions du Rocher, 1990, 46.
Franz Kafka, Le Procès, 259.
Lettre de Kafka du 18 octobre 1916.
Id., 180.
Franz Kafka, Le Procès, Paris, Livre de poche, 2001, 250.
Léon Chestov, Sur la balance de Job, Paris, Flammarion, 1971, 235.
Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, Payot, 254.
Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, Paris, Maurice-Nadeau, 1978, 67.
Michaël Löwy, Franz Kafka. Rêveur insoumis, Paris, Stock, 2004, 24.
Ernst Pawel, Franz Kafka ou le cauchemar de la raison, Paris, Seuil, 1988, 162.
Gustav Janouch, Kafka m’a dit, Paris, Calmann-Lévy, 1952, 141.
Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, Paris, Maurice-Nadeau, 1978, 77.
Benjamin Fondane, Le Lundi existentiel, Paris, Editions du Rocher, 1990, 140.
Marthe Robert, Seul, comme Franz Kafka, Paris, Calmann-Lévy, 1979, 92.
Claude David, Franz Kafka, Paris, Fayard, 1989.
Gustav Janouch, Conversations avec Kafka, Paris, Maurice-Nadeau, 1978, 28.
Id., 136.
Marthe Robert, Seul, comme Franz Kafka, Paris, Calmann-Lévy, 1979, 102.
Franz Kafka, Lettres à Milena, Paris, Gallimard, 203.
Benjamin Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, Bruxelles, Complexe, 1994, 362.
Id.
201
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