La personnification de la Sagesse divine en Pr 8, 22s et les controverses patristiques sur la Trinité
(petite introduction à l’exégèse des Pères de l’Eglise)
(Conférence donnée le 13 décembre 2014 par Paul MATTEI, professeur de langue et de littérature latines à
l’Université Lyon 2, membre de l’Institut des Sources Chrétiennes)
Du fait des controverses auxquelles il a prêté à l’époque de l’hérésie arienne, le texte à la fois beau et difficile du
livre 8 des Proverbes constitue une bonne illustration des méthodes exégétiques des Pères de l’Eglise, comme du
développement pas toujours continu des interprétations de l’Ecriture sainte au cours des âges.
Le discours de la Sagesse en Proverbes 8
Tous les chrétiens connaissent ‘le discours de la Sagesse’ en Proverbes 8, 1-36. Il commence comme suit
(traduction œcuménique de la Bible) :
1N’est-ce pas la Sagesse qui appelle ? Et l’intelligence qui donne de la voix ?
2Au sommet des hauteurs qui dominent la route, à la croisée des chemins, elle se dresse ;
3près des portes qui ouvrent sur la cité, sur les lieux de passage, elle crie :
4« C’est vous, braves gens, que j’appelle ; ma voix s’adresse à vous, les hommes.
5Niais, apprenez la prudence, insensés, apprenez le bon sens.
6Ecoutez, c’est capital ce que je vais dire ; et la parole de mes lèvres est la droiture même.
7Oui, ma bouche profère la vérité car la méchanceté est abominable à mes lèvres.
8Toutes les paroles de ma bouche sont justes, en elles, rien de retors ni de pervers.
9Toutes sont franches pour qui sait comprendre et simples pour qui a découvert la connaissance.
10Acceptez ma discipline et non l’argent, la connaissance plutôt que l’or de choix. »
11- Car la sagesse est meilleure que le corail et rien n’est plus désirable - […]
Et voici le passage-clé, objet de la conférence :
22Le SEIGNEUR m’a engendrée, prémices de son activité, prélude à ses œuvres anciennes.
23J’ai été sacrée depuis toujours, dès les origines, dès les premiers temps de la terre.
24Quand les abîmes n’étaient pas, j’ai été enfantée, quand n’étaient pas les sources profondes des eaux.
25Avant que n’aient surgi les montagnes, avant les collines, j’ai été enfantée,
26alors qu’Il n’avait pas encore fait la terre et les espaces ni l’ensemble des molécules du monde.
27Quand Il affermit les cieux, moi, j’étais là, quand Il grava un cercle face à l’abîme,
28quand Il condensa les masses nuageuses en haut et quand les sources de l’abîme montraient leur violence ;
29quand Il assigna son décret à la mer - et les eaux n’y contreviennent pas -, quand Il traça les fondements de la terre.
30Je fus maître d’œuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour, jouant en sa présence en tout temps,
31jouant dans son univers terrestre ; et je trouve mes délices parmi les hommes. […]
La prosopopée, figure de rhétorique
Bien connue des auteurs grecs pour qui elle est équivalente de ‘personnification’, cette figure consiste, selon la
définition de Fontanier (Les figures du discours, 1818), ‘à mettre en scène des absents, des morts, des êtres sur-
naturels, ou même des êtres inanimés ; à les faire agir, parler, répondre… ; à les prendre pour confidents, témoins
ou garants, accusateurs, vengeurs ou juges ; et cela par feinte ou sérieusement selon qu’on est maître ou non de
son imagination’.
Apparaissant souvent dans des œuvres de combat ou de débat, la prosopopée a pour but d’apporter à l’argu-
mentation une force de conviction plus grande : au lieu de prendre en charge lui-même l’argument, l’orateur le
prête à une autorité historique ou morale. Comme exemples connus, on peut citer la prosopopée des Lois par
Platon (Criton) ou celle de Fabricius par J.J. Rousseau (Discours sur les sciences et les arts). Qu’un vieux texte
biblique recoure aux procédés de la rhétorique gréco-latine n’était pas pour déplaire aux Pères de l’Eglise de la
grande époque (Augustin, Jérôme) qui connaissaient ces procédés sur le bout des doigts.
Le sens de la prosopopée de la Sagesse
Au travers de ce revêtement stylistique et par son moyen, le fond du message de Pr 8,22s est d’appeler d’une
façon virulente les hommes à la sagesse. On peut le résumer dans les propositions suivantes :
- la Sagesse (avec un S) est une personne vivante ;
- la Sagesse est proche de Dieu ;
- la Sagesse introduit les hommes auprès de Dieu ;
- la Sagesse les met en accord avec l’ordre à la fois physique et moral, cosmique et personnel, voulu par Dieu,
organisateur de toutes choses ;
- la Sagesse par conséquent est seule salvatrice, car seule conduisant à Dieu.
Au-delà de la figure de style, la Sagesse est ainsi pressentie dans ce texte de Pr 8, dont la composition ultime
remonte au Ve siècle avant J.C, comme un principe divin (une ‘hypostase’), comme une personne vivante auprès
de Dieu. Un livre plus récent de l’Ancien Testament, et ceux du Nouveau Testament développeront cette intuition.
La Sagesse principe divin dans l’Ancien Testament
Rejeté du canon juif par les rabbins au synode de Jamnia après la ruine de Jérusalem, le livre de la Sagesse est un
écrit juif alexandrin de l’époque d’Auguste, rédigé en grec, qui fait partie du canon chrétien. Il reprend la figure de la
Sagesse des Proverbes, notamment dans le passage suivant (Sg 7, 24-26 trad. Bible de Jérusalem) :
24Car plus que tout mouvement la Sagesse est mobile ; elle traverse et pénètre tout à cause de sa pureté.
25Elle est en effet un effluve de la puissance de Dieu, une limpide émanation de la gloire du Tout-Puissant ;
aussi rien de souillé ne s’introduit en elle.
26Car elle est un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de l’activité de Dieu, une image de sa bonté.
La Sagesse n’est plus du tout ici une figure stylistique : elle devient au moins un attribut divin, voire une hypostase.
Revêtant un rôle cosmologique, elle pénètre toutes choses ; c’est une émanation (aporrhoia) de la gloire de Dieu, un
reflet (apaugasma) de sa lumière, un miroir (espotron) de son activité, une image (eikôn) de sa bonté.
Il n’est pas interdit de discerner dans cette représentation de la Sagesse divine un écho du Logos platonicien ou
stoïcien, raison divine pénétrant toutes choses : l’ensemble du livre de la Sagesse est certainement le fait d’un
auteur bien averti des conceptions philosophiques du monde grec. D’ailleurs au siècle suivant, le philosophe juif
Philon d’Alexandrie fera fermement du Logos un principe divin intermédiaire entre le Dieu transcendant et sa créa-
ture, principe organisateur de l’univers, mais aussi principe de salut au travers duquel Dieu se révèle aux hommes.
La Sagesse principe divin dans le Nouveau Testament
C’est d’abord Saint Paul qui, dans un passage célèbre de son épitre aux Corinthiens, associe le Christ et la sa-
gesse divine :
22Alors que les juifs demandent un signe et que les Grecs cherchent la sagesse, 23nous, nous proclamons un Christ
crucifié, scandale pour les juifs et folie pour les Grecs, 24mais pour ceux qui sont appelés, juifs et Grecs, Christ puissance
de dieu et sagesse de Dieu (1 Co 1, 22-24 trad. Bible de Jérusalem).
Saint Paul évoque ici une puissance et une sagesse paradoxales qui confondent les attentes du monde : Jésus-
Christ sur la Croix, folie et faiblesse de Dieu.
● On trouve une autre identification de la figure de la Sagesse avec le Fils incarné dans la Lettre aux Hébreux (Hb
1,3 trad. Bible de Jérusalem) :
22Reflet de la gloire et effigie de sa substance, soutenant toutes choses par sa parole puissante, ayant par lui-même
accompli la purification de nos péchés, (ce Fils) s’est assis à la droite de la majesté dans les hauteurs.
On remarque la proximité avec le texte du passage cité du livre de la Sagesse, et notamment la reprise du mot
apaugasma (reflet ou resplendissement) : le Fils est bien ici une personne divine, une ‘hypostase’, certes consi-
dérée dans son rôle cosmologique, mais surtout dans son rôle de salut (par quoi on rejoint le texte de 1 Co).
● Il faut citer encore le passage bien connu de l’épitre aux Colossiens :
Lui qui est l’image du Dieu invisible, premier-né de toute créature (Col 1, 15)
Saint Paul utilise ici le même terme eikôn que l’auteur du livre de la Sagesse. En outre l’idée d’une image
préexistant à la création n’est pas sans rappeler Pr 8, 22 et recourt au même vocabulaire (ktisis = création).
Enfin il y aurait lieu de rapprocher de ces textes la figure johannique du Verbe, avec son arrière-plan méta-
physique et biblique si riche, et possédant comme la Sagesse une double fonction cosmologique et de salut.
De ces textes, il apparaît que les Pères de l’Eglise ont reçu du Nouveau Testament (et tout spécialement de 1 Co 1
22-24) une forte incitation à identifier le Christ et la Sagesse (1). En conséquence, lorsqu’ils se sont efforcés de
rendre intelligible la relation ontologique entre Dieu et le Christ et qu’ils ont recouru pour cela aux textes bibliques,
ils ont trouvé en Pr 8, 22-31 un passage-clé qui leur fournissait appui, mais qui n’était pas sans poser de redou-
tables difficultés (cf travail du grand patrologue italien M. Simonetti : ‘Sull’interpretazione di Proverbi 8,22, Rome 1965).
Que dit la Septante, référence des Pères de l’Eglise, sur ‘la venue à l’être’ de la Sagesse ?
Après le Pentateuque traduit sous le roi Ptolémée II, le livre des Proverbes fut traduit de l’hébreu en grec à
Alexandrie vers 150 av JC dans le cadre de la Septante. Sur ce texte grec, différentes traductions latines (dites
‘vieilles latines’ ou VetLat), connues par des manuscrits partiels ou des citations, se sont répandues depuis l’Afri-
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(1) Une tradition du IIe siècle a identifié la Sagesse non pas au Fils, mais au Saint-Esprit. En dehors de l’apologiste Théophile
d’Antioche, et peut-être de son disciple Irénée de Lyon, cette tradition est restée très minoritaire chez les Pères de l’Eglise.
que dans le monde chrétien à partir du IIe siècle après JC. Il est capital de saisir que pour les chrétiens des
premiers siècles (c’est-à-dire avant St Jérôme), la Bible c’est la Septante grecque et ses traductions latines : c’est
par rapport à elles que se font les exégèses et que surgissent les difficultés d’interprétation.
En Pr 8, 22 le texte grec de la Septante dit ceci : « 22Le Seigneur m’a créée (en grec ektise) commencement de ses
voies en vue de ses œuvres. 23Avant le temps (litt. avant les âges) il m’a établie au commencement, avant de faire la
terre 24et avant de faire les abîmes, avant que ne surgissent les sources des eaux, 25avant que ne soient établies les
montagnes, et avant toutes les collines, il m’engendre (en grec gennaï). »
Cyprien de Carthage traduit le texte ainsi vers 250 : « Le Seigneur m’a créée (en latin condidit me) au commence-
ment de ses voies en vue de ses œuvres, avant le temps (litt. avant les âges) il m’a établie : au commencement, avant
de faire la terre 24et avant d’établir les abîmes, avant que ne surgissent les sources des eaux, 25avant que ne soient
posées les montagnes, avant toutes les collines, il m’a engendrée (en latin genuit me). » Cette traduction du grec
ektise par creavit ou condidit, et de gennaï par generavit ou genuit, se retrouve chez Tertullien (Prax 7,3), chez
Hilaire de Poitiers (Trin 12, 36), chez Ambroise de Milan (Fid 3,7,46) et chez Augustin (Trin 1, 12, 23).
Outre la distinction grammaticale entre le passé ektisé et le présent gennaï (distinction gommée dans les traduc-
tions latines), la distinction de sens entre ktizein (fonder, créer) et gennan (engendrer) suscite une interrogation sur
le statut ontologique de la Sagesse : s’agit-il d’un être créé ou d’un rejeton divin ? Les auteurs du IIe siècle
(notamment Justin ou Athénagore) se gardent de serrer de trop près la distinction entre ektisé et gennaï, et dans
leur conviction que la Sagesse de Prov 8, 22 est une figure du Christ, alignent en réalité ekti sur gennaï. C’est
encore en gros la position d’Origène au IIIe siècle.
Les grandes lignes de l’exégèse de Pr 8 à l’époque des controverses ariennes : les Pères grecs…
Les choses changent au IVe siècle avec l’irruption de l’hérésie arienne(2). Même si l’on n’a pas d’écrit d’Arius, divers
indices laissent penser qu’il a fait du texte de Pr 8,22 une pierre angulaire de son interprétation, mais qu’au
contraire de ses prédécesseurs il a aligné gennaï sur ektisé pour attribuer au Fils l’essence d’une simple créature.
La réplique nicéenne a été portée par trois Pères grecs.
Eusèbe de Césarée, dans sa recherche de compromis, s’est avisé que les réviseurs grecs qui s’efforçaient déjà
de rapprocher le texte de la Septante de ses sources hébraïques remplaçaient ektise par ektesato. Sans voir dans
le recours au texte hébreu une forme d’appel contre la traduction grecque de la Septante – qui restait encore pour
lui la référence ultime il plaidait, comme son maître Origène, pour qu’on ne s’enfermât pas dans les difficultés
d’un grec pris à la lettre, en l’occurrence pour qu’on ne donnât pas de ektisé une traduction trop rigoureuse.
Eustathe d’Antioche, nicéen convaincu, imagina le premier que l’acte de création recouvert par le verbe ektisé
devait s’appliquer, non pas à l’être éternel du Fils-Sagesse, mais à son humanité vécue lors de l’Incarnation.
Exégèse à première vue arbitraire car en rien justifiée par le texte de Pr 8, mais exégèse d’une grande profondeur
théologique : voulue par Dieu de toute éternité, lIncarnation n’apparaît plus comme un accident lié au péché
(évitable) d’Adam et au besoin de sa rédemption, mais comme le but et le sommet de l’Histoire.
Reprise par Athanase d’Alexandrie, immense personnalité et figure de proue de la lutte contre l’arianisme (voir
par ex. ses Discours contre les ariens), cette interprétation du passage de Pr 8 ‘Le Seigneur m’a créée’ devait s’im-
poser définitivement tant chez les Pères grecs que chez les latins.
… et les Pères latins
Déjà en 213, dans le traité écrit contre un certain Praxéas, Tertullien s’était penché sur Pr 8, y distinguant nette-
ment dans leur sens les verbes creavit et genuit. Selon lui, creavit s’applique à la venue à l’être de la Sagesse au
sein du Père, et genuit à son apparition hors du Père en tant que Verbe (sermo) au moment du Fiat initial par
lequel Dieu a fait l’univers. Dans le contexte des controverses ariennes, ces vues parurent insuffisantes aux Pères
latins car liant trop la naissance du Fils-Sagesse à l’acte de la création de l’Univers.
Hilaire de Poitiers, ‘l’Athanase de l’Occident’, distingue creavit et genuit de deux façons différentes. Dans son traité
De synodis, il pose que creavit exprime la venue à l’être du Fils sans aucune des ‘passions’ qui sont celles des
créatures, alors que generavit exprime que le Fils reçoit la nature propre du Père : selon ses termes, « Les mots
‘création’ et ‘génération’ ont procuré l’intelligence de ce qu’est la ‘naissance parfaite’ : car la création exclut le chan-
gement et la génération préserve la propriété de la nature ». Mais c’est surtout dans son grand œuvre De Trinitate
qu’il retrouve l’exégèse d’Athanase : dans la section consacrée à Pr 8, 22s, il pose que generavit exprime la
‘génération’ du Fils dans son être éternel, tandis que creavit exprime sa ‘production’ en vue de l’économie du Salut,
c’est-à-dire en vue d’une incarnation préparée par les théophanies de l’Ancien Testament. Dans cette exégèse,
l’Incarnation apparaît ainsi comme le sommet de l’Histoire, voulu par Dieu dès le commencement.
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(2) On a oublié le séisme qu’a constitué pour l’Eglise vers 320 la diffusion des idées du prêtre alexandrin Arius : créature
exceptionnelle, incarnation de la Sagesse divine, modèle de ce que chaque homme peut devenir par sa volonté, le Christ ne
serait pas de même essence divine que le Père, mais une simple créature finie. Il n’y aurait plus ni Incarnation ni Rédemption.
Le concile de Nicée fut réuni en 325 par Constantin pour mettre fin à ces controverses qui déchiraient l’Eglise.
Autre auteur antiarien, Ambroise de Milan revient à maintes reprises sur Pr 8, 22s dans ses 5 livres De Fide écrits
en 378-9. Recevant sans hésiter l’exégèse d’Athanase, il s’appuie sur elle pour interpréter le passage de St Jean
’Le Père est plus grand que moi’ à partir des deux natures du Fils : si une infériorité du Fils est suggérée dans sa
divinité par rapport au Père, c’est dans sa seule situation de Dieu incarné et du fait de cette Incarnation. La même
ligne sera reprise plus tard (en 410) par Saint Augustin dans son De Trinitate.
Synthèse de l’interprétation patristique de Pr 8, 22
Rassemblons les résultats de ce parcours un peu analytique à travers la patristique.
● Le passage de Pr 8, 22s a joué un rôle-clé lors des controverses ariennes parce que le texte grec de la Septante
faisait apparaître le Fils-Sagesse comme une créature (cf le verbe ktisein).
L’exégèse patristique sur la distinction entre les verbes ektise (creavit) et gennaï (genuit) n’est pas une théorie
gradualiste (en deux temps) de la procession du Fils au sein de la Trinité, la Sagesse d’abord présente au sein du
Père comme attribut impersonnel, puis ‘engendrée’ comme Fils.
Dans leurs répliques antiariennes, les Pères grecs, puis latins, ont vu dans la séquence des deux verbes ‘créer
et ‘engendrerune référence aux deux états du Fils : hors de l’Incarnation (Logos asarkos=‘hors de la chair’) ou
dans son éternité, puis dans l’Incarnation (Logos ensarkos=‘dans la chair’) ou dans l’économie du Salut.
Nulle uniformité dans l’exégèse des Pères. On a vu l’originalité d’un Eusèbe de Césarée qui regardait vers les
révisions hébraïques de la Septante. Hilaire de Poitiers a exposé deux explications des versets critiques de Pr 8
22, nullement réductibles l’une à l’autre. Les Pères gardent conscience que leurs exégèses demeurent des spécu-
lations face au Mystère, des ‘exercices de l’âme’ et de l’intelligence : ils y procèdent sans exclusive, mais au sein
d’une orthodoxie qu’ils défendent farouchement.
Que reste-t-il de ce mode d’interprétation patristique ?
Toute l’interprétation de Pr 8, 22 par les Pères étant basée sur le texte grec de la Septante (et sur les versions
‘vieilles latines’ issues de ce texte), la question se pose en préalable de l’autorité qu’il convient d’accorder à cette
source. Cette question théologique importante engage toute une conception de la progressivité de la Révélation au
long de l’histoire d’Israël.
Ceci rappelé, il y a du périmé dans la façon dont les Pères envisagent le texte biblique, et dabord leur certitude de
retrouver dans toute la Bible une orthodoxie trinitaire bâtie au IVe siècle. Une telle certitude implique un attache-
ment presque myope au détail verbal, car tout est signifiant dans la parole de Dieu. Cet attachement était d’ailleurs
encouragé par la formation que les Pères avaient reçue de monde culturel gréco-romain au sein duquel ils
vivaient : d’une part les écoles du grammairien et du rhéteur invitaient classiquement à commenter les textes ‘à la
loupe’, et quasiment mot à mot ; d’autre part les habitudes de la dispute philosophique dans l’Antiquité (l’éristique)
invitaient les Pères à ne laisser aucun argument sans réplique, d’où examen serré des arguments litigieux et
possibilité d’ergotages sans fin.
Cette attitude des Pères était en outre renforcée par un état d’esprit plutôt fixiste en matière dogmatique. Ils
avaient tous la conviction que la Révélation devait s’être réalisée de façon harmonieuse au cours de l’Histoire, et
sinon par développement régulier, du moins sans contradictions. Une exégèse conditionnée de la sorte n’est pas
toujours ratifiable par l’exégèse moderne.
En regard de ces réserves, il y a du solide et du profitable dans l’exégèse patristique. Ne se lassant pas d’expli-
quer la Bible par elle-même, en scrutant tous les détails, mettent les versets et les mots de l’Ecriture en lien et en
résonance les uns avec les autres, les ruminant de péricope en péricope et les éclairant les uns par les autres, ils
font jaillir des thèmes conducteurs et des motifs récurrents qui nourrissent la pensée et la prière. Car non
seulement ils ne séparent pas les deux, mais ils font de leur unité un grand principe, l’exercitatio animi (voir
notamment St Ambroise).
Cherchant dans l’Ancien Testament la promesse du Nouveau et le Verbe qui déjà s’y révèle, les Pères ont décou-
vert dans ledit Ancien Testament que la Révélation culminait dans le fait que la Sagesse divine s’était incarnée
dans le Jésus de l’Histoire, et que dans ce Fils, Dieu voulait nous faire accéder à Lui-même, et non pas à une
créature qui ferait écran entre l’homme et Lui. Ce qui est le cœur de la foi chrétienne dans sa démesure.
Le retour à la source hébraïque par Saint Jérôme a fait disparaître la difficulté posée par Pr 8, 22s
On a vu plus haut (cf Eusèbe de Césarée) que les Pères gardaient conscience de l’existence de la source textuelle
hébraîque, et en conséquence de la complexité de la teneur d’un texte biblique aux versions plurielles. Quand St
Jérôme se pencha sur la source hébraïque pour établir la Vulgate au tournant des IV et Ve siècles, il s’avisa que le
verbe hébreu que la Septante avait traduit par ektisé était qananî, dont la racine qnh signifie ‘posséder’. En consé-
quence il traduisit comme suit les versets 22-23 de Pr 8 : « Le Seigneur m’a possédée comme commencement de ses
voies avant que rien ne fut, dès le principe. Dès l’éternité je fus établie, et depuis les temps anciens, avant que la terre
fut. » Ce qui résolvait pour les générations suivantes l’exégèse du passage en cause de Pr 8.
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