que dans le monde chrétien à partir du IIe siècle après JC. Il est capital de saisir que pour les chrétiens des
premiers siècles (c’est-à-dire avant St Jérôme), la Bible c’est la Septante grecque et ses traductions latines : c’est
par rapport à elles que se font les exégèses et que surgissent les difficultés d’interprétation.
En Pr 8, 22 le texte grec de la Septante dit ceci : « 22Le Seigneur m’a créée (en grec ektise) commencement de ses
voies en vue de ses œuvres. 23Avant le temps (litt. avant les âges) il m’a établie au commencement, avant de faire la
terre 24et avant de faire les abîmes, avant que ne surgissent les sources des eaux, 25avant que ne soient établies les
montagnes, et avant toutes les collines, il m’engendre (en grec gennaï). »
Cyprien de Carthage traduit le texte ainsi vers 250 : « Le Seigneur m’a créée (en latin condidit me) au commence-
ment de ses voies en vue de ses œuvres, avant le temps (litt. avant les âges) il m’a établie : au commencement, avant
de faire la terre 24et avant d’établir les abîmes, avant que ne surgissent les sources des eaux, 25avant que ne soient
posées les montagnes, avant toutes les collines, il m’a engendrée (en latin genuit me). » Cette traduction du grec
ektise par creavit ou condidit, et de gennaï par generavit ou genuit, se retrouve chez Tertullien (Prax 7,3), chez
Hilaire de Poitiers (Trin 12, 36), chez Ambroise de Milan (Fid 3,7,46) et chez Augustin (Trin 1, 12, 23).
Outre la distinction grammaticale entre le passé ektisé et le présent gennaï (distinction gommée dans les traduc-
tions latines), la distinction de sens entre ktizein (fonder, créer) et gennan (engendrer) suscite une interrogation sur
le statut ontologique de la Sagesse : s’agit-il d’un être créé ou d’un rejeton divin ? Les auteurs du IIe siècle
(notamment Justin ou Athénagore) se gardent de serrer de trop près la distinction entre ektisé et gennaï, et dans
leur conviction que la Sagesse de Prov 8, 22 est une figure du Christ, alignent en réalité ektisé sur gennaï. C’est
encore en gros la position d’Origène au IIIe siècle.
Les grandes lignes de l’exégèse de Pr 8 à l’époque des controverses ariennes : les Pères grecs…
Les choses changent au IVe siècle avec l’irruption de l’hérésie arienne(2). Même si l’on n’a pas d’écrit d’Arius, divers
indices laissent penser qu’il a fait du texte de Pr 8,22 une pierre angulaire de son interprétation, mais qu’au
contraire de ses prédécesseurs il a aligné gennaï sur ektisé pour attribuer au Fils l’essence d’une simple créature.
La réplique nicéenne a été portée par trois Pères grecs.
● Eusèbe de Césarée, dans sa recherche de compromis, s’est avisé que les réviseurs grecs qui s’efforçaient déjà
de rapprocher le texte de la Septante de ses sources hébraïques remplaçaient ektise par ektesato. Sans voir dans
le recours au texte hébreu une forme d’appel contre la traduction grecque de la Septante – qui restait encore pour
lui la référence ultime – il plaidait, comme son maître Origène, pour qu’on ne s’enfermât pas dans les difficultés
d’un grec pris à la lettre, en l’occurrence pour qu’on ne donnât pas de ektisé une traduction trop rigoureuse.
● Eustathe d’Antioche, nicéen convaincu, imagina le premier que l’acte de création recouvert par le verbe ektisé
devait s’appliquer, non pas à l’être éternel du Fils-Sagesse, mais à son humanité vécue lors de l’Incarnation.
Exégèse à première vue arbitraire car en rien justifiée par le texte de Pr 8, mais exégèse d’une grande profondeur
théologique : voulue par Dieu de toute éternité, l’Incarnation n’apparaît plus comme un accident lié au péché
(évitable) d’Adam et au besoin de sa rédemption, mais comme le but et le sommet de l’Histoire.
● Reprise par Athanase d’Alexandrie, immense personnalité et figure de proue de la lutte contre l’arianisme (voir
par ex. ses Discours contre les ariens), cette interprétation du passage de Pr 8 ‘Le Seigneur m’a créée’ devait s’im-
poser définitivement tant chez les Pères grecs que chez les latins.
… et les Pères latins
Déjà en 213, dans le traité écrit contre un certain Praxéas, Tertullien s’était penché sur Pr 8, y distinguant nette-
ment dans leur sens les verbes creavit et genuit. Selon lui, creavit s’applique à la venue à l’être de la Sagesse au
sein du Père, et genuit à son apparition hors du Père en tant que Verbe (sermo) au moment du Fiat initial par
lequel Dieu a fait l’univers. Dans le contexte des controverses ariennes, ces vues parurent insuffisantes aux Pères
latins car liant trop la naissance du Fils-Sagesse à l’acte de la création de l’Univers.
Hilaire de Poitiers, ‘l’Athanase de l’Occident’, distingue creavit et genuit de deux façons différentes. Dans son traité
De synodis, il pose que creavit exprime la venue à l’être du Fils sans aucune des ‘passions’ qui sont celles des
créatures, alors que generavit exprime que le Fils reçoit la nature propre du Père : selon ses termes, « Les mots
‘création’ et ‘génération’ ont procuré l’intelligence de ce qu’est la ‘naissance parfaite’ : car la création exclut le chan-
gement et la génération préserve la propriété de la nature ». Mais c’est surtout dans son grand œuvre De Trinitate
qu’il retrouve l’exégèse d’Athanase : dans la section consacrée à Pr 8, 22s, il pose que generavit exprime la
‘génération’ du Fils dans son être éternel, tandis que creavit exprime sa ‘production’ en vue de l’économie du Salut,
c’est-à-dire en vue d’une incarnation préparée par les théophanies de l’Ancien Testament. Dans cette exégèse,
l’Incarnation apparaît ainsi comme le sommet de l’Histoire, voulu par Dieu dès le commencement.
__________________________________
(2) On a oublié le séisme qu’a constitué pour l’Eglise vers 320 la diffusion des idées du prêtre alexandrin Arius : créature
exceptionnelle, incarnation de la Sagesse divine, modèle de ce que chaque homme peut devenir par sa volonté, le Christ ne
serait pas de même essence divine que le Père, mais une simple créature finie. Il n’y aurait plus ni Incarnation ni Rédemption.
Le concile de Nicée fut réuni en 325 par Constantin pour mettre fin à ces controverses qui déchiraient l’Eglise.