Book Chapter
Reference
L'apport de la philosophie existentielle à la géographie humaniste
LÉVY, Bertrand
Abstract
Le chapitre examine les liens entre la philosophie existentielle européenne des années 1950
et la géographie humaniste anglo-saxonne des années 1970-1980.
LÉVY, Bertrand. L'apport de la philosophie existentielle à la géographie humaniste. In: Bailly, A.
& Scariati, R. L'Humanisme en Géographie. Paris : Economica/Anthropos, 1990. p. 77-86
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:19450
Disclaimer: layout of this document may differ from the published version.
1 / 1
In : Antoine Bailly, Renato Scariati, L’Humanisme en Géographie,
A
nthropos/Economica, Paris, 1990, 77-86.
L'APPORT DE LA PHILOSOPHIE
EXISTENTIELLE A LA GÉOGRAPHIE
HUMANISTE
Bertrand LÉVY
Université de Genève
Contexte et anecdoctes
Lorsque j'eus
à
élire, au début des années 1980, un lieu d'étude en géographie
humaniste sur le continent nord-américain - ayant obtenu une bourse
à
cet effet -
le
choix se restreignait à quelques institutions, où professait, le plus sou
vent en
solitaire, une poignée de géographes humanistes. Quelle ne fut ma surprise, en
débarquant dans le patio, agrémenté d'un palmier, du dépar
tement de géographie
de l'Université de Californie
à
Los Angeles, lieu que j'avais choisi pour des raisons
autant extra-
universitaires qu'académiques, quel ne fut pas mon étonnement,
dis-je, quand je me vis répondre qu'ici, on ne pratiquait plus la géogr
aphie
humaniste. Et pourtant, Entrikin y enseignant, n'avait-
il pas laissé une thèse
cruciale intitulée " Science and Humanism in Geography " (1) ? C.L.
Salter
n'avait-il pas tiré des " Raisins de la Colère " de Steinbeck ce
-77-
le subjectivisme et ne rejetait pas le monde de l'irrationnel. Il était
porté par des esprits forts, comme Tuan (5), considé
rant que la
géographie formait un royaume assez vaste pour embrasser la route de
la science et le jardin de l'art, ou comme Olsson (6
), un autre humaniste
poursuivant toujours ses recherches sur la littérature et la philosophie,
et maniant avec toute la de
xtérité nécessaire les lances du paradoxe. Sa
position, évoluant entre l
es certitudes conservatrices de la science et
les ambiguïtés créatrices de l'art, permettait au mouvement de ne pas
se figer dans un académisme conformiste et monocorde.
Il en est d'autres, comme Seamon et Buttimer (7
), qui tentèrent
d'incorporer avec labeur la dimension phénoménolo
gique et
existentielle à
la géographie humaine. Si leurs sources de référence
demeuraient profuses et riches d'une utilité pratique pour celu
i qui
voulait comprendre les phénoménologues sans devoir les lire, on ne
peut que s'interroger sur la capacité d'un langage délibérément
impersonnel pour rendre compte de philosophies très personnalistes au
langage débordant volontiers sur le mode poétiqu
e. Ces auteurs,
auxquels on peut adjoindre Pickles (8), ont commenté l
es
phénoménologies existentielles, mais n'en ont point créées. Si on
cherche du
côté
des créateurs de langage, il faut aller lorgner vers un
géographe et historien français, Dardel, qui
s'est exprimé en 1952 avec
une sensibilité toute bachelardienne, mais après Bachelard, sur le
ud insistant qui relie l'homme
à
la terre. Cet ouvrage, paru dans une
collection philosophique en 1952, avait le premier pressenti la richesse
du rattachement de la philosophie existentielle
à
la géographie, celle de
Jaspers notamment. Malheureu
sement, l'opuscule qui a fait récemment
l'objet d'une redécouverte (9), après que j'eus signalé son existence
à
Raffestin, moi-même l'ayant découvert cité dans la thèse
d'Entrikin
(10) ce livre à
la si belle écriture donc, resta lettre morte pendant trente
ans. " Pourquoi n'avons-nous pas lu Dardel ? " s'est interrogé à
juste
titre Raffestin (11), car cette (re)-
lecture aurait certainement élargi le
champ théorique de la géographie francophone de l'après-
guerre, et
permis l'éclosion d'une école humaniste sur le Vieux-
Continent. A
moins que l'œuvre de Dardel n'ait été
conçue comme un bloc erratique
barrant l'accès de la vallée de la science, obstacle vite contourné par les
tenants de la géographie du chiffre.
-79-
magnifique article contant la douloureuse migration des " Okies " (habitants de
l'Oklahoma) ruinés par la désertifica
tion et la grande Crise, vers la Californie
qui leur dévoilerait un pan de ciel bleu (2) ?
Frappant à
l'une et l'autre porte de ces deux géographes, j'appris que le
premier ne considérait plus l'humanisme comme une chose sérieuse
- lui-mêm
e
orientant ses
recherches vers un " réalisme " philosophique énigmatique -
et
que le second était devenu un spécialiste de la Chine, domaine qui suscitait une
forte demande sur cette lisière du Pacifique. M
ême Samuels (3
), qui avait
introduit le fameux " Huma
nistic Geography " et qui avait conclu en 1971
déjà,
sa thèse fracassant le mur de la raison sur l'existentialisme en géographie (4)
avait
abandonné ses recherches dans cette voie. Je
considérais " Humanistic
Geography "
comme un monument d'espoir pour la géographie
humaine, car
d'une part, cette géographie rétablissait le
rôle du monde sensible et de l'affecti
-
vité, et d'autre part, elle avait su tisser des liens très fins avec des philosophies
qui avaient mobilisé des forces intellectuelles con
sidérables depuis le
début du
siècle
(pensons
à
Husserl, Jaspers, Sartre, Heidegger, en passant). Il est
à
noter
que l'époque des années 1970, quand Samuels rendit sa copie de thèse,
coïncidait
avec l'apogée, donc le début du déclin, du renouveau existentiel en
Amérique du Nord. Les " Loups des Steppes " et autres " Siddhartha "
fleurissaient alors sur les campus, beaux restes de la culture hessienne qui
s'était préoccupé
- mais plus de quarante ans auparavant -
de questions
existentielles. Par un mystérieux "effet boomerang ", les sciences sociales
euro
péennes allaient redécouvrir dix ans plus tard cette probléma
tique jetant le
trouble dans le néo
-positivisme ambiant, un signe que cette même
Europe des
sciences sociales s'était débarrassée à trop bon compte de l'héritage
phi
losophique de la phénomé
nologie et de ce qu'on a appelé plus tard "
l'existentialisme " (dénomination n'ayant plus cours
à
l'époque de sa
fertilisation). C'est par le truchement de la géographie de la perception et de
l'espace
vécu -
dont Bailly était le dépositaire dans notre département
à
l'époque
-
que je découvris l'humanisme géo
graphique anglo-
saxon et que j'eus l'occasion
de remonter
à
quelques-unes de ses sources. Ce courant de pensée rétablissait
-78-
Philosophie existentielle et géographie
La phénoménologie du XXème siècle a fait l'objet de plusieurs thè
ses,
ouvrages et articles en géographie humaniste (
12
). Il s'agit d'un courant
philoso
phique différencié -
il existe une phénoménologie pure ou
transcendantale, celle de Husserl, une phénoménologie existentielle,
parfois dérivée du matérialisme dialectique, celle de Sartre, et surtout de
grands existentiels que je ne préfère pas classer comme Heidegger,
Jaspers, Buber, Camus. Tous sont porteurs dans leurs écrits d'une vision
globale et humaniste de l'homme, ce sont des penseurs parfois mystiques
voisinant
avec la philosophie religieuse, chrétienne pour Jaspers ou
Maritain, juive pour Buber. J'omets ici bien d'autres noms, comme Kier-
kegaard, Chestov Schutz, etc. Il ne m'appartient pas de retracer ici toute
l'évolution et les courants quelquefois contradictoires qui ont parcouru tant
la phénoménologie que "
l'existentia
lisme ", ou encore la "phénoménologie
existentielle".
J.N.
Entrikin a remarquablement résumé ces tendances
d'écoles dans sa thèse
(13). La question " qu'est-ce que la phénoménologie
"
s'appare
nte à celles du genre "qu'est-ce que la littérature", ou "qu'est -
ce
que la philosophie"; y répondre en trois lignes n'apporte que peu
d'éclaircissement. Discipline philosophique à la méthodologie parfois
obscu
re - Husserl ne donne jamais d'exemple d'exp
érience
phénoménologique dans les cinq cents pages et plus de ses "
I
dées
directrices pour une phénoménologie "
(14) - elle prône
le retour à
l'immédiateté des choses, elle est une qu
ê
te du sens, elle tente de jeter un
regard transparent sur un monde opaque. Elle est aussi une éthique portée
vers la relation avec les
ê
tres et les choses, d'où l'importance suggérée à
l'espace, ce liant entre moi et le monde, entre "Je" et "Tu" , entre "Je" et
"Cela", pour reprendre la terminologie de Buber (
15). La phénoméno
logie
replace les essences (l'essence de la conscience, de la raison, etc.) dans
l'existence, c'est une philosophie transcendantale (pour Husserl et
Merleau
-
Ponty notamment) qui met en suspens pour les comprendre les
"affirmations de l'attitude naturelle ". C'est une philosophie pour laquelle
le monde est
déjà
là avant la
-80-
réflexion, "comme une présence inaliénable, et dont tout l'effort est de retrouver
ce contact naïf avec le monde ( ... )" (16). La phénomé
nologie ne cherche ni à
expliquer ni à analyser notre rapport au monde, mais simple
ment à le décrire, ce
qui en ferait une science purement descrip
tive, si une telle science a jamais
existé. En fait, il s'agirait plutôt d'une" pré-science " visant à décr
ire le
fondement vécu de la science :
" Tout l'univers de la science est construit sur le monde
vécu
et si nous
voulons penser la science pour elle-
me avec rigueur, en apprécier exactement
le sens et la portée, il nous faut réveiller d'abord cette expé
rience du monde dont
elle est l'expression seconde" (17).
Rendant compte de l'espace, du temps et du monde vécu, il n'est pas étonnant
que la phénoménologie ait trouvé écho dans la géographie, puisque toute
expérience individuelle engage l'â
me et le corps dans l'espace et le temps.
Pourtant la géographicité de cet es pace est différemment perçue, d'un acteur à
l'autre, et une question essentielle demeure : est-ce bien l'espace géogra
phique
qui est visé par la phénoménologie, ou est-ce un es
pace abstrait, en partie
indescriptible, qui enveloppe les trajectoires existentielles et secrètes des ê
tres,
un espace ontologique dont le sens ne serait en auc
un cas réductible à la
« physis » des paysages ? Ceci est une question importante, car elle p
ose le
pro
blème de la viabilité de l'espace phénoménologique et existentiel dans la
géographie. Nous pouvons certes multiplier les essais de définition de l'espace
empruntés à des philosophes existentiels, toujours retombons-
nous, soit sur une
division cl
assique entre un es pace abstrait et absolu, domaine de la géométrie,
et un espace concret, fruit des expériences humaines productrices de sens, ou
des définitions globales mais vagues, parfois rehaussées par une touche
poétique. Celle de Dardel (18) est h
eureuse, qui considère la Terre comme le
lieu d'accomplissement du destin humain, celle de Merleau-
Ponty, qui distingue
entre es pace " spatialisé " (géométrique) et es pace " spatiali
sant " (chargé de
sens et symbolique), l'est moins. Si la
défini
tion
de l'espace pose tant problème
et demeure irrésolue d'une manière satisfaisante, c'est que nous avons oublié de
poser une question préalable : comment les opérations mentales sont-elles
-81-
rigées vers l'espace? En somme, comment l'espace est-il représenté par
l'esprit humain, quel genre de notions et de concepts sont-
ils utilisés pour
dé-couvrir l’espace, qu’il soit géométrique
ou existentiel, cette distinction
n'ayant
à
mon sens que peu de valeur, tant ces deux configurations sont
imbriquées ? Or, personne mieux que Kant n'a posé ce problème à
la base.
Le public s'étonnera que j'évoque les idées du philosophe de Königsberg
,
combattues par certains phénoménologues anti-
idéalistes (comme Sartre
ou Merleau-Ponty), mais, survivant, en définitive dans le fait
d'être
contredites. Kant est à tort considéré comme l
e théoricien exclusif de
l'espace géométrique; sa largesse de perspective embrassait également
l'espace existentiel
; c'est ce que je vais m'efforcer de démontrer, en
m'identifiant
à
sa terminologie.
Kant : espace, temps et sujet
Kant (19) abo
rde le problème de l'espace sous l'angle conceptuel.
L'espace est
-il un concept, s'interroge-t-il en
premier ? Oui, mais l'espace
n'est ni un concept emp
irique, ni
un concept discursif ou général. L'espace
est un concept a
priori (que l'expérience seule ou
la convention langagière
ne sauraient légitimer). Pour Kant, l'espace et le temps sont les formes
pures de l'intuition et de la sensibilité. L'espace se distingue du temps : le
premier est perçu par un sens extérieur, le second est représenté par des
déte
rminations internes. Le temps est beau
coup plus lié au moi que
l'espace. Pour que l'espace prenne une connotation existentielle, il faut
qu'il passe par le prisme du temps. Le temps pensé et réfléchi à la lumière
de la conscience de soi, de nos expérience
s, est seul
capable de procurer
une dimension existentielle
à
l'espace. Hegel reprendra cette formu
lation
en parlant du temps comme la condition subjective de nos représentations,
spatiale y compris. Dans la
formidable
synthèse kantienne de l'espace,
comp
renant le sujet, l’expé
rience sensible et le temps, le philosophe
affirme que l'homme et sa condition subjective sont au centre de la
représentation de
l'espace :
"Nous ne pouvons donc parler d'espace,
d'êtres
étendus, etc. qu
'au point
de vue de l'homme. Que si nous sortons de la
-82-
condition subjective sans laquelle nous ne saurions recevoir d'intuitions
extérieures, c'est-à-dire sans être
affectés par les objets, la représentation de
l'espace ne signifie plus rien " (20).
Nous aurions tâche
facile de nous contenter de ce postulat humaniste; il faut
ajouter que Kant, tout en considérant l'espace et le temps comme des
représentations a priori, c'est-à-dire précédant l'empirie, accorde une pl
ace
déterminante
à
l'expérience sensible. C'est elle qui permet la liaison entre
l'espace et le temps. En effet, l'espace sans l'expérience n'est pas pensable dans
sa représentation empirique, et les expé
riences de la sensibilité faites dans
l'espace s'inscrivent toutes dans la durée. De surcroî
t, le temps sans l'espace
peut très dif
ficilement faire l'objet d'une représentation. Kant nous dévoile une
excellente abstraction à ce propos : le temps comme intuition intérieure ne nous
fournit aucune figure; a
lors, nous cherchons à réparer ce défaut par l'analogie:
nous nous représentons la suite du temps par une ligne qui s'étend
à
l'infini (ou
qui s'arrê
te à notre propre mort), donc par une figure spatiale, fruit de notre
intuition externe.
Si Kant s'est penché avec rigueur sur les abstractions de l'espace et du
temps, il n'a guère insufflé de contenu humain aux représentations spatiales.
Tel n'était pas son dessein. Il a placé la question de l'espace dans celle plus
vaste d'une architecture du fonctionnement de la pensée humaine. J'ai long-
temps cherché, parmi les penseurs existentiels, un philosophe qui prolongeât
la
construction kantienne de l'espace, mais dans un registre plus intersubjectif et
relationnel. J'ai trouvé la personne en Bube
r, un penseur existentiel qui, après
avoir quitté Berlin, devint un philosophe de " terrain " en quelque sorte (il
enseigna la pédagogie dans des kibboutz d'Israël). Son
intérêt
pour l'autre était
d'essence religieuse, mais il se manifestait dans la prati
que : le personnage
possédait un sens charismatique évident. l'ai découvert l'œuvre
de Buber par
deux chemins : d'abord, il était un ami estimé de Hesse, mon auteur de thèse
(21
), et aussi l'avais-je vu cité par Samuels (22) dans " Humanistic Geography".
-83-
1 / 9 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !