La syntaxe des corrélatives comparatives en anglais et en français1

26-28 mai 2005 Colloque Subordination-Coordination
La syntaxe des corrélatives comparatives en anglais et en français1
Anne Abeillé, LLF, Université Paris 7
Robert Borsley, University of Essex, Colchester
Introduction
Il est souvent difficile de distinguer coordination et subordination. Il a parfois été proposé
qu’une construction soit analysée comme coordonnée en syntaxe et subordonnée en
sémantique, ou vice versa. Culicover et Jackendoff (1997), par exemple, proposent qu’en
anglais, les exemples tels que (1a) soient syntaxiquement des coordinations mais qu’en
sémantique il s’agisse d’une subordonnée (interprétée comme une conditionnelle) suivie d’une
principale:
(1) a One more can of beer and I’m leaving.
bTu fais un pas de plus, et tu es mort
On a en français, de nombreux cas similaires (cf (1b)), parfois étiquetés "subordination
inverse" dans la littérature.
Culicover et Jackendoff (1999) proposent une analyse similaire pour les corrélatives
comparatives (CC) en anglais (cf 2):
(2) The more books I read, the more I understand.
En français, les comparatives corrélatives sont introduites par un adverbe de comparaison
(plus ou moins) ou par un adjectif ou un adverbe au comparatif (mieux, meilleur, pire,
moindre):
(3) a Plus je lis, plus je comprends
bMieux tu travailleras, meilleurs seront tes résultats
Leur analyse comme coordination syntaxique est d'autant plus tentante que, contrairement à
l'anglais, on peut avoir la conjonction "et" entre les deux phrases:
(4) a Plus je lis, (et) plus je comprends
b* The more I read and the more I understand
Nous passons en revue les arguments qui montrent qu'il y a bien subordination sémantique,
pour montrer ensuite que la syntaxe n’est pas exactement la même dans les deux langues. Nous
examinons d’abord la structure interne à chaque proposition, en montrant qu’on a toujours un
syntagme initial « extrait ». Nous passons ensuite à la construction elle-même. En reprenant
l'argumentation de Borsley (2004), on peut montrer que, pour l'anglais, il y a aussi
subordination syntaxique (la seconde proposition ayant des propriétés de principale). En
1 Nous remercions pour leurs commentaires ou leurs jugements Olivier Bonami, François Capeau, Annie
Delaveau, Danièle Godard, François Mouret, Claire Blanche-Benveniste, Georges Rebuschi, Marie-José Savelli,
et le public de la conférence HPSG 2004 et du colloque Subordination-coordination.
2
français, il semble qu’il y ait deux analyses syntaxiques possibles, selon les locuteurs, l’une
assymétrique, analogue à celle de l’anglais, l’autre qui ressemble davantage à une construction
coordonnée..
Nous présentons enfin une analyse en HPSG basée sur la notion de construction (qui permet
de regrouper des propriétés idiosyncratiques ou non strictement non compositionnelles): une
telle approche nous permet d'une part de prendre en compte les propriétés que ces
constructions héritent du reste de la grammaire et ce qu'elles ont de spécifique; d'autre part de
pointer ce qui est commun entre les deux langues et ce qui est propre à chaque langue.
1. Rappels sur l'interprétation des comparatives corrélatives (CC)
Ces constructions sont parfois appelées "proportionnelles" dans la littérature. Comme l'ont
bien montré Cornulier (1988) pour le français, et Beck (1997) pour l'allemand, on a affaire à
une covariation entre deux éléments (par exemple deux degrés), mais en aucun cas à une
relation de proportionnalité, au sens mathématique du terme. Les exemples de Cornulier sont
les suivants:
(5) a Plus on est chauve, plus on est intelligent
bPlus on a d'enfants, moins on paie d'impôts
Il est clair qu'en (5a), il ne s'agit pas de comparer strictement le nombre de cheveux et le
nombre de neurones (ou le QI...); il s'agit simplement d'exprimer une généralisation
(évidemment provocatrice) sur une corrélation vague entre le degré de calvitie et le degré
d'intelligence. En (5b), on sait bien que l'impôt est dégressif selon le nombre d'enfants mais de
façon non directement proportionnelle (on ne paie pas moitié moins d'impôt quand on passe
de 1 à 2 enfants, ni de 2 à 4 enfants). En revanche, Cornulier indique bien que la relation est
orientée, c'est-à-dire que (5b) indique une implication entre la variation du nombre d'enfants et
la variation du montant de l'impôt mais ne dit rien de l'implication inverse : en effet ce n' est
pas parce que Mr X paie moins d'impôt que Mr Y qu'il a forcément plus d'enfants.
Cette double intuition (la corrélation est vague et il s'agit d'une implication) est aussi à la base
de l'analyse formelle proposée par Beck. Beck analyse la construction CC comme une
conditionnelle, avec la première proposition fonctionnant comme la condition et la seconde
comme la conséquence. A la différence des analyses antérieures, elle propose non une
comparaison entre une valeur dans la première clause et une valeur dans la seconde, mais une
implication entre deux comparaisons, chaque comparaison se faisant entre deux mêmes termes
dans chaque clause. Plus précisément, elle analyse le comparatif initial comme un quantifieur,
qui peut porter sur des individus, sur des degrés, sur des temps ou sur des mondes possibles,
mais à chaque fois sur des paires:
(6) a Plus quelqu'un est grand, plus il a de grands pieds
b Plus Jean court, plus il est fatigué
En (6a), la paraphrase proposée est : pour toute paire d'individus, x et y, si x est plus grand que
y, alors x a de plus grands pieds que y. En (6b): pour toute paire de situations, s1 et s2, si en s1
Jean court plus qu'en s2, alors Jean est plus fatigué en s1 qu'en s2. Donc dans cette analyse, il y
a bien à chaque fois comparaison, mais avec un terme implicite. C'est ce qui explique qu'on ne
puisse introduire un terme explicite de comparaison, ni un complément de mesure:
3
(7) a The more (*than Mary) John works, the more (*than Mary) he gets tired.
bThe more days are passing, the warmer (*by 3 degrees) it gets
Si chaque jour, la température augmente de 3 degrés, on ne peut pas dire (7b) pour autant. En
français également, on observe que les comparatifs initiaux ne peuvent pas avoir de second
terme, même extraposé (cf Capeau et Savelli 1995):
(8) a Plus tu mangeras de soupe, plus grand (*que les autres) tu seras
bPlus tu mangeras de soupe, plus grand tu seras (*que les autres)
Beck suggère que la syntaxe reflète d'une certaine mesure cette impossibilité, en proposant que
la place du terme de comparaison soit précisément celle qu'occupent des éléments initiaux tels
que the en anglais, ou je ou desto en allemand. En (7b), 'the ' occuperait donc la même position
que "three degrees" et "the warmer" aurait la même structure syntaxique que "three degrees
warmer". En français, les CC commencent directement par un terme comparatif mais on peut
mentionner une variante en français parlé méridional où 'au' précède 'plus' (Savelli 1993):
(9) % Au plus il y a de jeunes dans les facs qui apprennent des choses au plus le pays est
cultivé
Beck argumente, comme Cornulier, contre une analyse basée sur une relation directement
proportionnelle entre le degré indiqué dans la première phrase et le degré indiqué dans la
seconde, avec les exemples suivants (originellement en allemand, adaptés ici en français):
(10) a Plus un nombre entier est grand, plus grand est son carré
bPlus un nombre entier est grand, plus grand est son logarithme
cCette semaine, plus il faisait chaud, plus Louise a marqué de points
Il est clair qu'en (10a) et (10b) on n'a pas une relation de proportionalité: les entiers
augmentent moins vite que leur carré, et a contrario ils augmentent plus vite que leur
logarithme. Enfin (10c), selon Beck, peut être vraie même si deux jours de suite il fait la même
température et que Louise n'a pas marqué le même nombre de points (du moment que les jours
il faisait plus chaud elle a marqué plus de points que ces jours-là). Contrairement à une
interprétation de type proportionnelle, l'interprétation conditionnelle proposée ne dit rien du
cas où deux éléments ont la même valeur dans l'antécédent.
A partir du moment où la seconde proposition est la tête sémantique, on comprend que ce soit
elle qui détermine la polarité de l'ensemble. En anglais, Culicover et Jackendoff (1999) ont
observé que les questions tag ne peuvent reprendre que la seconde phrase:
(11) a The more we eat, the angrier you get, don't you ?
b* The more we eat, the angrier you get, don't we ?
En français, on peut construire le contraste suivant, avec la reprise en "non plus" conditionnée
par la polarité négative:
(12) a Plus vite le médecin travaillera, plus vite il n'aura plus personne à voir, et sa
secrétaire non plus
4
b * Plus vite le médecin n'aura plus personne à voir, plus vite il pourra rentrer
chez lui, et sa secrétaire non plus
L'analyse sémantique assymétrique de Beck a-t-elle des conséquences pour la syntaxe des CC
? Elle vise à expliquer que la première proposition (interprétée comme une conditionnelle) aie
des propriétés de subordonnée, comme c'est le cas en allemand:2
(13) Je müder Otto ist, desto agressiver ist er.
Plus Otto est fatigué, plus il est agressif
En allemand, la première proposition doit contenir la particule je devant le comparatif, et la
seconde la particule desto. Il est clair que la première a des propriétés syntaxiques de
subordonnée (le verbe est final), tandis que la seconde a des propriétés de principale (le verbe
est en seconde position). Nous allons maintenant examiner la structure interne de chaque
proposition en français et en anglais, ainsi que la question de leur assymétrie syntaxique
éventuelle.
2. La structure interne de chaque clause
Regardons les contraintes sur la structure interne de chaque proposition comparative. Dans les
deux langues, le syntagme comparatif peut être analysé comme extrait. Ross (1967) et
Culicover and Jackendoff (1999) ont montré qu'en anglais on peut avoir des cas de dépendance
à distance, et qu'on a des effets d’insularité:
(14) a The more news there is, the more papers they think are bought
b* The more problems are thought about, the more problems [papers about ] are written
En français aussi, on peut avoir une dépendance à distance avec l'adverbe vite en (15a), et un
blocage lié à l'ilot relative en (15b). L' on peut également avoir l’inversion stylistique du sujet
(15c), ou l'inversion locative (15d), qui est généralement analysée comme un contexte
d'extraction, (cf Marandin 1997):
(15) a Moins tu auras de temps, plus il faudra que tu fasses vite
b*Moins ils ont de temps, plus je connais des gens qui font vite.
cPlus vite recommenceront les cours, plus vite il faudra que soient rendues les notes.
dPlus loin s'installent les gens, moins on les connaît
2 Beck mentionne aussi le cas inverse, avec un comparatif différent, où la subordonnée est en seconde position:
Otto is umso müder, je heisser es ist
Plus il fait chaud, plus Otto est fatigué
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En anglais, on peut avoir le complémenteur 'that' après le syntagme initial, mais pas en français
standard:3
(16) a The more that I read, the more that I understand
b* Plus que je lis, plus que je comprends
Une différence plus intéressante est celle du syntagme à l'initiale. En anglais, on peut avoir des
syntagmes variés (SN, SA, Sadv, SP) mais 'the' doit toujours être en tête (Borsley 2004):
(17) a [The more books] I read, the more I understand
b*[To the more people] I talk, the more confused I get
c[The more people] I talk to, the more confused I get
dThe more I run, [the more out of breath] I am
Comme le propose Borsley 2004, il s'agit donc d'une contrainte d'ordre qui impose d'avoir 'the'
à l'initiale, et qui rend également compte du fait qu'on ne peut prémodifier le syntagme
comparatif:
(18) a * [All the more] I read, all the more I understand
b* The more days are passing, [three degrees] the warmer it gets
En français, on a deux possibilités: soit la proposition commence par un comparatif adverbial
nu (plus, moins, mieux) ou un Sadv, soit elle commence par un syntagme comparatif (SN,
SA,SP), mais celui-ci doit être prédicatif, c'est-à-dire complément d'un verbe attributif ou d'un
verbe support :4:
(19) a [Plus brillante] est l'interprétation, [plus profond] est le ravissement de l'auditeur
bPlus vous prescrivez, [meilleur médecin] vous êtes
cPlus on s'y prend tard, [plus de mal] on a à rattrapper son retard
d[Plus longtemps] tu te reposeras, [en meilleure forme] tu seras le jour du match
e[Plus longtemps] tu partiras en vacances, [de meilleure humeur] tu seras à ton retour
f*Plus tu sortiras, [avec plus de gens] tu parleras
(19f) est exclu car le SP n'est pas prédicatif. Quand le SN n'est pas prédicatif, on préfère
utiliser la quantification à distance avec le comparatif nu à l'initiale:
(20) a ?? Plus tu sortiras, [plus de gens] tu rencontreras
3 Allaire (1992) signale quelques exemples avec 'que':
(i) % Plus que ça va, moins que ça va
(ii) % Les sorts, plus que ça ira, plus qu'il y en aura (Le Monde du 6 oct 1974)
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R Martin du Gard 1922 Le cahier gris "Plus que t'attends, plus que c'est vexatoire"
A Mauroy 1926 Bernard Quesnay ´"Tant plus que vous nous payez, tant plus que ça renchérit!"
Dan van Raemdonck nous signale l’emploi en Belgique du tour « au plus que…au plus que ».
4 Les exemples 19a,b sont tirés du corpus collecté par Allaire 1992. 16b est le seul exemple avec SN initial
dans le corpus, qui ne contient aucun SP initial.
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