faire très bon ménage
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. L’analyse du charme de certaines publicités, de leurs ruses, peut
donner à voir le détournement de certains désirs fondamentalement humains. Mais la
difficulté reste la même si l’exigence est la même. Que ce soit au lycée, à l’université ou au
café philo, il n’y a aucune indulgence qu’on pourrait acheter pour entrer et progresser en
philosophie.
Peu importe au fond l’objet du détour. S’il n’est pas objet d’une entrée immédiate en
philosophie, il ne conduira à rien. Puisqu’on nous le conseille, prenez des élèves sous le coup
d’une « actualité », de ce qui est ordinairement dit telle. Si vous voulez en faire votre
commencement, si ce n’est pas un élément de la progression d’un cours, vous n’en sortirez
pas. Vous irez du vulgaire au vulgaire, perdu au milieu de réactions, animateur de débats ou
imposant votre opinion par la grâce d’un statut. Il vous faudrait sinon retrouver la difficulté,
banale, du commencement, du problème qu’il faut poser, de la résistance des opinions,
résistance de la langue en son usage ordinaire.
Vos élèves aiment une musique. Cela ne vous facilitera pas mais vous compliquera la tâche
si vous prétendez passer de cet intérêt sensible, pris comme point de départ, à la distance à soi
nécessaire à un discours sur ce qu’il signifie, à une perspective critique. Vous voudrez jouer à
Socrate et comme détourner le désir des beaux corps vers la beauté. Vous serez ridicule et
laisserez vos élèves à leur caverne. Il vous faudra, soit assez de ressentiment pour vous
reconnaître en énième martyr du gros animal, soit tenter de vous rendre « sympa », de flatter.
Ce serait tout autre chose si vos élèves vous savaient gré de leur avoir appris quelque chose,
de leur avoir permis de mieux s’orienter dans la pensée et donc dans leur vie, de mieux
entendre, mieux voir, mieux sentir. Personne ne dit que la tâche est aisée, que l’on y réussit
toujours avec tous et à n’importe quelles conditions, et personne ne devrait le dire, et moins
encore que l’on pourrait le faire avec quelques recettes et des « il n’y a qu’à ».
La vulgarisation, si l’on veut employer ce mot, n’est pas honteuse, pas fatalement
vulgarité, ou, en un sens, ce serait faire injure à toute la corporation des professeurs du
secondaire, et de l’université quelquefois. Mais commencer par cinéma, musique, actualité,
séries, etc., n’est pas plus facile. L’attrait du goût sensuel, d’une sensibilité, d’un peu de
passion, devra bien en passer par une intellection. S’il y a plaisir de la compréhension, il n’est
pas immédiat. Il faut abstraire, abstraire de leur usage la langue et les mots, mettre à jour un
ordre inconscient de la pensée. Il faut commencer. Si, pour le plus grand plaisir de son public,
l’on parle une langue immédiatement acceptée, cela signifie qu’on n’a fait que le flatter, lui
dire ce qu’il s’attendait à entendre, le conforter dans des opinions. D’un autre côté, tenir
immédiatement devant des élèves un discours qu’on veut croire simple, par sa très grande
précision conceptuelle, à la hauteur de celui qui l’énonce, est en début d’année l’assurance
d’être inaudible. Si nos élèves entendaient d’emblée les mots, et même d’un usage courant,
tels que nous les entendons, l’affaire serait réglée d’avance et nous n’aurions pas un
programme de notions.
On ne peut tout dire d’emblée. Il faut faire semblant d’ignorer ce qu’on sait nécessaire à
une pleine compréhension, en un dosage subtil qui est toute la difficulté, car il s’agit de tout
faire et refaire avec l’élève. Il faut faire buter sur l’incompréhensible de telle ou telle
affirmation et sur l’incompréhension d’abord, autant qu’accepter de premières
compréhensions qu’on sait bien insuffisantes mais qui sont déjà un progrès. Chacun le sait, le
premier travail d’un cours relatif à un programme de notions, quel que soit son ordre, est
d’obliger nos élèves à savoir ce qu’ils disent, à dire ce qu’ils ne font souvent qu’exprimer, à
découvrir les présupposés d’affirmations apparemment évidentes. Il s’agit de déduire d’un
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Profitons en pour informer que contactée par l’Inamori Foundation, l’APPEP a proposé Stanley Cavell pour le
prochain Kyoto Prize.