LNA#66 / chroniques d'économie politique Faut-il mieux cibler les prestations sociales pour réduire les inégalités ? Par Michaël ZEMMOUR Maître de conférences en économie, Clersé, Université Lille 1 Pour réduire les inégalités efficacement, on pourrait penser qu’il convient de cibler prioritairement les transferts sociaux sur les ménages les plus modestes. Pourtant, cette intuition est contredite par les faits : c’est dans les pays où la protection sociale est la plus universelle que les ménages les plus modestes bénéficient en définitive de la meilleure protection. Présentation d’un résultat central d’économie politique : « le paradoxe de la redistribution ». S i l’on aborde la question d’un point de vue purement économique, la réponse semble évidente : en concentrant les prestations sociales sur ceux qui en ont le plus besoin (par exemple, les ménages les plus modestes ou les malades avec les pathologies les plus lourdes), et en finançant ces dépenses par des prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales) les plus progressifs possible, on peut s’attendre à une plus grande réduction des inégalités. C’est dans cette perspective que se multiplient les propositions pour cibler davantage les prestations sociales sur les plus démunis : mettre les allocations familiales sous condition de ressources pour en exclure les foyers les plus aisés, instaurer un « bouclier sanitaire » pour les plus modestes tout en augmentant le reste à charge pour les autres ménages, etc. Symétriquement se développent des propositions pour rendre plus progressifs les prélèvements qui financent la protection sociale (par exemple la CSG). Pourtant, trois décennies de recherche en économie politique montrent, sans ambiguïté, que c’est exactement la politique inverse qui réduit les inégalités : dépenser beaucoup, pour tous et avec des prélèvements faiblement progressifs. 20 fixe le niveau des prestations. Dans un tel système, les plus pauvres doivent donc compter sur les autres contribuables (ou les partis qui les représentent) pour fixer le montant des prestations sociales. Dans ce cas, la générosité atteint vite ses limites. Dans un système universel en revanche, fixer le niveau des prestations revient à définir le niveau de sécurité que les citoyens s’accordent à eux-mêmes. Et, dans ce cas, une large majorité de la population, y compris parmi les plus favorisés, préfère un système avec un haut niveau de prélèvements mais très protecteur. De même, un système appuyé sur des prélèvements proportionnels (comme les cotisations sociales) pourra bénéficier d’un soutien politique plus large qu’un système adossé à des prélèvements très progressifs (qui divisera la population entre catégories de contribuables). Le montant dédié à la protection sociale n’est pas fixe. La limite du raisonnement purement économique est qu’il fonctionne à budget donné. Or, en pratique, la part des richesses que chaque démocratie décide de consacrer à la protection sociale procède d’une succession de décisions politiques : chaque année, en votant le budget, et à chaque « réforme », les parlementaires et les gouvernements sont amenés à décider une augmentation, une baisse ou un gel des ressources consacrées à la protection sociale. Ainsi, parmi les pays de l’OCDE, on constate que plus la protection sociale est universelle et inclusive (comme en Suède) et plus les prestations sont généreuses (voir graphique). À l’inverse, les pays (comme les États-Unis) dont le système d’imposition est très progressif, et dont les prestations sont très ciblées, consacrent beaucoup moins de ressources à la protection sociale. Il y a donc deux mécanismes aux effets contradictoires : - le mécanisme économique : à ressources données, plus les prestations sont concentrées sur les pauvres, plus les inégalités sont réduites (effet de ciblage), - le mécanisme politique : plus les prestations sont concentrées sur les pauvres, moins les ressources consacrées à la protection sociale sont importantes et moins les inégalités sont réduites (effet volume). Dans un article devenu une référence, Korpi et Palme (1998) montrent que ces décisions ne sont pas indépendantes du degré d’universalité de la protection sociale : il y a une forme d’arbitrage entre ciblage des prestations et ressources consacrées à la protection sociale. En effet, dans un système très ciblé, ceux qui peuvent bénéficier des prestations sociales sont toujours une minorité des électeurs. Or, c’est bien la majorité (des électeurs ou des députés) qui Empiriquement, on constate que le deuxième effet domine le premier : la réduction des inégalités est plus forte dans des pays comme la Suède (voir graphique). S’il faut choisir, augmenter les dépenses sociales plutôt que la progressivité ! Il est certainement nécessaire de rendre le système fiscal français plus progressif, notamment en taxant les très hauts revenus comme y invitent Landais Piketty et Saez (2011) dans leur ouvrage Pour une révolution fiscale ; les dernières chroniques d'économie politique / LNA#66 décennies ont été celles d’une évasion fiscale organisée de très grandes fortunes, sur laquelle il est urgent de revenir. Mais, on ne peut envisager de réduire durablement les inégalités par la seule progressivité de l’impôt ou par le redéploiement des prestations sociales. Lorsque les besoins sociaux augmentent (vieillissement, dépendance, dépenses de santé, etc.), la meilleure stratégie pour réduire les inégalités reste d’augmenter les dépenses sociales, pour tous, même si cela implique une augmentation des prélèvements. Bibliographie - C. Landais, T. Piketty, E. Saez, Pour une révolution fiscale, Un impôt sur le revenu pour le XXIème siècle, la République des idées, éd. Seuil, 2011. - W. Korpi & J. Palme, « The paradox of redistribution and strategies of equality : Welfare state institutions, inequality, and poverty in the Western countries », American sociological review, 1998, 661-687. 21