Eftichios BITSAKIS LE NOUVEAU RÉALISME SCIENTIFIQUE RechercheL{j Philosophiques Microphysique en Préface de Jean-Claude Peeker L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris - FRANCE L'Harmattan Ine 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9 Collection L'Ouverture Philosophique dirigée par Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. TIs'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions François NOUDELMANN, Sartre: l'incarnation imaginaire, 1996. Jacques SCHLANGER, Un art, des idées, 1996. Ami BOUGANIM, La rime et le rite. Essai sur le prêche philosophique, 1996. . Denis COLLIN, La théorie de la connaissance chez Marx, 1996. Frédéric GUERRIN, Pierre MONTEBELLO, L'art, une théologie moderne, 1997. Régine PIETRA, Lesfemmes philosophes de l'Antiquité gréco-romaine, 1997. Françoise D'EAUBONNE, Féminin et philosophie (une allergie historique), 1997. Michel LEFEUVRE, Les échelons de l'être. De la molécule à l'esprit, 1997. Muhammad GHAZZÂLI, De la perfection, 1997. Francis IMBERT, Contradiction et altération chez J. -J. Rousseau, 1997. Jacques GLEYSE, L'instrumentalisation du corps. Une archéologie de la rationalisation instrumentale du corps, de l'Âge classique à l'époque hypermoderne, 1997. Ephrem-Isa YOUSIF, Les philosophes et traducteurs syriaques, 1997. Collectif, publié avec le concour de l'Université de Paris X, Objet des sciences sociales et normes de scientificité, 1997. Véronique FABBRI et Jean-Louis VIEILLARD-BARON (sous la direction de), L'Esthétique de Hegel, 1997. @ L'Harmattan, 1997 ISBN: 2-7384-5903-X SOMMAIRE Introduction 1 SUR LE CONCEPT D'OBJET 1.1. Le concept d'objectivité 1.2. Identité et changement 1.3. L'objet et le sujet 1.4. Totalité et différentiation 1.5. Potentialité et réalité 1.6. Interaction et détermination . 1.7. 2. 2. 1. 2.2. 2.3. 2.4. 2.5. 2.6. 2.7. 3. 3.1. 3.2. 3.3. 3.4. 3.5. 4. 4.1. 4.2. 4.3. 4.4. 4.5. 4.6. 4.7. 4.8. s. 5.1. 5.2. 5.3. 5.4. 5.5. 5.6. 5.7. 5.8. 5.9. 5.10. Remarquesfinales PHYSIQUE , INTERACTION ET THEORIES PHYSIQUES Les précurseurs De la catégorie philosophique au concept physique L'interaction à vitesse finie et l'univers mécaniste Les interactions à vitesse finie et l'univers relativiste La quantification des interactions L'interaction matérialisée Sur l'unité du monde physique ~TOME: DE L'INTUITION PHILOSOPHIQUE A LA CHROMODYNAMIQUE QUANTIQUE De l'intuition philosophique au concept physique Grandeur et limites de la conception démocritéenne De Dalton à la chromodynamique quantique De l'atome de Démocrite aux fantômes d'Einstein Conclusion: Démocrite ou Platon? POTENTIALITÉ ET RÉALITÉ EN MICROPHYSIQUE La conception aristotélicienl!e Potentialité et réalité pour l'Ecole de Copenhague Interaction et transformation Transformation et conservation Transformation des particules quantiques Structure et potentialité Potentialité et conditions Remarques finales , LES VARIABLES CACHEES La question des variables cachées Séparabilité et corrélation Complémentarit~, déterminisme et variables cachées L'opposition à l'Ecole de Copenhague Le théorème de von Neumann Le point de vue logique Critique des démonstrations précédentes Les théories à variables cachées Les inégalités de Bell Remarques finales 6. 6.1. 6.2. 6.3. 6.4. 6.5. 6.6. 6.7. 6.8. 7. 7.1. 7.2. 7.3. 7.4. 7.5. 7.6. 7.7. 7.8. 7.9. 7.10. 8. 8.1. 8.2. 8.3. 8.4. 8.5. LOCALITÉ ET CAUSALITÉ EN MICROPHYSIQUE Le paradoxe EPR ~e caractère restreint du critère EPR de réalité physique Etats potentiels et états réels en Mécanique Quantique Deux généralisations du critère EPR de réalité physique Les inégalités de Bell Causalité et Localité: la tour de Babel La violation des inégalités de Bell était-elle inévitable? Sur le statut de la sép,,!abilité et de la non-séparabilité LE NOUVEAU REALISME SCIENTIFIQUE Le réalisme est-il périmé? Le réalisme intuitif et le réalisme passif La notion d'objectivité dynamique L'École de Copenhague devant les difficultés d'interprétation de la Mécanique Quantique Les paradoxes de la Mécanique Quantique Le sens physique du principe de superposition Les probabilités en Mécanique Classique et Quantique Les inégalités de Heisenberg Les corpuscules et les ondes Dépasser le positivisme et le réalisme naïf SUR LE STATUT DES LOIS PHYSIQUES Le concept de loi physique L'objectivité relativiste Les lois statistiques classiques Le déterminisme statistique quantique Hasard, contingence et nécessité Préface Jean-Claude PECKER (Professeur honoraire au Collège de France Membre de l'Académie des Sciences) La physique moderne: Un siècle de va-et-vient entre des philosophies rivales A la fin du XIXème, la physique était, pensait-on parfois, finie, terminée. Un arbre bien taillé, qu'il suffisait d'émonder un peu. Le comportement des milieux accessibles aux sens, des milieux ordinaires pourrait-on dire, était connu. Le comportement même des astres relevait de la compréhension claire des mécanismes qui les commandaient... Restait à découvrir, puis à connaître, puis à comprendre, la structure profonde de la matière... Et celle de l'Univers. Si quelques contradictions apparaissaient (à propos de l'existence d'un éther, support des ondes lumineuses), la physique semblait en voie d'aboutir à un ensemble très cohérent. Einstein construisait d'ailleurs, dans les premières années de notre siècle, l'édifice qui embrassait toutes les lois connues de la physique, et qui levait les quelques contradictions encore émergentes, la Relativité. La matière apparaissait comme faite d' «atomes», insécables par étymologie, et nécessaires à la compréhension simple de l'édifice de la chimie, table de Mendéléev, loi des combinaisons et des réactions chimiques, etc... Il existait aussi des «particules élémentaires», comme l'électron, dont la découverte expérimentale remonte au XIXème siècle (dès l'étude des rayons cathodiques),- Plücker, en 1858, puis Crookes, Perrin en 1895, qui découvre aussi les ions positifs porteurs de protons, et enfin les expériences fameuses de 7 Millikan au début de notre siècle. Mais des doutes subsistaient pourtant quant à la réalité de ces phénomènes minuscules, qui échappaient à l'évidence, et qui différaient par là des objets de la physique usuelle. Berthelot doutait même (malgré la quantité et la simplicité des évidences indirectes...) de la réalité des atomes; et le photon, doué à la fois de propriétés corpusculaires (effet photo-électrique) et de propriétés ondulatoires (interférences), restait un objet bien étrange. C'est surtout la découverte de la radioactivité (impliquant une structure interne des noyaux atomiques, et l'existence de plusieurs particules élémentaires subatomiques), qui a sans aucun doute précipité les choses. Toujours est-il que le siècle qui s'achève, le nôtre, a vu se développer une grande querelle autour de la nature même du minuscule, du «minime», comme le dit si joliment Eftichios Bitsakis. Deux aspects essentiels à cette querelle portent sur la nature même de la «matière» : la dualité (une double nature, à expliciter!) devenue évidente entre une particule et l'onde la «lumière» - associée à cette particule (selon Louis de Broglie), d'une part. Et d'autre part, l'importance des «interactions» intervenant à l'échelle sub-atomique, et «équivalentes» (mais sur quelles bases ?) à des échanges de particules élémentaires... Bref la dichotomie entre la «matérialité» de la matière et l' «immatérialité» des rayonnements, - ces deux concepts étant issus d'un mécanisme strict, déjà dépassé par Einstein (il y a équivalence entre masse et énergie du. rayonnement, quantités de même essence), est battue en brèche par l'observation seule. Se posent alors les problèmes épistémologiques profonds, ceux qu'aborde avec tant de clarté le Professeur Bitsakis, et que nous nous bornerons à évoquer ici. Nous nous trouvons un peu dans une situation comparable (en sens inverse) à celle qu'évoquait Platon dans le mythe de la Caverne (La République). Ne serions-nous pas en effet vis-à-vis de cet intérieur minuscule, de ce minime des minimes, dans la position symétrique de l'habitant de la caverne de Platon, face aux ombres des réalités potentielles? Les objets extérieurs à cette caverne, inaccessibles à l'observation directe, projetaient leur ombre sur le mur de la caverne; mais pouvait-on, de cette seule ombre déduire la nature complète des objets en question? A-t-on affaire, à l'intérieur de l'atome, au sein des particules «élémentaires» 8 que l'on découvrait (électron, photon, ...mésons,) dans les interactions mutuelles, d'une structure en quelque sorte virtuelle? Le réel est-il pleinement accessible, - ou (comme le dit d'Espagnat) un «réel voilé» accessible seulement en partie? L'intérieur de l'atome était-il comme l'extérieur de la caverne de Platon, inconnaissable par essence, et ne pouvait-on le bien connaître que par ses conséquences observables? Ou au contraire, l'extérieur de la caverne (et symétriquement l'intérieur de l'atome et des particules élémentaires) était-il soumis aux mêmes lois que l'intérieur, et accessible de la même façon par tous, pourvu qu'ils se lèvent, et qu'ils marchent? Le minime, le plus petit, l'intérieur de l'intérieur, recèle d'immenses potentialités, toutes celles que l'on peut concevoir en somme, pourvu que l'on «sauve les phénomènes»... Rappelons-nous, - d'abord: «O'oçtV 'ta <patVOf..lEva»!Telle était la loi d'airain de la physique positiviste (bien avant Auguste Comte!) héritée d'Aristote, et telle que Simplicius nous la rapporte. Mais comment peut-on les sauver, les phénomènes? Peu importe... Tout ce qui les sauve est bon! Et il y a plusieurs façons, certainement, de les sauver. C'est en tous cas à quoi mène une lecture rapide de la littérature du vingtième siècle; et c'est autour de toutes ces potentialités que s'articule l'ouvrage de Eftichios Bitsakis. Le grand combat du XXème siècle opposa des interlocuteurs fameux. D'un côté, sous le drapeau du réalisme, du déterminisme, ce furent certainement Einstein, et Louis de Broglie, en première ligne. Mais Planck, Langevin, et surtout Schrodinger, menèrent la même bataille... De l'autre côté, celui de la virtualité, l'Ecole de Copenhague autour de Bohr, Heisenberg et quelques autres. Un combat, certes, souvent agressif. Un débat réel aussi, avec de nombreux aspects. Comment faut-il comprendre le déterminisme? Déterminisme à toutes échelles? Non sans doute. Déterminisme statistique, ou indéterminisme fondamental, dès que l'échelle devient microphysique? Le déterminisme statistique quantique est, de fait, l'un des concepts fondamentaux de l'interprétation de Bitsakis. Les particules sont-elles des objets réels? Ou une matérialisation momentanée des potentialités virtuelles du champ quantique? Les phénomènes sont «locaux» dans la mesure où les interactions ne se propagent pas avec une vitesse infinie. Certes. C'est le principe de «localité»... Mais à. ce principe, 9 l'Ecole de Copenhague oppose des arguments forts. C'est principalement l'idée (due à Bohr) de «non-localité». Selon cette idée (érigée en principe), si un système (au sens où nous l'entendons en physique macroscopique) prend deux états successifs A, B, c'est l'ensemble (spatio-temporel) des états A, B, etc... de ce système qui est un «système» en soi. Ou, pour choisir l'exemple spécifique donné par le paradoxe Einstein-Podolski-Rosen, deux particules M et N qui ont été en interaction en un instant t, continuent à former un système unique, même après leur séparation spatiale... Il n'y a pas alors de «séparabilité» entre deux états d'un même système physique, défini en un point donné et en instant donné. «Localité et séparabilité», - telle était la vérité du monde physique selon Einstein ou de Broglie. « Non-localité et nonséparabilité», telle était la vérité selon Bohr ou Heisenberg. Cela, à vrai dire, impliquait aussi un «non-déterminisme» quantique exprimé par les inégalités de Heisenberg. Elles interdisent la définition même des variables caractéristiques (position, moment, etc...) définissant une particule autrement qu'à l'intérieur d'un certain domaine d'étendue non nulle liée à la constante de Planck. Elles sont l'un des fondements de l'interprétation indéterministe de la mécanique quantique. La non-localité peut se justifier si l'on pense en termes de relativité que l'invariance des propriétés physiques impose de ne pouvoir considérer comme définissant un système la seule donnée des trois coordonnées d'espace définissant les éléments de ce système... Soit, - mais les idées Machiennes (auxquelles il ne serait pas mauvais de revenir aussi) ne nous imposent-elles pas un système de référence universel absolu, défini par l'ensemble des masses, ou de l'énergie si l'on veut, distribuées dans l'univers? La bataille pour la non-séparabilité, la non-localité, le non-déterminisme a entraîné bien des divagations (parapsychologie, télékinèse!...) dans des esprits moins subtils que ceux de Bohr ou d'Heisenberg. D'un autre côté, l' «électrodynamique quantique», telle qu'elle résulte de l'application des équations de Schrodinger aux systèmes, et du respect des inégalités d'Heisenberg, est vérifiée dans ses moindres détails par les faits. Si bien que le débat tourne autour de l'idée: y a-t-il plusieurs façons de rendre compte des observations? Y en at-il une bonne? Et peut-on trouver une expérience à faire qui permettrait de décider quelle est la bonne? Dans cette démarche, figurent le paradoxe d' Einstein-Podolski-Rosen, les inégalités de Bell, les expériences d'Aspect. Une 10 conciliation des observations et de la positio~ «réaliste» pourrait venir de la considération de variables «cachées» : mais comment? Les suggestions de Bohm, ou de Vigier, sont très stimulantes; mais elles n'ont pas convaincu. Ce débat dure encore. Le «minime» conserve, ouvertes, ses «potentialités». Que l'auteur soit remercié de nous donner, en philosophe autant qu'en physicien, une vue élevée de ces questions. Qu'il soit aussi remercié pour avoir, sans passion, exprimé les arguments contraires, mais pour avoir clairement choisi, en ce qui le concerne, le réalisme d'Einstein, de de Broglie, de Bohm, de Vigier... Il ajoute à ce débat, dans un esprit très hégélien, une proposition concrète, celle de doter la notion de potentialité d'un statut épistémologique plus clair. Tel système serait, selon les conditions, apte à se manifester à l'observateur sous telle ou telle forme, les possibilités diverses étant définies par une «potentialité» relevant d'un concept de causalité, de déterminisme, de réalité, de localité. Il est sans doute possible de concevoir des expériencestests. La conclusion de l'auteur semble aboutir à l'idée que ces expériences pourront toujours relever de l'une ou l'autre interprétation... Vise-t-elle, en fait, sans que Eftichios Bitsakis veuille peut-être l'affirmer ainsi, à conclure le débat par un non-lieu ?.. Pas seulement. Elle propose en effet une attitude nouvelle, un nouveau réalisme scientifique, qui transcende le réalisme intuitif. Il faut dépasser l'intuition platonicienne, vers le réel caché (sortir audacieusement de la caverne!) en le rendant accessible à l'intellect. Au sein de cette conception, s'établissent alors des relations en quelque sorte génétiques entre le~potentiel et le réel. Ce qui est potentiel passe à l'actualité, dans telles conditions favorables; et ce qui est réel est aussi potentiel par rapport à un autre état réalisable, - et l'on rejoint Aristote, ou plus proche de nous, Hegel. Il s'agit en vérité d'un réalisme dynamique et ouvert... Il INTRODUCTION Nous parlerons du monde microphysique; de cet « infiniment» petit, caché, qui constitue l'arrière-fond du macroscopique. Nous parlerons d'« objets» dont le diamètre est de l'ordre de 10-8 ou même de 10-14 cm et dont la vie est souvent de l'ordre de 10-9, ou bien de 10-23 sec. Ces êtres minimes, inaccessibles à l'intuition, qui laissent la trace de leur existence souvent éphémère sur les clichés photographiques, sont le «presque rien». Et pourtant, ce presque rien constitue la « matière première» de l'univers: sa matière stable et sa matière en métamorphose. Corrélativement, la discipline qui décrit le comportement de ces êtres minimes, n'est pas seulement une science fondamentale. Elle constitue en même temps la base de technologies de pointe, telles que l'électronique, l'informatique, les télécommunications, etc. De l'autre côté, elle est intrinsèquement liée à d'autres sciences, comme la chimie, la biologie, l'astrophysique et la cosmologie. Nous ne parlerons pas pourtant de la microphysique en général. L'objectif de ce livre se limite à certaines questions qui concernent ses fondements conceptuels, et en particulier ceux de la mécanique quantique. Mais pourquoi cette restriction? Pour plusieurs raisons, et pour une raison fondamentale: La formulation de la mécanique quantique, il y a soixante-dix ans, a posé des questions épistémologiques qui n'ont pas encore trouvé de réponse généralement acceptée. Le débat déclenché par Einstein, Planck, de Broglie, Bohr, Schrodinger, Heisenberg, Dirac, Pauli, Born, Jordan et beaucoup d'autres, n'est pas encore terminé. Le présent livre veut s'insérer dans ce débat. La physique classique, en effet, portant surtout sur le macrocosme, est intuitivement réaliste. Aussi, les théories relativistes (électromagnétisme relativiste et théorie de la gravitation d'Einstein), en approfondissant sur 1'«essence» des phénomènes physiques, ont apporté des arguments 13 nouveaux en faveur du réalisme et du déterminisme. La mécanique quantique, au contraire, première théorie microphysique authentique, a mis en question non seulement la validité du principe de causalité, mais la réalité même des particules quantiques. La mise en relief des limites historiques du réalisme intuitif et de la validité restreinte des déterminismes classiques (mécaniste et dynamique) a été interprétée par l'École positiviste (l'École de Copenhague) comme la faillite du réalisme, du déterminisme et - par conséquent du matérialisme. Or, dans ce débat, des questions épistémologiques ont été mêlées à des problèmes ontologiques et même éthiques. Par un amalgame incohérent, l'École positiviste-dominante, a voulu fonder l'indéterminisme, le libre arbitre de l'électron et de l'homme, même le subjectivisme ontologique. Dans le climat tendu de la période entre les deux guerres et après la deuxième guerre mondiale, le débat épistémologique sur la «physique nouvelle» était souvent fondé sur des présupposés idéologiques et, dans un sens inverse, il a alimenté des batailles idéologiques passionnées. Il ne s'agissait donc pas d'un débat purement épistémologique. Et ce grand débat sur les. fondements de la physique nouvelle et les questions philosophiques corrélées, auxquelles ont pris part les plus grands esprits du siècle, n'a pas cessé depuis: Tout au contraire, il a pris un souffle nouveau après les années cinquante, et il a envahi des terrains différents, tels que la logique et le domaine de l'expérience. Rappelons quelques événements qui ont marqué ce long itinéraire. En 1900 Max Planck a fondé la théorie quantique du rayonnement. Cinq ans après, pour interpréter le phénomène photoélectrique, Einstein postula l'existence des quanta élémentaires du rayonnement électromagnétique (des photons). Quelques années plus tard, Niels Bohr a introduit les règles de quantification dans la théorie de la constitution de l'atome (1913). En 1924, Louis de Broglie expliqua la stabilité des orbites électroniques autour du noyau, en postulant l'existence d'une dualité fondamentale: celle des ondes-corpuscules, aussi bien pour la lumière que pour les particules massives, constituantes des atomes. Aussitôt après, Schrodinger formula l'équation fondamentale de la mécanique quantique, et Heisenberg et Dirac, partant de 14 postulats opérationalistes, ont créé des formalismes abstraits, équivalents au formalisme ondulatoire. La nouvelle mécanique était profondément différente de la mécanique classique. C'était une théorie probabiliste, donc non déterministe dans le sens classique. Aussi, les inégalités de Heisenberg interdisent la connaissance simultanée de grandeurs « conjuguées », telles que la position et l'impulsion d'une particule, donc la vérification du caractère déterministe du mouvement quanto-mécanique. L'interprétation antiréaliste élaborée par l'École de Copenhague, était vite devenue l'interprétation dominante. Elle alimenta, en même temps, des idéologies positivistes-antiréalistes. Le livre de John von Neumann sur les fondements mathématiques de la mécanique quantique (1932) et les recherches de lui-même et de Birkhoff sur la structure logique de la nouvelle discipline, ont renforcé, avec des arguments plus rigoureux, l'interprétation dominante. Or, le débat n'a jamais été abandonné de la part des physiciens réalistes. Déjà en 1927, de Broglie avait élaboré un formalisme où le corpuscule quantique faisait partie intrinsèque d'un phénomène ondulatoire étendu. Les ondes de de Broglie sont des ondes réelles, qui satisfont à l'équation de Schrodinger. La particule est guidée par une onde qui s'appelle onde-pilote. Sur ce point aussi, les idées de de Broglie et d'Einstein ont été similaires. Dans les deux cas, la particule est considérée comme une singularité non linéaire incorporée dans un background ondulatoire linéaire. Le modèle de de Broglie était le premier modèle à variables cachées. Or, devant les critiques de Pauli au Congrès de Solvay (1927) et l'indifférence générale, de Broglie abandonna cette idée, qui tomba vite dans l'oubli. Mais la bataille pour le réalisme et le déterminisme n'a pas cessé. Ainsi, en 1935, quand l'interprétation positiviste était déjà dominante, Einstein, Podolsky et Rosen ont contesté, à l'aide d'une expérience de pensée devenue célèbre, la complétude de la description quanto-mécanique. La «réfutation» de l'argumentation EPR par Niels Bohr fut considérée comme une défaite d'Einstein qui, à l'époque même où ses théories avaient renouvelé la physique toute entière, se trouvait dans un isolement dont la signification est éloquente. Aussi à cette même année, E. Schrodinger publia son fameux paradoxe: à 15 l'aide d'un malheureux chat et dans un langage plein d'ironie, il a essayé de mettre en relief le solipsisme et l'impasse de l'interprétation orthodoxe. Histoire terminée, histoire interminable, ainsi que le dirait L. Althusser. En fait, même l'histoire des sciences a ses « ruses ». La question «définitivement réglée» en 1935 rebondit en 1952, grâce à la formulation, par David Bohm, d'une version déterministe (non locale) de la mécanique quantique. Il a eu depuis d'autres théories à variables cachées. Ainsi l'impossible était devenu possible, et la valeur de toutes les démonstrations d'impossibilité (Bohr, von Neumann, Heisenberg, etc.) a été remise en question. En effet, des théories à variables cachées existaient! Ainsi, le courant réaliste a ét.é renforcé de nouveau. Entre-temps il était déjà clair que le positivisme avait atteint ses limites historiques. On pourrait dire de même pour l'interprétation positiviste de la mécanique quantique, car il était déjà possible de constater le déclin de l'École de Copenhague. Pourtant la bataille entre le réalisme et le positivisme n'était pas terminée. Ainsi, dix ans après les théories de Bohm, de Vigier et d'autres chercheurs, il y avait encore des logiciens (Jauch et autres) qui continuaient à démontrer l'impossibilité de telles théories par des arguments formels, ignorant leur existence effective. Par la suite (1964), J.S. Bell démontra que s'il y a des variables cachées locales, dans le sens d'Einstein, l'expérience doit falsifier, dans certains cas spécifiques, les prévisions de la mécanique quantique. Ainsi les variables cachées pouvaient - enfin se manifester! On a fait depuis plusieurs expériences, mais la presque totalité confirma les prévisions de la mécanique quantique. La violation presque certaine des inégalités de Bell alimenta de nouveau le débat, transféré déjà dans le domaine expérimental aussi. Ainsi, urie partie des spécialistes considèrent la violation des inégalités de Bell comme une justification des idées de Bohr, et en particulier comme preuve de la non-séparabilité des systèmes quantiques. D'autres ont abandonné la localité pour sauver le réalisme et le déterminisme. Un troisième courant, enfin, insiste sur la validité de la localité et du déterminisme, espérant le triomphe posthume des idées d'Einstein. 16 Une fois de plus, histoire terminée et pourtant interminable. Cinquante ans après la «défaite définitive» d'Einstein, le débat sur les fondements de la mécanique quantique a atteint son apogée, et se déroule, aussi bien sur le terrain de la physique et de la logique, que sur celui de l'expérience. Aussi, malgré sa prétendue défaite et malgré ses contradictions internes, le courant réaliste est aujourd'hui plus fort que jamais. Le débat en microphysique porte sur un certain nombre de notions fondamentales: réalité, causalité, déterminisme, localité, mesure, état, etc. Il ne serait pas, éventuellement, inutile de préciser, dès maintenant, le sens de certaines de ces notions. La physique préquantique était « spontanément» réaliste car elle était encore intuitive. Quelle est, pourtant, la légitimité du terme réel en microphysique? Serait-il légitime d'extrapoler ce concept d'origine macroscopique dans le domaine de 1'« infiniment» petit? Ainsi qu'on le sait, pour certains physiciens et philosophes le réel microphysique est un réel «caché», donc inaccessible à notre connaissance: une sorte de « chose en soi» kantienne. Pour d'autres, le réel s'identifie à l'ensemble des data empiriques. Ainsi, il n'est pas sensé de parler de réel comme de quelque chose qui existe indépendamment de 1'« observateur». Pour les plus « irréductibles» enfin, le réel s'identifie aux formes platoniciennes ou aux idéalités mathématiques de Pythagore. Quelle est donc la légitimité du réalisme physique, tel qu'il a été, par exemple, professé par Einstein? D'une manière analogue, la physique classique était « spontanément» déterministe: Telle cause, tel effet (Newton). Pourtant, qu'est-ce que veut dire cause? La relation causale est-elle une relation interne et génétique (Aristote) ou bien se réduit-elle à une relation temporelle (Hume, positivisme)? Une bonne partie des physiciens soutient le deuxième point de vue. Acceptons pourtant que les causes (interactions) existent. Dans ce cas-là les causes déterminent-elles l'effet, ainsi que le pensait Newton ou Einstein? Ou bien, est-ce que dans le domaine quantique se manifeste un indéterminisme intrinsèque? Est-ce que le déterminisme macroscopique n'est-il qu'une illusion et la nature ignore ce principe anthropocentrique? On sait que 17 certains des plus illustres physiciens de notre siècle (Bohr, vQn Neumann, Heisenberg, etc.) ont défendu des positions indéterministes. Enfin la localité. La physique newtonienne était non locale, car, selon son principal fondateur, les «forces» se propagent à vitesse infinie. L'électromagnétisme de Maxwell et la physique relativiste, au contraire, ont fondé le caractère local des processus physiques. Ainsi la localité entraîne la séparabilité des systèmes physiques qui sont séparés d'une intervalle du genre espace. Mais la nature est-elle en fait séparable? Les inégalités de Bell ont voulu apporter une réponse fondée sur l'expérience, qui démontrerait le caractère fictif de la non-séparabilité professée par Bohr. Or, l'expérience a falsifié les inégalités de Bell. Donc, une fois de plus Einstein est-il battu par Bohr, ici sur la Terre, tandis que tous les deux se trouvent dans le Royaume des Ombres? Le débat sur la mécanique quantique est, tout d'abord, un débat physique. Mais la physique ne se développe pas dans un topos isolé du reste du savoir. Ainsi, il ne s'agit pas seulement des fondements de la microphysique. La bataille contre (ou pour) le réalisme est une bataille épistémologique et philosophique en même temps. Derrière les arguments des deux Écoles rivales, il n'est pas difficile de déceler des présupposés positivistes et idéalistes d'un côté, réalistes et matérialistes de l'autre. Mais la philosophie, beaucoup plus que la science, n'est pas innocente. Ainsi, le débat actuel a ses motivations idéologiques, sociales et même (à travers de médiations souvent obscures) politiques.' Affirmer la faillite du déterminisme, la renaissance du pythagorisme, le libre arbitre des microparticules etc., c'est prendre des positions ayant une portée qui dépasse le domaine de la philosophie. Partir de la non-séparabilité pour aboutir à la psychokinèse et à la parapsychologie, c'est contribuer à la renaissance de l'irrationalisme dans une société qui, plongée dans la crise, cherche à se réfugier dans l'imaginaire. Les enjeux derrière le débat en mécanique quantique sont multiples. Or, ce livre se situe consciemment dans le domaine de la physique et de son épistémologie. Cela ne veut pas dire qu'il s'agit d'un livre neutre. Car, prendre partie en faveur du réalisme et du déterminisme, c'est prendre partie 18 dans la bataille plus générale pour une conception du monde fondée sur la science. 19 CHA PITRE SUR LE CONCEPT PREMIER D'OBJET PHYSIQUE Que fait la microphysique? Elle étudie les structures, les interactions et les lois de mouvement existant à une certaine échelle du réel: à l'échelle des atomes, des particules dites élémentaires, ainsi que des constituantes des particules élémentaires. Acceptons donc que les micro-objets ne sont pas des data ou des idéalités mathématiques: qu'elles sont des entités physiques, indépendantes des appareils scientifiques et des « observateurs ». Nous analyserons, à partir de cette thèse, le concept d'objet physique, avant d'aborder des questions plus spécifiques, liées plus directement à la microphysique. (Il est évident que le réalisme scientifique, qui constitue le cadre épistémologique de cet ouvrage, n'a rien à faire avec le réalisme des médiévaux qui, suivant la tradition platonicienne, acceptaient l'existence objective des concepts généraux - des universalia. Le réalisme scientifique se rapporte plutôt au réalisme aristotélicien). Comment donc définir l'objet physique? Au niveau philosophique, c'est une abstraction sans attributs. Les sciences naturelles opèrent, elles aussi, par abstraction et généralisation. Pourtant, leur objet étant le particulier, elles arrivent non seulement à décrire, mais aussi à expliquer des structures, des relations, ainsi que l'évolution des objets. Or, le mot objet possède-t-ille statut de concept scientifique? Le statut de ce concept est en effet équivoque. D'un côté, il s'agit de catégorie philosophique; en même temps il s'agit de concept physique; pourtant il ne s'agit pas de concept au sens strict du mot, tel que la masse, la charge, l'atome, le champ, etc. C'est un concept assez vague pour n'être pas scientifiquement opératoire et pourtant d'une telle généralité, 21 qu'aucune recherche ne puisse être concevable sans avoir défini son « objet ». Nous pourrions par conséquent définir le concept d'objet physique comme un concept quasiphilosophique, donc comme un concept qui: 1) N'est pas. scientifique au sens étroit du terme. 2) Malgré cela, il est une condition sine qua non pour toute science. 3) En tant que concept quasi-philosophique, il exerce une fonction de médiateur entre les sciences et la philosophie. 1.1. Le concept d'objectivité Objet (antikeimenon) veut dire ce qui est face au sujet et qui peut avoir, en conséquence, une existence, donc des propriétés indépendamment du sujet. Cette définition n'est pas généralement acceptable et l'on connaît les débats concernant le concept d'objectivité. Il est vrai qu'aujourd'hui nous avons dépassé l'époque de Hume qui «ne savait pas» et celle de Berkeley, qui s'élevait avec indignation contre cette opinion «strangely prevailing amongst men» et selon laquelle « les maisons, les montagnes, les rivières, en un mot tous les objets sensibles, ont une existence naturelle ou réelle, non perçue par la pensée »1. Le solipsisme est une thèse insoutenable. Pour l'éviter Berkeley postula que les objets existent, même quand ils ne sont pas perçus, dans une pensée infinie: celle de Dieu. D'une manière analogue il existe de nos jours des physiciens et des philosophes qui expriment la même indignation que Berkeley contre le « réalisme métaphysique» qui affirme que « les choses existent réellement» (Heisenberg). Or, la question est devenue aujourd'hui plus délicate. On sait, par exemple, que les objets microscopiques ne sont pas les particules compactes, dures et sans qualités de la physique mécaniste-matérialiste que Berkeley combattait. Ainsi, pour prendre un exemple, Heisenberg était arrivé à la conclusion que «les atomes et les particules élémentaires ne sont pas réels» et qu'« ils forment un monde de potentialités ou de possibilités plutôt qu'un monde de choses ou d'événements ». 1 G. Berkeley, Principles of Human Knowledge, The Open Court Pub!. 1950, ~ 4. 22