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Eftichios BITSAKIS
LE NOUVEAU RÉALISME
SCIENTIFIQUE
RechercheL{j Philosophiques
Microphysique
en
Préface de Jean-Claude Peeker
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan
Ine
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
Collection L'Ouverture Philosophique
dirigée par Bruno Péquignot
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
TIs'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est
réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils
soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines,
sociales ou naturelles, ou ... polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
Dernières parutions
François NOUDELMANN, Sartre: l'incarnation imaginaire, 1996.
Jacques SCHLANGER, Un art, des idées, 1996.
Ami BOUGANIM, La rime et le rite. Essai sur le prêche philosophique, 1996.
.
Denis COLLIN, La théorie de la connaissance chez Marx, 1996.
Frédéric GUERRIN, Pierre MONTEBELLO, L'art, une théologie moderne, 1997.
Régine PIETRA, Lesfemmes philosophes de l'Antiquité gréco-romaine,
1997.
Françoise D'EAUBONNE, Féminin et philosophie (une allergie historique), 1997.
Michel LEFEUVRE, Les échelons de l'être. De la molécule à l'esprit,
1997.
Muhammad GHAZZÂLI, De la perfection, 1997.
Francis IMBERT, Contradiction et altération chez J. -J. Rousseau, 1997.
Jacques GLEYSE, L'instrumentalisation du corps. Une archéologie de
la rationalisation instrumentale du corps, de l'Âge classique à l'époque
hypermoderne, 1997.
Ephrem-Isa YOUSIF, Les philosophes et traducteurs syriaques, 1997.
Collectif, publié avec le concour de l'Université de Paris X, Objet des
sciences sociales et normes de scientificité, 1997.
Véronique FABBRI et Jean-Louis VIEILLARD-BARON (sous la direction de), L'Esthétique de Hegel, 1997.
@ L'Harmattan, 1997
ISBN: 2-7384-5903-X
SOMMAIRE
Introduction
1
SUR LE CONCEPT D'OBJET
1.1.
Le concept d'objectivité
1.2.
Identité et changement
1.3.
L'objet et le sujet
1.4.
Totalité et différentiation
1.5.
Potentialité et réalité
1.6.
Interaction et détermination
.
1.7.
2.
2. 1.
2.2.
2.3.
2.4.
2.5.
2.6.
2.7.
3.
3.1.
3.2.
3.3.
3.4.
3.5.
4.
4.1.
4.2.
4.3.
4.4.
4.5.
4.6.
4.7.
4.8.
s.
5.1.
5.2.
5.3.
5.4.
5.5.
5.6.
5.7.
5.8.
5.9.
5.10.
Remarquesfinales
PHYSIQUE
,
INTERACTION
ET THEORIES
PHYSIQUES
Les précurseurs
De la catégorie philosophique au concept physique
L'interaction à vitesse finie et l'univers mécaniste
Les interactions à vitesse finie et l'univers relativiste
La quantification des interactions
L'interaction matérialisée
Sur l'unité du monde physique
~TOME:
DE L'INTUITION
PHILOSOPHIQUE
A LA CHROMODYNAMIQUE
QUANTIQUE
De l'intuition philosophique au concept physique
Grandeur et limites de la conception démocritéenne
De Dalton à la chromodynamique quantique
De l'atome de Démocrite aux fantômes d'Einstein
Conclusion: Démocrite ou Platon?
POTENTIALITÉ
ET RÉALITÉ EN
MICROPHYSIQUE
La conception aristotélicienl!e
Potentialité et réalité pour l'Ecole de Copenhague
Interaction et transformation
Transformation et conservation
Transformation des particules quantiques
Structure et potentialité
Potentialité et conditions
Remarques finales
,
LES VARIABLES
CACHEES
La question des variables cachées
Séparabilité et corrélation
Complémentarit~, déterminisme et variables cachées
L'opposition à l'Ecole de Copenhague
Le théorème de von Neumann
Le point de vue logique
Critique des démonstrations précédentes
Les théories à variables cachées
Les inégalités de Bell
Remarques finales
6.
6.1.
6.2.
6.3.
6.4.
6.5.
6.6.
6.7.
6.8.
7.
7.1.
7.2.
7.3.
7.4.
7.5.
7.6.
7.7.
7.8.
7.9.
7.10.
8.
8.1.
8.2.
8.3.
8.4.
8.5.
LOCALITÉ ET CAUSALITÉ EN
MICROPHYSIQUE
Le paradoxe EPR
~e caractère restreint du critère EPR de réalité physique
Etats potentiels et états réels en Mécanique Quantique
Deux généralisations du critère EPR de réalité physique
Les inégalités de Bell
Causalité et Localité: la tour de Babel
La violation des inégalités de Bell était-elle inévitable?
Sur le statut de la sép,,!abilité et de la non-séparabilité
LE NOUVEAU REALISME
SCIENTIFIQUE
Le réalisme est-il périmé?
Le réalisme intuitif et le réalisme passif
La notion d'objectivité dynamique
L'École de Copenhague devant les difficultés d'interprétation
de la Mécanique Quantique
Les paradoxes de la Mécanique Quantique
Le sens physique du principe de superposition
Les probabilités en Mécanique Classique et Quantique
Les inégalités de Heisenberg
Les corpuscules et les ondes
Dépasser le positivisme et le réalisme naïf
SUR LE STATUT DES LOIS PHYSIQUES
Le concept de loi physique
L'objectivité relativiste
Les lois statistiques classiques
Le déterminisme statistique quantique
Hasard, contingence et nécessité
Préface
Jean-Claude PECKER
(Professeur honoraire au Collège de France
Membre de l'Académie des Sciences)
La physique moderne:
Un siècle de va-et-vient entre des philosophies rivales
A la fin du XIXème, la physique était, pensait-on parfois,
finie, terminée. Un arbre bien taillé, qu'il suffisait d'émonder
un peu. Le comportement des milieux accessibles aux sens,
des milieux ordinaires pourrait-on dire, était connu. Le
comportement même des astres relevait de la compréhension
claire des mécanismes qui les commandaient...
Restait à découvrir, puis à connaître, puis à comprendre,
la structure profonde de la matière... Et celle de l'Univers. Si
quelques contradictions
apparaissaient
(à propos
de
l'existence d'un éther, support des ondes lumineuses), la
physique semblait en voie d'aboutir à un ensemble très
cohérent. Einstein construisait d'ailleurs, dans les premières
années de notre siècle, l'édifice qui embrassait toutes les lois
connues de la physique, et qui levait les quelques
contradictions encore émergentes, la Relativité.
La matière apparaissait comme faite d' «atomes»,
insécables par étymologie, et nécessaires à la compréhension
simple de l'édifice de la chimie, table de Mendéléev, loi des
combinaisons et des réactions chimiques, etc... Il existait aussi
des «particules élémentaires», comme l'électron, dont la
découverte expérimentale remonte au XIXème siècle (dès
l'étude des rayons cathodiques),- Plücker, en 1858, puis
Crookes, Perrin en 1895, qui découvre aussi les ions positifs
porteurs de protons, et enfin les expériences fameuses de
7
Millikan au début de notre siècle. Mais des doutes
subsistaient pourtant quant à la réalité de ces phénomènes
minuscules, qui échappaient à l'évidence, et qui différaient
par là des objets de la physique usuelle. Berthelot doutait
même (malgré la quantité et la simplicité des évidences
indirectes...) de la réalité des atomes; et le photon, doué à la
fois de propriétés corpusculaires (effet photo-électrique) et
de propriétés ondulatoires (interférences), restait un objet
bien étrange.
C'est surtout la découverte de la radioactivité
(impliquant une structure interne des noyaux atomiques, et
l'existence
de plusieurs particules élémentaires
subatomiques), qui a sans aucun doute précipité les choses.
Toujours est-il que le siècle qui s'achève, le nôtre, a vu se
développer une grande querelle autour de la nature même du
minuscule, du «minime», comme le dit si joliment Eftichios
Bitsakis.
Deux aspects essentiels à cette querelle portent sur la
nature même de la «matière» : la dualité (une double nature, à expliciter!) devenue évidente entre une particule et l'onde la «lumière» - associée à cette particule (selon Louis de
Broglie), d'une part. Et d'autre part, l'importance des
«interactions» intervenant à l'échelle sub-atomique,
et
«équivalentes» (mais sur quelles bases ?) à des échanges de
particules élémentaires...
Bref la dichotomie entre la «matérialité» de la matière et
l' «immatérialité» des rayonnements, - ces deux concepts
étant issus d'un mécanisme strict, déjà dépassé par Einstein
(il y a équivalence entre masse et énergie du. rayonnement,
quantités de même essence), est battue en brèche par
l'observation seule.
Se posent alors les problèmes épistémologiques
profonds, ceux qu'aborde avec tant de clarté le Professeur
Bitsakis, et que nous nous bornerons à évoquer ici.
Nous nous trouvons un peu dans une situation
comparable (en sens inverse) à celle qu'évoquait Platon dans
le mythe de la Caverne (La République). Ne serions-nous pas
en effet vis-à-vis de cet intérieur minuscule, de ce minime des
minimes, dans la position symétrique de l'habitant de la
caverne de Platon, face aux ombres des réalités potentielles?
Les objets extérieurs à cette caverne, inaccessibles à
l'observation directe, projetaient leur ombre sur le mur de la
caverne; mais pouvait-on, de cette seule ombre déduire la
nature complète des objets en question? A-t-on affaire, à
l'intérieur de l'atome, au sein des particules «élémentaires»
8
que l'on découvrait (électron, photon, ...mésons,) dans les
interactions mutuelles, d'une structure en quelque sorte
virtuelle? Le réel est-il pleinement accessible, - ou (comme le
dit d'Espagnat) un «réel voilé» accessible seulement en
partie? L'intérieur de l'atome était-il comme l'extérieur de
la caverne de Platon, inconnaissable par essence, et ne
pouvait-on le bien connaître que par ses conséquences
observables? Ou au contraire, l'extérieur de la caverne (et
symétriquement l'intérieur de l'atome et des particules
élémentaires) était-il soumis aux mêmes lois que l'intérieur,
et accessible de la même façon par tous, pourvu qu'ils se
lèvent, et qu'ils marchent?
Le minime, le plus petit, l'intérieur de l'intérieur, recèle
d'immenses
potentialités, toutes celles que l'on peut
concevoir en somme, pourvu que l'on
«sauve les
phénomènes»... Rappelons-nous, - d'abord:
«O'oçtV 'ta
<patVOf..lEva»!Telle était la loi d'airain de la physique
positiviste (bien avant Auguste Comte!) héritée d'Aristote, et
telle que Simplicius nous la rapporte. Mais comment peut-on
les sauver, les phénomènes? Peu importe... Tout ce qui les
sauve est bon! Et il y a plusieurs façons, certainement, de les
sauver.
C'est en tous cas à quoi mène une lecture rapide de la
littérature du vingtième siècle; et c'est autour de toutes ces
potentialités que s'articule l'ouvrage de Eftichios Bitsakis.
Le grand combat du XXème siècle opposa des
interlocuteurs fameux. D'un côté, sous le drapeau du
réalisme, du déterminisme, ce furent certainement Einstein, et
Louis de Broglie, en première ligne. Mais Planck, Langevin,
et surtout Schrodinger, menèrent la même bataille... De
l'autre côté, celui de la virtualité, l'Ecole de Copenhague
autour de Bohr, Heisenberg et quelques autres.
Un combat, certes, souvent agressif. Un débat réel aussi,
avec de nombreux aspects. Comment faut-il comprendre le
déterminisme?
Déterminisme à toutes échelles? Non sans
doute.
Déterminisme
statistique,
ou
indéterminisme
fondamental, dès que l'échelle devient microphysique?
Le
déterminisme statistique quantique est, de fait, l'un des
concepts fondamentaux de l'interprétation de Bitsakis.
Les particules sont-elles des objets réels?
Ou une
matérialisation momentanée des potentialités virtuelles du
champ quantique?
Les phénomènes sont «locaux» dans la mesure où les
interactions ne se propagent pas avec une vitesse infinie.
Certes. C'est le principe de «localité»... Mais à. ce principe,
9
l'Ecole de Copenhague oppose des arguments forts. C'est
principalement l'idée (due à Bohr) de «non-localité». Selon
cette idée (érigée en principe), si un système (au sens où nous
l'entendons en physique macroscopique) prend deux états
successifs A, B, c'est l'ensemble (spatio-temporel) des états
A, B, etc... de ce système qui est un «système» en soi. Ou,
pour choisir l'exemple spécifique donné par le paradoxe
Einstein-Podolski-Rosen, deux particules M et N qui ont été
en interaction en un instant t, continuent à former un système
unique, même après leur séparation spatiale... Il n'y a pas
alors de «séparabilité» entre deux états d'un même système
physique, défini en un point donné et en instant donné.
«Localité et séparabilité», - telle était la vérité du monde
physique selon Einstein ou de Broglie. « Non-localité et nonséparabilité», telle était la vérité selon Bohr ou Heisenberg.
Cela, à vrai dire, impliquait aussi un «non-déterminisme»
quantique exprimé par les inégalités de Heisenberg. Elles
interdisent la définition même des variables caractéristiques
(position, moment, etc...) définissant une particule autrement
qu'à l'intérieur d'un certain domaine d'étendue non nulle
liée à la constante de Planck. Elles sont l'un des fondements
de l'interprétation indéterministe de la mécanique quantique.
La non-localité peut se justifier si l'on pense en termes
de relativité que l'invariance des propriétés physiques impose
de ne pouvoir considérer comme définissant un système la
seule donnée des trois coordonnées d'espace définissant les
éléments de ce système... Soit, - mais les idées Machiennes
(auxquelles il ne serait pas mauvais de revenir aussi) ne nous
imposent-elles pas un système de référence universel absolu,
défini par l'ensemble des masses, ou de l'énergie si l'on
veut, distribuées dans l'univers?
La bataille pour la non-séparabilité, la non-localité, le
non-déterminisme
a entraîné
bien des divagations
(parapsychologie, télékinèse!...) dans des esprits moins subtils
que ceux de Bohr ou d'Heisenberg.
D'un autre côté,
l' «électrodynamique
quantique», telle qu'elle résulte de
l'application des équations de Schrodinger aux systèmes, et
du respect des inégalités d'Heisenberg, est vérifiée dans ses
moindres détails par les faits.
Si bien que le débat tourne autour de l'idée: y a-t-il
plusieurs façons de rendre compte des observations? Y en at-il une bonne? Et peut-on trouver une expérience à faire
qui permettrait de décider quelle est la bonne? Dans cette
démarche, figurent le paradoxe d' Einstein-Podolski-Rosen,
les inégalités de Bell, les expériences d'Aspect. Une
10
conciliation des observations et de la positio~ «réaliste»
pourrait venir de la considération de variables «cachées» :
mais comment? Les suggestions de Bohm, ou de Vigier, sont
très stimulantes; mais elles n'ont pas convaincu.
Ce débat dure encore. Le «minime» conserve, ouvertes,
ses «potentialités». Que l'auteur soit remercié de nous
donner, en philosophe autant qu'en physicien, une vue
élevée de ces questions. Qu'il soit aussi remercié pour avoir,
sans passion, exprimé les arguments contraires, mais pour
avoir clairement choisi, en ce qui le concerne, le réalisme
d'Einstein, de de Broglie, de Bohm, de Vigier... Il ajoute à ce
débat, dans un esprit très hégélien, une proposition concrète,
celle de doter la notion de potentialité d'un statut
épistémologique plus clair. Tel système serait, selon les
conditions, apte à se manifester à l'observateur sous telle ou
telle forme, les possibilités diverses étant définies par une
«potentialité» relevant d'un
concept de causalité, de
déterminisme, de réalité, de localité.
Il est sans doute possible de concevoir des expériencestests. La conclusion de l'auteur semble aboutir à l'idée que
ces expériences pourront toujours relever de l'une ou l'autre
interprétation... Vise-t-elle, en fait, sans que Eftichios Bitsakis
veuille peut-être l'affirmer ainsi, à conclure le débat par un
non-lieu ?.. Pas seulement. Elle propose en effet une attitude
nouvelle, un nouveau réalisme scientifique, qui transcende le
réalisme intuitif. Il faut dépasser l'intuition platonicienne,
vers le réel caché (sortir audacieusement de la caverne!) en le
rendant accessible à l'intellect. Au sein de cette conception,
s'établissent alors des relations en quelque sorte génétiques
entre le~potentiel et le réel. Ce qui est potentiel passe à
l'actualité, dans telles conditions favorables; et ce qui est réel
est aussi potentiel par rapport à un autre état réalisable, - et
l'on rejoint Aristote, ou plus proche de nous, Hegel. Il s'agit
en vérité d'un réalisme dynamique et ouvert...
Il
INTRODUCTION
Nous parlerons du monde microphysique;
de cet
« infiniment» petit, caché, qui constitue l'arrière-fond du
macroscopique. Nous parlerons d'« objets» dont le diamètre
est de l'ordre de 10-8 ou même de 10-14 cm et dont la vie est
souvent de l'ordre de 10-9, ou bien de 10-23 sec. Ces êtres
minimes, inaccessibles à l'intuition, qui laissent la trace de
leur existence
souvent éphémère
sur les clichés
photographiques, sont le «presque rien». Et pourtant, ce
presque rien constitue la « matière première» de l'univers: sa
matière
stable
et sa matière
en métamorphose.
Corrélativement, la discipline qui décrit le comportement de
ces êtres minimes, n'est pas seulement une science
fondamentale. Elle constitue en même temps la base de
technologies
de
pointe,
telles
que
l'électronique,
l'informatique, les télécommunications, etc. De l'autre côté,
elle est intrinsèquement liée à d'autres sciences, comme la
chimie, la biologie, l'astrophysique et la cosmologie.
Nous ne parlerons pas pourtant de la microphysique en
général. L'objectif de ce livre se limite à certaines questions
qui concernent ses fondements conceptuels, et en particulier
ceux de la mécanique quantique. Mais pourquoi cette
restriction? Pour plusieurs raisons, et pour une raison
fondamentale: La formulation de la mécanique quantique, il
y a soixante-dix ans, a posé des questions épistémologiques
qui n'ont pas encore trouvé de réponse généralement
acceptée. Le débat déclenché par Einstein, Planck, de Broglie,
Bohr, Schrodinger, Heisenberg, Dirac, Pauli, Born, Jordan et
beaucoup d'autres, n'est pas encore terminé. Le présent livre
veut s'insérer dans ce débat.
La physique classique, en effet, portant surtout sur le
macrocosme, est intuitivement réaliste. Aussi, les théories
relativistes (électromagnétisme relativiste et théorie de la
gravitation d'Einstein), en approfondissant sur 1'«essence»
des phénomènes physiques, ont apporté des arguments
13
nouveaux en faveur du réalisme et du déterminisme. La
mécanique quantique, au contraire, première théorie
microphysique authentique, a mis en question non seulement
la validité du principe de causalité, mais la réalité même des
particules quantiques. La mise en relief des limites
historiques du réalisme intuitif et de la validité restreinte des
déterminismes classiques (mécaniste et dynamique) a été
interprétée par l'École positiviste (l'École de Copenhague)
comme la faillite du réalisme, du déterminisme et - par
conséquent du matérialisme. Or, dans ce débat, des
questions épistémologiques ont été mêlées à des problèmes
ontologiques et même éthiques. Par un amalgame incohérent,
l'École
positiviste-dominante,
a
voulu
fonder
l'indéterminisme, le libre arbitre de l'électron et de l'homme,
même le subjectivisme ontologique. Dans le climat tendu de
la période entre les deux guerres et après la deuxième guerre
mondiale, le débat épistémologique
sur la «physique
nouvelle»
était souvent fondé sur des présupposés
idéologiques et, dans un sens inverse, il a alimenté des
batailles idéologiques passionnées.
Il ne s'agissait donc pas d'un débat purement
épistémologique. Et ce grand débat sur les. fondements de la
physique nouvelle et les questions philosophiques corrélées,
auxquelles ont pris part les plus grands esprits du siècle, n'a
pas cessé depuis: Tout au contraire, il a pris un souffle
nouveau après les années cinquante, et il a envahi des terrains
différents, tels que la logique et le domaine de l'expérience.
Rappelons quelques événements qui ont marqué ce long
itinéraire. En 1900 Max Planck a fondé la théorie quantique
du rayonnement. Cinq ans après, pour interpréter le
phénomène photoélectrique, Einstein postula l'existence des
quanta élémentaires du rayonnement électromagnétique (des
photons). Quelques années plus tard, Niels Bohr a introduit
les règles de quantification dans la théorie de la constitution
de l'atome (1913). En 1924, Louis de Broglie expliqua la
stabilité des orbites électroniques autour du noyau, en
postulant l'existence d'une dualité fondamentale: celle des
ondes-corpuscules, aussi bien pour la lumière que pour les
particules massives, constituantes des atomes. Aussitôt après,
Schrodinger
formula l'équation fondamentale
de la
mécanique quantique, et Heisenberg et Dirac, partant de
14
postulats opérationalistes, ont créé des formalismes abstraits,
équivalents au formalisme ondulatoire.
La nouvelle mécanique était profondément différente de
la mécanique classique. C'était une théorie probabiliste, donc
non déterministe dans le sens classique. Aussi, les inégalités
de Heisenberg interdisent la connaissance simultanée de
grandeurs « conjuguées », telles que la position et l'impulsion
d'une particule, donc la vérification du caractère déterministe
du
mouvement
quanto-mécanique.
L'interprétation
antiréaliste élaborée par l'École de Copenhague, était vite
devenue l'interprétation dominante. Elle alimenta, en même
temps, des idéologies positivistes-antiréalistes. Le livre de
John von Neumann sur les fondements mathématiques de la
mécanique quantique (1932) et les recherches de lui-même
et de Birkhoff sur la structure logique de la nouvelle
discipline, ont renforcé, avec des arguments plus rigoureux,
l'interprétation dominante.
Or, le débat n'a jamais été abandonné de la part des
physiciens réalistes. Déjà en 1927, de Broglie avait élaboré
un formalisme où le corpuscule quantique faisait partie
intrinsèque d'un phénomène ondulatoire étendu. Les ondes
de de Broglie sont des ondes réelles, qui satisfont à l'équation
de Schrodinger. La particule est guidée par une onde qui
s'appelle onde-pilote. Sur ce point aussi, les idées de de
Broglie et d'Einstein ont été similaires. Dans les deux cas, la
particule est considérée comme une singularité non linéaire
incorporée dans un background ondulatoire linéaire.
Le modèle de de Broglie était le premier modèle à
variables cachées. Or, devant les critiques de Pauli au Congrès
de Solvay (1927) et l'indifférence générale, de Broglie
abandonna cette idée, qui tomba vite dans l'oubli. Mais la
bataille pour le réalisme et le déterminisme n'a pas cessé.
Ainsi, en 1935, quand l'interprétation positiviste était déjà
dominante, Einstein, Podolsky et Rosen ont contesté, à l'aide
d'une expérience de pensée devenue célèbre, la complétude
de la description quanto-mécanique. La «réfutation»
de
l'argumentation EPR par Niels Bohr fut considérée comme
une défaite d'Einstein qui, à l'époque même où ses théories
avaient renouvelé la physique toute entière, se trouvait dans
un isolement dont la signification est éloquente. Aussi à cette
même année, E. Schrodinger publia son fameux paradoxe: à
15
l'aide d'un malheureux chat et dans un langage plein d'ironie,
il a essayé de mettre en relief le solipsisme et l'impasse de
l'interprétation orthodoxe.
Histoire terminée, histoire interminable, ainsi que le dirait
L. Althusser. En fait, même l'histoire des sciences a ses
« ruses ». La question «définitivement réglée»
en 1935
rebondit en 1952, grâce à la formulation, par David Bohm,
d'une version déterministe (non locale) de la mécanique
quantique. Il a eu depuis d'autres théories à variables cachées.
Ainsi l'impossible était devenu possible, et la valeur de toutes
les démonstrations d'impossibilité (Bohr, von Neumann,
Heisenberg, etc.) a été remise en question. En effet, des
théories à variables cachées existaient!
Ainsi, le courant réaliste a ét.é renforcé de nouveau.
Entre-temps il était déjà clair que le positivisme avait atteint
ses limites historiques. On pourrait dire de même pour
l'interprétation positiviste de la mécanique quantique, car il
était déjà possible de constater le déclin de l'École de
Copenhague. Pourtant la bataille entre le réalisme et le
positivisme n'était pas terminée. Ainsi, dix ans après les
théories de Bohm, de Vigier et d'autres chercheurs, il y avait
encore des logiciens (Jauch et autres) qui continuaient à
démontrer l'impossibilité de telles théories par des arguments
formels, ignorant leur existence effective. Par la suite (1964),
J.S. Bell démontra que s'il y a des variables cachées locales,
dans le sens d'Einstein, l'expérience doit falsifier, dans
certains cas spécifiques, les prévisions de la mécanique
quantique. Ainsi les variables cachées pouvaient - enfin se manifester! On a fait depuis plusieurs expériences, mais la
presque totalité confirma les prévisions de la mécanique
quantique.
La violation presque certaine des inégalités de Bell
alimenta de nouveau le débat, transféré déjà dans le domaine
expérimental aussi. Ainsi, urie partie des spécialistes
considèrent la violation des inégalités de Bell comme une
justification des idées de Bohr, et en particulier comme
preuve de la non-séparabilité des systèmes quantiques.
D'autres ont abandonné la localité pour sauver le réalisme et
le déterminisme. Un troisième courant, enfin, insiste sur la
validité de la localité et du déterminisme, espérant le
triomphe posthume des idées d'Einstein.
16
Une fois de plus, histoire terminée et pourtant
interminable. Cinquante ans après la «défaite définitive»
d'Einstein, le débat sur les fondements de la mécanique
quantique a atteint son apogée, et se déroule, aussi bien sur le
terrain de la physique et de la logique, que sur celui de
l'expérience. Aussi, malgré sa prétendue défaite et malgré ses
contradictions internes, le courant réaliste est aujourd'hui plus
fort que jamais.
Le débat en microphysique porte sur un certain nombre
de notions fondamentales: réalité, causalité, déterminisme,
localité, mesure, état, etc. Il ne serait pas, éventuellement,
inutile de préciser, dès maintenant, le sens de certaines de ces
notions.
La physique préquantique était « spontanément» réaliste
car elle était encore intuitive. Quelle est, pourtant, la légitimité
du terme réel en microphysique?
Serait-il légitime
d'extrapoler ce concept d'origine macroscopique dans le
domaine de 1'« infiniment» petit? Ainsi qu'on le sait, pour
certains physiciens et philosophes le réel microphysique est
un réel «caché», donc inaccessible à notre connaissance:
une sorte de « chose en soi» kantienne. Pour d'autres, le réel
s'identifie à l'ensemble des data empiriques. Ainsi, il n'est pas
sensé de parler de réel comme de quelque chose qui existe
indépendamment
de 1'« observateur».
Pour les plus
« irréductibles»
enfin, le réel s'identifie aux formes
platoniciennes ou aux idéalités mathématiques de Pythagore.
Quelle est donc la légitimité du réalisme physique, tel qu'il a
été, par exemple, professé par Einstein?
D'une manière analogue, la physique classique était
« spontanément»
déterministe:
Telle cause, tel effet
(Newton). Pourtant, qu'est-ce que veut dire cause? La
relation causale est-elle une relation interne et génétique
(Aristote) ou bien se réduit-elle à une relation temporelle
(Hume, positivisme)? Une bonne partie des physiciens
soutient le deuxième point de vue. Acceptons pourtant que
les causes (interactions) existent. Dans ce cas-là les causes
déterminent-elles l'effet, ainsi que le pensait Newton ou
Einstein? Ou bien, est-ce que dans le domaine quantique se
manifeste un indéterminisme intrinsèque? Est-ce que le
déterminisme macroscopique n'est-il qu'une illusion et la
nature ignore ce principe anthropocentrique?
On sait que
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certains des plus illustres physiciens de notre siècle (Bohr,
vQn Neumann, Heisenberg, etc.) ont défendu des positions
indéterministes.
Enfin la localité. La physique newtonienne était non
locale, car, selon son principal fondateur, les «forces» se
propagent à vitesse infinie. L'électromagnétisme de Maxwell
et la physique relativiste, au contraire, ont fondé le caractère
local des processus physiques. Ainsi la localité entraîne la
séparabilité des systèmes physiques qui sont séparés d'une
intervalle du genre espace. Mais la nature est-elle en fait
séparable? Les inégalités de Bell ont voulu apporter une
réponse fondée sur l'expérience, qui démontrerait le caractère
fictif de la non-séparabilité
professée par Bohr. Or,
l'expérience a falsifié les inégalités de Bell. Donc, une fois de
plus Einstein est-il battu par Bohr, ici sur la Terre, tandis que
tous les deux se trouvent dans le Royaume des Ombres?
Le débat sur la mécanique quantique est, tout d'abord, un
débat physique. Mais la physique ne se développe pas dans
un topos isolé du reste du savoir. Ainsi, il ne s'agit pas
seulement des fondements de la microphysique. La bataille
contre (ou pour) le réalisme est une bataille épistémologique
et philosophique en même temps. Derrière les arguments des
deux Écoles rivales, il n'est pas difficile de déceler des
présupposés positivistes et idéalistes d'un côté, réalistes et
matérialistes de l'autre. Mais la philosophie, beaucoup plus
que la science, n'est pas innocente. Ainsi, le débat actuel a ses
motivations idéologiques, sociales et même (à travers de
médiations souvent obscures) politiques.' Affirmer la faillite
du déterminisme, la renaissance du pythagorisme, le libre
arbitre des microparticules etc., c'est prendre des positions
ayant une portée qui dépasse le domaine de la philosophie.
Partir de la non-séparabilité pour aboutir à la psychokinèse et
à la parapsychologie, c'est contribuer à la renaissance de
l'irrationalisme dans une société qui, plongée dans la crise,
cherche à se réfugier dans l'imaginaire.
Les enjeux derrière le débat en mécanique quantique
sont multiples. Or, ce livre se situe consciemment dans le
domaine de la physique et de son épistémologie. Cela ne veut
pas dire qu'il s'agit d'un livre neutre. Car, prendre partie en
faveur du réalisme et du déterminisme, c'est prendre partie
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dans la bataille plus générale pour une conception du monde
fondée sur la science.
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CHA PITRE
SUR LE CONCEPT
PREMIER
D'OBJET PHYSIQUE
Que fait la microphysique? Elle étudie les structures, les
interactions et les lois de mouvement existant à une certaine
échelle du réel: à l'échelle des atomes, des particules dites
élémentaires, ainsi que des constituantes des particules
élémentaires.
Acceptons donc que les micro-objets ne sont pas des
data ou des idéalités mathématiques: qu'elles sont des entités
physiques, indépendantes des appareils scientifiques et des
« observateurs ». Nous analyserons, à partir de cette thèse, le
concept d'objet physique, avant d'aborder des questions plus
spécifiques, liées plus directement à la microphysique. (Il est
évident que le réalisme scientifique, qui constitue le cadre
épistémologique de cet ouvrage, n'a rien à faire avec le
réalisme
des médiévaux
qui, suivant la tradition
platonicienne, acceptaient l'existence objective des concepts
généraux - des universalia. Le réalisme scientifique se
rapporte plutôt au réalisme aristotélicien).
Comment donc définir l'objet physique? Au niveau
philosophique, c'est une abstraction sans attributs. Les
sciences naturelles opèrent, elles aussi, par abstraction et
généralisation. Pourtant, leur objet étant le particulier, elles
arrivent non seulement à décrire, mais aussi à expliquer des
structures, des relations, ainsi que l'évolution des objets. Or, le
mot objet possède-t-ille statut de concept scientifique?
Le statut de ce concept est en effet équivoque. D'un côté,
il s'agit de catégorie philosophique; en même temps il s'agit
de concept physique; pourtant il ne s'agit pas de concept au
sens strict du mot, tel que la masse, la charge, l'atome, le
champ, etc. C'est un concept assez vague pour n'être pas
scientifiquement opératoire et pourtant d'une telle généralité,
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qu'aucune recherche ne puisse être concevable sans avoir
défini son « objet ». Nous pourrions par conséquent définir
le concept d'objet physique comme un concept quasiphilosophique, donc comme un concept qui: 1) N'est pas.
scientifique au sens étroit du terme. 2) Malgré cela, il est une
condition sine qua non pour toute science. 3) En tant que
concept quasi-philosophique,
il exerce une fonction de
médiateur entre les sciences et la philosophie.
1.1. Le concept d'objectivité
Objet (antikeimenon) veut dire ce qui est face au sujet et
qui peut avoir, en conséquence, une existence, donc des
propriétés indépendamment du sujet. Cette définition n'est
pas généralement acceptable et l'on connaît les débats
concernant le concept d'objectivité.
Il est vrai qu'aujourd'hui nous avons dépassé l'époque de
Hume qui «ne savait pas» et celle de Berkeley, qui s'élevait
avec indignation contre cette opinion «strangely prevailing
amongst men» et selon laquelle « les maisons, les montagnes,
les rivières, en un mot tous les objets sensibles, ont une
existence naturelle ou réelle, non perçue par la pensée »1.
Le solipsisme est une thèse insoutenable. Pour l'éviter
Berkeley postula que les objets existent, même quand ils ne
sont pas perçus, dans une pensée infinie: celle de Dieu.
D'une manière analogue il existe de nos jours des physiciens
et des philosophes qui expriment la même indignation que
Berkeley contre le « réalisme métaphysique» qui affirme que
« les choses existent réellement» (Heisenberg).
Or, la question est devenue aujourd'hui plus délicate. On
sait, par exemple, que les objets microscopiques ne sont pas
les particules compactes, dures et sans qualités de la physique
mécaniste-matérialiste que Berkeley combattait. Ainsi, pour
prendre un exemple, Heisenberg était arrivé à la conclusion
que «les atomes et les particules élémentaires ne sont pas
réels» et qu'« ils forment un monde de potentialités ou de
possibilités plutôt qu'un monde de choses ou d'événements ».
1
G. Berkeley, Principles of Human Knowledge, The Open Court Pub!.
1950, ~ 4.
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